LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 27 1
leur. Il
est né selon la chair pour vous faire
naître
selon l'esprit ; il est né de la femme afin
que vous ne
fussiez plus simplement le fils de la
femme 1. »
Si surprenante que puisse paraître cette doc
trine de
notre exaltation surnaturelle, elle n'en
est pas moins une vérité de foi, enseignée par le
prince des apôtres en termes si clairs, si for-
mels, si explicites, qu'ils ne laissent pas lieu au
plus léger doute. « Par Jésus-Christ, dit-il. Dieu
ncus a communiqué les grand-es et précieuses
grâces qu'il avait promises, vous rendant par là
participants de la natm-e divine : Ut per hœc effir-
ciamini divinœ consortes naturœ-. )> Cette partici-
pation de la nature et de la vie de Dieu n'est
autre que la grâce sanctifiante, en sorte que le
don qui nous justifie, nou^ déifie en même
temps, et
que la justification est une vraie déifi-
cation.
C'est ce
que déclare sans ambages le grand
1. « Quod
si ambigis de iis quse ad tuum spectant haao-
rera, de illius (Verbi se. divini) humilitate disce credere
€tiain quLe super tuam dignitatem dicuntur. Quantum
enim ad
cogitationes bominum spectat, multo est diffî-ciliws
Deum hominem fieii, quam horainem Dei filium conse-
crari. Cum ergo audi^is quod Filius Dei filius sit et David
et Abrahse, dubitare jam desiae quod et tu, qm filius es
Ad«&,
futurus sis filius Dei. Non eniai frustra nec vaae ad
tantam humilitatem ipse descendit, sed ut nos ex huiniln
sublimaret. Natus est enim secundum camem, ut tu nas-
cercris spiritu : natus est ex muliere, ut tu desineres
lUius esse muixris. » (S. Joan. Chrys., Ji-oadL n in Matth.
a. a.)
2. II
Petr., I, 4.
272 NOTRE
JUSTIFICATION PAR LA GRACE
éveque
d'Hippone.' Commentant ces paroles du
psalmiste :
« J'ai dit : Vous êtes des dieux et les
fils du Très-Haut », il s'exprime de la manière
suivante : « Celui qui nous justifie est le même
qui nous déifie : Qal aaiem jasiificat, ipse deijî-
cai, parce qu'en nous justifiant, il nous fait en-
fants de Dieu... Or, si nous sommes enfants de
Dieu, nous sommes par là même des dieux, ron
sans doute
par le fait d'une génération naturelle,
mais par une grâce d'adoption. Unique, en ef'et,
est le Fils
de Dieu, un seul Dieu avec le Père,
Notre-Seigneur
et Sauveur Jésus-Christ... Les
autres qui
deviennent dieux le deviennent par sa
grâce ; ils
ne naissent pas de sa substance pour
être ce
qu'il est, mais ils arrivent jusqu'à lui par
un bienfait de sa libéralité i. »
Nul ne
s'étonnera dès lors d'entendre les saints
Docteurs déclarer que la justification est le chef-
d'œuvre de la puissance divine. Saint Thomas,
I . « Videte in eodem psaîmo quibus dicat : Ego dixi, dii
estis, et Jîlil Excelsi omnes. Manifestum est ergo, quia
homi-
nes dixit deos, ex gratia sua deificatos, non de substantia
sua natos. lUe enim justificat, qui per semetipsum non ex
alio justus est; et ille deificat, qui per seipsum non alte-
rius participatione Deus est. Qui autem justificat, ipse
dei-
ficat, quia justificando filios Dei facit. Dédit enim
potesta-
tem filios Dei fieri (Joan., i, 12). Si filii Dei facti
sumus, et
dii facti sumus : sed hoc gratiae est adoptantis, non
naturae
generantis. Unicus enim Dei Filius Deus et cum Pâtre unus
Deus, Dominus et Salvator noster Jésus Christus, in princi-
pio Verbum et Verbum apud Deum, Verbum Deus. Ceteri
qui fiunt
dii, gratia ipsius fiunt, non de substantia ejus
nascuntur
ut hoc sint quod ille, sed ut per beneficium per-
veniant ad
eum, et sint cohœredes Ghristi. » (S. Aug., in
Ps. xux, n.
a.)
LA GRACE ET
LA NATURE DIVINE 27S
toujours si
exact dans ses appréciations, ne
craint pas
d'affirmer qu'elle est supérieure à la
création
elle-même, sinon quant au mode d'agir,
au moins
quant à l'effet produit ; car lacté créa-
teur, quoique exclusivement divin par sa nature,
n'aboutit
en définitive qu'à la production dune
substance sujette à changement, tandis que la
justification a pour terme la participation à la
nature divine, et qu'elle fait d'un pécheur un être
divin, un fils de Dieu, un héritier de la béati-
tude éternelle 1. En parlant de la sorte, Fangé-
lique Docteur ne faisait que reproduire la pen-
sée de
saint Augustin, qui avait dit lui-même
huit siècles
auparavant : « Justifier un pécheur
est une plus grande chose que de créer le ciel
et la terre ; car le ciel et la terre passeront, mais
la justification et le salut des prédestinés ne pas-
seront pas 2. »
1. « Opus aliquod potest dîci magnum dupliciter : una
modo ex parte modi agendi, et sic maximum opus est opus
cieationis, in quo ex nihilo fit aliquid ; alio modo potest
dici opus magnum propter magnitudinem ejus quod fit,
et secundum hoc majus opus est justificatio impii, quae
terminatur ad bonum aeternum dîvinae participationis,
quam creatio cœli et terrae, quae terminatur ad bonum
naturae mutabilis. » (S. Th., I' II", q. cxin, a. 9.)
2. « Prorsus majus hoc esse dixerim (nempeutexinjusto
justus fiât), quam est cœlum et terra, et quaecumque cer-
nuntur in
cœlo et in terra. Cœlum enim et terra traiisibit,
praedestinatorum autem... salus et justificatio permanebit.
»
(S. Aug ,
in Joan. tract, lxxu, n. 3.)
I
MAM.
SAINT-S8PKIT. — if
74 NOTRE
JUSTIFICATION PAR LA GRACE
II
Essayons de pénétrer plus avant dans la con-
naissance de ces magnifiques secrets et de scru-
ter, autant du moins que la chose est possible
ici bas, le mystère de notre déification par la
grâce.
Et d'abord,
comment s'opère cette déification?
Par quel procédé merveilleux se fait l'inoculation
de la vie de Dieu k la créature raisonnable ? Elle
s'accomplit
régulièrement par le baptême et
constitue
une génération véritable ayant pour
terme une
vraie naissance.
C'est cette
nouvelle génération dont il est si
-souvent
fait mention dans les saintes Lettres,
cette seconde naissance tant célébrée par les
Pères et rappelée pour ainsi dire sans cesse dans
la sainte Liturgie : génération incomparablement
supérieure à la première, puisque, au lieu d'une
vie
naturelle et humaine, elle nous transmet une
vie
surnaturelle et divine ; naissance admirable
qui fait de chacun de nous « cet homme nouveau
dont parie
l'Apôtre, créé selon Dieu dans la jus-
tice et la
sainteté véritable * » : génération toute
spirituelle
et pourtant véritable, dont le principe
n'est ni la chair, ni le sang, ni la volonté de
l'homme', mais le libre vouloir de Dieu : volun-
I. « Indaite novum hominem, qui secundum Deum crea-
tus est in
justitia et sanrtitate veritaiis. » (Ephes., iv, 24,)
a. « Qui non ex sanguinibus, neque ex voluntate carnis,
neque ex voluntate viri, sed ex Deo nati sunt. » (Joan..
f. t3.)
lA GRACE ET LA NATURE DIVINE 27S
tarie genuit nos verbo veriiatis^; naissance mys-
térieuse qui provient non d'une semence sujette
à corruption, mais d'une semence incorruptible
par la parole de Dieu : Renaii non ex semine cor-
ruptibili, sed mcorruptibili per verbum Dei^; géné-
ration et naissance aussi indispensables pour
vivre de la vie de la grâce que la génération et
la naissance charnelles pour vivre de la vie de la
nature. Car c'est la vérité même qui a dit :
« Quiconque ne renaît de l'eau et de l'Esprit-
Saint ne peut entrer dans le royaume de Dieu.
Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est
né de l'Esprit est esprit s. » Et le concile de
Trente dit de son côté : « Ce n'est qu'à la condi-
tion de renaître en Jésus-Christ que Ton peut
être justifié, puisque cette seconde naissance est
le fruit delà grâce qui justifie'. »
Mais quelle est au fond la nature de cet élément
divin et régénérateur que le baptême dépose
dans nos âmes et qui fait de nous des êtres déi-
formes? En quoi consiste ce principe radical de
vie
surnaturelle qu'un sacrement nous commu-
nique et que d'autres signes sacrés sont destinés
1. Jac, I, i8.
2. I Petr., I, 23.
3. « Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritu sancto, non
potest
introire in regnum Dei. Quod natum est ex carne,
caro est, et quod natum est ex Spiritu, spiritas est. »
(Joan.,
m, 5-6.)
4. « Nisi in Christo renascerentur (homines), nunquam
justificarentur ; cum ea renascentia per meritum passionis
ejus gratia, qua ^usti fiunt, iUi&tribuatur. » (Trtd.,
sess- vi,
c. 3.)
^76 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
à entretenir, à développer et à ressusciter si
nous avons le malheur de le perdre? Et puisque
ce don précieux, cause formelle de notre justi-
fication et de notre déification, n'est autre que la
grâce sanctifiante, qu'est-ce que la grâce qui
nous
sanctifie?
Notre
-Seigneur et Rédempteur Jésus -Christ
daigna s'en
expliquer lui-même un jour en faveur
d'une
pécheresse qu'il voulait convertir. Nous
avons nommé
la Samaritaine. Seulement, au lieu
d'une
définition savante, qui serait restée forcé-
ment
incomprise, le bon Maître profita de la
circonstance
où se trouvait cette femme, qui
venait
faire sa provision d'eau matérielle au puits
de Jacob, pour lui parler de la grâce sous l'em-
blème d'une
eau mystérieuse, possédant d'admi-
rables propriétés. Il commença par lui demander
a boire, car, dit le texte sacré, il était fatigué de
la marche et c'était l'heure où la chaleur du jour
est plus
accablante; puis, voyant cette femme
étonnée d'une pareille demande, parce que les
Juifs n'avaient pas de rapports avec les Samari-
tains, il ajouta : « Si vous connaissiez le don de
Dieu ! Si scires donum Dei ! Si vous connaissiez
le don de Dieu, et si vous saviez qui est celui
pui vous demande à boire, qeut-être l'auriez-vous
prié
vous-même, et il vous aurait donné une eau
vive^. »
Donum Dei, le don de Dieu. Voilà bien, en
en'et, la
vraie notion de la grâce. C'est un don.
1. « Si scires donum Dei, et quis est qui dicit jtibi : Da
mihi bibere, tu forsitan petisses ab eo, et dedisset tibi
aquam
\i\ain. » (Joan., n, 10.)
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 277
par conséquent quelque chose de gratuit, quel-
que chose qui nous est accordé sans aucun droit
ni mérite de notre part. Il est vrai que tout ce
que nous avons, tout ce que nous sommes,
notre corps, notre âme, nos facultés, nos actes,
nos biens
extérieurs, tout, en un mot, nous
vient de Dieu et peut être appelé un don de sa
libéralité, suivant la parole de l'Apôtre : or Qu'a-
vez- vous que vous n'ayez reçu? Quid hahes quod
non
accepisti^? » Mais si toute chose, toute perfec-
tion est,
dans un sens vrai, un don de Dieu, ce
n'est pas le don de Dieu. Le don de Dieu par
excellence,
celui devant lequel tous les autres
s'effacent,
c'est la grâce. La grâce, en effet, est
le plus
précieux, le plus magnifique, le plus
nécessaire, le plus gratuit de tous les dons.
Mais pourquoi la grâce est-elle comparée à
l'eau?
Parce qu'elle produit spirituellement tous
les effets
de l'élément liquide dans l'ordre maté-
riel. L'eau
purifie, rafraîchit, désaltère et féconde.
Elle
purifie ce qui est souillé, et lui rend sa
netteté,
son lustre, sa beauté première : symbole
de la purification intime opérée par la grâce,
qui non
seulement fait disparaître les souillures
produites par le péché et rend à l'âme son éclat
naturel, mais ajoute encore à sa beauté native
un charme incomparable, qui ravit le cœur de
Dieu et lui arrache ces paroles : « Vous êtes
toute
belle, ô ma bien-aimée, il n'y a point de
tache en
vous ". »
I. I Cor.,
IV, 7.
a. « Tota
pulchra es, arnica mea, et macula non est in
te. »
(Gant., iv, 7.)
278 NOTRE
JUSTIFICATION PAR LA GRACE
L'eau
tempère la chaleur, elle rafraîchit Tat-
mosphère
qu'un soleil brûlant avait convertie en
fournaise, elle soulage nos membres fatigués :
symbole de la grâce, cette rosée céleste qui
amortit l'ardeur des passions et diminue peu à
peu, sans toutefois parvenir à l'éteindre complè-
tement ici-bas, la fièvre de la concupiscence.
L'eau désaltère et calme la soif • image de la
grâce, qui
étanche la soif inextinguible du cœur
humain.
Créé pour le bonheur, l'homme y tend
sans cesse avec une avidité insatiable, et il n'est
rien qu'il ne mctle en œuvre pour y parvenir.
Mais trop souvent, hélas ! il cherche le bonheur
dans les biens terrestres et périssables, dans les
jouissances sensibles, qui ne font qu'irriter sa
soif, au lieu de lapaiser. C'est ce que Notre-
Seigneur voulait donner à entendre à la Samari-
taine quand, lui montrant Teau matérielle, figure
des biens fugitifs de ce monde, il lui disait :
(( Quiconque boit de cette eau aura encore soif;
mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai
n'aura plus jamais soif*. »
Mais que signifie cette expression d'eau vive,
aqaam vivam*, employée par le Sauveur pour
désigner la
grâce?
On donne
ordinairement, dit saint Augustin,
le nom d'eau vive, par opposition à l'eau sta-
gnante des citernes ou des marais, à celle qui
1. « Omnis qui bibit ex aqua hac, sitiet iterum : qui
autem biberit ex aqua quam ego dabo ei. non sitiet in aeter-
nuni. M (Joan.. iv, i3.)
2. Joan., IV, 10.
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 279
jaillit de terre, qui coule, qui se meut, tout
en
demeurant en communication avec sa source,
et qui offre ainsi l'apparence de la vie. Si cette
eau,
quoique provenant d'une fontaine, est
recueillie
dans un réservoir, si son cours est
interrompu, si elle est séparée de sa source, elle
ne peut
plus porter le nom d'eau vive'. Or,
quelle est
la source de la grâce, sinon l'Esprit-
Saint? Si
donc elle est appelée une eau vive,
c'est,
suivant la réflexion de saint Thomas, parce
qu'elle ne se sépare pas de son principe, c'est-à-
dire <ie
l'Esprit-Saint, qui habite dans le cœur
des vrais fidèles 2.
Une dernière propriété de l'eau, que nous ne
pouvons passer sous silence, c'est sa merveil-
leuse fécondité. Où l'eau abonde, la terre se
couvre d'un
riche manteau de verdure, les ger-
mes se
développent, les fleurs éclosent comme
par
enchantement, les fruits se multiplient, les
récoltes se
succèdent nombreuses et variées ; là
où elle est
absente, tout se dessèche, tout lan-
guit, tout
meurt; c'est le désert avec ses sables
arides, avec sa triste monotonie. Elément indis-
I. « Viva aqua dicitur vulgo illa quae de fonte exit. Illa
enîm quae colligitur de pluvia in lacunas ant cisternas,
aqua
viva non dicitur. Et si de fonte manaverit, et inloco aliquo
collecta
steterit, nec ad se illud unde manabat admiserifc,
sed interrupto meatu, tanquam a fontis tramite sépara ta
fuerit; non dicitur aqua viva : sed illa aqua viva dicitur,
quae manans
excipitur. » (S. Aug., In Joan., tract, xv, n. 12.)
a. « Hujusmodi autem flumina (de quibus mentio fît in
Joanne vu, 38) sunt aquae vivae, quia sunt continuatae suo
priikcipio,
scilicet Spiritui saacto InbabitaatL » (S. Th., Iti
Joan.^ VII,
lect. 5.)
28o NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
pensable de
toute vie physique, l'eau est une
admirable figure de la grâce, avec laquelle notre
âme produit une riche moisson de vertus et de
mérites, mais sans laquelle la vertu laissée à ses
seules
ressources est radicalement incapable de
produire aucun fruit de salut, et demeure à
jamais stérile pour le ciel.
Ce n'est pas que la nature même déchue ne
puisse, par ses propres forces, produire quelque
bien de l'ordre naturel ; mais ces actions humai-
nes, ces vertus d'un ordre inférieur, semblables
aux eaux de la vallée, n'ont pas en elles-mêmes
la puissance de s'élever jusqu'au ciel. Seules les
œuvres et
les vertus chrétiennes, qui procèdent
de la grâce
et reçoivent leur impulsion de
l'Esprit-Saint,
peuvent porter l'âme jusqu'aux
hauteurs de la céleste Jérusalem; descendues des
montagnes
éternelles, elles remontent comme
d'elles-mêmes
à leur point de départ. Voilà
pourquoi Notre-Seigneur disait en parlant de la
grâce : « L'eau que je donnerai deviendra dans
celui qui la recevra une fontaine d'eau vive
rejaillissant jusque dans l'éternité'. »
« Que j'aime, disait sainte Thérèse, cet endroit
de l'Evangile ! dès ma plus tendre enfance, sans
comprendre comme maintenant le prix de ce que
je demandais, je suppliais très souvent le divin
Maître de me donner de cette eau admirable ; et
partout où
j'étais, j'avais toujours un tableau qui
me
représentait ce mystère, avec ces paroles
I. « Aqua, quam ego dabo ei, flet in eo fonsaquae salien-
tis in vitam aeternam. » (Joan., nr, i4.)
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 28 1
écrites au bas : Domine, da inihi hanc aquam :
Seigneur, donnez-moi de cette eau^. »
Purifier, rafraîchir, désaltérer, c'est le propre
de la grâce médicinale : grattas iiaturam sanantis'^,
comme
l'appelle saint Thomas ; élever nos facul-
tés et nos actes au-dessus des exigences et des
forces de la nature, rendre nos œuvres méritoires
de la vie éternelle, devenir en nous le principe
d'une vie
supérieure et divine, est le fruit de la
grâce
proprement surnaturelle, gratiœ elevantis.
Dans l'état
de justice originelle, la grâce
n'avait pas à produire la première sorte d'effets,
car la
purification suppose la souillure, le besoin
de rafraîchissement est l'indice d'un excès de
chaleur, et
la soif, quand elle est ardente, est
une souffrance qui peut devenir très vive. Or,
dans l'état
d'innocence, il n'y avait ni souillure,
ni désordre, ni peine. La grâce n'avait donc pas
alors à guérir une nature qui n'était point
malade, à rétablir un équilibre qui n'avait pas
été rompu, à réparer des ruines qui n'existaient
pas encore; son rôle dans cet ordre de choses
se bornait à prévenir. Mais, après la chute, la
grâce est d'abord un remède destiné à guérir nos
blessures,
un bain salutaire où nous devons
nous
plonger pour nous purifier, un tonique
puissant dont la vertu doit rendre à notre âme
les forces morales que le péché lui avait enlevées.
Dans les deux états, l'état présent de déchéance
comme dans celui d'innocence, la grâce sancti-
1. vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, ch. xxx.
2. S. Th.^ I' II", q. cix, a. 3. — Cf. etiam, aa. a et
9.
282 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
fiante est la \Taie forme de la sainteté, la cause de
lîotre déification, le principe de la vie surnatu-
relle et
divine, bref, elle est celte source d'eau
vive qui rejaillit jusque dans l'éternité : fons aquae
salientis in vitam œtemam^.
III
Expliquer la nature de la grâce par ses effets
est le
procédé, sinon le plus profond, du moins
le plus
populaire, disons, le seul vraiment popu-
laire, parce qu'il est à la portée de toutes les
intelligences; voilà pourquoi Notre-Seigneur y
eut recours dans la circonstance que nous
venons de rappeler. ?>ui pourtant ne trouvera
mauvais que des chrétiens d'élite, des hommes
instiniits, des théologiens, cherchent à pénétrer
plus avant
dans l'intime des choses. A ceux qui,
mus non par une vaine curiosité, mais par le
désir louable de mieux connaître les bienfaits de
Dieu, nous
demanderaient ce quest, en elle-
même, la grâce sanctifiante, nous répondrons^
avec
l'Ecole, que c'est un don surnaturel et per-
manent, inhérent à notre âme, une participation
de la nature et de la vie divine, qui fait de
l'homme un
juste et un enfant de Dieu.
C'est un
don surnaturel, c'est-à-dire tellement en
dehors et au-dessus des exigences et des aspirations
de la nature, qu'il ne saurait appartenir à aucun
I. Joan., IV, i4.
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 283
être créé ni comme constitutif ou portion inté-
grante de son essence, ni comme développement
normal de ses facultés, et ne lui est dû à aucun
titre '. La
grâce est donc quelque chose d'essen-
tiellement
gratuit, un surcroît divin par lequel
la nature
se trouve non seulement fortifiée et
perfectionnée
dans sa propre sphère, mais encore
agrandie et
élevée à une sphère supérieure.
De plus,
c'est un don permanent. A l'inverse
de la grâce actuelle, qui est un secours qui passe,
une illumination
de l'intelligence, une impulsion
donnée à la volonté, bref, une motîori transi-
toire destinée à nous faire produire un acte supé-
rieur aux forces de la nature, la grâce propre-
ment dite
ou sanctifiante est un don stable et
permanent, qui, reçu dans l'essence même de
rame,
devient en elle comme une seconde nature
d'un ordre
transcendant, un principe dévie sur-
naturelle,
la racine fixe d'actes méritoires. Il ne
convenait
pas, en effet, comme l'observe l'angé-
lique Docteur, que nous fussions moins bien
pourvus dans l'ordre de la grâce que dans celui
de la nature, qu'il y eût ici un principe stable d'o-
pération, des formes, des puissances toujours pré-
sentes et pretes pour l'action, tandis que là tout
I. <( I>onum gratige excedit omnem facultatem naturae
creatœ, cum nihil aliud sit quam quœdam participatio
naturae divinge, quae excedit omnem aliam naturain. »
(S. Th., I'
II", q. cxii, a. i.) — Hinc prop. 21 damnata in
Baio : « Humanae naturae sublimatio et exaltatio in con-
sortium divinae naturae débita fuit integritati primée con-
ditionis, et proinde naturalis dicenda est, et non
supernatu-
ralis. »
284 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
se bornerait à un secours actuel élevant nos
facultés et
les appliquant à une action détermi-
née pour disparaître avec elle ^
Mais, bien que la grâce joue dans l'ordre sur-
naturel le rôle de l'âme dans celui de la nature,
bien
qu'elle soit un principe de vie, une semence
divine',
suivant l'expression de saint Jean,
laquelle demeure en nous pour nous préserver
du péché et nous faire porter des fruits de sanc-
tification et de salut ; ce serait se tromper que
de la considérer comme un être subsistant en
lui-même, une sorte de substance ou du moins
d'élément substantiel que Dieu surajouterait à
notre âme, car, suivant la remarque de saint
Thomas, la substance d'un être se confond avec
sa nature 3. Or, la grâce est quelque chose d'es-
1. « Non est conveniens quod Deus minus provideat his
quos diligit ad supernaturale bonum habendum, quam
creaturis quas diligit ad bonum naturale habendum. Crea-
turis autem
naturalibus sic prosidet, ut non solum moveat
eas ad actus naturales, sed etiam largiatur eis formas et
vir-
tutes quasdam, quae sunt principia actuum, ut secundum
seipsasinclinentur
ad hujusmodi motus; et sic motus qui-
bus a Deo
moventur, fiunt creaturis connaturaleset faciles,
secundum illud Sap., viii, i : Et disponit omnia suaviter.
Multo igitur magis illis quos movet ad consequendum
bonum supernaturale œternum, infundit aliquas formas,
seu qualitates supernaturales, secundum quas suaviter et
prompte ab
ipso moveantur ad bonum œternum conse-
quendum; et sic donum gratiae qualitas quaedam est. »
(S. Th., I» II", q. ex, a. 2.)
2. I Joan., III, 9.
3. « Omnis substantia vel est ipsa natura rei, cujus est
substantia, vel est pars naturae; secundum quem modum,
materia vel forma substantia dicitur. » (S. Th., l'II", q. ex,
a. 2, ad
a.)
LA GRACE ET
LA NATURE DIVINE 285
sentiellement
supérieur non seulement à la
nature humaine, mais à toute nature créée et
créable.
Elle ne saurait donc être ni une subs-
tance ni
une forme substantielle i.
Reste
qu'elle soit un accident surnaturel, une
forme non
subsistante 2, une qualité d'ordre
divin
inhérente à notre âme, suivant la notion
que nous en
donne le Catéchisme du Concile de
Trente, une sorte de lumière, de splendeur,
comme un reflet de la beauté de Dieu tombant
sur les
âmes et les rendant toutes belles et toutes
resplendissantes^. De là cette parole de saint
Thomas : « Ce qui est en Dieu substantiellement
existe sous forme d'accident dans l'âme qui par-
ticipe à la bonté divine : Id qaod subslanlialiter
est in Deo,
accidentaliter fit in anima participante
divinam
boniiatem" . » C'était exprimer en d'autres
termes ce
qu'avait déjà dit le chef du Collège
Apostolique,
quand il appelait la grâce une par-
ticipation
de la nature divine 5.
Mais en
quoi consiste cette participation?
Serait-ce,
comme le veulent certains théologiens,
une simple participation
morale consistant dans
une rectitude de volonté, en vertu de laquelle
I. '(Et quia gratia est supra naturam humanam, non
potest esse quod sit substantia aut forma substantialis; sed
est forma accidentalis ipsius animae. » (Ibid.)
3, « Gratia est... forma accidentalis ipsius animae. »
(Ibid.).
3. « Gratia est qualitas divina in anima inhaerens, veluti
splendor quidam et lux, quae animas pulchriores et splen-
didiores
reddit. » {Catech. Rom., part. II. c. n, n. 5o.)
4. S. Th.,
V II", q. ex, a. 3, ad 2.
5. « Maxima et pretiosa nobis promissa donavit, ut per
haec efiBciamini divin» consortes naturae. » (II Petr., i, 4.)
286 NOTRE
JUSTIFICATION PAR LA GRACE
l'homme se
détourne du mal, accomplit fidèle-
ment les
commandements diyins, et mène une
conduite droite, juste et sainte, de même que
Dieu est
saint dans toutes ses voies?
S'il en
était ainsi, notre déification serait pure-
ment nominale, et nous ne serions les enfants de
Dieu que d'une manière métaphorique, comme
on appelle
fils d'Abraham ceux qui imitent la
foi de ce patriarche sans cependant descendre
de lui, et fils de Satan, les imitateurs de sa ma-
lice. Aussi d'autres théologiens — et ce sont
tout à la fois les plus nombreux et les plus
recommandables par le savoir et par la vertu, —
considérant
d'une part que, loin de surfaire ses
dons et
d'employer, quand il en parle, un lan-
gage hyperbolique, à l'instar des hommes qui
exaltent en termes magnifiques des présents sou-
vent chétifs, Dieu reste toujours au-dessous de
la réalité;
et se rappelant, d'autre part, les
témoignages si formels par lesquels l'Esprit-
Saint
déclare, ici, par la bouche de saint Pierre,
que la
grâce est un don très grand et très pré-
cieux, maxima et pretiosa nobis promissa, qui nous
rend participants de la nature divine, ut per hœc
efficiamini divinœ consories nalarœ^ \ là, par l'or-
gane de saint Jean, que nous sommes les enfants
5e Dieu, non pas seulement de nom, mais en
réalité : fili'i Del nominamur et sumas\ éXaid nés
de lui : ex Deo naii surd'^, croient à une comniu-
I. II Petr.,i, 4.
7. I Joan., III, I
,H. Joan., I, i3.
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 287
nication réelle, physique, formelle de la nature
divine ; non pas sans doute à une communica-
tion semblable à celle par laquelle Dieu le Père
transmet à son Fils unique sa propre substance,
mais à une communication analogique de la
nature
divine par une certaine participation de
ressemblance,
qui consiste dans un don créé,
distinct de
cette nalîire, dont il est cependant la
vivante imagée
Telle est également la doctrine des Pères, o 11
est faux,
dit saint Cyrille d'Alexandrie, que nous
ne
puissions être un avec Dieu sinon par un
accord de
volonté. Car, au-dessus de cette union,
il en est
une autre plus sublime et de beaucoup
supérieure,
qui s'opère par une communication
de la divinité à l'homme, lequel, tout en conser-
vant sa propre nature, est transformé pour ainsi
dire en Dieu ; de même que le fer plongé dans
le feu
devient igniforme, et, tout en demeurant
du fer,
semble changé en feu. Voilà le mode
d'union à Dieu par la réception en eux et la par-
ticipation de la divinité que Notre-Seigneur
demande pour ses disciples. » — « Par là Dieu
transforme en quelque sorte en lui-même les
âmes
humaines, en imprimant, en gravant en
elles une
image et une ressemblance de sa subs-
tance'^. »
1 . « Gratia quse est accidens, est qugedam similituda
diviiiitatis participata in homioe. » (S. Th., 111, q. n, a.
lo,
ad 1. — Cf. etiam I* II*«, q. cxii, a. i.)
2. « Falsum est discipulos non posse esse unum cum Deo,
nisi voluntatis concordia. Nam supra illa, est unitas
illorum
cuni Deo per quamdam Deitatis conformitatem, qtia parti-
288 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
Cette comparaison du fer incandescent revêtu
des propriétés du feu, celle également du cristal
éclairé par un rayon de soleil et changé soudain
en un foyer
lumineux dont on a peine à soute-
nir
l'éclat, se retrouvent fréquemment sur les
lèvres des
Pères, lorsqu'ils exposent aux fidèles
le mystère
de notre déification surnaturelle. Ce
qu'ils se proposent en recourant à ces analogies,
c'est de nous donner à entendre que la grâce
nous rend
vraiment déiformes, qu'elle embellit
et
transforme les âmes d'une façon non moins
merveilleuse
et non moins profonde que ne le
font la
lumière et le feu pour les corps sur les-
quels
s'exerce leur activité ; mais ils ne préten-
dent point
que le mode d'opération soit identique
de part et
d'autre. Car il y a un rayonnement
véritable
du feu au fer ; le premier communique
au second une partie de sa chaleur et de
son éclat, tandis que Dieu ne communique
rien de lui-même, de sa substance ou de ses
cipatione divinitatis eis communicata, in Deum (utita dixe-
rim) transeunt atque transferunlur, servata suae naturae
veritate : perinde alque ferrum ignitum et candens, per
ignls communionem fit igniforme, videturque, sablata
ferri substantia, omnino esse ignis. Et hujusmodi unione,
petit Domirius no^ter discipulos esse unum in Deo, ut sci-
licet ei inserantur et intime conjungantur, per Deitatis in
se susceptionem atque participationem. » — « Unio cum
Deo non
aliter in quoquam esse potest quam per Spiritus
sancti participationem, propriam nobis sanctificationem
inserentis... Idcirco transformans in seipsum quodammodo
hominum animas, divinam eis similitudinem imprimit, et
5upremae omnium substantiae eflîgiem insculpit. » (S. Cyr.
Alex., in
Joan., 1. xi.)
LA GRACE ET
LA NATURE DIVINE 289
perfections
aux créatures, pas plus dans l'ordre
surnaturel que dans celui de la nature.
iV
Mais alors, en quoi consiste donc cette parti-
cipation à la nature divine, ce consoviiam naturae
divinae qui est la grâce?
Pour saisir parfaitement cette réponse, que le
lecteur A^euille bien se reporter par la pensée
à ce qui a été dit dans un chapitre précédent ^
pour
montrer comment tout être créé est une
participation
de l'être incréé, toute perfection
créée une
participation de la perfection infinie,
non pas une
émanation, non pas un écou-
lement
d'une réalité existant en Dieu et qui
passerait
partiellement au dehors, mais une
reproduction par mode de similitude ou d'image
de ce qui est en Dieu. Puis donc que la grâce
est une entité réelle et physique, et non une
simple dénomination extérieure ou une faveur
extrinsèque de Dieu, comme le prétendaient les
protestants,
dont l'assertion a été frappée d'ana-
thème par le concile de Trente, il en résulte
qu'elle
est, comme toute autre perfection véri-
table, une
participation réelle, disons, pour plus
de clarté, une imitation physique mais finie
d'une perfection qui se trouve en Dieu à l'état
infini.
s. Ch. Il, p. 35. et ss.
HAB.
8AINT-MPRIT. — IQ
290 NOTRE
JUSTIFICATION PAR LA GRACE
Elle en est
m^me une participation formelle.
Pour bien comprendre le sens de cette expres-
sion, il
faut se rappeler la manière dont les
perfections
créées existent en Dieu. Comme il
ne peut
rien y avoir de bon dans un effet qui ne
se retrouve dans sa cause, et que Dieu est la
cause efficiente universelle de tout ce qui existe,
il est manifeste que les perfections des :oréatures
doivent toutes préexister en lui. Mais toutes ne
s'y trouvent pas de la même façon.
11 est, €n
effet, certaines perfactions dont le
concept
n'implique aucun défaut : telle la science,
qui est une connaissance des choses par ;le«rs
causes ; la justice, qui rend à chacun ce qui lui
est dû, etc., etc. ; il en est d'^autres, au contraire^
comme la vie organique, la faculté de raison-
ner, etc., qui sont essen-tiellement mêlées d'im-
perfection :; iîar, si c'est chose excellente de pos-
séder en soi le principe de ses mouvements^ en
revanche, dépendre nécessairement de la malière
daas l'exercice de son activité est uae grjive
défectuosité; de même, si c'est le privilège fort
appréciable de l'être raisonnahle de pouvoir
atteindre la vérité,, par contre, m'y arriver que
par de longs circuits^ à l'aide de déductions
pénibles et
multipliées, est Uin signe d'imperfec-
tion. Aussi
l'ange, plus parfait que nous, ne
raisonne
pas ; il voit, il lit dans le principe tou-
tes les
conclusions qui y sont contenues. Ainsi
en est-il,
à plus forte raison, de Dieu.
Les
perfections de cette seconde catégorie,
appelées
mixtes par les philosophes, ne sauraient
exister
formellement en Dieu, c'est-à-dire suivant
leur raison
spécilique, mais seulement d'une
LA GRACE ET
LA NATURE DIVIKD 2^1
façon plus
éminente. Ains-i la raison n'existe pas
en Dieu
comme, faculté; discursive, elle ne s'y ren-
contre
qui^à l'état plus parfait de pure intelli-
gence.
Quant aux
perfections proprement et stricte-
ment dites,
rien ne s'oippose à ce qu'elles soient
formellement
en Dieu. Or, la grâce est de ce
nombre, car
elle n'implique aucune imperfec-
tion :
nullanv in sui ratione imper f ce tionem impor-
tât^. Donc
la grâce est une participation d'une
perfection qui se trouve formellement en Dieu ;
non pas de quelqu'une de ces perfections qui
peuvent être
naturellement communiquées aux
créatures,
comme l'être, la vie, Tintelligence,
mais d'une
perfection surnaturelle et propre à
Dieu en tant qu'élevé au dessus, de toute créa-
ture existante ou possible; nan pas même d*une
perfection surnaturelle quelconque, par exemple
de la connaissance que Dieu a de lui-même et
de l'amour qu'il se porte — c'es;t le propre de
la; foi et de la charité, — - mais mne participatiîon,
une
iîîiitati'oe de cette perfection primtordiale
et foncière qui, suivant notre manière de con-
cevoir, est
la racipe, la source, le principe
des
opérations et des attributs divins; bref, elle
est une
participation formelle de la nature divine
elle-même*.
1. S. Th.,
I'' U", q. CXI, a. a, ad 3.,
2. « Sicut per potentiam intellecUvam îiomo participât
cognltionem. diviaana per virtutem fidei^ et secundum
potentiam voluntatis amorem divinum per virtutem ehari-
tatis ; ita etiam per naturam animae participât secmndum
2g 2 NOTRE
JUSTIFICATION PAR LA GRACE
Et il faut
bien qu'il en soit ainsi; car, dit
saint
Thomas en s'appuyant sur l'autorité de
saint
Denys, si, pour être en état de produire
des
opérations spirituelles , il est nécessaire
d'avoir une
nature spirituelle ; et, à parler uni-
versellement,
si l'on ne peut exercer les opéra-
tions d'une
nature sans participer à cette
nature,
comment agir divinement sinon à la
condition de posséder, au moins par participa-
tion, la nature divine'? Or, la grâce a précisé-
ment pour effet d'élever notre âme à un être
divin qui la rend apte aux opérations propres à
Dieu- : opérations qui consistent à se connaître,
à se voir tel qu'il est en lui-même, à s'aimer
d'un amour béatifique.
Si donc Dieu veut, dans sa bonté infinie, nous
mettre en
état d'exercer d'une manière con natu-
relle de
semblables opérations, s'il veut que nous
puissions
un .jour le voir, l'aimer, comme il se
voit et s'aime lui-même, le posséder, jouir de lui,
et trouver
dans cette possession et cette jouis-
sance notre suprême félicité, il faut qu'il nous
communique
une participation de sa propre
quamdam similitudinem naturam divinam per quamdam
regenerationem,
sive recreationem. » (S. Th., I' II", q. ex,
a. 4.)
I. « Non
polest aliquis habere spiritualem operationem,
nisi prius
esse spirituale accipiat ; sicut nec operationem ali-
cujus
naturae nisi prius habeat esse in nalura illa. » (S. Th.,
De Verit., q. xxvii, a. 2.)
3. « Ipsam essentiam animas in quoddam divinum esse
elevans, ut
idonea sit ad divinas operationes. » (S. Th.,
Sent., 1.
II, dist. xxvi, q. i, a. 5.)
LA GRACE ET
LA NATURE DIVINE 298
nature. De
là ces paroles de saint Cyrille : « Puis-
que nous
avons une même opération avec Dieu,
c'est une nécessité que nous participions à sa
nature : Eamdem opcrationem connaturaliter ha-
bentes, necesse est ejusdrm esse naturœK »
Voilà ce
qu'est en elle-même la grâce qui nous
sanctifie,
une participation réelle, physique, for-
melle, de la nature de Dieu ; c'est sa vie intime
gratuitement
communiquée aux créatures raison-
nables ;
c'est le commencement, l'ébauche, l'au-
rore de la vie éternelle : quœdam inchoatio gloriœ
in nobisK
En parlant de la sorte, saint Thomas
n'était que
l'écho du grand Apôtre, qai avait dit
depuis longtemps : « La grâce de Dieu, c'est la
vie
éternelle, ici-bas dans son germe, là-haut
dans son plein épanouissement : Gratia Dei vita
œierna^. »
Ce germe
peut sembler petit, cette ébauche
imparfaite,
cette aurore bien peu lumineuse;
cependant, c'est la vérité que la grâce de la voie
contient
virtuellement tout le bonheur du ciel,
qu'elle
nous communique la substance des biens
que nous
espérons, qu'avec elle, en un mot, et
par elle,
le ciel est déjà dans nos cœurs. La
gloire, en
effet, ne sera pas un état substantiel-
lement différent de celui de la grâce ; il n'en
sera que l'apogée, la consommation, le plein
développement.
« Ce sera le chêne au lieu du gland,
la moisson au lieu de la semence, le plein midi
1. S.
Cyril. Alex., Thesaur., 1. II, c. n.
2. S. Th.,
Il- II*% q. XXIV, a. 3, ad 2.
3. Rom., VI, 23.
5 9.4 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACB
au lieu de? L'auhei- » ; mai5, dès cette' vie;, l'œuvre
de notre déification est commencée, et nous pos-
sédons avec l'Esprit-Saint les arrhes de notre
béatitude.
Ah ! si nous savions le don de Dieu ! si nous
comprenions le prix de la grâce! avec quelles
ardentes supplications nous redirions, nous
aussi, la parole de la Samaritaine : « Seigneur,
donnez-moi de cette eau! Dontine, da miki kanc
aqaam * / » Et parce que nous portons ce trésor
dans des vases Iragiles' et, qu'il suffît d'un faux
pas pour tout compromettre, avec quelle sollici-
tude nous éviterions tout ce qui pourrait nous
exposer à le perdre ! Avec quel empressement
nous nous hâterions de le recouvrer après l'avoir
perdu ! Comme nous nous efîorcerions de l'aug-
menter par nos mérites ! Comme elle nous pa-
raîtrait simple, évidente, lumineuse, la parole de
l'angélique Docteur affirmant que le plus petit
atome de grâce vaut plus que l'univers entier '^ 1
Et pourtant nous n avons paas encore dit com-
piètement,. — qui pourrait le faire? — à peine
I. M«f'
Gay, Sermons d'Avent.
a. Joan., iv, i5.
3. « Habemus thesaurum istum in vasîs fictilibus. » (II
'^or.,iv, 7.)
4. « Bonum gratiae unius majusesl qiiatmborium; nalurae
iotius
universi. » (S. Th., l' II", q. cxiii, a. 9, ad 2.). i
liA GflACE
ET LA. NATURE DITINE »9^5
avons-nous
effleure ce que l'Apôtre appelle les
insondables
ridiesses du Cîirist : investigabiles
divitias
Chri»ti^. Cette grâce, qui paraît une fin si
précieuse,
n'est qu*un moyen ; ce but n'est qu'un
point de
départ. En A^ersanl dans T'âme du chré-
tien ce don
merveilleux qui le puTifie, le justifie,
le change
en une nouvelle créature, «n un être
déiforme objet des divines complaisances. Dieu
ne fait que le préparer à un don plus sublime
encore, à
une déification plus complète.
Si grand,
en effet, si suréminent que soit en
lui-ïnême le bien de la grâce, il n'est cependant
pas le dernier terme de l'amour divin ici-^bas, ni
la plus
haute effusion du cœur de Dîeu ; <ie n'est
qu'une
préparation au bien «uprème, un ache-
minement au
don par excellence, une disposition
préalable K
la commbunication de l'Esprit-Saint
venant en
personne dans l'âme juste en compa-
gnie du Père et du Fils, et s'unissant à elle d'une
manière ineffable comme objet de sa connais-
sance et de son amour. Nous mettre en posses-
sion de 'Dieu, ici-bas d'une manière réelle <juoi-
que
obscure, en attendant l'heure on nous pour-
rons ^le contempler face à face, voilà >le dernier
fond de la grâce et ce qui en fait en définitive
tout le
prix.
L'œuvre de
notre déification comprend donc
un double
élément : l'un créé, servant en quelque
sorte de lien, de trait d'auiion entre Dieu et l'âme,
et
disposant celle-ci à la possession des personnes^
I. Ephes.,
III, «8.
296 NOTRE
JUSTIFICATION PAR LA GRACE
divines,
c'est le rôle de la grâce M l'autre incréé,
constituant
comme le couronnement de notre
perfection,
le terme de nos aspirations, le bien
dont la
jouissance même initiale est déjà un
avant-goût
du ciel : et c'est Dieu lui-même se
donnant à nous, s'unissant à nous, venant habi-
ter dans nos cœurs, suivant la parole du divin
Maître : « Si quelqu'un m'aime... mon Père
l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous établi-
rons en lui notre séjour*. »
Aussi les théologiens distinguent-ils deux sortes
de participation à la nature divine — duplex na-
turœ divinœ consortium : — l'une, formelle et ana-
logique, par laquelle Dieu nous fait communier
à sa nature par une certaine participation de res-
semblance avec lui, per quamdam similitadinis
paiiicipalionem* \ l'autre, terme et but de la pre-
mière,
consistant dans une intime union de nos
âmes avec
Dieu. Saint Denys a résumé cet ensei-
gnement
dans une formule aussi brève qu'expres-
sive : «
Notre déification, dit-il, consiste dans
une
assimilation et une union à Dieu aussi par-
faite que
possible : Est autem hœc deificatio, ad
Deum, quanta fier i potest, assimilatio et unio^. »
Cette
union, comparée dans la sainte Écriture
I. « Gratia gratum faciens disponit animam ad habendam
divinam
personam. » (S. Th., I, q. xliii, a. 3, ad a.)
a. Joan., xiv, aS.
3. « Necesse est quod solus Deus deificet, communicando
consortium divinae naturse per qaamdam similitudinis par-
ticipa
tionem, sicut impossibile est quod aliquid igniat nisi
solus
ignis. » (S. Th., !• II*^, q. cxii, a. i.)
4. S.
Dionys., Hierarch. eccles., c. i, n. 3.
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 297
à celle de l'époux et de l'épouse, est désignée
par les mystiques sous le nom de mariage spiri-
tuel. C'est dire combien elle est étroite, douce et
féconde.
Union étroite, intime, profonde, dépassant
inexprimablement celle qui existe entre l'homme
et la femme, car la nature n'est que l'ombre de
la grâce.
D'une part, en effet, il n'y a que rap-
prochement des corps ; de l'autre, il y a compé-
nétration de l'âme par Dieu. Et s'il est vrai de
dire des époux humains qu'ils sont deux dans
une même
chair, erunt duo in carne una^, l'Apôtre
déclare qu'en adhérant à Dieu par l'amour, l'âme
juste
devient un même esprit avec lui : Qui adliœ-
rei Domino, unus spiritus ejjîciiur^.
Union pleine de douceur et de suavité. Com-
parée à
cette union sainte, l'union matrimoniale
n'est que
froideur et amertume. Ici, le contente-
ment est
court, le plaisir bas et grossier; là, tout
est grand,
élevé, durable : c'est la gloire, c'est la
pureté,
c'est la tendresse, ce sont d'ineffables
délices que la langue humaine est incapable
d'exprimer, et le cœur de l'homme trop étroit
pour les contenir.
Enfin union féconde, d'où naissent les saintes
pensées, les affections généreuses, les entreprises
hardies, et
tout cet ensemble d'œuvres parfaites
désignées sous le nom de béatitudes et de fruits du
Saint-Esprit.
Commencée
sur la terre, cette union bénie ne
I. Gen..
II, 24.
a. I Cor.,
VI. 17.
298 NOTRE
JUSTIFICA.TIQN PAR h\ CUBAGE
ge
consommera qu'au ciel. Déjà san-s doute, sui-
vant la
parole de l'Apôtre, l'âme sainte est fiancée
au Christ'
; déjà elle est l'épouse de T Esprit-Saint,
qui lui a donné la foi comme un anneau sym-
bole de leur alliance 2, l'a revêtue de la grâce et
de la charité comme d'une robe brochée d'or 3,
l'a ornée de ses dons et des vertus infuses en
guise de pierres précieuses *, et s'es4i donné lui-
même, quoique d'une manière obscure, comme
gage de l'éternelle félicité. Reste maintenant que
l'Epoux
divin achève son œuvre et concède à son
épouse
cette dot ineffablement riche qui s'appelle
la vision,
la compréhension, la fruition : la vision
qui doit succéder à la foi, la compréhension qui
lui fera saisir ce bien souverain qu'elle poursui-
vait ici-bas avec de si ardents désirs, la fruition
enfin qui consommera sa béatitude^.
Alors prendra fin ce travail de transforiïiatioin
surnaturelle qui constitue comme la trame de la
vie du
chrétien en ce monde, l'assimilation divine
étant désormais parfaite. Déifiée dans son essence
par la grâce, dans son intelligence par la lumière
de gloire, dans sa volonté par la charité con-
sommée, l'âme contemplera sans voiles, et pos-
sédera daus la plénitude de la joie Celui qui est
la vérité subsistante et le bien souverain. C'est
1. « Despondi vos uni viro virginem casCam exhibera
Christo. » «'Il Cor., xi, 2.)
2. « Ann.ilo suo subarrhavit me. » (Ex ofïîc. S. Agnetis.)
3. « Induit me Dominas cyrlade auro conlexta. > (Ibid.)
4. «
Circumdedit me vernoiitibus et coriiscantibus gem-
«nis. »
(Ibid.)
5. S. Th.,
I, q. x«, a. 7, ad i. — Supplem., q. xcv, a. 6.
LA GRACE ET LA NATURE DIYINE 299
au moment où Dieu nous apparaîtra ainsi dans
tout l'éclat de sa gloire que nous lui serons plei-
nement semblables, parce que nous le verrons
tel qu'il est : Sciinus quoniam, cum apparuerit,
similes ei erimus : quoniam videbimus eum sicuti
est^. Nous vivrons de sa vie, nous partagerons
.sa béatitude^ car la vie de Dieu consiste à se
«connaître et à s'aimer, sa béatitude à jouir de lui-
même. Alors sera réalisé le souhait que formait
l'Apôtre, quand il écrivait aux Ephésiens : « Je
fléchis les genoux devant le Père de Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ... afin que vous soyez remplis
de toute la plénitude de Dieu : Ut impleamini in
omnem plenitudinem Dei^. »
1. IJoan.,
in, 2.
a. Ephes.,
m, M9.
CHAPITRE m
Notre
filiation divine adoptive. — Analo-
gies et
dissemblances entre l'adoption
divine et
les adoptions humaines. —
Incomparable
grandeur et dignité du
chrétien.
Devenus par la grâce sanctifiante participants
de la nature divine, divinœ consortes naturœ^,
nous sommes, par le fait même, élevés à la di-
gnité incomparable de fils adoptifs de Dieu avec
droit à l'héritage paternel *. Cette vérité, que
tout
chrétien devrait avoir sans cesse devant les
yeux et qu'il ne saurait trop approfondir, parce
que là sont nos titres de noblesse dans le présent,
et nos gages de félicité pour l'avenir, se trouve
consignée à toutes les pages du Nouveau Testa-
ment. « C'est pour nous racheter de la servitude
I. II Petr., I. 4.
a. « Per gratiam homo consors factus naturae divinae
adoptatur in filium Dei, cui debetur haereditas ex ipso jure
cdoptionis, secundum illud (Rom., vui, 17) : Si filii et hœ-
redes. » (S. Th., I' II", q. cxiv, a. 3.)
GRANDEUR ET DIGNITÉ DU CHRÉTIEN 3oi
delà loi, dit l'Apôtre, et pour nous communiquer
l'adoption des enfants, que Dieu a envoyé son
Fils, né de la femme sous le règne de la loi'. »
— (( Et parce que nous sommes ses enfanîs, il a
envoyé dans
nos cœurs l'Esprit de son Fils pour
nous inspirer des sentiments de filiale confiance
envers le Père céleste*. » Aussi « ce divin Esprit
rend-il lui-même témoignage à notre esprit que
nous sommes enfants de Dieu s. »
Pour bien
nous convaincre qu'il ne s'agit point
ici d'une
simple dénomination extérieure, d'un
titre
purement honorifique, mais d'une filiation
très
réelle, qui est une participation à la filiation
même du
Christ, l'apôtre saint Jean n'hésite pas
à dire : « Voyez quel amour le Père nous a témoi-
gné en nous
accordant non seulement le titre,
mais encore la qualité véritable d'enfants de
Dieu : Videte qaalem caritatem dédit nobis Pater,
ut filii Dei nominemur et simus^. » Et comme ravi
d'admiration en présence de tant de grandeur :
v< Oui, mes bien-aimés, répète-t-il, nous sommes
dès à présent les enfants de Dieu ; mais ce que
nous serons un jour ne paraît pas encore. Nous
savons que quand Dieu se montrera, nous serons
semblables à lui, parce que nous le verrons tel
1. « Misit Deus Filium suum, factum ex muliere, factura
sub lege, ut eos qui sub lege erant redimeret, ut adoptionem
filiorum reciperemus. » (Gai., iv, 4-5.)
2. « Quoniam autem estis filii, misit Deus Spiritum Filii
sui in corda vestra clamantem : Abba, Pater. » (Ibid., 6.)
3. « Ipse enim Spiritus testimonium reddit spiritui nos-
tro, quod sumus filii Dei. » (Rom., vra, i6.)
4- I Joan., m. i.
3o2 NOTRE FlUA.TïO^' DIVIKE AJDOPTIVE
qu'il est. Quiconque a cette espérance se sanxîtÉfiev
comme il
est saint lui-même i. »
Les saints
Pères célèbrent à Fenvi ce glorieux
titre
d'enfants de Dieu, ils en exaltent les préro-
gatives,
ils en redisent avec foi et amour les
précieux
avantages. Ecoutez le grand évêque
d'Hippone :
<< Quelle ne serait pas, dit-il, la joie
d'un
étranger, de quelqu'un qui ne connaîtrait
pas ses parents, et qui serait dans la misère, la
peine et les labeurs, si ^n venait lui dire t-out à
coup : Vous
êtes fils d'un sénateur, votre pèr^
jouit d'une
immense fortune qui vous est desti-
née, et je viens vous ramener à lui. Quels trans-
ports d'allégresse n'éprouverait-il pas s'il pouvait
croire à la réalité de ces promesses? Eh bien,
voici qu'un
apôtre de Jésus-Christ, dont la parole
mérite toute créance, est venu nous dire : Pour-
quoi vous désespérer? Pourquoi vous affliger et
vous consumer de chagrin? Pourquoi vous aban-
donner à vos convoitises et croupir dans l'indi-
gence que produisent ces voluptés ? Vous avez un
père, vous avez une patrie, vous avez un patri-
moine. Quel est ce père? Mes bien-aimés, nous
sommes les eafants de Dieu 2. »
I. « Gharissimi, nunc filii Dei sumus, et nondum appa-
ruit quid
erimus. Scimusquoniam, cum apparuerit, similes
ei erimus : quoniam videbimus eum sicuti est. Et omnis, qui
habet hanc
spem in eo, sanctificat se, sicut et iUe sanctus
e&t. » (Ibid., 8-3.)
a. « Quis non ex^ultet, si nescio oui peregrinanti et igno-
rant! genns
suum, patienti aliquam <?gestatem, et in
a'.rumna et
labore constituto diceretur : Filius senatoris es;
pater tuus
amplo patrlmonio gaudet in re vestra ; revoco te
GHANIMBUR
EX DIGNITE BU CHR!ÉT1EN 3o5
Aux yeux de
saimii Léon, tout autre bienfait
s'éclipse
devant la grandeur de cette filiation
divine. «
Que Dieu, dit-il^ appelfe Thomme son
fils, que l'homme donne à Dieu le nom de Père,
et que
cette appellation réciproq^ie soit l'expres-
sion de la réalité, voilà le don qui surpasse tous
les dons'.
» 11 faut entendre saint Pierre Ghryso^
lo^ue exposant aux néophytes ïa. suréminente
digjnité da chrétien : « Si grande, dit-il, est
pour nous la bonté divinte, que la créature ne
sait qu'admirer davantage : ou des abaissements
d'un Dieu descendant jusqu'à notre servitude, ou
de la dignité à laquelle il nous élève en nous
faisant part de sa divinité. Notre Père qui êtes aux
deux... homme,, jusqu'où t'a soudain élevé la
giîâee? Où t'a emporté ta céleste nature? Quoique
vivant encore dans la chair et sur la terre, tu ne
connais plus ni la terre ni la chiair, qu^ind tu dis :
Notre Père qui êtes aux ciewc. Que celui-là donc
q^i croit
et confesse qu'il est fils d'un tel Père,
mène une
vie en rapport avec son origine, con-
forme à
celle de son Père; qm'il affiriïïe dans sa
ad patrem
tuum. Quali; gauddo exsultaret, si hoc non faîlax
promissor
diceret? Venit ergo non lallax apostolus Christi,
et ait :
Quid est qiiod de Tobis d^peratis ? quid est quod
vos
affligitis, et mœrore conteritis ? quid est quod concupis-
centias vestraa seqiaendjQ, in egestate istarum voîtiptatum
conteri vultis ? Habetis patrem, habetia patrîam, habetife
patrimonium. Quia est iste pater? Dileetisàmi, filii Dei
sumus. »
(S. Aug,, Enarrat. in Ps. lxxxiv, n. g.)
I. « Omnia dona excedit hoc donum, ut Deus' hominem
vocet. filium, et honao Deum nominet- Patrem. » (S. Léo,
M., serm. VI de Naiiv.)
3o4 NOTRE FILIATION DIVINE ADOPTIVE
pensée et dans ses actes ce qu'il a obtenu par son
origine céleste'. »
Pour bien mettre en lumière la nature de noire
adoption divine, il ne sera pas hors de propos
de la
comparer avec l'adoption humaine et d'en
étudier
successivement les analogies et les dis-
semblances.
Ici-bas,
adopter un enfant, c'est le faire entrer
dans sa
famille, c'est lui conférer librement,
gratuitement, le titre et les prérogatives de fils
qui ne lui appartenaient pas en vertu de sa nais-
sance,
notamment le droit à l'héritage de soit
père
adoptif. On peut inférer de là qu'une triple
condition
est requise pour une véritable adop-
tion : il
faut tout d'abord que l'adopté soit étran-
ger par son
origine à la famille qui l'introduit
dans son
sein, et n'en fasse pas naturellement
partie; il
faut, en second lieu, que son entrée
dans sa
nouvelle famille soit le résultat d'un
choix libre et gratuit ; enfin il est nécessaire
qu'avec le titre de fils, l'adopté reçoive un droit
strict et légal à l'héritage de qui l'adopte.
I. « Et quidem Deitatis erga nos dignatio tanta est ut
scire nequcat quid potissimum mirari debeat creatura :
utrum quod se Deus ad nostram deposuit servitulem, an
quod nos ad
divinitatis suae rapuit dignitatem. Pater noster
qui es in cœlis... Qao te, homo, repente provexiigratia? quo
te rapuit cœlestis natura? Ut in carne et in terra positus
adhuc, et carnem jam nescias et terram, dicendo : Pater
noster, qui es in cœlis. Qui ergo se tanti Patris filium
crédit
et confitetur, respondcat >1ta generi, moribus Patri, et
mente alque actu asserat quod cœlestem consecutus est
per
naturam. » (S. Petr. Ghrysol., serm. lxxii in Orat^
DonJn.)
GRANDEUR ET
DIGNITÉ DU CHRETIEN 3o5
Ces
diverses conditions sont faciles à établir.
Ainsi,
qu'un étranger soit seul susceptible d'adop-
tion, c'est
chose manifeste; il y aurait contradic-
tion à
adopter son propre fils. Comment, en
effet, dire
du fils légitime, du fils par nature,
qu'il a été
introduit gratuitement dans une
famille à
laquelle il n'appartenait point par sa
naissance, qu'il a reçu par libre choix le nom el
le droit à l'héritage de son père? Mais tout cela
lui revient
naturellement, en verlu même de
son
origine. Le fils légitime peut, il est vrai,
démériter; il peut être chassé du toit paternel
pour son inconduite et à cause des désordres de
sa vie ; il peut même, dans certaines circons-
tances exceptionnelles, être légitimement déshé-
rite ; mais quand, instruit par le malheur et
repentant, ce nouveau prodigue rentre à la mai-
son
paternelle, il reprend sa place au foyer de
la famille
et n'est pas adopté. Le lien du sang
est
indestructible, et il restera toujours une pro-
fonde différence entre le fils par nature, quels
que soient ses torts, et celui qui n'est entré
dans la famille que par le bon plaisir de son
chef.
En outre,
l'adoption est essentiellement volon-
taire et gratuite : volontaire tant de la part de
l'adoptant que de l'adopté; gratuite, parce qu'elle
n'est fondée
sur aucun droit naturel ou acquis.
C'est un contrat par lequel deux personnes natu-
reHement indépendantes et libres de disposer
l'une de son nom et de sa fortune, l'autre de sa
personne,
s'engagent réciproquement : la pre-
mière, à conférer à la seconde tous les droits
d'un fils
légitime, et celle-ci, à reconnaître l'au-
HAB.
lAIMT-BSPMT. — 90
3bb^ IfOTRE
PILIA/nON DIVINE ADOPTTVB
torité du
père adoptif dont elle accepte les libé-
ralités.
Une
dernière condition de l'adoption, que les
jurisconsultes s'accordent à regarder comme
fondamentale, c'est le droit légal qui en résulte
pour
l'adopté de recueillir un jour la. succession
de l'adoptant.
Il
Si donc notre adoption par la grâce n*est pas
un vain
mot, elle doit réaliser cette triple condi-
tion qui,
provenant de la nature même des choses,
se
rencontre nécessairement dans toute adoption
véritable.
Qu'il en soit réellement ainsi, c'est ce
qu'il est facile de prouver.
En effet,
ce sont bien des étrangers que Dieu
introduit
dans sa race, quand il daigne accorder
à des êtres raisonnables la grâce sanctifiante, et
leur
communiquer par là une participation de sa
nature et de sa vie. Sans doute, « considéré dans
sa nature et quant aux biens de l'ordre naturel',
l'homme n'est pas étranger à Dieu, puisqu'il
tient de lui tout ce qull possède ; mais quant
aux biens de la grâce et de la gloire, il lui est
étranger ;
et c'est en cela justemerit qu'il est
adoptée » L'homme de la nature, l'homme priviâ
I. « Homo, in sua natura consîdcratus non est extraneus
a Dec quantum ad bona naturalia quae recepit ; e^t tamen
extraneus quantum ad bona gratite et glorias : et secun»
<iïLDi.hoc
adoptatur. w (S. Th.. HI,. q. xxtii^a. d, adi.)
GRAJVDBUR
ET DIGNITÉ DU CHRÉTIEN 8^07
de la gTâc€ ne saurait donc être considéré comme
étant du nombre de ceux auxquels il a été dit :
* Vous êtes des dieux et les fils du Très-Haut^ » ;
U ne fait point partie de la famille divine, il n'a
aucun droit à la possession des biens propres à
Dieu ;
c'est vraiment un étranger. Les rapports
qui l'unissent à l'auteur de son être, ce sont les
rapports de l'effet à la <;ause„ de l'ouvrage à l'ou-
vrier, et
nullement ceux du fils au père, attendu
qa'il existe paj: voie de création et non par voie
de
génération, qu'il procède du néant et non du
sein .de
Dieu. S'il a, comme tout effet, une cea--
taiiie ressemblance avec sa cause, il ne participe
^dépendant pas à la nature «de son principe ; s'il
a (été fait à l'image de Dieu, il ne vit pas de la
vie -divine ; il n'a, dans ses éléments constitutifs,
rien de vraiment .divin,, ni par esîsence, ni par
paaiicipation.
Saes
doulie, dans ce sens large et très impro-
p^re,
suivant lequel tout ouvrier peut se dire,
d'une
certaine façon, le père de son oeuvre. Dieu
peut être
appelé notxre Père dans l'ordre naturel
et toutes
les créatures, surtout les créatures
intelligeEntes, qui portent d'une manière plus sai-
sissante l'empr-einte de la divinité, peuvent être
dénomnaées les filles de Dieu*; mais, à parler
nigoureu&ement»
elks ne le sont point par défaut
1. « Ego dixi : Dii estis, et filii Excelsi omnes. » (Ps. lxxxt,
6.)
2. «
Numquid non ipae est pater tuu§, qui possedit te,
et fecit,
et crea\'it te ? » ('Deut.,, xxxii^ 6. — ■« Quis est
pluvise pater? vel quis genuitistillastoris?
»^0b.,xxjXYiii,.28.)
3o8 NOTRE FILIATION DIVI>E ADOPTIVE
de cette similitude de nature qui doit exister entre
le père et
les enfants.
Aussi la
tradition catholique a-t-elle toujours
considéré
l'adoption divine comme un appel fait
par Dieu à des êtres qui lui sont étrangers par
nature, et qui, par suite de leur condition native,
sont vis-à-vis de lui des serviteurs, non des
enfants.
Voici comment s'en explique saint
Cyrille d'Alexandrie : « Nous qui, par nature,
sommes des créatures produites et de condition
servile, nous obtenons par grâce et au-dessus
des exigences de notre nature la dignité d'enfants
de Dieu : Nos qui natura censemur effecta serva-
qae creatura, iidem supra naturam et per gratiam
nanciscimur prœstantiamJîliorumDei^. » Saint Atha-
nase exprime la même pensée dans les termes
suivants :
« Les hommes étant, par leur nature,
des créatures, ne p.^uvent devenir fils de Dieu
qu'en
recevant l'Esprit de celui qui est le vrai
Fils de Dieu par nature : Nec alio modo possurd
filii fieri cam ex natura sua sint creati, nisi Spiri-
tum ejus, qui est naturalis et verus Filius, accepe-
rint*. »
Le
Souverain Pontife Léon XIII n'était donc
que l'écho
de la doctrine traditionnelle lorsque,
dans sa
belle Encyclique sur le Saint-Esprit, il
disait : «
La nature humaine est nécessairement
servante de Dieu : Par nature , nous sommes
les serviteurs de Dieu'. En outre, à cause de la
I. S. Cyr.
Alex., In Joan. lib. I.
a. S.
Athan., Orat. 2 contra Arian.
3, S. Cyr.
Alex., Thesaar., 1. V, c.5.
GRANDEUR ET
DIGNITÉ DU CHRETIEN SoQ
faute
commune, notre nature est tombée dans
un tel abîme de vice et de honte que nous étions
devenus les ennemis de Dieu. Nulle puissance
n'était capable de nous arracher à cette ruine et
de nous sauver de la perte éternelle. Cette tâche,
Dieu, créateur de l'homme, l'a accomplie dans
sa souveraine miséricorde par son Fils unique,
grâce auquel nous avons été rétablis avec une
plus grande abondance de dons dans la dignité
et la noblesse que nous avions perdues. Dire
quelle a été cette œuvre accomplie par la grâce
divine dans
l'âme humaine est chose impossible ;
aussi les Livres saints et les Pères de l'Église
nous appellent-ils des êtres régénérés, des créa-
tures nouvelles admises à la participation de la
nature divine, des fils de Dieu, des êtres déifiés
et autres titres analogues'. »
Ainsi, au moment même où nous recevons la
I. « Natura humana necessario serva est Del : Creaiura
serva est, servi nos Dei samus secundam naturam : quin etiam
ob communem noxam natura nostra omnis in id vitium
dedecusque prolapsa est, ut prœterea infensi Deo extiteri-
mus : Eramas natura filii irœ (Eph., n, 3). Tali nos a ruina
exitioque sempiterno nuUa usquain vis tanta erat quœ pos-
set erigere et vindicare. Id vero Deus, humanœ naturse con-
ditor, summe misericors, praestitit per Unigenitum suum :
cujus beneficio factum, ut homo in gradum nobilitatem-
que, unde exciderat, cum donorum locupletiore ornatu sit
resti tutus. Eloqui nemo potest, quale sit opus istud
divinse
gratiae in animis hominum ; qui propterea luculenter tum
in sacris
Litteris tum apud Ecclesiae Patres, et regenerati et
creaturae novae et consortes divinae naturœ et filii Dei et
deifici
similibusque laudibus appellanlur. » (Fx Epist. En-
cyci.
Divinum Uiad munus Léon. Papae XIII.)
3 10 NOTRE
FILIATIOTV TJIVINE ADOPTIVE
grâce, un
dhangement profond s'opère en nous;
de BervT^teurs que nous étions en vertu de notre
création,
nous devenons soudain les enfants de
Dieu; de fils du premier Adam, héritiers de sa
nature et de sa faute, nous dcTenons les frères
du second
Adam, Jésus-Christ notre béni Sau-
veur, qui
ne croit pas déroger en nous donnant
cette
glorieuse qualification 1 ; et nous entendons
l'Apôtre
nous adresser ces paroles significatives :
u Vous
n'êtes plus maintenant des étrangers et
des hôtes, mais vous êtes les concitoyens des
saints et de la maison de Dieu : Jam non estis
hospHcs et advenœ, sed estis cives sanctorum et do-
mesticiDei'^: »
^'on content de détruire en nous Le vice de
notre première origine, Dieu nous communique
un nouvel être, une nouvelle vie, une nature
nouvelle-;
il nous engendre spirituellement, non
pas sans doute de la même manière, ni au même
titre que le Verbe divin, mais à sa ressemblance.
Lui est consubstantiel au Père, qui lui commu-
nique sa propre nature dans toute sa plénitude;
nous n'avons, nous, qu'une participation îfinie,
une imitation analogique de cette même nature.
Lui est Dieu, nous sommes simplement déifiés.
Sa
génération est éternelle et nécessaire.; notre
régénération,
qui s'accomplit dans le ieaorips, est
gratuite et volontaire. Volaniarie gênait nos verho
veritatis
3. Bref, le Verbe «st fils par nature ; nous
I. «
PiTopter qaam causam -non conïiinditur fralres eos
vocare. »
;(iHebr., ii, n.)
u. Ephes.^
u. 19.
3. Jac, I,
18.
GBL\NI>E.UR
ET DIGNITE I>U CHRÉTIEN 3lT
ne le sommes que par bienveillance et adoption,
ayant été déifiés par la grâce, sans être nés de
la substance divine : Hommes dmii deos, ex gra-
tta sua deificatos, non de subsiantia sua naiosi^.
Mais pour n'être que des fils adoplifs, nous
n'en avons pas moins droit à l'héritage de notre
Père
céleste. « Si nous sommes enfants, dit saint
Paul, nous
sommes également héritiers : héri-
tiers de
Dieu et cohéritiers de Jésus-Christ : Si
autemfilii, et hœredes : hœredes quidem Dei, coJiœ-
redes auiem
Ghrisii 2. »
Ce droit à
l'héritage paternel est ce qu'il y a
de plus
essentiel dans l'adoption ; c'en est le but
et la fin, de même que Famoui* en est le prin-
cipe. Aussi, (c dès. là que, par un effet de sa
bonté imfinie,. Dieu appelle les hommes à hériter
de sa propre béaititnde, on dit qu'il les adopte ^ )>.
Grande et sublime vocation, bienfait inappré)-
ciable, qui arrachait à l'Apôtre saint Paul ce cri
de reconnaissance et d'amiOiur : « Béni soit Dieu,
et le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui
nous a comblésr en Jésus-Christ de toutes sortes
de hénédicitons spirituelles et célestes, nous-
ayant élus
en lui a\^dnt la constitution du
monde, afin
que nous fussions saints et imma-
culés devant lui dans la charité. Car, par une fa-
veur toute gratuite, il nous a prédestinés à deve-
lu &.
AiUg.^ in Ps. XEEC, rt. a
2. Rom.,
vin, 17.
3.. « In
qucuattuna Deus ex sua bonitate admittit hornine»
adbeatitudmisbiaeieditatem»
dicitup eas adoptare. » (S. Th.„
ni, q.
xxni, a. i.)
3l2 NOTRE
FILIATION DIVINE ADOPTIVE
nir ses
fils adoptifs par Jésus-Christ, pour la
gloire et le triomphe de sa grâce, par laquelle il
nous a
rendus agréables à ses yeux en son Fils
bien-aimé^.
»
III
La grâce
réalise donc toutes les conditions
d'une
véritable adoption, puisque par elle des
étrangers
sont introduits gratuitement dans la
famille de
Dieu, dont ils deviennent les héri-
tiers. Mais
que cette adoption diffère des adop-
tions
humaines ! S'il y a entre elles certaines
analogies, quelques traits de similitude, combien,
par ailleurs, les dissemblances en sont profondes
et accusées!
Parmi les hommes, l'adoption n'a lieu que
pour suppléer, dans une certaine mesure, à l'ab-
sence d'enfants légitimes et peupler un foyer que
la nature avait laissé désert. Quand deux époux,
privés du bienfait de la fécondité, craignent de
voir s'éteindre un grand nom et se disperser
I. « Benedictus Deus et Pater Domini nostri Jesu
Christi, qui benedixit nos in omni benedictionespirituali in
cœlestibus
in Christo. Sicut elegit nos in ipso ante mundi
constitutionem,
ut essemus sancti et immaculati in con-
spectu ejus
in charitate. Qui praedestinavit nos in adop-
tionem
filiorum per Jesum Ghristum in ipsum, secun-
dum
propositum voluntatis suae : in laudem gloriae gra-
tifie
fcuae, in qua gratificavit nos in dilecto Filio sue. » (Eph.,
1, 3-6.)
GRANDEUR ET
DIGNITÉ DU CHRETIEN 3l3
une
brillante fortune, ils font choix d'un étran-
ger, ils l'introduisent à titre de fils dans leur de-
meure, et, en lui passant leur nom et leur héri-
tage, ils se consolent dans la pensée qu'ils ne
mourront pas entièrement. Mais si les époux ont
un fils,
ils se gardent bien d'amoindrir son
patrimoine
en lui donnant des cohéritiers.
« Voilà,
dit saint Augustin, ce que font les hom-
mes ; Dieu
agit différemment : Hoc faciunt homi-
nés... Non
sic Deus^. »
Ce n'est
point par indigence, à défaut de fils,
que Dieu
nous adopte ; c'est uniquement par
amour, dans
le dessein de répandre sur, d'autres
êtres
l'abondance de ses perfections. En effet, il
possède un Fils égal à lui-même, souveraine-
ment
parfait, immortel, héritier de tous ses
biens2; mais, pressé par sa bonté, il veut élargir
le cercle de la famille divine, admettre au par-
tage de ses biens les créatures qui n'y avaient
aucun
droit, et leur conférer, en les adoptant,
une sorte de filiation qui est une image de celle
du Verbe, de même que, par l'acte créateur, il
avait communiqué à tous les êtres sortis de ses
I. « Multi homînes cum filîos non habuerînt, peracta
«etate adoptant sibi ; et voluntate faciunt quod natura non
potuerunt : hoc faciunt homines. Si autem aliquis habeat
filium unicum, gaudet ad illum magis ; quia solus omnia
possessurus est, et non habebit qui cum eo dividat haeredi-
tatem, ut
pauperibr remaneat. Non sic Deus. » (S. Aug., in
Joan.y tract.
2, n. i3.)
a. « Quem constituit haeredem universorum. » (Hebr.,
i.a.)
3l4 NOTRE
FILIATION DITINE A-DOPTIVE
mains une similitude de sa peffeetion ^ De là ces
paroles de l'Apôtre : « Ceux -que Dieu a connus
dans sa prescience, il les a prédestinés à êtr-e
conformes à l'image de son Fils 2. »
11 fallait effectivement que, avant de n-o-us ad.op-
ter, Dieu commençât par nous conférer une par-
ticipation à sa nature en nous engendrant spiri-
tuellement.; car la conformité de nature entre
l'adoptant et l'adopté s'impose si m.aiiifestement
qu'il ne vient pas à l'idée qu'un homme puisse
prendre pour fils une créatur>e autr-e qu'un être
humain. Or,
tandis que l'adoption humaine sup-
pose cette
co-mmunauté de natuire, l'adoption
divine doit
la créer, car la divinité n'appartient
naturellement qu'à Dieu. Aussi, pendant que
l'homme
choisit à son gré parmi ses semblables
celui dont
il veuît faire son fils adoplif et son hé-
ritier^
Dieu ne peut adopter un être raisonnable
qu'à la
condition de le déifier au préalable en
lui faisant
part de sa nature.
De plus,
parmi les hommes, l'étranger que
l'on adopte est apte par lui-mêdffie à recueillir
Théritage qui lui est dévolu ; s'il n'y peut pré-
I. « Hominis est operari ad supplendam suam indigen-
tiam ; non autem Del, cui convenit operari ad communi-
candam suae perfiectioiiis abundaiibiain. Ëit jdeso siciit
per
actum creationiB ooannuuiïijcatur boni las divina omnibus
creaturis seciandum quamdain simiMtodinjem, âtaperacturn
adoptionis communicatur srmiMiado naturalisfiliationiB im-
minibus, «ecundum illad (Rom., vifli, 29) : Quos prœscJAjU
conformas fieri imagmis Filii eui. » (S. Tih., lll, iq. kxiil»
a. I, ad
2.)
a. (( Quos
prtescLvit let praBde9iinav.R comforoies fiteri una-
ginis Filii
sui. » (Rom., vin, 29.)
GBANDEUR ET
DIGNITE DU CHRÉTIEN 3x5
tendre en vertu, de sa naissance,, une simple for-
malité juridique, suffît, pour lui constituer uai
droit et L'envoyer en possession des biens qui lui
ont été légués. II. nen va point ainsi dans
l'adoption divine. Au lieu de se borner à dési-
gner la personne appelée à recueillir l'héritage
céleste, Dieu doit d'abord créer,, dans l'élu de
son choix., l'aptitude, à entrer en possession et à
jouir des biens divins; car nul être créé, laissé
à lui-même et abandonné à ses seules forces,
n'est capable d'atteindre, à de telles hauteurs ;
il y faut l'appoint de la grâce et de la. gloire i.
Sans doute,, dès là qu'il a été fait à l'image de
Dieu et qu'il possède une nature intelligente,
l'homme a la puissance radicale di'être- éle^é à la ,
vision béatifîque et à la participation de la béa-
titude divine, qui consiste ii jouir de Dieu'^;
mais, pour obtenir la. jouissance efTective de
cette
félicité suprême, il a besoin de forces sur-
naturelles
qui perfectionnent, son intelligeu^e et
dilatent
son cœur.
Comme on le
voit, l'adoption humaine est uai
acte
purement extérieur, une fiction! légale, qui
I. « Woc autem plus habet adopta tîo divina quam hu-
mama, qjuia Deias hominem' ^em» adeptat, ixloneum fâciV
per gratiae
muQus ad) hœreditatein coelesfeem percipfen-
dam; homo auiem non facit idQUÊum eum quem adoptât
sed potins eum jam idoneum eligit adoptando. » (S. Th.,
ni; q.
xxHi, a. I.;
2t, « Deus est mûniùas' boniitatis : ex qoa contingit quod
ad participatlonem bonorum suorum suas creaturas aJ-
mittit, et
praecipue rationales creaturas, quae in quantum
sunt ad
imaginera Dei factse, sunt capaces beatitudinis
divinse :
quaequidem consistit in fruitione^Dei. » (Ibid.)
Ol6 NOTRE
FILIATION DIVINE ADOPTIVE
peut bien
changer la situation sociale de l'adopté^
lui inspirer des sentiments nouveaux, établir
entre lui et celui qui l'adopte des relations d'in-
timité et
d'affection, mais qui ne peut rien sur
la nature.
Le père adoptif a livré tout ce qu'il
peut
transmettre, quand il a donné son nom,
son
héritage et son cœur. « Celui qui prend
désormais le nom n'appartient pas pour cela à la
race. S'il porte un cœur noble et reconnaissant,
il épousera les sentiments, les pensées, les tradi-
tions de sa famille adoptive ; il lui vouera amour
et
obéissance ; mais à cette filiation factice et
conventionnelle
il manquera toujours le lien
d'origine,
le cri du sang. 11 n'en va pas ainsi
dans
l'ordre de notre filiation surnaturelle. Le
jour où
nous devenons chrétiens, notre initiation
ne nous
confère pas seulement le nom, elle ne
nous agrège
pas seulement à la maison, elle ne
nous engage
pas seulement envers la doctrine
de
Jésus-Christ : elle imprime dans notre âme
un sceau de
ressemblance, un caractère indélé-
bile ; elle
nous communique intérieurement
c( l'esprit
d'adoption des enfants dans lequel
nous crions
: Père^ » ; enfin, par l'action sacra-
mentelle du
baptême et des autres signes, et
mieux encore
par la liqueur eucharistique, elle
insinue au
plus intime de notre être le sang de
celui en qui nous sommes adoptés. Par là, nous
entrons authentiquement dans sa race : ipsias
enim et gênas sumus'-. El parce que nous sommes
1. Rom.,
VIII, i5.
2. Act.,
XVII. a8.
GRANDEUR ET DIGNITÉ DU CHRÉTIEN 'Ôl'J
de la race de Dieu : genus ergo cum simus
Dei\ parce que notre filiation n'est pas pure-
ment nominale, mais rigoureusement vraie et
réelle, nous devenons héritiers de plein droit et
à titre de stricte justice, héritiers du Père com-
mun que
nous aAons avec Jésus-Christ, cohéri-
tiers par conséquent de l'aîné de notre race * : Si
filii, et hœredes : hœredes qu'idem Dei, cohœredcs
aiitem Christi^. »
IV
Que sont, à côté de cette qualité d'enfants de
Dieu et de frères de Jésus-Christ, les titres les
plus fastueux dont la vanité humaine aime à se
parer comme d'une auréole? Qu'est-ce qu'un
prince de la terre, un chef d'Etat, un monarque
si puissant qu'on le suppose, à côté d'un héri-
tier de la couronne céleste? C'est ce qu'avait par-
faitement
compris notre grand saint Louis ; aussi
préférait-il au nom si justement célèbre de roi de
France l'humble dénomination de Louis de
Poissy, du lieu où il avait reçu le sacrement de
la régénération.
Que d'autres se glorifient, s'ils le veulent, de
la noblesse de leur origine, de l'étendue et de la
profondeur de leur savoir, de l'abondance de
1. Ibid.,
ag.
2. Rom.,
VIII, 17.
3. Gard.
Pie, 3* Instrud. synod. sur les principales erreurs
du temps
présent, S xvi.
3>r8
NOTRE FILIATION DTTINE AI>OPTiyB
leurs
richesses, de Téclat de leurs honneurs ; aux
yeux de la foi, et par conséquent au jugement de
Dieu, rien de tout cela n'est comparaMe à la di-
gnité d'un chrétien en étjat de grâce. Ce juste
n'est
peut-être qu'un pauvre artisan, vivant péni-
blement du
travail de ses mains, une humble fem-
me sans
influence comme sans notoriété, moins
encore, un mendiant méconnu et méprisé, pos-
séda nt à peine quelques haillons sordides pouT
«ouvrir sa nudité. Mais pendant que les heureux
de la terre passent à ses côtés sans daigner lui
jeter un
regard, le ciel entier a les yeux sur lui ;
Dieu le contemple avec amour, prêt à redire de
lui les paroles qu'il laissa tomber un jour de ses
lèvres à la louange du Sauveur Jésus : « Celui-
ci est mon
fils bieuraimé, en qui j'ai mis toutes
mes
complaisaneeâ^ » ; les anges l'entourent d'un
religieux
respect et le couvrent de leur protec-
tion, car
ils voient en lui un frère et un cohéri-
tier de la gloire céleste.
Yoilà ce
qu'il iaut enseig^ier et redire fré-
quemment
aux hommes de la génération con-
temporaine
ù froidement indiflerents pour les
choses du salut, si ingrats envers Dieu, si dédai-
gneux des biens de la grâce. A ces baptisés fai-
sant si bon marché de leur titre de chrétiëfls,
quand ils
ne s'en montrent pas ouvertement
humiliés
devant les enfants du siècle, il faut
rappeler
l'éclat de leur naissance spirituelle, la
dignité de
leur baptême, l'incomparable gran-
I. « Hic
est Filiusrmeus dilectus, in qtw mibi bene com-
placui. n
(Matth., xvii, 5.)
GRANDEUR ET
DIGNITÉ DU CHRETIEN Sl^
deur de leurs destinées; il £aut leur apprendre à
ne i>as rougir de ce qui fait leur gloire. Est-^ce
qu'un fils
de famille, un jeune homme de noble
extraction,
rougit du nom de ses ancêtres? Est-ce
qu'il cache
ou dissimule son blason? Il fait, au
contraire,
sonner l'un bien haut, et s'ingénie à
mettre
l'autre en évidence. Eh bien, nous tous.
qui avons été baptiser, nous sommios de la
plus grande race du inonde, nous sommes de
race divine, nous sommes enfants de Dieu.
« Apprenez, disait jadis saint Jérôme à la
vierge Eustochium, en l'invitant à ne pas fré-
quenter les matrones superbes enflées de l'im-
portance de leurs maris, apprenez à concevoir
ici un saint orgueil ; sachez que vous valez
mieux qu'elles : Bisce sanctam superhiam ; scïta
te lilis majorem^. » Si l'humilité oiiré tienne nous
sied en
tant que créatures, et surtout en tant
que péchetirs, il ne nous convient pas d'avoir,
touchant les <>hoses de la grâoe^ des pensées mé-
diocres ou de bas sentiments. Une sainte fierté
paraît ici tout à fait de mise, celle qui respecte
les dons de Dieu et refuse de déroger. Que des
hommes étrangers à notre foi réservent leuT
estime pour les biens et les avantages de l'ordre
naturel, qu'ils exalterst plus que de raison les
conquêtes de la science , cela se conçoit ; car-
« l'homme animal, suivant d'énergique expres-
sion de saint Paul, ne connaît pas les choses qui
sont de l'Esprit de Dieu' m ; quant au dirétien.
I. S.
Hieron., Epist. ix.
3. «
Animalis homo non percipit ea quae sunt Spiritus^
Dei. » (I Cor., ii, i4.)
320 NOTRE
FILIATION DIVINE ADOPTIVE
s'il ne le
cède à personne dans l'estime et la cul-
ture des
sciences naturelles et humaines — car
loin d'être
une dépression de la nature, la grâce
en est, au
contraire, la plus splendide exaltation,
— il fait
par ailleurs profession de croire à une
science
plus haute et plus nécessaire, la science
du salut.
Aussi
écoutez avec quels nohles accents saint
Cyprien répond à tous ces preneurs de la nature
qui ont sans cesse à la bouche les grands mots
de progrès, de civilisation, de découvertes mo-
dernes, et qui, non contents de s'extasier eux-
mêmes
devant ce qu'ils appellent les chefs-d'œu-
vre de la pensée et les conquêtes de la science,
semblent
vouloir imposer leur admiration aux
autres : « Jamais il n'admirera les œuvres hu-
maines, celui qui se sait fils de Dieu. C'est dé-
choir du faîte de la grandeur que d'admirer
quelque chose après Dieu. Nanquam humana
opéra mirabitur, quisqais se cognoverit filium Dei.
Dejicit se de culmine generosiialis, qui admirari
aliquid
post Dominum prAest^. >^
Et pour
exciter le chrétien à repousser coura>
geusement
la tentation, l'illustre évêque de Car-
thage ne
trouve pas de motif plus puissant que
celui de sa
filiation divine. « Lors donc que la
chair te sollicite à des plaisirs honteux, réponds :
Je suis fils de Dieu, appelé à de trop hautes
destinées pour me faire l'esclave de viles pas-
sions. Quand le monde te tente, réponds-lui : Je
suis fils de Dieu ; des richesses célestes me sont
1. S. Cyp., lih. de Spectac., n. ix.
GRANDEUR ET DIGNITE DU CHRÉTIEN 321
réservées, il est indigne de moi que je m'attache
à une motte de terre. Quand le démon cherche
à t'attaquer et te promet des honneurs, dis-lui :
Je suis fils de Dieu, né pour un royaume éter-
nel ; retire-toi, Satan. — Ne déchois jamais des
hautes pensées qui siéent à des enfants de
Dieu*. » —
« chrétien, ajoute saint Léon, re-
connais ta dignité et, devenu participant de la
nature divine, ne va pas retourner par une con-
duite indigne de ta céleste origine à ton ancienne
bassesse*. »
1. « Cum ergo te sollicitât caro ad turpia, responde :
Filius Dei sum ; ad majora natus sum, quam ut me ventris
mancipium effîciam. Cum te mundus tentât, responde :
Filius Dei sum, cœlestibus opibus destinatus ; indignum est
ut terrœ punctum consecter. Cum te dœmon invadit, cura
honores promittit, responde : Dei filius sum regno aeterno
natus ; vade rétro, Satana. Noli ergo degenerare a praecel-
sis flliorum Dei cogitationibus. »
2. « Agnosce, o christiane, dignitatem tuam, et divinae
consors factus naturœ, noli in veterem vilitatem degeneri
conversatioae redire. » (S. Léo, serm. i de Nativ, Do-
mini.)
■AB. tAIRT-ISPRIT.
CHAPITRE IV
Droit à l'héritage céleste, conséquence
de notre adoption. — Quel est cet
héritage?
I
La grâce, qui fait de nous des enfants de Dieu,
nous constitue pareillement ses héritiers- : Si JîliU
et hœredes. C'est le raisonnement de FApdtre»
c'est la conséquence nécessaire de notre adop-
tion. Il
n'y a pas, en effet, il ne peut pas y
avoir
d'adoption véritable sans un droit conféré
au fils
adoptif sur l'héritage de l'adoptant.
D'ordinaire,
il est vrai, ce n'est qu'à défaut de
fils
légitime et seulement à la mort du testateur,
qu'un
étranger est appelé à recueillir sa succes-
sion en
qualité de fils adoptif. Or, Dieu ne
meurt pas,
et il possède un Fils unique qui est
son
légataire universel', un Fils auquel il a tout
remise,
auquel tout appartient au ciel et sur la
terre 3. Mais, observe saint Augustin, « si grande
1. « Quem constituit hœredem universorum. » (Hebr.,
1,2.)
2. « Omnia mihi tradita sunt a Pâtre meo. » (Matlh., xi»
37.)
3. « Omnia quaecumque habet Pater, mea sunt. » (Joan..
xvi, i5.)
QUEI. EST CET HERITAGE? 323
est la charité de cet héritier, qu'il a voulu avoir
des cohéritiers. Quel homme avare voudrait avoir
des cohéritiers? Si par hasard il s'en trouvait
un, il devrait partager l'héritage et se trouverait
par là moins riche que s'il l'avait gardé intégra-
lement pour lui. Rien à craindre de semblable
par rapport à Théritage pour lequel nous som-
mes
cohéritiers du Christ ; il ne diminue point
avec la
multitude des copartageants , il n'est
point
amoindri en proportion du nombre des
héritiers ;
mais il est aussi considérable pour
beaucoup
que pour un petit nombre, pour
chacun en
particulier que pour tous ensem-
ble i. »
Il n'en est
pas effectivement des biens spiri-
tuels comme des biens matériels. Ceux-ci ne
pouvant appartenir intégralement à plusieurs à
la fois, leur possesseur ne saurait, sans se dé-
pouiller lui-même de tout ce qu'il donne, appe-
ler quelqu'un à partager avec lui son patrimoine.
Les biens spirituels, au contraire, peuvent être
possédés simultanément par plusieurs. Est-ce
que le docteur se dépouille et se prive de la
science qu'il a acquise, quand il la communique
à la foule des disciples qui se pressent autour de
i . « Tanta charitas est in illo haerede, ut voluerît habere
cohaeredes. Quis hoc avarus homo velit, habere cohsere-
4es ? Sed et qui invenifur velle, di\idet cum eis haeredita-
tem, minus habens ipse dividens quam si solus possideret.
Haereditas autera in gua cohaeredes Ghristi sumus, non
minuitur copia possessorum, nec fit angustior numerosi-
tate hœredum; sed tanta est multis quanta paucis, tanta
«ngulis quanta omnibus. « (S. Aug., in Ps. xux, n. 2.)
324 DROIT A
l'héritage CÉLESTE
sa chaire?
Le Christ peut donc, sans crainte de
s'appauvrir lui-même, et sans aucun détriment
pour le
Père céleste toujours vivant, nous appe-
ler à recueillir avec lui l'héritage de notre com-
mun Père'.
Quel est
cet héritage? Suivant la judicieuse
observation du Docteur angélique, l'héritage de
quelqu'un, c'est ce qui constitue sa fortune ou
sa richesse : Hoc autem dicitar hœr éditas alicajus,
ex quo ipse est dives^.
Il ne suffît donc pas, pour mériter ajuste titre
le nom d'héritier, de recevoir un legs quelconque,
un cadeau même important, c'est la majeure
partie sinon la totalité de l'avoir du testateur,
c'est-à-dire ce qui constitue substantiellement sa
richesse qu'il faut être appelé à recueillir*. Or la
richesse de Dieu ne consiste pas, comme celle de
l'homme, dans les biens extérieurs : l'or, l'ar-
1 . « Bona spiritualia possunt sîmul a pluribus possîderi,
non autem bona corporalia ; et ideo haereditatem corpora-
lem nullus potest percipere nisi succedens decedenti :
haere-
ditatem autem spiritualem simul omnes ex integro acci-
piunt sine detrimento patris semper viventis. » (S. Th., III,
q. xxm, a.
i, ad 3.)
2. S. Th.,
III, q. xxiii, a. i.
3. « Dicitur aliquis haeres alicujus existera qui principa-
lia ejus bona percipit seu adipiscitur, non autem qui ali-
qua munuscula recipit ; sicut legitur (Gen., xxv, 5) : Qaod
Abraham dédit cancta quœ possedit, Isaac ; filiis autem
conçu-
binarum largitus est munera. Bonum autem principale quo
Deus dives est, est ipsemet : est enim dives per seipsum,
et non per
aliquid aliud : quia extrinsecorum bonorum non
indiget, ut
dicitur in Ps. xv. Unde ipsum Deum adipis-
cuntur ûlii
Del pro hœreditate. » (S. Th., in Rom., vni. 17,
lect. 3.)
QUEL EST
CET HERITAGE? 325
gent, les
produits de la terre, les champs, les
édifices.
Tout cela lui appartient n anifestement,
car il
n'est rien dans l'univers créé qui échappe
à sa souveraineté : la terre, dans toute son éten-
due, est à lui : Domini est terra et plenitudo ejus^;
la mer et
tout ce qu'elle renferme est sa pro-
priété, car
c'est lui qui a tout fait : Ipsius est mare
et ipse fecit illud^. Mais tous ces biens matériels,
si ardemment convoités par la créature, parce
qu'elle y trouve le moyen de pourvoir à ses be-
soins, de satisfaire ses plaisirs, de combler son
indigence, ne sauraient être considérés comme la
fortune da Créateur. Aussi les abandonne-t-il indis-
tinctement
aux bons et aux méchants, souvent
même les
pécheurs semblent favorisés sur ce point.
Quant à ses
biens proprement dits, ils sont l'apa-
nage
exclusif des enfants d'adoption , et l'on
peut
appliquer ici la parole de l'Ecriture :
« Chassez
l'esclave et son fils ; car le fils de la
servante ne sera point héritier avec celui de la
femme libre : Ejice ancillam et Jilium ejus :
non enim hœres erit Jilius ancillœ cum Jilio libe-
rœ\ » Les biens de Dieu, sa richesse, c'est lui-
même, c'est
sa propre perfection; étant le bien
infini, principe et exemplaire de tout bien, il se
suffit
pleinement et trouve dans la possession et
la jouissance de lui-même sa parfaite félicité : In
se et ex se beatissimus*.
1. P8. xxm, I,
2. Ps. XCIV., 5.
3. Gai., IV, 3o.
i. Ex Conc. Vatic,
Const. Deî Filias, cap. i,
■326
DROIT A l'héritage CELESTE
Mais, dans sa bonté infinie, il n'a pas voulu
être seul à jouir de son bonheur; et sans autre
intérêt que celui de faire des heureux, il a daigné
appeler les créatures raisonnables à partager ces
biens divins qui surpassent absolument tout ce
que Fintelligence humaine et même angélique
3st capable de concevoir ; car « l'œil de l'homme
n'a point
vu, son oreille n'a point entendu, son
cœur n'a pu même pressentir ce que Dieu tient
«n réserve pour ceux qui l'aiment ^ )). En nous
appelant à l'ordre surnaturel, il nous offre et
nous confère les moyens de parvenir à cette béati-
tude ; en
nous adoptant par la grâce, il nous y
donne un
véritable droit.
Ainsi donc
la vision de la beauté infinie,
l'amour et
la jouissance du souverain bien, la
participation
du bonheur même de Dieu, voilà
l'héritage souverainement précieux, le patri-
moine incomparable qui est destiné à ses enfants
adoptifs2. Gomment ne pas chanter avec le Psal-
miste : a L'héritage qui m'est échu est vraiment
magnifique ; splendide et enivrante est la part
qui me revient
: Fanes ceciderant mihi in prœcla-
1. « Oculus
non vidît, nec auris audivît, necin cor homi-
riris ascendit, quae prseparavit Deus iis qui diligunt
illum. »
(I Cor., n, 9.)
2. « Ad participationem bonorum suorum creaturas
admittit (Deus), et praecipue rationales creaturas, quae in
quantum sunt ad imaginem Dei factae, sunt capaces beati-
tudinis divinae : quaB quidem consistit in fruilione Dei,
per quam ipse Deus beatus est, et per seipsum dives,
in quantum scilicet seipso fruitur. » (S. Th., III, q. xxiii,
a. I.)
QUEL EST
CET HÉRITAGE? 33 ^T
riSr eterdm hœreditas mea prœclara est mihi. Le
Seigneur lui-même doit être mon partage : Domir-
nus pars hœrediiatis meœ, et calicis mei. Aussi mont
cœur est dans l'allégresse, et ma langue tres-
saille; ma
chair elle-même reposera en paix, car
vous ne
m'abandonnerez pas dans le tombeau,
et vous ne
laisserez pas voire saint la proie per-
pétuelle de
la corruption. Vous m'avez fait con-
naître les voies de la vie, a^ous me re-nplirez d&
joie en me
montrant votre visage, et mes déli-^
ces
n'auront point de fin^. » — « Qu'y a-t-îB
pour moi au ciel, et que désiré-je sur la terre,,
sinon vous,
o Dieu de mon cœur et mon partage
pour
réternité? Mon cœur et ma chair défaillent.
dans cette
attente *. »
II
Que Fapôtre
saint Paul avait donc raison de
nous parler « des richesses de gloire qui forment
l'héritage
des saints ! Divitiœ gloriœ hœrediia-
tis ejus in
sanctis^. » Les richesses de notre héri-
1. «
Propter hoc laetatum lest cor meum, et exsultavit
lingua mea
: insuper et caro mea requiescet in spe. Quo-
nîam non derelînques animam meam in înferno : nec
dabts sanctum tuum videre corruptionem. Notas mihi
fecisti vias vitae, adimplebis me laetitia cum vultu tuo :
delectationes
in dextera tua usque in finem. » (Ps. xv,
5-II.)
2. « Quid mihi est in cœlo, et a te quM Tohii super
terram? Defecit caro mea, et cor meum : Deiis cordis
mei, et pars mea Deus in aeternum. » (Ps. VLiii, 25-26.)
8. Ephes., 1, 18.
328 DROIT A l'héritage CELESTE
lage ! Qui pourrait en concevoir l'étendue, puis-
que ce sont les biens mêmes de Dieu qui nous
sont réservés? Credo videre bona Domini in terra
viventiumK
Moïse, à qui le Seigneur parlait jadis comme
à un ami, formula un jour dans un élan de
confiance la prière suivante : « Mon Dieu, si j'ai
trouvé grâce en votre présence, montrez-moi
votre face, afin que je vous connaisse : Si ego in-
veni gratiam in conspectu tuo, ostende mihi faciem
tuant, ut sciam te... Moutrez-moi votre gloire :
Ostende mihi gloriam iuam. » Et le Seigneur, exau-
çant en partie sa requête, lui répondit : « Je te
montrerai tout bien : Ego ostendani omne bonum
tibi. Cependant tu ne pourras pas contempler
mon visage,
car nul ne peut me voir dans cette
vie mortelle. Mais tu te tiendras sur le rocher, et
lorsque ma gloire passera , je te couvrirai
de ma main jusqu'à ce que je sois passé.
J'ôterai ensuite ma main et tu me verras par der-
rière; mais, quant à mon visage, tu ne pourras
le voir 2. »
Eh bien, ce Dieu que Moïse désirait si ardem-
ment de pouvoir contempler, ce Dieu naturelle-
ment
invisible, « qui habite une lumière inacces-
sible, que nul n'a vu, que nul ne peut voir sans
la lumière de gloire ^ », doit se montrer un jour
à découvert
; car c'est dans cette connaissance,
1. Pi. xxTi, i3.
s. Exod., xxxiii, i3-a3.
3. « Qui lucem inhabitat inaccessîbilem, quem nullus
hominum vidit, sed nec videre potest. » (I Tim., vi, i6.)
QUEL EST CET HÉRITAGE? SsQ
dans cette vision, que consiste la vie éternelle
promise à nos mérites : Hœc est vita œterna : ut
cognoscant te solum Deum verum et quem misisti
Jesum Chrisium^.
Un jour les élus verront le Roi éternel des
siècles dans tout l'éclat de sa gloire et de sa
majesté :
Regem in décore suo videbant^\ ils le
verront,
non plus seulement par reflet, dans le
miroir des
créatures, per spéculum; non plus au
travers d'un voile et dans l'obscurité de la foi, in
œnigmate;
non plus par derrière comme Moïse,
mais face à Î3Lce,facie adfaciem, directement, im-
médiatement,
tel qu'il est, sicuti est, comme il
se voit et se connaît lui-même, cognoscam sicul
et cognitus
sum^; ils contempleront éternelle-
ment d'un
regard toujours avide quoique perpé-
tuellement
rassasié cette beauté infinie, source
féconde,
idéal souverainement parfait de toute
beauté, de
toute bonté, de toute perfection. Et
comme Dieu
est un bien infini, le bien universel,
honum
universale^, suivant l'expression de saint
Thomas, le
bien de tout bien, honum omnis boni^,
l'océan, la
plénitude de la bonté, en se faisant
voir aux bienheureux, il leur montrera vérita-
blement
tout bien : Ego ostendam omne honum
tibi^.
I. Joan.,
XVII, 3.
a. Is.,
XXXIII, 17.
3. I Cor.,
XIII, la.
4. S. Th.,
MI", q. n, a. 8.
5. S. Aug.,
de Trin., 1. VIII, cap. S.
6. Exod., XXXIII, 19.
33o DROIT A l'héritage gklestb
Si les Apôtres, admis sur le Thabor à voir la
-gloire de la sainte âme de Notre-Seigneur rayon-
naût à
travers son corps mortel, s'écriaient, dans
un saint
transport mêlé de crainte et d'allégresse
et sans
savoir ce qu'ils disaient * : « Seigneur, il
fait bon ici : Domine, bonum est nos hic esse * » ;
que sera-ce quand, fortifié par la lumière de
g-loire, notre esprit pourra contempler à loisir
non seulement l'Humanité transfigurée du Verbe
liait chair, mais la Divinité elle-même dans toute
sa splendeur; quand, embrassant d'un seul coup
d'oeil
toutes et chacune des perfections divines
que nous
sommes obligés maintenant d'étudier
séparément
pour les mieux connaître, il les verra
se fondre
dans une simple €t unique perfection
infinie :
spectacle enivrant et vraiment ineffable,
dont rien
ici-bas ne peut nous donner une idée ?
Que sera-ce quand son regard, devenu plus
ferme et plus perçant que celui de l'aigle, pourra
scruter les mystères de la vie intime de Dieu,
sonder les abîmes de sa sagesse et de sa justice,
considérer les richesses incompréhensibles de
son amour, les excès de sa miséricorde, la pro-
fondeur de ses décrets, les naerveilleuses opéra-
tions de sa grâce, les voies secrètes et admira-
bles par lesquelles il conduit chacun de nous au
terme de sa destinée?
Là, notre intelligence, si avide de savoir, si
affamée de vérité, trouvera dans la claire vue du
I. « Non
enim sciebat quid diceret; erant enim timoré
-3xterriti. » (Marc, ix, 5.)
a. Matth., xvii, 4.
QUEL EST
CET HERITAGE? 35t
Verbe son
plein rassasiement : Satiahor cttm ap-
paruerit
gloria tua^ \ car le Verbe, c'est la vérité,
non la
vérité amoindrie, partielle, fragmentaire,
mais la
vérité pleine, totale, substantielle. Et,
comme le
remarque saint Grégoire : a Que peut-
on ignorer
quand on connaît celui qui sait tout,
qui a tout
fait, par qui tout existe? Quid est quod
ihi
nesciant, abi scientem omnia sciant*? » Là,
notre
volonté, que rien ici-bas ne peut satisfaire,
lors même que nous réaliserions l'irréalisable
conquête du monde entier, trouA'era dans la pos
session du
souverain bien la plus entière satis-
faction de
tous ses désirs : Qui replet in bonis
desiderium
tuum '. Là, notre cœur, toujours in-
quiet durant cette vie, parce qu'en nous faisant
pour lui-même et en nous créant capables de
le posséder, Dieu y a creusé des abîmes que
lui seul peut combler, trouvera son parfaii-
repos *.
111
Tenterons-nous de faire connaître plus à fond'
l'héritage des enfants de Dieu? Mais il faudrait
pour cela
dire ce qu'est le ciel. Or, n'y aurait-il
pas témérité de notre part à vouloir décrire ce
que l'apôtre saint Paul lui-même, quoique élevé
I. Ps. XYI, l5.
a. S. Greg. M., Dial, 1. iv, n. a4.
S. Pg. en,
5.
4. «
Capacem Del, quidquid Deo minus est, non împle-
bit. » (S.
Bern.)
332 DROIT A
l'héritage CELESTE
au troisième cieP, se déclare impuissant à expri-
mer?
Assurément, ce serait une intolérable pré-
somption,
si, pour parler d'une chose si fort au-
dessus de nos conceptions, nous en étions réduits
à nos seules lumières. Mais « l'Esprit-Saint, qui
scrute tout, même les profondeurs de Dieu^ », a
daigné nous
fournir sur ce point des données
précieuses, qu'il importe de ne pas laisser dans
l'ombre.
Afin de nous aider à concevoir quelque peu
les ineffables délices du ciel, il nous l'a repré-
senté sous des noms multiples et des figures
variées : tantôt comme un royaume, tantôt
comme la
maison du Père céleste et la vraie
patrie des
âmes. Ici, c'est un banquet, un festin
de noces ; là un torrent de délices ; puis, c'est le
repos, la paix, la vie, la vie sans terme et sans
limite, la
vie éternelle. Parcourons brièvement
ces
diverses appellations, pour essayer d'en péné-
trer quelque peu la profonde signification.
Et d'abord, le ciel nous est représenté sous le
nom et la figure d'un royaume, le royaume de
Dieu promis à ceux qui l'aiment s. « Venez, dira
un jour
Notre-Seigneur aux élus, venez, les bénis
de mon Père, prenez possession du royaume qui
vous a été préparé dès le commencement du
monde : Venite benedicti Patris mei, possidete para-
tum vobis regnam a consiituiione mandi^. »
1. n Cor., xn, a.
2. I Cor., II, 10.
3. « Haeredes regni quod repromisit diligentibus
f.Iac., II, 5.)
't. Matth.. XXV, 34.
QUEL EST CET HERITAGE? 333
Qui dit royaume, dit richesses, puissance,
honneurs,
gloire, affluence de tous les biens. Or,
tel est
précisément le ciel, cette demeure opu-
lente, habitationem opulentam^, comme parle le
prophète, oii se trouvent réunis tous les biens
désirables
du corps et de l'esprit, a Quelle féli-
cité,
s'écrie saint Augustin, quand, tout mal ces-
sant, tout
t)ien sortant de l'obscurité, on ne se
livrera plus qu'aux louanges de Dieu, qui sera
tout en
tous!... C'est là que résidera la vraie
gloire, qui ne sera donnée ni par l'erreur, ni
par la flatterie. Là, le véritable honneur, qui ne
sera refusé à qui le mérite, ni déféré à Tindigne;
et il ne saurait y avoir de candidat indigne, là
où nul ne saurait être, s'il n'est digne. Là enfin,
la véritable paix, où l'on ne souffrira rien de con-
traire ni de soi ni des autres. L'auteur même de
la vertu en sera la récompense, et cette récom-
pense qu'il lui a promise, la plus grande et la
meilleure de toutes, c'est lui-même. Et quel autre
sens, en
effet, peut avoir cette parole du pro-
phète : Je
serai leur Dieu, et ils seront mon
peuple,
sinon je serai ce dont ils pourront se ras-
sasier; je
serai tout ce que les hommes peuvent
légitimement espérer : vie, santé, nourriture,
abondance
et gloire, honneur et paix, tous biens
en un mot !
Et tel est le sens véritable de ce
mot de l'Apôtre : Afin que Dieu soit tout en
tous'^, »
1. Is., xxxm, 20.
2. « Quanta erit îlla félicitas, ubi nullum erit malum»
niillum latebit bonum, vacabitur Dei laudibus, qui erit
334 DROIT A l'héritage CÉLESTE
Si déjà dans cette vallée de larmes et pour
l'usage
commun des bons et des méchants Dieu
fait non
seulement luire son soleil, mais produit
des
oeuvres^ vraiment admirables, semant avec
une sorte
de profusion les fleurs et les fruits,
donnant aux
vallées leur fraîcheur, aux plaines
leur
fécondité, leur majesté aurx montagnes, aux
cieux leur
harmonie, quelles merveilles tient-il
donc en réserve pour le paradis, puisque, au dire
du prophète, c'est là seulement qu'il est vrai-
ment magnifique? Solummodo ibi magniflcus est
Dominas^.
Si, dans l'ordre purement naturel, il se mon-
tre si large et si libéral, ouvrant sa main pour
emplir de ses bienfaits tout être vivant 2, que ne
fera-t-il
pas, au grand jour des rétributions, en
omnia in
omnibus... Vera îbî glofîâ efît, ubî laudantîs nec
errore quisquam, nec adulatione laudabitur. Verus honor,
qui nulli negabitur digno, nuUi deferetur Indigno : sed nec
ad eum
ambiet uUus indignus, ubi nullus permittetup esse
nisi dignus. Vera pax, ubi nihil adversi, nec a seipso, nec
ab alio quisquam patietur. Praemiuni virtutis erit ipse qui
virtutem dédît, eique se Ipsum, quo melius et majus nihil
possit
esse, promisit. Quid est enim alîud quod per Pro-
phetam dixit (Levit., xxti, 12) ; Ero illoram Deus, et ipsi
erunt mihi plebs , nisi : Ego ero unde satientur f ego ero
quaecumque ab hominibus honeste desiderantur, et vita,
et salas,
et \ictus, et copia, et gloria, et honor, et pax, et
omnia bona?
Sic enim et illud recte intelligitur, quod ait
Apostolus
(I Cor., xv, 28) : Ut sit Deus omnia in omnibus. »
(S. Aug.,
De Civit. Dei, 1. XXII, cap. xxx, n. i, trad. Mo-
reau.)
I. Is.,
ixxni, ai.
?. « Ape^
tu mdfnini' tfiatt, et bnptés ottne atiimal be»
nedictione.
» (?», cxuv, 16.)
QUEL EST
CET HERITAGE? 335
faveur de
ceux qui l'auront fidèlement servi et
persévéramment
aimé ici-bas, de ces fils très
chers qui,
après aAoir été humiliés, méprisés,
persécutés à cause de sou nom, se présenteront
enfin devant lui, les mains pleines de bonnes
œuvres, pour recevoir leur récompense ? Avec
quelle tendresse il les accueillera, les comblant
de caresses et de témoignages d'amour ! Avec
quelle joie il les introduira dans son royaume, et
les fera asseoir près de lui «ur des trônes où ils
régneront
éternellement ! Et regnabunt in sœcula
sœculoram ' .
Qu'est-ce encore que le ciel? C'est Idi patrie, la
maison de famille, le rendez-vous de tous les
enfants de Dieu !
La patrie ! Quel doux nom ! quelle plus douce
chose I
Comme son souvenir fait battre le cœur I
Comme on
est heureux d'y revenir après une
^absence
plus ou moins longue ! C'est là que se
trouve tout
ce qu'on a aimé, tout ce qu'on aime
encore :
parents, amis, connaissances, le toit pa-
ternel, la cendre des aïeux. Là, l'air est plus
pur, le
soleil plus joyeux, la campagne plus
jiante, les
fleurs plus belles, les fruits plus sa-
voureux. Là, au lieu d'être seul, inconnu, ou-
blié, on se
voit entouré, on se sent aimé, on est
heureux.
Et pourtant, t;e que nous appelons présente-
ment notre
patrie, n'est en réalité qu'un lieu de
passage;
c'est l'hôtellerie où l'on va demander
mm gîte
pour la nuit et que l'on abandonne le
I. Apoc, XXII, 5.
336 DROIT A l'héritage céleste
lendemain; c'est la tente du nomade, qui se
dresse le soir pour être repliée au matin. La pa-
trie véritable, c'est celle que les anciens patriar-
ches considéraient et saluaient de loin et qu'ils
faisaient
profession de chercher , s'appelant
volontiers
des exilés et des voyageurs' ; celle
après laquelle nous devons soupirer nous-mêmes,
car nous n'avons pas ici-bas de demeure perma-
nente : Non habemus hic manentem civitatem, sed
fuiuram inquirimus^', a c'est la cité du Dieu
vivant, la
Jérusalem céleste, l'innombrable so-
ciété des anges, l'assemblée des premiers-nés
dont le nom est inscrit au livre de vie ' » . Quelle
incomparable
famille ! quelle délicieuse société I
Là, nous trouverons l'aine de notre race, celui
qui a daigné nous adopter pour ses frères, et nous
appeler à partager avec lui son héritage, Notre-
Seigneur
Jésus-Christ, dont les anges ne se las-
sent pas do contempler la beauté : In quem desi-
derant Angeli prospicere^. Nous pourrons, nous
aussi, considérer à loisir cette face adorable em-
preinte d'une si douce majesté, reposer notre tête
sur ce Cœur qui nous a tant aimés, coller nos
lèvres émues sur ces plaies trois fois saintes que
1. « A. longe aspicientes... et confltentes quia peregrini
et
hospites sunt super terram. Qui enim haec dicunt, signiû-
cant se patriam inquirere. » (Hebr., xi, i3-i4.)
2. Hebr., xiii, i4.
3. « Accessistis ad Sion montem, et civilatem Dei viventîs^
Jérusalem cœlestem, et multorum millium Angelorum
frequentiam, et ecclesiam primitivorum, qui conscripti
sunt in
cœlis. » (Hebr., xn, aa-a3./
4. I Petr.,
I, la.
QUEL EST
CET HERITAGE 7 ZZ'J
nos péchés
ont creusées dans les mains et les
pieds du
Sauveur. Gomme les apôtres sur le
Thabor,
nous entendrons le divin Maître nous
redire les
excès auxquels il s*est livré pour
nous* :
excès d'humiliations et de souffrances,
endurés
pour notre salut pendant sa sainte pas-
sion, ou
plutôt pendant sa vie tout entière ; excès
de miséricorde, pour pardonner des fautes sans
cesse renaissantes ; excès de charité, que rien n'a
pu lasser : ni oublis, ni ingratitudes, ni trahi-
sons. Et notre âme se fondra de reconnaissance
et d'amour
en entendant ce très doux Sauveur
nous faire le récit des merveilles opérées en
notre faveur, nous raconter les saintes indus-
tries de sa tendresse pour nous ramener à lui et
nous conserver dans l'état de grâce.
Là, nous verrons, nous aimerons, nous béni-
rons la très douce, très pure, très sainte Mère
de Dieu, la bienheureuse Vierge Marie, cette gra-
cieuse souveraine dont la beauté virginale ravira
les saints, cette mère très aimante et si digne
d'être aimée, dont la tendresse se traduira par
des témoignages capables d'enivrer le cœur de
ses enfants.
Là, nous jouirons de la société des anges,
contemplant
d'un œil ravi ces hiérarchies céles-
tes qui forment un monde infiniment supérieur
en nombre
et en beauté au monde matériel et
sensible.
Là enfin, tout ce qu'il y a eu sur la terre de
grandes âmes, d'âmes saintes, d'âmes virginales,
1. «
Dicebant excessum ejus. » (Luc, ix, 3i.)
HAB.
SAINT-KIPRIT. — 33
3.58 DROIT A l'héritage céleste
d'ârabs héroïques, sera notre société. Les patriar-
ches, les
prophètes, les apôtres, les martyrs, les
confesseurs,
les vierges, ne formeront plus qu'une
immense
famille, dont tous les membres s'aime-
ront, se
féliciteront mutuellement de leur bon-
heur,
jouiront ensemble. Et point de voix discor-
dante, point de procédés pénibles ou indélicats,
point de
spectacle attristant; une joie toujours
jeune, une
allégresse que rien ne trouble, des
cantiques
sans fin. Les pécheurs, les indignes
sont bannis
de ce royaume, oii l'on ne voit que
des saints,
louant d'une commune voix leur Créa-
teur et
leur Rédempteur. beau ciel, éternelle
patrie, quand pourrons-nous te voir? On nous
raconte de toi des choses si glorieuses et si
belles I Gloriosa dicta sunt de te, civitas Dei^.
ly
Mais qu'est-ce encore que le ciel? C'est un
hanquet, un
festin, donné par le Père de famille
à l'immense multitude de ses enfants réunis au-
tour de lui.
« T^'avez vous jamais réfléchi à l'importance
que les
hommes ont toujours attachée aux repas
pris en
commun?... Point de traités, point d'ac-
cords,
point de fêtes, point de cérémonies d'au-
cune espèce
sans repas... Les hommes n'ont pu
trouver de
signe d'union et de joie plus expressif
I. Ps.,
LXXXT^, 3.
QUEL EST CET HÉRITAGE? 889
que de se rassembler pour prendre, ainsi rappro-
chés, une
nourriture commune*. » Aussi, quand,
dans
certaines circonstances solennelles, tous les
membres
d'une même famille, convoqués au
foyer
paternel, peuvent s'asseoir à la même table
et
s'entretenir quelques instants ensemble, on
regarde ces
réunions d'un jour comme une des
plus douces jouissances de la vie.
Et que se dit-on, que se eommunique-t-on mu-
tuellement dans ces sortes de rencontres? Ses
espérances et ses craintes, ses joies et ses peines,
ses peines surtout, car c'est là une plante qui
abonde sin* notre terre d'exil. Mais il est rare
qu'il ne se trouve pas là quelque membre de la
famille dont l'inconduite ou les malheurs font la
désolation des autres. Et puis, que de places
vides ! que d'absents qui ne paraîtront plus ï
Enfin, après de trop courtes heures d'un bon-
heur qui est loin d'être sans mélange, il faut se
séparer de nouveau. Là-haut, se fera la grande
réunion des enfants de Dieu. Nul des iuA^ités ne
manquera à Fappel, nul ne sera pour les autres
une source
ou une occasion de tristesse, et la
perspective
d'une prochaine séparation ne vien-
dra point assombrir la fête.
Mais de tous les festins, ïe plus splendide, le
plus
solennel, et en même temps le plus joyeux,
c'est celui des noces. Or la béatitude céleste,
c^est le festin des noces de TAgneau. « Bienheu-
reux, est-îl dit dans FApocalypse,. ceux qui ont
r. De MAr^TR», Soirées de Saint-Pétersbourg, i(j« entre-
tien.
3^0 DROIT A l'héritage CELESTE
été invités au festin nuptial de l'Agneau : Beati
qui ad cœnam naptiarum Agni vocati sunt ^
Déjà, sur
cette terre, Notre-Seigneur a dressé
pour ses
fidèles une table somptueuse, la table
eucharistique,
où il sert un pain vivant et vivi-
fiant, descendu des cieux et souverainement
délectable 2 ; mais s'il daigne se donner à nous
présentement, ce n'est que d'une manière impar-
faite; s'il se fait l'aliment de nos âmes, il ne les
rassasie
cependant pas pleinement : Hic pascis,
sed non in
saturitate^. « Je possède le Verbe, dit
saint
Bernard, mais dans la chair; la vérité m'est
servie,
mais dans le sacrement. Pendant que
l'ange se nourrit de la fleur du froment, je dois
me contenter présentement de l'écorce du sacre-
ment, du son de la chair, de la paille de la
lettre, du voile delà foi ^. »
Voilà pourquoi, avant de monter au cieî, le
Sauveur
annonçait à ses apôtres qu'il allait leur
préparer un
autre banquet dans son royaume,
011 il les inviterait à sa table ^. Inutile de faire
observer que le divin Maître n'entendait point
I. Apocal,, XIX, 9.
3. « Ego sum panis vivus, qui de caelo descendi. » (Joan.,
VI, 4i.)
3. S.
Bern., in Cant., serm. xxxiii, n. 7.
4. « Habeo
et ego Verbum, sed in carne; et mihi apponi-
tur Veritas,
sed in sacramento. Angélus ex adipe frumenti
saginatur,
et nudo saturatur grano ; me oportet intérim
quodam sacramenti cortice esse contentum, carnis furfure,
litterae palea, velamine fidei. » (S. Bern., ibid., n. 3.)
5. « Et ego dispono vobis, sicut disposuit mihi Pater
mtus, regnum, ut edatis et bibatis super mensam njeam
In regno
meo. » (Luc, xxn, ag-So.)
QUEL EST
CET HERITAGE? 34 1
parler de
mets grossiers destinés à rentretien de
la vie
corporelle; car dans le ciel nos corps
n'auront
plus besoin de nourriture. Lors donc
qu'on dit
des élus qu'ils mangent et boivent à la
table de
Dieu, c'est pour signifier qu'ils jouissent
de la félicité même de Dieu, le voyant comme
il se voit lui-même 1. Voilà le grand banquet de
Dieu,
auquel tous les élus sont invités. Venite, et
congregamini ad cœnam magnam Dei^. Là, ce ne
sera plus
la chair et le sang du Christ qui nous
seront donnés en nourriture, mais la Divinité
elle-même se fera notre aliment. Quelle fête que
de voir Dieu, d'être avec Dieu, de vivre de Dieu^I
C'est alors que se consommera l'union très sainte
commencée ici-bas par la grâce entre Dieu et
les âmes;
car le possédant parfaitement en tant
que vérité plénière et bien souverain, elles s'uni-
ront à lui d'une manière ineffable et jouiront
pour toujours de ses chastes embrassements.
« Bienheureux donc ceux qui sont invités aux
noces de l'Agneau : Beati, qui ad cœnam nuptia-
rum Agni vocati sunt^, » A tous, l'Epoux céleste
dira : « Mangez, mes amis, et buvez : buvez à
longs traits le vin de la sainte charité, et enivrez-
vous, mes très chers : Comedite, amicU et bibite,
I. « Super mensam Dei manducant et bibunt, quia
eadem felicitate fruuntur qua Deus felix est, videntes eum
illo modo quo ipse videt seipsum. » (S. Th., Contra Gent.,
1. m, cap. Li.)
a. Apocal., xix, 17.
3. « Praemium nostrum est videre Deum, esse cum Deo,
▼îvere de Deo. » (S. Bern.)
4. Apocal., XIX, 9.
3^2 DROIT A l'héritage CÉLESTE
et inebriamini, chartssimi^. » Il n'en est pas de la
béatitude comme d'nne lîgneur précieuse conte-
nue dans un vase et s'épuîsant rapidement; c'est
un fleuve inépuisable et qui ne tarit jamais,
c'est un torrent de délices, de gloire et de paix,
auquel les élus s'abreuveront éternellement jus-
qu'au plein rassasiement, jusqu'à l'ivresse. Ine-
briabuntur
ab uhertate domus (uœ, et torrente volup-
tatis tuse
potabis eos^. Et qu*on ne s'offense pas
de cette
expression dictée par l'Esprit-Saint lui-
même. S'il
est une ivresse honteuse et indigne
d'un être
raisonnable, il en est ime autre légi-
time et sainte : il y a l'ivresse de la joie, l'ivresse
de l'amour. N'était-elle pas enivrée de l'amour
divin,
cette bonne sainte Marie-Madeleine de
Pazzi,
quand elle s'en allait jetant à tous les
échos de son monasfère ce cri passionné :
(( L'amour
n'est pas connu, l'amour n'est pas
aimé » ? N'était-il pas, lui aussi, enivré de déli-
ces, l'illustre saint François Xavier, quand, au
milieu de ses labeurs apostoliques, écrasé pour
ainsi dire sous le poids des consolations célestes
qui inondaient son âme, il s'écriait : « Assez,
Seigneur, assez; épargnez mon pauvre cœur, je
n'en puis pas supporter davantage o ? Si, au sein
même de l'exil, l'homme est capable de goûter
de pareilles joies, que sera-ce dans la patrie?
I. Cant.,
V, I.
a. Ps.,
XXXV, 9.
43IJEL JEST
CET HERITAGE? 343
Il est
encore d'autres appellations riches de
promesses, pleines de mystères, qui achèveront
de nous édifier sur la grandeur de la félicité
future, et partant de l'héritage réservé aux
saints. Le
ciel, c'est le repos, c'est la paix, c'est
la vie : le repos après le travail, la paix succé-
dant à la guerre, la vie sans fin. Qui n'aspire au
repos? qui ne souhaite la paix? qui ne désire la
vie? Mais le repos ne s'acquiert régulièrement
que par le travail; la guerre est souvent néces-
saire pour arriver à la paix; et l'apôtre saint
Paul nous invite « à porter constamment la mor-
tification de Jésus dans notre corps, si nous
voulons que la vie divine se manifeste dans
notre chair mortelle i ».
La vie présente est le temps du travail, des
labeurs féconds, de l'ensemencement spirituel 2.
Comme le laboureur obligé de porter le poids
du jour et de la chaleur, de subir les intempé-
ries des saisons, de fatiguer ses bras robustes à
déchirer le sein de la terre avant de lui confier
la semence, espoir de la future récolte, le chré-
1. « Semper mortifîeationem Jesu in corpore nostro cir-
cumferentes, ut et vita Jesu manifestetur in corporibus
nostris. » (Il Cor., iv, 10.)
a. « Quœ seminaverit homo, haec et metet. «(Gai., vi, 8.)
— « Qui parce seminat, parce et metet ; et qui seminat in
benedictionibus,
de benedictionibus et metet. » (H Cor., ix»
6.)
344 DROIT A l'héritage CELESTE
tien doit, lui aussi, vaquer sans défaillance aux
œuvres qui constituent sa tâche de chaque jour;
il doit se livrer à la prière, se plier à l'obéis-
sance, courber ses épaules sous le joug de la
croix, supporter, sans se plaindre, les ennuis,
les tristesses, les tribulations qui sont le pain
quotidien de l'exil. Ajoutez à cela les privations,
les souffrances, la pauvreté, les contradictions,
les froissements douloureux, les ingratitudes,
tant de blessures secrètes du cœur, tant de dou-
leurs intimes d'autant plus amères et pénibles à
porter quelles sont souvent sans témoins et sans
consolateurs. Bref, suivant la parole de nos
saints
Livres, le chrétien doit semer dans les lar-
mes :
Euntes, ibant etflebant, mittentes semina sua^.
Et comme si
tout cela n'était point assez pour
sa
faiblesse , d'autres épreuves l'attendent
encore :
c'est la maladie qui le guette, la mort
qui fauche
impitoyablement autour de lui des
existences
souvent bien chères ; c'est le spectacle
de l'injustice triomphante, la persécution organi-
sée contre quiconque veut être fidèle à son
devoir; ce
sont les tentations qui l'assiègent, les
attaques incessantes des ennemis de son salut;
c'est le
combat toujours renaissant contre les
mauvais instincts de la nature, la lutte de cha-
que jour contre ses passions ; combat si acharné,
lutte parfois si terrible, que le grand Apôtre lui-
même s'écriait : « Qui me délivrera de ce corps
de mort? Quis me liber abit de cor pore mortis
hajus^, »
I. Ps., cxxv, 6.
a. Rom., VII, a4.
QUEL EST CET HERITAGE? 3^5
Mais aussi quelle joie! quel bonheur! quels
transports d'allégresse! quand, délivrée de la
prison du
corps, soustraite pour toujours aux
attaques de ses ennemis et pleinement purifiée,
son âme sera introduite dans le ciel et verra
Notre-Seigneur accourir à sa rencontre avec un
visage souriant et lui ouvrir ses bras ; quand elle
entendra tomber de ses lèvres ces consolantes
paroles : « Lève-toi, ma bien-aimée, viens sans
retard te reposer de tes fatigues. Surge, propera,
arnica mea... et veni. Déjà l'hiver, cette saison de
tristesse et de souffrance, est passé : Jam enim
hiems
iransiit; le temps des larmes n'est plus, il
a fui pour
toujours : imber ahiit et recessit. Les
fleurs, ces fleurs du ciel qui ne se fanent jamais,
se sont montrées dans notre terre : flores appa-
ruerunt in terra nostra. Plus douce que celle de
la tourterelle, la voix de Marie s'unissant à celle
des anges et des bienheureux va désormais ré-
sonner à
ton oreille : vox turtaris audita est in
terra nostra^... Viens recevoir la couronne qui
t'est destinée : veni, coronaberis^. »
Alors, suivant la parole de nos saints Livres,
« Dieu lui-même essuiera toute larme sur le
visage des
élus, et il n'y aura plus ni mort, ni
deuil, ni
cri, ni douleur, car tout cela appartient
à un passé à jamais disparu. Absterget Deus
omnem lacrymam ab ocalis eorum; et mors ultra
non erit,^ neque luctus, neque clamor, neque dolor
erit ultra, quia prima abierunt^. » L'auteur sacré ne
I. Gant., II, lo-ia.
a. Gant., iv, 8.
3. À^pocal., XXI, 4.
346 DROIT À l'héritage céleste
dit pas simpïemenf que toute hrme sera s^chée,
ou que les élus essuieront eux-mêmes leur
visage;
non, c'est Dieu, Dieu en personne, qui
se réserve cet office : Ahsterget Deus omnem la-
crymam. «
C'est moi, dit-il ailleurs par son
prophète, c'est moi-même qui vous consolerai :
Ego, ego ipse consolahor vos^. Gomme une mère
qui caresse son enfant, je a^ous consolerai, et
vous serez consolés : Qaomodo si cui mater blan-
dîatur, ita ego consolahor vos, et in Jérusalem con-
solabiriini^ . » S'il est doux pour un malade de
sentir une
main amie, la main d'une mère ou
d'une épouse, essuyer la sueur ou les larmes qui
inondent son visage, que sera-ce de sentir sur
son front
la main d'un Dieu, main plus douce
et plus caressante mille fois que celle d'une
mère ?
Voilà ce qui soutient les justes au milieu de
leurs
épreuves et les réconforte dans leurs afflic-
tions. Ils
savent, à n'en pouvoir douter, que leurs
peines n'auront qu^un temps, tandis que la ré-
compense sera éternelle; et, en entendant l'Apô-
tre leur dire a qu'il n'y a aucune proportion
entre les souffrances de la vie présente et la
gloire
future qui doit un jour leur être révélée^ »,
car « des
tribulations légères et momentanées
opéreront
en eux un poids immense et éternel
1. IS., LI,
13.
2. IS.,
LXVI, l3
3. «
Existimo quod non sunt condignae passîones hujus
temporis ad
futuram gloriam, quae revelabitur in nobis. »
(Rom.,
VIII, i8.)
QUEL EST
CET HERITAGE? 347
de gloire!
», ils se consolent dans cette espé-
rance; et, loin de se laisser abattre par les misè-
res de
cette vie, ils s^en réjouissent plutôt, bien
convaincus
que, s'ils souffrent ici-bas avec Jésus-
Christ, ils
seront un jour associés à son triom-
plie *, et qu'après avoir été avec lui à la peine,
ils seront
admis à partager son repos.
Mais quel sera ce repos? L'inaction? Timmo-
bilité? l'arrêt de la vie? un sommeil éternel?
Tîon, certes. Le repos qui nous est promis est
un repos animé, fécond, opulent, suivant la
parole du prophète : Sedebit popuîas meus... in
requie opalenta^. C'est un repos plein d'opéra-
tions merveilleuses, qu'aucune fatigue n'accom-
pagne,
qu'aucune nécessité ne vient interrom-
pre, et qui procurent d'ineffables jouissances.
C'est l'activité généreuse, incessante, conti-
nuelle; l'activité, portée à sa plus haute puis-
sance, d'une âme arrivée à son terme et se repo-
sant en Dieu comme Dieu se repose en lui-même "i.
En cessant de créer. Dieu ne cesse pas d'agir^;
mais c'est au dedans principalement que se dé-
I. « Id
cnîm qpuod in prœsenti est momentaneum et levt
tribulationis
noslree, supra modum in sublimitate seternum
gloriae
pondus operatur in nobis. » (II Cor., iv, 17.)
3. « Si
tamen compatimur, ut et conglorifioemur. »
(Rom., vm, 17.)
3. Is., xxxn, 18.
4. « Relinquitur sabbatismus populo Dei. Qui enim in-
gressus est
in requiem ejus, etiam ipse requievit ab operi-
bus suis, sicut a suis Deus. » (Hebr., iv, 9-10.)
5. « Pater meus usque modo operatur, et ego operor. »
(Joan., V, 17.)
348 DROIT A l'héritage CELESTE
ploie son activité : il se contemple, il s'aime, il
jouit de lui-même, il est heureux, il est la béati
tude
subsistante. Or, dans le ciel, nous lui
serons semblables,
le voyant et l'aimant comme
il se voit et s'aime lui-même, nous partagerons
sa félicité, nous vivrons de sa vie.
Et rien ne viendra troubler ou interrompre
notre contemplation : ni les occupations maté-
rielles qui absorbent une si grande partie de
notre existence terrestre, ni les œuvres de misé-
ricorde qui n'auront plus à s'exercer là où toute
misère est absente, ni la nécessité actuellement
si impérieuse du sommeil. Plus de combats au
dedans, plus de luttes au dehors contre les enne-
mis de notre salut; toutes nos frontières seront
désormais à l'abri de leurs incursions. La paix,
une paix
glorieuse, une paix inaltérable, sera
désormais
notre partage. Le peuple entier des
élus,
n'ayant plus rien à craindre, se reposera,
suivant le
mot du prophète, dans la beauté de
la paix.
Sedebit popalus meus in pulchriiudine
pacis... et
in requie opalenta ^ . Oh! le doux repos!
Oh ! les
heureuses vacances, consacrées tout
entières au
plus beau spectacle qui puisse être
offert à
une créature raisonnable, puisqu'il cons-
titue le bonheur même de Dieu. Ibi vacabimus et
videbimus.
L'intelligence, la plus noble de nos facultés,
sera donc de la fête; mais le cœur y aura, lui
aussi, sa
grande part, car la vision engendrera
I. Is.,
XXXII, il
QUEL EST
CET HERITAGE? 3^9
l'amour.
Videhimus et amabimus. C'est même
alors, et alors seulement, que le précepte de la
sainte charité sera accompli pleinement, car nous
aimerons Dieu de tout notre cœur, de toute notre
âme, de toutes nos forces, de tout notre esprit* ;
nous
l'aimerons sans relâche, sans interruption,
sans défaillance, sans ces alternatives d'ardeur et
de refroidissement si humiliantes pour les âmes
saintes
dont elles font la désolation ; nous l'aime-
rons, et
l'amour débordant de notre cœur et
montant
jusqu'à nos lèvres éclatera en actions
de grâces
et en louanges : Amabimus et laudabi-
mus^. Au lieu de se traduire comme ici-bas par
des désirs'^, des gémissements^, des langueurs 5,
il s'épanchera sous forme de cantiques de joie
et de chants d'allégresse 6. « Bienheureux, dit le
Psalmiste, ceux qui habitent dans votre maison,
ô Seigneur,
ils vous loueront dans les siècles
des siècles : Beati qui habitant in domo tua, Do-
mine : in
sœcula sœculorum laudabunt te'^, »
1. « Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo, et
ex tota anima tua, et ex omnibus Airibus tuis, et ex omni
mente tua. » (Luc, x, 27.)
2. S. Aug., De Civit. Dei. 1. XXII, cap. xxx, n. 5.
3. « Sitivit anima mea ad Deum fortem vivum. Quando
veniam et apparebo ante faciem Dei ? » (Ps. xli, 3.)
4. « Ipsi intra nos gemimus adoptionem ûliorum Dei
expectantes. » (Rom., vni, 23.)
5. « Adjuro vos, filiae Jérusalem, si inveneritîs dilectum
meum, ut nuntietis ei quia amore langueo. » (Gant., v, 8.)
6. «
Gaudium et laetitia invenietur in ea, gratiarum ac-
tio et vox
laudis. » (Is., li, 3.)
7. Ps., Lxxxm, 5.
35© DROIT A l'héritage CELESTE
Mais n'€st-il pas à craimire que le repos n'en-
gendre l'ennui et que la louange perpétuelle ne
tourne en dégoût ? « Si vous cessez d'aimer,
répond saint Augustin, vous cesserez de louer.
Mais votre amour n'aura point de cesse, parce que
celui que vous contemplerez est une beauté si
^ande, qu'elle est incapable de produire la
«atiété et le dégoût i. » Si un simple rayon de la
-beauté
divine tombant sur le front d'une créature
la rend
tellement aimable qu'elle entraine et
captive les
cœurs ; si plus on la contemple, plus on
en est
épris, quel invincible attrait n'exercera pas
sur les
élus la vue claire, la contemplation pro-
longée de
la beauté infinie? S'il est si doux
daimer ou d'être aimé par une simple créature,
pauvre et chétive comme nous, quelle joie, quel
bonheur, quelle ivresse n'éprouvera pas une
âme qui se sentira incessamment aimée de toute
la puissance de la Trinité sainte ? Que pourrai1>-
elle
souhaiter encore^ sinon la prolongation d'un
tel
bonheur? et le sachant éternel, comment ne
serait-elle pas pleinement rassasiée? « Dieu sera
donc la fin de nos désirs, lui qu'on verra sans
fin, que
l'on aimera sans dégoût, et qu'on glori-
fiera sans lassitude 2. »
Voilà, autant du moins qu'il nou€ a été possi-
1. « Desines laudare, si desines amare. Non aixtem desi-
nes amare, quia talis est quem M'des, qui nuilo te offendat
fastidio. »
S. Aug., in Ps. lxxxv, n. 24.
2. « Ipse finis erit desideriorum nostrorum.fqui aiae jBne
videbitur, sine fastidio amabitur,
sinefatigatioBelaudabitur. »
(S. Aug., De Civit. Dei, 1. XXII, c. xxx, n. i )
QUEL EST
CET HERITAGE? 35 1
ble de le
balbutier, en quoi consiste ITiéritage
des enfants de Dieu ; voilà ce que sera la béati-
tude promise par Notre-Seigneur, sous le nom
de vie éternelle, à ceux qu'il appelle ses brebis* :
la contemplation directe et immédiate de la
beauté infinie, une perpétuelle extase d'amour,
une louange incessante. « Voilà ce qui sera à la
fin sans
fin : Ecce quod erit in fine sine fine*. » Si,
au jugement du Psalmiste ou plutôt de l'Esprit-
Saint qui
l'a inspiré, « un seul jour passé ici-
bas dans la maison de Dieu vaut mieux que
mille parmi les plaisirs mondains^», que penser,
que dire de la vie qui nous attend au ciel, vie si
pleine, si sainte, si débordante d'allégresse, vie
qui n'est
plus sujette aux alternances du jour et
de la nuit, ni aux vicissitudes de la tristesse et
de la joie,
surtout quand on réfléchit qu'elle
n'aura point de terme? Mais ce n'est pas assez
dire que de la proclamer interminable ; comme
l'éternité
divine, dont elle est une participation,
elle ne
connaît ni chang^ement, ni succession, ni
passé, ni
avenir, et consiste dans un indivisible
et immuable
présent, dans la possession pleine,
parfaite et
immuable du bien souverain*.
1. « Oves mese vocem meam audîunt... et sequnntur
me : et ego vitam aeternam do eis. » (Joan., x, 38.)
2. S. A.ug
, loô. cit. n. 6.
3. « Melior
est dies una in atriis tuis super millia. » (Ps.
LXXIlIl, II.)
4. <« iEternitas vereet proprie ia solo Deo est, quia
»ter-
nitas immutabilitatem consequitur. Solus autem Deus est
omnino immutabilis. Secundum taïuen quod aiiqua ab
352 DROIT A
l'héritage CELESTE
Comment, en
songeant à un pareil bonheur,
l'âme sainte encore exilée sur la terre, ne s'é-
crierait-elle
pas avec l'épouse des Cantiques :
(' mon
bien-aimé, apprenez-moi oii vous
menez paître votre troupeau, où vous reposez à
l'heure de midi : Indica mihi, quem diligit anima
mea, ubi pascas, ubi cubes in mendie^. » — « Midi I
c'est la A^ue, c'est la contemplation de votre
visage. Valias tuus meridies est^... Ici-bas, hélas I
ni la lumière n'est limpide, ni la réfection com-
plète, et la sécurité n'existe nulle part; c'est
pourquoi je vous prie de m'indiquer le lieu où
vous reposez à l'heure de midi... midi véri-
table, ô plénitude d'ardeur et de lumière, où
tout est
stable, où le soleil ne décline jamais, où
les ombres
sont inconnues, l'eau bourbeuse de
la terre
desséchée, et les exhalaisons fétides du
monde
pleinement dissipées ! lumière du midi,
douceur du printemps, beauté de l'été, fécondité
de l'automne, et, pour ne rien omettre, ô repos
de l'hiver ! à moins que l'on ne préfère dire
qu'il n'y
aura point d'hiver. Indiquez-moi, ô mon
ipso immutabilitatem percipiunt, secundum hoc aliqua
ej us ae terni tatem participant... Quaedam autem
participant
de ratione aeternitatis, in quantum habent intransmutabi-
litatem vel secundum esse, vel ulterius secundum opera-
tionem, sicut Angeli, et Beati, qui Verbo fruuntur, quia
quantum ad
illam visionem Verbi, non sunt in sanctis volubi-
les cogitationes, ut dicit Augustinus (xv de Trin., c. i6).
Unde et videntes Deum dicuntur habere vitam aeternam. »
(S. Tb.,
Summa TheoL, I, q. x, a. 3.)
1. Gant.,
I, 6.
2. S.
Bern., in Cant., serm. xxxiii, n -
QUEL EST CET HÉRITAGE? 353
bien-aimé, ce lieu de clarté, de paix, de pléni-
tude, afin que, nrioi aussi, je mérite de vous y
contempler dans votre lumière et votre beautés »
I. « Heu 1 nec clara lux, nec plena refectio, nec mansio
tuta : et ideo indica mihi ubi pascas, ubi cubes in
meridie...
Vultus tuus meridies est... vere meridies, plénitude fer-
voris et lucis, solis statio, umbrarum exterminatio,
desicca-
tio paludum, fetorum depulsio 1 pereiwie solstitium,
quando jam non inclinabitur dies ! O lumen meridianum,
o vernalis temperies, o aestiva venustas, o autumnalis uber-
tas ; et, ne quid videar praeteriisse, o quies et feriatio
hiema-
lis ! aut certe, si hoc magis probas, sola tune hiems abiit
et
recessit. Hune locum, inquit, tantae claritatis et pacis et
plenitudinis indica mihi, ut... ego quoque te in luminetuo
et in
décore tuo per mentis excessum merear conteraplari. »
(S. Bern.,
loc cit., n. 6-7.)
■A». SAINT-ESriIT.
— M
CHAPITRE V
Effets de
l'habitation du Saint-Esprit
LES VERTUS INFUSES THÉOLOGALES ET MORALES
Si la béatitude se donnait uniquement à titre
d'héritage, nous n'aurions pas à nous préoccu-
per du soin de la mériter par nos œuvres ; il
suffirait pour l'obtenir de posséder, avec la grâce
sanctifiante et par elle, le titre et la qualité de
fils adoptif de Dieu. Tel est précisément le cas
des enfants baptisés, tant qu'ils n'ont pas atteint
l'âge de discrétion. Pour les adultes, il en va
autrement ; car, suivant la parole de saint
Augustin, celui qui nous a créés sans nous n'a
pas jugé bon de nous justifier et de nous sauver
sans nous ^
Il était,
en effet, à tout le moins fort conve-
nable qu'après avoir été déifié, et élevé par un
don très sublime, jusqu'à la participation de
I. « Qui creavit te sine te, non justificabit te sine te. •»
|S. Aug., De Verbis Apost., serm xv, cap. xi.)
LES VERTUS THÉOLOGALES 355
l'être et de la vie de Dieu, l'homme fût mis en
demeure d'agir divinement, d'exercer les fonc-
tions de sa YÀe nouvelle et de devenir par là le
coopérateur de Dieu et Tartisan secondaire de
son propre
salut. Aussi bien, le Concile de
Trente, interprète infaillible de la vérité révélée,
déclare-t-il ouvertement que « la vie éternelle
doit être
proposée aux justifiés, non seulement
comme une
grâce miséricoi^dieusement promise
aux enfants de Dieu par Notre-Seigneur, mais
^sicore comme la récompense de leurs bonnes
oeuvres et le salaire de leurs mérites, comme
mie couronne de justice que le juste juge tient
en réserve pour quiconque aura légitimement
combattu 1.
»
C'est
pourquoi l'apôtre saint Paul nous exhorte
à abonder
en toute sorte d'actions saintes, avec
la ferme
persuasion que, loin d'être stérile dans
le
Seigneur, notre labeur doit au contraire rece-
voir une
magnifique récompense '. Et pour
stimuler
notre zèle et secouer notre apathie,
il nous
rappelle que nous ne sommes sauvés
1 . « Proponenda est vita aeterna, et tanquam gratia filiis
Del per Christum Jesum misericorditer promissa; et tan-
quam merces ex ipsius Dei promissione bonis ipsorum
operibus et
meritis fideliter reddenda. Hœc est enim illa
corona justitiae.quam post suum certamen et cursum repo-
sitam sibi esse aiebat Apostolus, a justo judice sibi
redden-
dam : non solum autem sibi, sed et omnibus qui diligunt
adventum
ejus. » {Conc. Trid., sess. vi, c. xvi.)
2. «
Abundantes in opère Domini semper, scientes quod
labor
vester non est inanis in Domino. » (I Cor., xv, 58.) —
« Nolite amittere confidentiam vestram, quay magnam
habet
remunerationem. » (Hebr., x, 35.)
\
356 EFFETS
DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
qu'en espérance, spe salvi facti samus^, et que
pouvant toujours, hélas ! perdre la grâce reçue,
nous devons opérer notre salut avec crainte et
tremblement*. Unissant sa grande voix à celle
de saint Paul, le chef du collège apostolique
nous crie
de son côté : « Efforcez vous, mes
frères,
d'assurer par les bonnes œuvres votre
vocation et
votre élection. En agissant de la
sorte vous ne pécherez pas, et vous vous ména-
gerez une heureuse entrée dans le royaume
éternel de notre Seigneur et Sauveur Jésus-
Christ'. ))
Mais pour mériter, pour produire des actes en
rapport
avec notre élévation surnaturelle, pour
être en
état de nous acheminer vers cette fin
d'ordre supérieur qui nous a été assignée par la
divine miséricorde et que la nature est incapable
d'atteindre par elle-même, pour agir divinement,
en un mot, des forces, des puissances, des éner-
gies divines, des secours spéciaux nous sont
nécessaires. Dieu ne nous les a point refusés; il
nous les
accorde même avec une variété et une
surabondance
vraiment merveilleuses. De même,
en effet,
que dans l'ordre naturel nous possé-
dons tout
un ensemble de facultés, intellectuelles
1. Rom., VIII, 24.
2. « Cum metu et tremore vestram salutem operamini. »
(Philip.,
II, 12.)
3. «
Quapropter, fratres, magis satagite, ut per bona
opéra certain vestram vocationem et electionera faciatis;
hsec enim facientes, non peccabitis aliquando. Sic enim mi-
nistrabitur vobis introitus in seternum regnum Dei nostri
et Salvatoris Jesu Ghristi. » (II Petr., i, lo-ii.)
LES VERTUS THEOLOGALES Sbj
et sensibles, qui dérivent de l'essence de l'âme
et constituent autant de principes prochains
d'opération
; ainsi, dans Tordre surnaturel, nous
recevons avec l'être spirituel toute une série de
puissances nouvelles, qui découlent de la grâce
comme ses
propriétés, perfectionnent, ennoblis-
sent, élèvent
nos facultés au-dessus d'elles-mêmes
et les
rendent capables de poser des actes supé-
rieurs aux
forces de la nature i. Sans doute, la
grâce
actuelle suffîriit à la rigueur pour ces
sortes
d'opérations ; et, de fait, c'est par des
secours de
ce genre, passagers et transitoires,
que Dieu vient en aide au pécheur non régénéré,
pour le mettre à même d'accomplir les actes pré-
paratoires à la justification.
Mais quand la vie surnaturelle est parvenue
dans une âme à l'état parfait, quand elle lui a
été
communiquée d'une façon stable par le don
de la grâce sanctifiante, ce n'est plus seulement
par des secours transitoires que Dieu pourvoit à
ce que cette âme puisse exercer les fonctions de
sa nouvelle vie ; il lui infuse des principes d'acti-
vité proportionnés aux opérations qu'elle doit
émettre, il lui donne des forces, des qualités sur-
naturelles permanentes, tranchons le mot, des
habitudes, qui la mettent en état d'exercer d'une
manière comme naturelle, connaturaliier . des
I. « Sicut ab essentia animae effluunt ejus potentiae, quae
sunt ejus operumprincipia; ita etiam ab ipsa gratis effluunt
virtutes in potentias animae, par quas potentiae moventur
ad actus. »
(S. Th., Summa TheoL, la II-, q. ex, a. 4, ad x.)
358 EFFETS
DE l'haBITATION DU SAINI-ESPRIT
œuvres
surnaturelles. Ces habitudes soiat les
vertus
infuses et les dons du Saint-Esprit.
Cet
organisme surnaturel a été admirablement
décrit, dans une page que nous nous reproche-
rions de ne pas mettre sous les yeux de nos
lecteurs. «
C'est quelque chose d'ineffable, dit
Mg' Gay,
que ce rayonnement actif et bienfaisant
de Dieu dans la créature qu'il habite... Avant
tout, Dieu
rayonne et opère dans l'essence de
l'âme. 11 y
verse cette grâce radicale qu'on appelle
sanctifiante, et qui, étant à la fois la condition
et l'effet
premier de sa présence surnaturelle,
devient en
nous un titre et comme un passage à
ses autres
bienfaits, et livre l'âme tout entière à
ses
opérations, du moins en droit, en puissance
et en principe.
C'est par cette grâce qu'il la
délivre,
qu'il l'innocente, qu'il la fait neuve,
jeune,
candide, ouverte à toutes les influences
auxquelles
il la soumet, docile à toutes les impul-
sions qu'il
lui donne. C'est par cette grâce qu'il
tient, pour
ainsi dire, les racines de cette âme,
et, la
greffant sur lui, fait qu'elle boit sa sève
trois fois sainte, et devient capable de la projeter
dans toutes ces magnifiques puissances par les-
quelles
elle s'étend elle-même comme l'arbre par
ses rameaux. Ces puissances naturelles, si nom-
breuses, si variées et déjà ii admirables, sont
divinement
perfectionnées par cette diffusion
intérieure,
chacune selon son ordre, sa fonction
et sa fin.
Toutes en reçoivent des qualités nou-
velles, supérieures, essentiellement surnaturelles,
qui sont tout à la fois des souplesses et des
énergies, des docilités et des forces, des transpa-
rences et
des foyers, rendant l'âme plus passive
LES VERTUS
THÉOLOGiSLES 35g
SOUS la
main de Dieu et en même temps plus
active à le servir et à faire ses œuvres. Ce sont
d'abord ces
vertus souveraines qu'on nomme
théologales, la foi, l'espérance et la charité.
L'expérience nous fait voir que l'unique lumière
du soleil
s'épanouit en plusieurs couleurs, et
d'abord en trois principales. Il semble que ces
trois grandes vertus soient l'épanouissement
immédiat de la grâce sanctifiante. Ce sont ensuite
les vertus
infuses, soit intellectuelles, soit mora-
les. Ce
sont les dons du Saint-Esprit qui ,
dérivant
des trois vertus théologales comme de
leur
source, mettent l'âme en état d'exercer divi-
nement les
vertus secondaires et deviennent les
germes féconds des fruits que Dieu veut récolter
en nous.
Sans doute le seul sacrement de la
confirmation
donne d'office l'abondance de ces
dons sacrés; mais le simple état de grâce en
implicfue la présence dans l'âme, et il n'y a pas
un seul juste qui ne les possède tous dans telle ou
telle mesure ^ » L'enfant lui-même, baptisé à
l'aurore de la vie et incapable à cet âge d'acte
bon ou mauvais, reçoit néanmoins avec la grâce
tout cet
ensemble de vertus surnaturelles, comme
autant de semences que TEsprit-Saint jette dans
son âme, afin que, au premier éveil de la raison,
elles soient là, prêtes à entrer en exercice et à
donner
leurs fruit .
I. Mgr Gay,
De la vie et des vertus chrclicnnes i*'^ traité.
36o EFFETS
DE l'haBITATION DU SAINT-ESPRIT
II
On peut déjà voir par ce qui vient d'être dit qu'un
quadruple élément constitue la vie surnaturelle
du juste : la grâce habituelle ou sanctifiante, les
vertus théologales, les vertus morales infuses et
les dons du Saint-Esprit. Il ne sera pas hors de
propos de consacrer ici quelques pages à l'expo-
sition sommaire de la nature, du rôle, du fonc-
tionnement de ces divers éléments. Si l'étude de
la vie
organique et rationnelle offre au physio-
logiste et
au philosophe an attrait non médiocre,
quel
intérêt puissant ne doit pas avoir pour un
chrétien la
connaissance des organes, des fonc-
tions, des
phénomènes de la vie surnaturelle,
bref des
moyens employés par l'Esprit-Saint
pour causer
et promouvoir la sanctification de
son âme ? Nous
ne dirons qu'un mot du rôle de
la grâce,
dont nous avons suffisamment exposé
plus haut
la nature et les effets.
Pour mettre l'homme en état d'exercer les
actes qui doivent le conduire à la vision béati-
fique, terme final de ses destinées, Dieu verse
d'abord en lui la grâce sanctifiante qui joue dans
Tordre surnaturel le rôle de l'âme dans celui de
la nature.
De même, en effet, que par son union
avec le
corps l'âme fait d'une matière vile et
inerte un
être vivant et humain, ainsi la grâce,
véritable
forme d'un ordre supérieur, commu-
nique à qui la reçoit un être nouveau, un être
spirituel et divin, qui fait de l'homme un chré-
LES VERTUS THÉOLOGALES 301
tien et un enfant de Dieu*. Et parce que l'être
est la
perfection propre de l'essence, tout ainsi
que l'opération est celle des puissances, la grâce
est reçue dans l'essence même de l'âme qu'elle
rend participante de la nature divine, tandis que
les vertus
qui l'accompagnent ont pour sujet les
diverses
facultés humaines qu'elles élèvent et
perfectionnent
en ajoutant à leurs forces nati-
ves une
énergie de surcroît, plus haute et plus
puissante 2.
Nul ne doit donc s'étonner que, à l'instar de
l'âme qui n'agit pas directement par sa sub-
stance, mais par l'intermédiaire de ses facultés,
la grâce
sanctifiante n'opère pas non plus immé-
diatement par elle-même, mais par l'entremise
des vertus infuses et des dons qui lui tiennent
lieu de puissances 3. Elle est bien, il est vrai, un
principe de vie et d'opération, mais c'est un
I. «
Infunditur divinitus homini ad peragendas actiones
ordinatas in finem vitae aeternae primo quidem gratia, per
quam habet anima quoddam spirituale esse. » (S. Th., De
virt. in
comm., q. un., a. lo.)
a. « Oportet dicere quod gratia sit in essentia animae,
perficiens ipsam, in quantum dat ei quoddam esse spiri-
tuale, et facit eam per quamdam assimilationem consortem
naturae
divinee, ut habetur a Petr., i, 4. sicut virtutes per-
ficiunt
potentias ad recte operandum. » ( S. Th, De Verit.,
q. xxvn, a.
6 )
3. « Sicut
essentia animse immédiate est essendi princi-
pium, opéra
tionis vero principium est mediantibus poten-
tiis, ita
immediatus effectus gratiae est conferre esse spiri-
tuale, quod
pertinet ad informationem subjecti... Sed effec-
tus gratiae
mediantibus virtutibus et donis est elicere actus
meritorios.
» (S. Th., De Verit., q. xxvn, a. 5, ad 17.)
362 EFFETS
DE l' HABITATION DU SALNT-ESPRIT
principe
radical et éloigné, non un principe im-
médiat et
prochain ; c'est la racine ou le tronc
de l'arbre,
les vertus surnaturelles en sont les
branches ;
or, comme chacun sait, ce sont les
branches qui
d'ordinaire portent les fleurs et les
fruits.
Nous avons
nommé les vertus surnaturelles et
infuses. On
les appelle surnaturelles, parce
qu'elles surpassent la portée et les exigences de
la nature ; infuses, parce que, à l'inverse des ver-
tus naturelles ou acquises qui sont le résultat de
l'activité humaine et s'acquièrent par la répéti-
tion fréquente des mêmes actes i, elles ne peu-
vent provenir que de Dieu, qui les cause lui-
même en
nous sans notre coopération effective,
mais non
cependant sans notre consentement 2.
On les
désigne encore sous le vocable de vertus
chrétiennes,
parce qu'elles sont l'apanage exclusif
du parfait
chrétien, c'est-à-dire du membre
1 . Les
vertus naturelles s'acquièrent ordinairement par
la répétition fréquente des mêmes actes. Sans doute, Dieu
pourrait, s'il le jugeait bon, conférer à quelqu'un ces ver-
tus sans
qu'il lui en coûtât ni peine ni effort, comme il
conféra aux apôtres le don des langues, dont ils auraient pu
acquérir la connaissance par l'étude; mais alors même
elles ne
seraient infuses qu'accidentellement, per accidens,
comme dit
l'Ecole, et demeureraient des vertus naturelles,
spécifiquement différentes des vertus chrétiennes, qui ne
peuvent s'acquérir que par infusion. — (Ad rem cf. S. Th.,
I' II", q. Li, a. II.)
2. « Virtus infusa causatur in nobis a Deo sine nobia
agentibus,
non tamen sine nobis consentientibus; et sic est
întelligendum
quod dicitur : Quam Deus in nobis sine nobis
operatur. »
(S. Th., I»II", q. lv, a. 4, ad 6.)
LEB VERTUS
THÉOLOGALES 365
vivant de
Jésus-Christ ; venues avec laf grâce,
elles
croissent, se développent et disparaissent
avec elle, sauf la foi et l'espérance, qui persévè-
rent dans
le pécheur et ne sont détruites que
par une
faute grave en opposition avec elles.
Les vertus
infuses sont donc implantées en nous
pour élever et transformer les énergies de la
nature et
les rendre capables d'opérations méri-
toires de
la vie éternelle, comme on greffe sur
un
sauvageon les rameaux d'une espèce plus
excellente
et plus noble, et la sève naturelle de
l'arbuste, en passant à travers la greffe, se cor-
rige et s'épure au point de produire des fruits
qui ne sont plus comme auparavant âpres et
sauvages, mais doux et exquis.
Au nombre des vertus infuses il faut mettre
en première ligne les trois vertus théologales,
ainsi nommées parce qu'elles ont Dieu même
pour objet, que lui seul peut les répandre dans
les cœurs, et que c'est à la révélation divine que
nous sommes redevables de leur connaissance^.
Impossible de révoquer en doute l'existence de
ces vertus,
dont saint Paul fait une mention
expresse dans sa première épître aux Corin-
thiens : «
Maintenant, dit-il, demeurent ces
trois vertus, la foi, l'espérance et la charité;
mais la plus excellente des trois est la charité.
Nunc autem marient fides, spes, charitas : tria
hœc; major autem horum est charitas^. » Le Concile
de Trente n'est pas moins formel. Il enseigne^
I. S. Th.,
lallae, q. lxii, a. i.
9. I Cor.,
XIII, i'6.
364 EFFETS
DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
en effet,
que « dans la justification l'homme
reçoit, avec la rémission des péchés, les trois
vertus de foi, d'espérance et de charité, infuses
en même
temps dans son âme par Jésus-Christ,
sur lequel
il est greffé ^ ».
Ces preuves
d'autorité deviennent encore plus
convaincantes
quand on considère la fin vers
laquelle
nous devons tendre et nous acheaiiner
par nos
actes. Si cette fin n'était autre que la
béatitude proportionnée à la nature, les forces
naturelles,
aidées du secours divin, nous suffi-
raient pour y parvenir. Mais parce que, dans sa
bonté infinie, Dieu a daigné nous appeler à une
fin surnaturelle, à la participation de sa propre
béatitude, à la possession de biens qui dépassent
absolument la portée de nos facultés, il est de
toute nécessité qu'il surajoute à nos forces nati-
ves
d'autres principes d'agir plus puissants, des
énergies
d'ordre divin en rapport avec le but
qu'il s'agit de poursuivre et d'atteindre. Ces
principes
supérieurs sont, tout d'abord, les trois
vertus théologales de foi, d'espérance et de cha-
rité, qui nous ordonnent vers la fin dernière qui
est Dieu 2.
1. « In ipsa justificatione cum remissione peccatorum
haec omnia simul infusa accipit homo per Jesum Christum,
cui inseritur, fidem, spem et charitatem. » {Conc. Trid.y
sess. VI,
c. 7.)
2. « Per
virtutem perficitur homo ad actus quibus in
beatitudinem
ordinatur. Est autem duplex hominis beati-
todo, sive félicitas. Una quidem proportionata humanae
naturae, ad
quam scilicet homo pervenire potest per prin-
dpia suae naturae. Alia autem est beatitudo naturam ho-
LES VERTUS THÉOLOGALES 365
Que faut-il, en efîet, pour qu'un être raison-
nable soit en mesure de tendre d'une manière
droite et régulière à une fin déterminée? Qu'il
en ait la
connaissance et le désir. La connais-
sance :
comment s'y acheminer sans cela? Le
désir :
autrement il ne se mettrait point en peine
de l'obtenir. Mais le désir efficace d'un bien
suppose la confiance qu'on pourra l'acquérir,
car le sage
ne se met point en mouvement vers
un but
qu'il estime hors d'atteinte; puis l'amour,
car on ne
désire que ce qu'on aime. De là, pour
disposer notre âme et la rendre apte à s'achemi-
ner librement vers le terme de ses destinées sur-
naturelles, la nécessité des vertus théologales :
de la foi, qui nous montre en Dieu, vu et pos-
sédé tel qu'il est en lui-même, la fin suprême à
laquelle nous sommes appelés; de l'espéranr ,
par laquelle, confiants dans le secours qui nous
a été promis, nous attendons du Père céleste et
la béatitude éternelle et les moyens nécessaires
ou utiles pour y parvenir; de la charité enfin,
minis excedens, ad quam homo sola divina virtute perve-
nire potest secundum quamdam Divinitatis participatio-
nem. . . Et quia hujusmodi béatitude proportionem humanœ
naturae excedit, principia naturalia hominis, ex quibus
procedit ad
bene agendum secundum suam proportionem,
non
sufficiunt ad ordinandum hominem in beatitudinem
praedictam; unde oportet quod superaddantur homini
divinitus aliqua principia per quae ita ordinetur ad
beatitu-
dinem supernaturalem, sicut per principia naturalia ordi-
natur ad flnem connaturalem ; non tamen absque adjutorio
divino : et hujusmodi principia, virtutes dicuntur theolo-
gicae. »
(S. Th., l'U". q. Lxn, a. i.)
qui nous fait aimer par-dessus toutes choses
Celui qui est la bonté infinie i.
Telles sont les trois vertus maîtresses qui doi-
vent donner à notre vie sa véritable orientation
et exercer sur toute notre conduite leur salutaire
influence : la foi, que le Concile de Trente
appelle a
le commencement du salut, le fonde-
ment et la
racine de toute justification ; sans
laquelle il est impossible de plaire à Dieu et
d'arriver à la société de ses enfants 2 » ; l'espé-
rance, cette ancre solide et ferme que nous
jetons au ciel 3, afin que ni les orages ni les tem-
pêtes de la vie présente ne soient capables de
nous détacher de Dieu et de jeter loin du port
notre fragile nacelle ; la charité enfin, la plus
noble et la plus excellente des trois ; la charité,
cette reine incomparable qui donne aux autres
vertus leur
forme et leur perfection dernière, en
I. « Ad hoc
quod moveamur recte in finem, oportet
finem esse et cognitum et desideratum. Desiderium autem
finis duo exigit : scilicet fiduciam de fine obtinendo, quia
nullus
sapiens movetur ad id quod consequi non potest :
et amorem
finis, quia non desideratur nisi amatum. Et
ideo
victutes theologicae sunt très : scilicet fides, qua Deum
cognoscimus ; spes, qua ipsum nos obtenturos esse spera-
mus; et charitas, qua eum diligimus. » (S. Th., De Virt. in
comm., q.
un., a. 12.)
3. « Fides est humanse salutis initium, fundamentum,
et radix omnîs justificationis : shie qua impossibile est pla-
cere Deo, et ad filiorum ejus consortium pervenire. » (Conc,
Trid., sess. vi, c. 8.)
3. <( Spem, quam slcut anchoram habemus animae tutam»
cafirmam, et incedentem usque ad interiora velaminis.
(Hebr., vi,
19.)
DES VERTUS
MORALES INFUSES 867
faisant
converger leurs actes vers son objet
propre, Dieu la bonté suprême, et en les rendant
méritoires de la vie éternelle.
111
Si précieuses et excellentes que soient les vertus
théologales,
elles ne suffisent cependant pas pour
régler, à
elles seules, toute la vie du chrétien;
d'autres
vertus doivent prêter leur appoint et leur
concours à cette œuvre complexe ; nous avons
nommé les vertus morales. Sans doute, la pre-
mière et la
plus indispensable condition du salut
consiste à être bien ordonné par rapport à la fin
dernière ; mais encore faut-il que cette bonne
disposition s'étende jusqu'aux moyens qui doi-
vent nous conduire au terme. Au surplus, ce
n'est pas seulement envers Dieu que nous avons
des devoirs à remplir, d'autres nous incombent
encore à l'égard du prochain et vis-à-vis de
nous-mêmes. Si donc pour incliner notre intel-
ligence à adhérer à Dieu comme à la vérité pre-
mière, si pour disposer notre volonté à se porter
vers lui en tant qu'objet de notre félicité suprême
et à l'aimer comme bonté infinie, nous avons
besoin des vertus théologales, pour l'accom-
plissement fidèle, prompt et facile de nos obli-
gations morales, d'autres vertus nous sont éga-
lement nécessaires : la prudence, pour éclairer
et diriger notre conduite, et nous apprendre à
discerner ce que nous devons faire et ce qu'il
faut éviter ; la justice, pour nous préparer à
368 EFFETS
DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
rendre à chacun ce qui lui est dû ; la force, pour
nous faire triompher des difficultés qui se ren-
contrent dans la pratique du bien ; la tempé-
rance,
enfin, pour modérer les plaisirs des sens
et les maintenir dans de justes limites.
A ces quatre vertus principales, communément
appelées
cardinales, parce quelles sont comme
l'axe
autour duquel roule toute notre vie morale,
se rattache
une multitude de vertus secondaires
et annexes,
qui toutes ont leur objet et leur fin
propres et
contribuent, chacune dans sa sphère,
à Tordonnance et à la sanctification de notre
existence terrestre jusque dans ses moindres
détails.
Mais en est-il des vertus morales comme de la
foi, de l'espérance et de la charité ? Sont-elles
divinement
infuses pour être les organes et les
instruments de la vie surnaturelle, ou devons-
nous les acquérir par nos actes? Sont-elles un
don de
l'Esprit-Saint ou un produit de la nature?
Faut-il, en
un mot, admettre dans le juste, en
outre des vertus morales naturelles qui consti-
tuent
l'honnête homme et s'acquièrent par la
répétition fréquente des mêmes actes, d'autres
vertus analogues d'un ordre supérieur, des ver-
tus morales chrétiennes ou surnaturelles que
Dieu
produirait directement et répandrait dans
les âmes avec la grâce et qui seraient l'apanage
exclusif de ses enfants adoptifs? Question vive-
ment débattue jadis, et oii la diversité des opi-
nions peut encore se donner libre carrière.
Un certain nombre de théologiens médiévistes,
considérant d'une part que l'influence de la
charité est suffisante pour rendre méritoires de
LES VERTUS MORALES INFUSES 869
la vie éternelle des actes émanés de principes
naturels, ne voyaient pas la nécessité de ces
vertus
infuses ; et, d'autre part, ils en contes-
taient
l'existence comme contraire à l'expé-
rience,
sous le prétexte qu'après leur justifica-
tion les
hommes éprouvent les me; nés difficultés
peur le bien qu'auparavant. Or, le propre de la
vertu est d'incliner au bien qui la possède et de
lui en rendre la pratique facile.
Nonobstant ces raisons, plus spécieuses que
convaincantes, la grande majorité des docteurs a
toujours
tenu et enseigné comme plus probable
l'opinion
qui admet l'existence des vertus mora-
les
infuses. Nous ne pouvons pas, il est vrai,
apporter
ici en faveur de ce sentiment, comme
nous
l'avons fait plus haut pour les vertus théolo-
gales, l'autorité du Concile de Trente; car il ne
fait aucune
mention des vertus morales. Mais ce
serait se tromper étrangement que de vouloir
arguer de
ce silence pour combattre un enseigne-
ment commun
dans l'Ecole. Si le saint Concile
ne parle
pas des vertus morales infuses, la raison
en est
facile à donner ; c'est pour demeurer fidèle
à son programme et à la résolution prise dès le
principe de concentrer tous ses efforts sur les
vérités niées par l'hérésie et de ne pas dirimer
les questions controversées entre catholiques.
Et pour qu'on ne se méprît pas sur sa véri-
table
pensée, le Catéchisme officiel entrepris par
ses ordres
et approuvé par le grand pape saint
Pie Y énumère parmi les effets du baptême, a le
très noble cortège de toutes les vertus qui sont
divinement infusées dans l'âme avec la grâce :
Huic autem additur nobilissimus omnium virtutum
HA». lAiiiT-KsrRiT. — a4
370 EFFETS
DE l'haBITATION DU SAli'» i -KhPRIT .
comiiatas, qaœ in animam cam graiia divinitas
infundanUir^. » Expressions bien singulières, si ce
cortège se composait uniquement des trois vertus
théologales.
Ce n'est pas la seule circonstance où l'Eglise
ait manifesté son sentiment sur le point qui nous
occupe. Déjà, au XIII^ siècle, à propos d'une
controverse
relative aux effets du baptême dans
les
enfants, question sur laquelle les théologiens
étaient
partagés en deux camps, les uns soute-
nant que la
vertu du sacrement remet simple-
ment aux
enfants la faute originelle, sans leur
conférer ni la grâce, ni les vertus infuses, dont
ils ne voyaient pas la nécessité tant que Tenfant
est
incapable d'en faire les actes, les autres étant
d'un a\is
contraire, un illustre Pontife, Inno-
<ïent 111, sans se prononcer sur le fond du débat,
faisait pourtant remarquer que l'assertion de
ceux qui prétendent que « ni la foi, ni la cha-
rité, ni les autres vertus, ne sont conférées aux
enfants, faute de consentement, n'est pas admise
absolument par le plus grand nombre 2 ».
En effet, la majorité des théologiens tenaient
pour l'infusion de la grâce et des vertus à l'état
d'habitudes,
non seulement dans les adultes,
mais dans les enfants eux-mêmes. Et de quelles
vertus s'agissait-il? Des vertus théologales? Sans
I. Catech.
Conc, part. 11, de Baptismo, n. 5i.
a. <( Illud vero, quod opponentes inducunt, fidem aui
caritatem aliasque virtutes parvulis, utpote non consentien-
tibus, non infundi, a plerisque non conceditur absolute. n
(Innoc. III, e. Majores, de Baptismo.)
LES VERTUS MORALES INFUSES 87 1
doute, mais aussi des autres, suivant l'expression
d'Innocent IIL Or, si les premières avaient été
seules en cause, quoi de plus simple et de plus
naturel que de compléter l'énumération en ajou-
tant l'espérance à la foi et à la charité déjà
nommées? Et pourquoi ce pluriel, les autre€ ver-
tus, pour
n'en désigner qu'une seule?
IV
Un siècle
plus tard, en i3i2, dans le Concile
œcuménique de Vienne, un autre Pontife, dé-
nient V,
reprenant cette même question toujours
débattue entre scotistes et thomistes, se pronon-
çait cette
fois nettement pour le sentiment de
saint
Thomas, et, sans faire une définition de foi,
déclarait
adopter, avec l'approbation du Concile,
a comme
plus probable et plus conforme aux
enseignements
des saints et des théologiens
modernes,
l'opinion d'après laquelle la grâce
informante et les vertus sont conférées à tous
les baptisés, enfants où adultes' ».
I. « Nos autem attendentes generalem efficaciam mortis
Ghristi,
quae per baptisma applicatur pariter omnibus bap-
tizatis, opinionem secundam, quae dicit tam parvulis quam
adultis conferri in baptismo informantem gratiam et vir-
tutes, tanquam probabiliorem, et dictis sanctorum et
doctorum modernorum theologiœ magis consonam et
concordem, sacro approbante concilio duximus eligen-
dam. ))
(Clemens V, in Gonc. Vienn., De samma Trinit., et
CathoL
Fide.)
372 EFFETS
DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
En présence
d'une telle autorité, les théolo-
giens se sont depuis communément rangés à
Topinion qui admet l'existence des vertus mora-
les infuses. Et l'Ecriture, ainsi que la Tradition,
viennent à l'appui de ce sentiment. Les saintes
Lettres
nous parlent, en effet, de vertus cardi-
nales qui
sont, non le résultat du travail humain,
mais le fruit de la sagesse divine. « Car c'est
elle qui
enseigne la tempérance, la prudence, la
justice et
la force, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus
utile en
cette viei. » Saint Augustin déclare
pareillement que « les vertus qui doivent diriger
notre vie sont au nombre de quatre, selon la
doctrine
des sages et les enseignements de l'Ecri-
ture. La
première s'appelle la prudence ; elle
nous fait
discerner le bien d'avec le mal. La
seconde est la justice, par laquelle nous rendons
à chacun ce qui lui appartient. La troisième est
la tempérance, au moyen de laquelle nous refré-
nons nos passions. La quatrième est la force, qui
nous rend
capables de supporter tout ce qui est
pénible. Ces
vertus nous son! données de Dieu
avec la grâce dans cette vallée de larmes : Isiœ
vir tûtes nunc in convalle plorationis per gratiam
Dei dantur nobis ». »
A l'appui
de cette doctrine, saint Thomas
apporte une
raison théologique de grand poids.
Il faut,
dit-il, que les effets correspondent et
soient
proportionnés à leurs causes ou principes.
Or toutes
les vertus, tant intellectuelles que
I. Sap.,
VIII, 7.
a. S. Aug.,
in Ps. lxxiitt. n. 11.
LES VERTUS MORAI.ES INFUSES 378
morales, que nous pouvons acquérir par nos
actes, procèdent de certains principes déposés
dans le
fond de notre être, de certains germes
naturels
dont elles sont l'épanouissement. Au
lieu et place de ces principes. Dieu nous confère,
dans l'ordre de la grâce, les vertus théologales,
qui nous
ordonnent vers notre fin surnaturelle,
n faut
donc, pour qu'il y ait harmonie dans le
plan divin,
qu'à ces vertus théologales divine-
ment
infuses correspondent d'autres habitudes
surnaturelles,
de même origine et du même
ordre
qu'elles, qui aient pour but de surnatura-
liser notre vie morale et d'en rendre les actes
méritoires de la vie éternelle ; des habitudes qui
soient aux vertus théologales ce que les vertus
humaines,
intellectuelles ou morales, sont aux
principes
naturels d'où elles procèdent*.
Car, il ne
faut pas se le dissimuler, les vertus
acquises ne
sont pas proportionnées aux vertus
théologales
: non sujit proportionatœ virtatibus
iheologicis^
; issues de principes naturels, elles
ne
sauraient étendre leur activité au delà des
bornes de
la nature. Sans doute, en opérant sous
l'influence
et l'empire de la charité, elles peuvent
accomplir
des œuvres méritoires ; mais toute la
valeur de
ces œuvres provient en définitive du
principe qui les inspire, et l'acte émané d'une
vertu naturelle demeure intrinsèquement un
acte naturel, sans proportion par lui-même avec
la récompense céleste.
I. S. Th., MI*% q.Lxm, a. 3.
a. Ibid.,
ad i.
3 74 EFFETS
DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
Le chrétien peut donc posséder deux sortes de
vertus
morales, spécifiquement différentes, les
unes
naturelles et acquises, les autres surnatu-
relles et
infuses : une prudence naturelle et
une
prudence infuse, une justice naturelle et
une justice
infuse, etc., ayant un même objet
matériel, mais se distinguant entre elles non
seulement par leur origine et leur mode d'ac-
croissement S mais encore par leur objet formel
et par leur règle. Ainsi, pendant que la tempé-
rance
naturelle nous fait garder, dans l'usage
des
aliments, une juste mesure fixée par la raison
et
consistant à éviter tout excès capable de nuire
à la santé
du corps ou d'entraver les opérations
de rinteliigence, la tempérance infuse ou chré-
tienne,
s'élevant plus haut, nous incline, sous la
direction de la foi, à châtier notre corps et à le
réduire en servitude par le jeûne, l'abstinence,
I. Les
vertus naturelles se développent, comme elles
s'engendrent, par la réitération fréquente des mêmes actes^
qui deviennent ainsi la cause efficiente de ces habitudes.
Quant aux
vertus surnaturelles, par le fait même qu'elles
sont
supérieures aux forces de la nature, leur infusion,
comme leur
accroissement, est l'œuvre directe et immé-
diate de Dieu. Par conséquent, les actes même surna-
turels
produits sous l'influence de la grâce actuelle avant
la
justification, loin d'en être la cause efficiente, sont sim-
plement une
disposition préalablement requise dans les
adultes à la réception de la grâce sanctifiante et des
vertus
qui
l'accompagnent. Après la justification, nos actes surna-
turels
peuvent bien être et sont effectivement une cause
morale ou méritoire de l'accroissement de la grâce et des
vertus
infuses, mais ils n'en sont point la cause physique
ou
efficiente.
LES VERTUS
MORALES INFUSES S'jb
les
veilles, et autxes mortifications K On voit par
là combien
diffèrent entre elles la tempérance
acquise et
la tempérance infuse ; et il en est de
même des
autres vertus morales, suivant qu'elles
sont un
produit de la nature ou un don de Dieu.
Les unes
peuvent se rencontrer dans le pécheur,
les autres
sont le privilège exclusif des justes.
Mais alors,
d'oii peuvent donc provenir les
difficultés
et les répugnances qu'éprouvent dans
la pratique
de certaines vertus des hommes pour-
tant justifiés, et qui devraient par conséquent
les
posséder toutes ? Car enfin la meilleure
marque, le signe le plus authentique de la pré-
sence d'une
habitude, c'est la facilité et le plaisir
qu'on éprouve à en faire les actes.
Saint Thomas, à qui nous avons emprunté
l'objection, nous fournira de même la réponse.
« Il n'est pas rare, dit-il, de trouver quelqu'un
possédant une habitude intellectuelle ou morale
et éprouvant . néanmoins de la difficulté à en
faire les
actes, et n'y ressentant ni plaisir ni
satisfaction par suite de certains obstacles extrin-
I. « Manifestum est quod alterius rationis est modus qui
împonitur in hujusmodi concupiscentiis secundum regii-
lam rationis humanae, et secundum regulam divinam :
puta in
sumptione ciborum ratione humana modus statui-
tur ut non
noceat valetudini corporis, nec impediat rationis
actuni ; secundum autem regulam legis divinae requiritur
quod homo
casiiget corpus suum et in servitutem redigat per
abstinentiam cibi et potus, et aliorum hujusmodi. Unde
manifestum est quod temperantia infusa et acquisita diffe-
runt specie
; et eadem ratio est de aliis virtutibus. » (S. Th.,
I*
II", q. Lxni, a. 4.)
376 EFFETS
DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
sèques qui viennent se mettre à la traverse.
Ainsi, un savant rencontre parfois une vraie
difficulté à s'occuper de la science qu'il a acquise,
quand le sommeil ou quelque autre indisposi-
tion vient entraver l'exercice de ses facultés.
Pareillement, quelqu'un qui possède les vertus
morales infuses pourra à l'occasion éprouver
une certaine difficulté dans la pratique des bonnes
œuvres, par suite d'une inclination mauvaise
contractée antérieurement et que ces vertus n'ont
point fait
disparaître, parce qu'elles ne lui sont
pas
directement opposées. 11 en va autrement
des vertus acquises ; car les actes qui les
engendrent,
en se renouvelant fréquemment,
détruisent
par le fait même les dispositions con
traires ^ .
»
Ajoutons,
pour être complet, qu'il n'est pas
universellement
vrai que le pécheur justifié
ressente, après une sincère et généreuse conver-
sion, les
mêmes répugnances pour le bien qu'au-
paravant. Combien de difficultés, qui semblaient
d'abord
insurmontables, se trouvent soudaine-
ment aplanies par l'action de la grâce et dispa-
raissent comme par enchantement! Témoin
saint Augustin qui raconte de lui-même : « Que
soudain il me parut doux de renoncer aux
douceurs des vains amusements ! J'avais craint
de les perdre, ma joie était maintenant de les
quitter. Car vous les chassiez loin de moi ces
douceurs,
vous, la véritable et souveraine dou-
I. S Th..
I' II", q. Lxv. a. 3. ad 2.
LES VERTUS MORALES INFUSES 877
ceur ; vous les chassiez et vous entriez à leur
place, VOUS qui êtes plus doux que toute volupté,
mais d'une douceur inconnue à la chair et au
sang... Déjà mon âme était libre des soins
cuisants
qu'excitaient en moi l'ambition, la
cupidité, l'amour des voluptés grossières ; et
mon plaisir était de m'entretenir avec vous,
Seigneur mon Dieu, qui étiez désormais ma
gloire, mes
richesses et mon salut i. »
I. « Quam suave mihi subito factum est carere suavita-
tibus nugarum 1 et quas amittere metus fuerat, jam dimit-
tere gaudium erat. Ejiciebas enim eas a me, vera tu et
summa suavitas : ejiciebas, et intrabas pro eis omni volup-
tate
dulcior, sed non carni et sanguini... Jam liber erat
ànimus meus a curis mordacibus ambiendi, et acquirendi,
et Yolutandi atque scalpendi scabiem libidinum : et garde-
bam tibi claritati meae, et di\itiis meis, et saluti mes
Domino Dec meo. » (S. Aue.. Conf.^ 1. IX, c. i.)
CHAPITRE VI
Effets de
l'habitation du Saint-Esprit
(Suite)
LES DONS DU
SAINT-ESPRIT
Avec la
grâce et les vertus chrétiennes, TEs-
prit-Saint
apporte encore dams l'âme où il vient
fixer sa demeure les dons divers qui portent
son nom, le
h septénaire sacré », comme s'ex-
prime l'Eglise, sacram septenariarn. Que faut-il
entendre par ces dons ? Quel est leur rôle, leur
fonction,
leur but, dans la vie surnaturelle?
Sont-ils
réellement distincts des vertus infuses,
et faut-il
les considérer comme nécessaires au
salut?
Autant de questions qui sollicitent une
réponse.
Et d'abord,
quelle est au juste la nature des
dons du
Saint-Esprit? Ce sont, avant tout, des
bienfaits
gratuits, comme l'indique le nom de
dons :
appellation qui leur est commune avec les
autres biens de la grâce. Mais ce terme gêné-
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 679
rique a reçu dans le langage chrétien une signi-
fication précise, un sens parfaitement déterminé
et restreint à certaines perfections très relevées
que Dieu communique gratuitement à l'âme
juste dans le but de la rendre souple et docile à
ses inspirations 1.
Gomme la grâce sanctifiante, comme les ver-
tus
infuses, avec lesquelles ils présentent beau-
coup d'analogies , les dons sont des habitudes ,
des dispositions au bien qui existent en nous à
l'état de qualités fixes et permanentes. Ce ne
sont donc pas des actes, mais des principes
d'opération
; ce ne sont pas davantage des mo-
tions
actuelles, des secours passagers de la grâce
destinés à mettre en jeu nos facultés, mais bien
des qualités, des forces conférées à l'âme en vue
de
certaines opérations surnaturelles.
L'Ecriture
elle-même, parlant de ces dons,
nous les
représente comme existant d'une ma-
nière
stable, comme reposant dans le juste. Isaïe
dit du
Verbe fait chair : « L'Esprit du Seigneur
se reposera sur lui : l'esprit de sagesse et d'in-
telligence,
l'esprit de conseil et de force, l'esprit
de science et de piété ; et l'esprit de crainte du
Seigneur le
remplira 2. » Et les docteurs ont ap-
1. « Istae perfectiones vocantur dona, non solum quia
infunduntur a Deo, sed quia secundum ea homo disponitur
ut
effîciatur prompte mobilis ab inspiratione divina. » (S.
Th., M^^ q.
Lxvm, a. i.)
2. « Et
requiescet super eum Splritus Domini : spiritus
sapientiœ
et intellectus, spiritus consilii et fortitudinis ,
spiritus
scientiae et pietatis ; et replebit eum spiritus timoris
Domini. »
(Is., m, 3-3.)
38o EFFETS
DE l'haBITATION DU SAINT-ESPRIT
pliqué ces paroles aux membres vivants du
corps mystique de Notre-Seigneur, qui doivent
participer aux privilèges de leur chef.
Saint
Grégoire le Grand nous dit également
que « par
les dons, sans lesquels on ne peut arri-
ver à la
vie, l'Esprit-Saint réside d'une façon
stable dans
les élus, tandis que par la prophétie,
le don des
miracles et autres grâces gratuites, il
ne
s'établit pas à demeure en ceux auxquels il
les
communique : In his igitur donis, sine qulbus
ad vitam
perveniri non potest, Spirilas Sanctus in
electis
omnibus semper manet ; sed in aliis non sem-
per manet^.
» On pourrait, avec l'angélique Doc-
teur, définir les dons du Saint-Esprit : « des ha-
bitudes ou qualités permanentes essentiellement
surnaturelles,
qui perfectionnent l'homme et le
disposent à obéir avec promptitude aux mouve-
ments de
l'Esprit-Saint : Dona Spiritus Sancti
safd quidam habitus quibus homo perficitur ad
prompte obediendum Spiritui Sancio^. »
Il ne faudrait pas conclure de ces paroles que
les dons
sont des dispositions purement passives,
une sorte d'onction spirituelle destinée exclusi-
vement à assouplir nos facultés pour qu'elles
n'opposent
aucune résistance à l'action du céleste
moteur. « Ce sont tout à la fois des souplesses et
des énergies, des docilités et des forces, rendant
l'âme plus
passive sous la main de Dieu et en
même temps plus active à le servir et à faire ses
I. S. Greg.
M., 1. II, Moral, cap. ixviu,
a. S. Th.,
I' II", q. lxviii, a. 3.
LES DONS DU
SAINT-ESPRIT 38 1
œuvres ^ » A l'instar des vertus morales, qui ont
pour but de soumettre et d'assujettir nos facultés
appétitives à l'empire de la raison, de les rendre
dociles à ses prescriptions, et qui n'en sont pas
moins des sources d'activité, les dons sont, eux
aussi, des énergies surnaturelles, des principes
d'opération. Témoin ces œuvres excellentes
connues sous le nom de béatitudes, qui, en rai-
son même de leur perfection, doivent être attri-
buées aux dons plutôt qu'aux vertus* et qui en
émanent comme l'opération procède de l'habi-
tude 3.
S'il en est ainsi, en quoi les dons diffèrent-ils
des vertus? Certains théologiens pensent qu'ils ne
s'en, distinguent pas réellement, et que dons et
vertus désignent, sous des noms différents, une
seule et même chose. Si l'on considère, disent-
ils, les habitudes surnaturelles comme des bien-
faits gratuits qui nous viennent de la divine
bonté, on
les appelle dons ; si on les envisage
comme des
principes d'opération, on les nomme
vertus.
Cette
explication fort simple en apparence a le
grave inconvénient de se concilier difficilement
avec des vérités incontestables. Et de vrai, si les
dons
s'identifient avec les vertus, comment se
1. Mgr Gat, De la Vie et des Vertus chrétiennes, i*' Traité.
2. « Beatitudines dicuntur solum perfecta opéra, quae
etiam ratione suae perfectionis magis attribuuntur donis
quam virtutibus. » (S. Th.. 1» II", q. lxx, a. 2.)
3. «
Beatitudines sunt actiis donorum ; et ideo respondent
donis sicut
opéra tiones habitibus. » (S. Th., Sent., III. d.
XXXIV, q. I,
a. 4, ad i.)
382 EFFETS
DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
fait-il que Notre-Seigneur, qui a certainement
possédé
tous les dons, comme nous l'apprend
clairement Isaïe, n'ait pas eu de mêr^ic toutes les
vertus infuses : ni la foi, incompatible avec la
vision immédiate de l'essence divine, dont l'hu-
manité sainte du Sauveur n'a cessé de jouir ; ni
l'espérance,
qu'excluaient son état et sa perfec-
tion de compréhenseur ; ni la pénitence, qui ne
va pas avec l'impeccabilité? De plus, si les dons
et les vertus ne sont pas choses distinctes, il reste-
rait à expliquer pourquoi certains dons, comme
la crainte, ne figurent pas au nombre des vertus,
et pourquoi
certaines vertus ne sont point comp-
tées parmi
les dons. Aussi, l'immense majorité
des théologiens
tient-elle, avec saint Thomas,
pour la
distinction réelle entre les dons et les
vertus,
distinction fondée sur la diversité des
moteurs
auxquels l'homme obéit dans la pratique
du bien.
Si Ion
veut, dit l'angélique Docteur, distin-
guer nettement
les dons d'avec les vertus, il faut
s'en tenir au langage de l'Ecriture, qui désigne
les
premiers non sous l'appellation de dons, mais
sous le
vocable d'esprits — l'esprit de sagesse et
d'intelligence, V esprit de conseil et de force, etc. —
nous donnant à entendre par là que, venus du
<iehors
et infusés dans notre âme avec la grâce,
ils ont
pour but et pour effet d'assouplir nos
puissances et de les disposer à suivre docilement
l'inspiration
divine. Or, qui dit inspiration dit
motion venant
du dehors, par opposition à la
motion
provenant du moteur interne qui est la
raison.
11 y a
effectivement en nous deux principes
LES DONS DU
SAINT-ESPRIT 383»
moteurs
sous l'impulsion desquels s'accomplis-
sent les
actes qui doivent nous conduire au salut :
l'un
intérieur, qui est la raison, l'autre extérieur,
qui est
Dieu. Pour mettre l'homme en état de
bien
recevoir cette double impulsion, il lui faut
deux sortes de perfections : les unes plus hum-
bles, qui le disposent à suivre sans résistance,
dans toutes
ses actions intérieures et extérieures,
le
mouvement et la direction de la raison, c'est
le rôle des
vertus; les autres plus hautes, et dis-
tinctes
conséquemment des précédentes, ayant
pour but de
le rendre souple et docile aux
inspirations
de l'Esprit-Saint, c'est la fonction
des dons^.
I. « Ad distinguendum dona a virtutibus debemus sequi
modum loquendi Scripturae, in qua nobis traduntur, non
quidem sub nomine donorum, sed magis sub nomine spi-
rituum. Sic enim dicitur Is., xi, 2 : Reqaiescet saper eam
spiritus sapientiœ et intellectus, etc. Ex quibus verbis
mani-
feste datur intelligi quod ista septem enumerantur ibi,
secundum quod sunt in nobis ab inspiratione divina. Inspi-
ratio autem significat quamdam motionem ab exteriori.
« Est enim
considerandum quod in horaine est duplex
principium movens : unum quidem interius, quod est
ratio; aliud autem exterius, quod est Deus... Manifestum
est autem quod omne quod movetur, necesse est propor-
tionatum esse motori ; et haec est perfectio mobilis, in
quantum est mobile, dispositio qua disponitur ad hoc quod
bene moveatur a suo motore. Quanto igitur movens est
altior, tanto necesse est quod mobile perfection disposi-
tione ei proportionetur : sicut videmus quod perfectius
oportet esse discipulum dispositum ad hoc quod altiorem
doctrinam capiat a doctorç, Manifestum est autem quod
\irtutes humanae perficiunt hominem, secundum quod
homo natus
est moveri per rationem in his quae interius
384 EFFETS
DE l'haBITATION DU SMNT-ESPRIT
Mettons ces
vérités dans tout leur jour. Et
d'abord, que Thomme possède en lui-même,
dans sa raison, laissée à ses propres lumières ou
éclairée par la foi, un principe d'activité par
lequel il se meut, il se détermine à faire ceci ou
cela, c'est chose manifeste. Dès là qu'il est un
être intelligent et libre, et partant maître de ses
actes, il peut, dans sa sphère propre, comme
agent
secondaire et prochain — in sao ordine,
scilicet sicut agens proximum^, — se porter à telle
ou telle
opération de son choix. Mais, pour que
les facultés humaines susceptibles d'émettre un
acte moral soient inclinées habituellement au
bien et disposées à le faire avec facilité, promp-
titude et
constance, elles ont besoin d'être per-
fectionnées par certaines qualités ou habitudes,
ayant pour effet de les rendre dociles à la direc-
tion et à l'empire de la raison. Dans l'ordre na-
turel, ce
rôle appartient aux vertus humaines ou
acquises;
dans l'ordre surnaturel, cette fonction
revient aux
vertus chrétiennes. Ainsi doté,
l'homme est
en état d'agir, de faire le bien, d'ac-
complir des œuvres salutaires et méritoires,
celles du moins qui ne dépassent pas le niveau
ordinaire et commun.
Mais la raison n'est pas l'unique moteur, ni
le seul principe déterminant de nos actes ; elle
vel exterius agit. Oportet igitur inesse homîni altiores
perfectiones, secundum quas sit dispositus ad hoc quod
divinitus moveatur ; et istae perfectiones vocantur dona. »
(S. Th., I' II'% q. Lxvni, a. i.^
I. S. Th.,
1' U«. q. IX, a. 4, ad 3.
LES DONS DU
SAINT-ESPRIT 385
n'est même
qu'un moteur subordonné et secon-
daire. Le
moteur premier et principal est hors
de nous et n'est autre que Dieu. Or, c'est une
vérité
confirmée par une expérience journalière
que, plus
le moteur est élevé, plus parfaites doi-
vent être
les dispositions qui préparent le mo-
bile à
recevoir son action i. Ainsi, tandis qu'un
enfant est capable de comprendre et de suivre les
leçons d'un maître de grammaire élémentaire, il
faut, pour
mettre un adulte même cultivé en état
de suivre
le cours d'un professeur d'enseigne-
ment
supérieur, une longue préparation, qui n'est
même pas à la portée de toutes les intelli-
gences.
Si donc, pour disposer nos puissances appéti-
tives à obéir avec promptitude aux injonctions
de la raison éclairée de sa propre lumière ou de
celle de la foi, nous avons besoin de toute une
série d'habitudes, acquises ou infuses, suivant
que le bien
qu'il s'agit d'opérer est naturel ou
surnaturel;
comment ne pas conclure, avec saint
Thomas, que pour nous mettre en état de rece-
voir
fructueusement et de suivre avec docilité
les
inspirations et la direction de l'Esprit-Saint,
moteur si fort élevé au-dessus de la raison
même habituellement illuminée par la foi, d'au-
tres perfections, d'autres habitudes supérieures
I. « Quanto movens est allior, tanto necesse est quod
mobile
perfectiori dispositione ei proportionetur : siciit
videmus quod perfectius oportet esse discipulum disposi-
tum ad hoc
quod altiorem doctrinam capiat a doctore. »
(S. Th., !•
II'% q. Lxviu, a. i.)
BAB.
lAINT-SSPKIT
386 EFFETS
DE l' HABITATION DU SAINT-ESPRIT
aux vertus rao^rales, acquises ou infuses, sont ici
vraiment laécessaires' ? Nqu'S' avon-s nommé les
don&i, qud sont à Fhomme dans ses rapports à
l'Esprit-Saint ce que les vertus morales sont à
la volonté comparativement à la raison. Celles-
ci disposent ks puissances appétitives à obéir
avec pramptitfuclie à la raison ; eeux-là préparent
rbomme à se montrer diocile aux in^tincts^ de
l'Esprit-Saint 2'.
m
L'argument que nous venons de développer
prouve bien, il est vrai, que les dons et les ver-
tus^ sont des habitudes réellement distinctes;
mais il n'indique pas, au moins d'une façon
expresse, en quoi consiste cette différence. Aussi ^
!.. « Manifestum est autem quod >'irtutes humanœ perfi-
ciunt hominem, secundum quod homo natus est moveri
per rationem in his qi3s& înterius vel exterius a^t.
Opor-
tet igitur inesse homàni altiores perfectiones, secundam
quas sit dispositus ad hoc q.uod divinitu^ naoveatur ; et
istae perfeetiones vocantur dona. » (S. Th., I* II", q.
lxviii,
a. I.)
2. (( Dona Spiritus Sancti se habent ad homines in com-
paratione
ad Spiritum Sanctum sicut virtutes morales se
habent ad
vim appetitivam in comparati:)ne ad rationem.
Virtutes. autem moiraies habitas (jnidam simt, quibus vires
appetitivae dlsponiantuE ad prompte obediendum rationi.
Ijndei et dona SpirituS' Sanctii sunt quidam habitus quibus
homo
perficitur ad prompte obediendum Spiritui Sancto. »
^;blid., a.
3.)
XES DONS DU
SAINT-ESPRIT 887
«qnaand
sawii Thomas se propose imniquement
d'établir
comme 'toas la I^ Ilae, q. Lxvin, a. i,
— «qme les âma.s sont des perfectiouïs autres que
ies vertus,
la raisoia qu'il met en avant, c'est la
diialité
des moteurs auxquels rhomioae obéit
dans la
pratique -du M'en : raisoofi .excelleaile, car
des
moitescLTS formeUlenient différents supposent,
requièrent, exigent des dispositions diiTéa^entes
de la part d'u mobile, pour qu'il -soit &r état de
receroir connatuneUeaïieaflit des imptuisions doaat
les iMiies peuvent .être si fort élevées au-dessus
des autres
: Mamfesiam e&t quod ad alliorem m&to-
rein oportet maj&ri perfectione mobile esse dhsposi-
tum^. Mais
quaund le saint D-ooteur veut montrer
€« quai
dons et vertus se différenoient, tout autre
-est sa
réponse ; il en appelle alors à la diver-
gence dans
le mode d'agir qui caractérise ces
deux sortes d'habiîtTaid'es, ©t à la diversité de règle
qui sert de ntesMre à leurs actes : DoFia a virtuti-
^U6
idisiinguuitiur in hoc quod mrtates perficiant
ad acÎMS modo huihano, sed dona iultra humanïum
MOIKIM^.
Le premier élément caractéristiqtue des dons,
celui par lequel ils se distinguent netteioaent des
vertus ; c'est îeizr mode d'agir.
Les vertus,
en effet, 'quelles qu'elles soient,
naturelles
ou surnaburelles, acquises mi infuses,
dispasen.t
l'ibosmane à une a?ation de foime ration-
neile et
tamaine : virtutes perjlcmnt ad actas
MODO HUMANO *, Ics dous , au contraire, le met-
I. S. Th.,
P 11'% q. Lxvm, a. 8.
a. S. Th.-
Sent., III, di^. ntxxiv, q. î, a. 1.
388 EFFETS
DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
tent en
situation d'opérer d'une façon surhu-
maine et en quelque sorte divine : sed dona ultra
HUMANUM MODUM. G'est là leuF raison propre :
Donorum propria est ratio, ut per ea quis super
humanum modum opereiur^ : c'est ce qui consti-
tue leur supériorité sur les vertus : Donum in hoc
transcenda virtutem quod supra humanarn modum
operetur ^.
Laissons saint Thomas nous expliquer lui-
même, avec sa lucidité ordinaire, ce qu'il faut
entendre par le mode humain d'agir propre aux
vertus, et en quoi consiste le procédé supérieur
qui
caractérise les dons. Dans ce but, il met en
parallèle la vertu de foi et le don d'intelligence
qui lui correspond, et montre par un exemple
qu'il déclare lui-même évident, la divergence de
leurs procédés.
Notre mode naturel de connaître les choses spi-
rituelles et divines, dit-il, consiste à nous élever
de ce monde matériel et visible jusqu'au monde
invisible par le miroir des créatures et Ténigme
des analogies, c'est-à-dire par des concepts im-
propres empruntés à Tordre sensible et partant
nécessairement imparfaits. Connaturalis enim mo-
dus hamanœ naturae est ut divina non nisiper spéculum
creaturarum et œnigmate similitudinum percipiat^.
Aussi la foi, qui est une vertu, a-t-elle recours à
ces mêmes
notions pour nous initier aux vérités
surnaturelles.
Et ad sic percipienda divina perficit
i. S. Th.,
Sent., Ul, dist. xxxv, q. ii, a. 3.
3. S. Th.,
Sent., III, dist. xxxvi, q. i, a. 3.
3. Ibid.,
dist., xxxiv, q. i, a. i.
LES DONS DU
SAINT-ESPRIT 889
fîdes, qusB
virtv^ diciliirK Sans cloute, elle élargit
le cercle de nos connaissances, elle nous fait
pénétrer jusque dans le sanctuaire de la Divinité
et nous révèle des mystères dont la contempla-
tion de Tunivers ne nous aurait jamais manifesté
l'existence
; mais elle ne change pas notre mode
naturel de
connaître, aussi est-elle essentielle-
ment
obscure. Vienne maintenant le don d^intel-
ligence ; au lieu du simple assentiment aux
dogmes révélés qu'implique la foi, il nous com-
munique une certaine perception de la vérité ~ ;
il nous fait saisir, pour ainsi dire à découvert, les
choses divines, nous élève au-dessus de notre mode
naturel de
connaître, et, sans faire disparaître tous
les voiles,
nous donne dès cette vie comme un
avant-goût des manifestations et des clartés
futures 5.
Quel sens profond des vérités de la foi ne ren-
contre-t-on
pas de temps en temps dans certains
hommes sans
culture et sans lettres, mais dociles
aux
inspirations de TEsprit-Saint, parfois même
en de simples enfants ! Quelle perspicacité pour
I. S. Th.,
III, Sent., disl., xxxiv, q. i, a. i.
a. « Fides
importât solum assensum ad ea quse propo-
nuntur; sed
intellectus importât quamdam perceptionem
veritatis.
» (S. Th., II' II", q. vm, a. 5, ad 3.)
3. « Sed
intellectus donum, ut Gregoriusdicit, de audîtii
mentem
illustrât, ut homo etiam in hac vita praelibationera
futurae
manifestationis accipiat. » (S. Th., III Sent., dist
XXXIV, q.
I, a. i.) — Et encore : « In his quae supra ratio-
nem sunt
perficit fides quae est inspectio divinorum in spe-
culo et in
aenigmate. Quod autem spiritualia quasi nuda
veritate
capiantur, supra humanum modum est; et hoc facit
donum
intellectus. » (Ibid., a. a.)
390 EFFETS
DE l'hABITATïON DU SAIKT-ESPRIT
découvrir le venin de l'erreur I Peut-être seront-
ils incapables de réfuter, d'après les règles d;e la
dialectique, les sophismes de l'hérésie ou de
l'incrédulité; mais coMime ils sont pénétrés de
la vérité
de renseignement catholique ! comme
ils
comprennent qu'il ne faut s'en écarter en
rien 1 1
Doù provient en eux une telle certitude
sur les choses de la îoi ? Des moyens de connaî-
tre naturels à l'homme : l'étude, la réflexion?
Non, mais
dn don d'intelligence.
On lit dans
la vie de sainte Chantai qu'un jour,
à peine âgée de cinq ans, elle s'amusait dans le
cabinet de
son père, lorsqu'une discussion s'en-
gagea entre le président Frémiot et un gen-
tilhomme protestant qui lui était venu faire
visite. Il s'agissait de la sainte Eucharistie. Le
seigneur protestant disait que ce qui lui plaisait
surtout dans
la religion réformée, c'est qu'on y
niait la
présence réelle de Notre-Seigneur au
Saint-Sacrement.
A ces mots, la sainte enfant
n'y peut
tenir: elle s'approche vivement du. pro-
testant, et
arrêtant sur lui un regard ému :
u
Monseigneur, lui dit-elle, il faut croire que
Jésus-Christ
est au Saint-Sacrement parce qu'il
l'a dit ;
quand vous ne le croyez pas, vous le faites
menteur. »
Le ton avec lequel elle parlait étonna
le
protestant, qui entreprit de discuter avec
elle; mais elle l'arrêta court par la sagesse de
I, « Etsi iKm omnes habentes fidem plene intelligant et
quae proponuntur credenda, inlelligunt tamen ea esse cre-
deoda, et quod ab eis nullo modo est dieviandum. » (S. Th.,
lia iiae,
q. ym, a. 4, ad a.)
LUS DO]?PS
IW SAÏKT-ESPRIT 3g P
ses réponses, en même terïïps que par rarrderar
de sa foi elle enchantait tous les^ assistants. Em-
barrassé de
ses vives reparties-, le seigneur pro-
testant
voulut teïTTïiner la discussion comme on»
termine
tout avec les enfants : il lui présenta»
des
dragées. Aussitôt elle les prend dans son
tablier,
et, sans y toucher, les va jeter au feu en^
disant : a
Voyez-vous, Mofiseigneur, voilà eom-
ment
brûleront dans le fond de Fenfer tous les
hérétiques, parce qu'ils ne croient pas ce ques
Notre-Seigneur a dit i. m
m
Si maintenant passant à l'ordre pratique nous
demandons à Fangélique Docteur en quoi con-
siste le mode humain d'agir propre aux A^ertus^
par exemple à la prudence, et en quoi il se dis-
tingue du procédé surhumain qui caractérise les-
dons correspondants, ici le don de conseils
sa réponse ne sera ni moins nette ni moins pré»-
cise.
Qu'il s'agisse du choix d'^un état de vie ou de^
toute autre détermination importante à prendre,
voici
comment procède la prudence. Elle s'en-
quiert des
voies et moyens convenables pour
obtenir la
fin proposée, elle juge quels sont les
meilleurs
et en prescrit l'application. En fait
I. BouGAUD;
Histoire de sainte Chantai, %. I, e. i.
Bga EFFETS
DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
d'enquête, le mode humain consiste à examiner
toutes choses à la lumière de la raison ou de la
foi, à peser le pour et le contre, à étudier ses
aptitudes, ses attraits, ses dispositions, à prévoir
l'avenir d'après ce qui arrive ordinairement en
semblables occurrences, à consulter des personnes
prudentes, à prier. In inventione, modus humanus
est quod procedatar inquirendo et conjecturando ex
his quae
soient accidere^. Vient ensuite le tour du
jugement, et enfin celui du commandement qui
est l'acte principal de la prudence.
Mais il n'est pas rare que, par suite de cir-
constances exceptionnelles ou particulièrement
difficiles, la prudence humaine se trouve à court.
On a beau réfléchir, consulter, étudier la ques-
tion sous
toutes ses faces, on ne parvient pas à
tirer la
chose au clair, ni à pouvoir formuler une
réso' lion
ferme et précise. Que faire en de telles
conjonctures,
lorsque là prudence est muette et la
raison aux
abois? Ce que fît le saint roi Josa-
phat quand,
dans une circonstance analogue, se
trouvant en
face d'une multitude de Moabites,
d'Ammonites et de Syriens coalisés contre lui,
et ne sachant quel parti prendre, il se tourna
vers le ciel et fît cette prière : « Seigneur, ne
sachant ce que nous devons faire, il ne nous
reste qu'à diriger nos regards vers vous : Cum
ignoremus quid agere debeamus, hoc solum habe-
mus résidai ut oculos nostros dirigamus ad te^, » Et
I. S. Th.,
m Sent., dist. xxxiv, q. i, a. a.
a. II
Paralip., xx, la.
LES DONS DU
SAINT-ESPRIT SgS
voici que
l'Esprit du Seigneur fondit soudain
sur un
prophète qui vint dire au roi et à son
peuple de
la part de Jéhovah : « Soyez sang
crainte et
ne redoutez pas cette multitude ; le
combat
n'est pas votre affaire, mais celle de
Dieu... Demain
vous marcherez contre eux et le
Seigneur
sera avec vous . Nolite timere, ne pa-
veaiis hanc multitudinem; non est enim vestra pugna,
sed Dei. . . Cras egrediemini contra eos, et Dominas
erit
vobiscum * . »
Or, qu'en
pareille rencontre un chrétien
recoure, lui aussi, avec confiance à Celui qui ne
refuse
jamais son secours dans les choses néces-
saires ou
utiles au salut, et qu'il en reçoive une
inspiration
mettant fin à ses perplexités et lui
apprenant
avec une sorte de certitude ce qu'il
doit faire,
voiià qui est au-dessus du mode humain
et l'effet
du don de conseil. Sed quod homo acci-
piat hoc
quod agendam est, quasi per certitudinem a
SpiriVd
Sancto edoctus, supra humanum modum
est; et ad
hoc perjîcit donum consilii^.
Ainsi, dans les choses qui ne dépassent pas la
portée de la raison, c'est à la prudence acquise
ou infuse qu'il appartient de diriger l'homme
dans le choix et l'emploi des moyens 3. Négliger
alors d'examiner par soi-même ce qu'il est
opportun de dire ou de faire, sous prétexte
I. II
Paralip., xx, 15-17.
a. S. Th.,
III Sent., dist. xxxiv, q. i, a. a.
3. «
Prudentia vel eubulia, sive sit acquisita, sivc sit in-
fusa,
dirigit hominem in inquisitione consilii, secundum
ea qu»
ratio comprehendere potest. » (S. Th., II* II**, q. lu,
a. I. ad.
I.
Sg^ EFFETS
IXE l'hABITATIOIV DU SAIKT-ESPRIT
d^abândon à la PivoYideiice,'ce serait tenter Dieia^.
Mais, parce que la raison humaine est incapable
de comprcTidre tous les cas particuliers et con-
tingents qui peaiT^nt se présenlier, — d'où vient
que (( les pensées des mortels Bont timides et
leurs prévoyances incertaines « — pour n etr«
pas privé de conseil dans les choses relatives au
salut où la prudence ne suffît plus, l'homme a
besoin d'être guidé et dirigé par Celui qui sait
tout; de même que dans les choses humaines,
quand on n'a pas assez de lumières poui- Imiter
une
affaire, on a recours au conseil de gens plus
éclairés 2.
Cette
direction supérieure dans l'ordre du salut
s'accomplit par l'intermédiaire du don de con-
seil : de là cette parole du Psalmiste : « Le Sei-
gneur est
mon guide, rien ne me manquera :
Dominas régit me, einihilmiki deeriP. » Mais dans
.1. a Dicendo Nolite eogitare quomodo aut quid loquamini,
Dominus non
prohibet considerare ea quœ sunt agenda,
vel dicenda, quando homo habet opportunitatem... Alio-
quin si homo praeleimittat facere quod potest, solum
divinum auxilium expectans, viâetur tentare Deum. » (S.
Th.,
IMI", q.xiii, a. 4, ad i.)
2. <c
Sed quia humana ratio non potest comprehendere
-singularia
et contingenta, quse occurrere possunt, fit quod
cogitatlones
mortaliiim sint timidœ, et incertœ providentiœ
noslrœ, ut
dicitur Sap., ix, i/i. Et ideo indiget homo in
inquisitione consilii dirigi a Deo, qui omnia comprehendit ;
quod fit per donem eonsilii per quod homo dirigitur quasi
consilio a Deo acceprto; sicut etiam in rébus humanis, qui
sfbi ipsis non sufficiunt in inquisitione consilii, a
sapientio-
Tibus
consïlium requrrurtt. » (S. Th., II' n««, q. un, a. i.)
3. Ps.,
XXII, I.
LES DONS DU
SAINT-ESPRIT 3 9 5^
ce cas, l'homme n'^a point à examiner et à juger
par lui-même ce qu'il est opportun de faire,
î'Esprit-Saint
se charge de ce soin, et l'homme
n'a qu'à se prêter docilement à ses inspirations ;
car,
suivant la remarque de saint Thomas, c'est
au moteur,
non à l'instrument, qu'il appartient
de juger et de commander. Or, en matière de
dons, c'est
l'Esprit-Saint, non la raison humaine,
qui est le
moteur, l'homme étant plutôt passif
qu*actif\
instrument et non cause principale :
instrument,
toutefois, qu'ion ne saurait considé-
rer comme
inerte, car il est actif et libre, actif
en tant que 14bre, coopérant librement à la mo-
tion divine ^.
La différence dans le mode d'agir que nous
venons de constater entre la prudence et le don
de conseil, se retrouve pareillement entre les
autres
vertus et les dons qu'ils perfectionnent ;
car à toute
vertu correspond un don particulier
qui lui
vient en aide et la fait opérer à l'occasion
d'une façon
surhumaine. Ainsi en va-t-il notam-
ment pour
la force et le don de même nom.
Le propre de la vertu de force est d'affermir
l'âme et de lui faire surmonter tous les obstacles
I. « Judicare et praecipere non est moti sed moventis. Et
quia in donis Spiritus Sancti mens humana non se habet
ut movens, sed magis ut mota, ut supra dictum est (art.
prrtic., et
I' 2'*, q. lxviii, a. i.) înde est quod non fuit con-
veniens quod donum correspondens prudentiae prseceptum
dîceretur \eljudiciam, sed consilium; per quod potest signi-
fîcari motio mentis consillataî abalio consiliante. » (S. Th.,
II'-II»«,
q. LU, a. 2, ad. t.)
a. S. Th.,
I* II", q. lxvui, a. 3, ad 2.
SgÔ EFFETS
DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
qui se rencontrent dans la pratique du bien, en
dépit des dangers et de la mort même. Si vous
me demandez quel est son mode naturel d'agir, je
vous répondrai avec saint Thomas qu'il consiste
à affronter les difficultés dans la mesure des
forces humaines, pensatis viribus propriis et
secundum earum mensuram^ ; aller au delà, entre-
prendre de
son propre mouvement une œuvre
qui surpasse ses forces, ce ne serait plus de la
vertu, mais de la témérité, de même que rester
en deçà par défaut de courage serait un signe de
pusillanimité. Mais que, dans une rencontre par-
ticulière, poussé par un instinct supérieur,
l'homme prenne pour mesure de ses actes, non
plus ses propres forces, mais la puissance divine,
qu'il se porte à des choses manifestement supé-
rieures à ses énergies natives, qu'il affronte des
dangers
qu'il n'est pas en son pouvoir de sur-
monter, en
comptant sur le secours divin, vpilà
qui est
au-dessus du mode humain et l'effet du don
de force '.
Il serait facile de poursuivre ce parallèle et de
montrer en
détail ce qu'est le mode humain
d'agir propre aux différentes vertus, et en quoi
il se distingue de la façon d'opérer spéciale aux
dons ; mais peut-être vaudra-t-il mieux nous
1. S. Th.,
m Sent.., dist. xxxiv, q. i, a. a.
2. « Sed
quod homo in omnibus hispro mensura accipiat
divinam
\1rtutem, ut scilicet ad ardua virtulis opéra se
extendat,
ad quae scit se suis viribus non sufflcere, et peri-
Gula quae >1res suas excédant, non formidel dinno auxilio
mnixus... sapra humanum modam est : et hoc totum efïîcitur
per donum
fortitudinis. » (Ibid.)
LES DONS DU
SAINT-ESPRIT 897
borner à signaler en caractères généraux ce qui
constitue la divergence de procédé des unes et
des autres.
Dans les actes qui émanent des vertus, acquises
ou infuses, l'homme agit d'une manière con-
forme à sa condition humaine, c'est-à-dire de
son propre mouvement, en vertu de son initia-
tive personnelle. Après avoir réfléchi, délibéré,
et, au besoin, pris conseil, il se porte au bien par
son libre choix, par sa propre détermination,
sans
exclure, bien entendu, la motion ordinaire
de Dieu qui opère intérieurement dans tout agent
libre ou naturel en qualité de cause première :
non tamen exclusa operatione Dei, qui in omni
naiura et voluniaie interius operaturK Agit-il, au
contraire,
sous l'influence des dons, ce n'est plus
de lui-même qu'il opère, mais une impulsion
intérieure toute- puissante, à laquelle il se prête
néanmoins volontairement, le pousse à faire telle
ou telle chose dont la pensée lui a été soudaine-
ment inspirée. Ici l'homme est plutôt passif
qu'actif,
bien que son activité personnelle, sous
forme de consentement et -de libre coopération,
ne soit
point absente, car Dieu meut chaque être
d'une manière conforme à sa nature 2.
Saint
Augustin a fort bien décrit ce second
mode d'agir quand, à propos des paroles de
l'Apôtre :
« Tous ceux qui sont mus par l'Esprit
1. S. Th.,
!• Ilae, q. lxviii, a. a.
2. « In
donis Spiritus Sancti mens humana non se habet
ut movens,
sed magis ut mota. » (S. Th., II* Ilae, q. lu,
a. a, ad
i.)
3g8 EFFETS
©"B I'haB-ÏTI^ïTIO'V DTJ ^AIWT-ESPRIT
de Diieu, ceiix-îà sont les enfamts die- Di^iï : Qai-
cumque Spirita Dei aguniur^ ix simt ftUi Dei i ))\ il £aèt
observer
quel'Esprit-Saint u les meut poi^r les faire
agir, non
pour qu'ils demieuTeirt inertes et pure-
ment
passifs- : Agunlar enim> ut agard, non ut
ipsinihil
agmtt^. » Ils agissent donc, mais pour bien
faire
ressortiir rinstinct spécial qui les fait agir,
Tapôtre
saint Paul dit quih sont mms ou action;-
nés par
l'Esprit de Dieu. Or, (f être mû ou
actionné,
c'est plus q^oie d'êtFe simplement con-
duit ou dirigé ; car celui que Fon dirige fait
quelque chose; ii est précisément dirig-é pour
qu'il agisse correctement. Mais celTad; qui est mû
ou actionna semble à pein>e fai^e quelque chose
de lui-même ; et cependant la grâce du Sauveu^r
agit si efficacement sur notre volonté que FApôtre
ne craint pas die dire : Tous ceax qui sont mus par
l'Esprit de Dieu, ceux-là soM les enfants de Dieu.
(Rom., vni, i4)'. E^ notre volonté ne saujrait faire
un meilleur usage de sa liberté qfu'en Tabandon-
nant à l'impulsion de Celui qui ne peut faire le
mais... »
1. Rom.,
VIII, i4.
2. S. AuG.,
De Corrept. et grat., c, ii, n. 4- — Saint Tho-
mas dit, lui aussi : « Quœ vero per nos aguntur, Deus in
nobis
causât, non sine nobis agentibas : ipse enim operattir
in omni
voluntate et natura. » (S. Th., I* II'", q. lv, a. 4>
ad 6.)
3. <( Procul dubio plus est agi, quam rcgi : qui enim
rcgitur aliquid agit; et ideo regitur. ut recte agaf; qui
autem agitur, agere aliquid vfas Intelhgitur : et tamen tan-
tum praeatat voluntatibus nostris gratia Salvatoris, ut non
dubitet A.postolus dicere : Quotquot Spiritu Dei aguntur, hi
LES DOMS
1>U SA'INJ-iESPIVIT .Sg^
L'Écrituce
e* la «vie des Saints ccwa/tieiMient uan
gxand
i40.mi)re de faits où l'on Yoit en exercice
cette
imjpulsioa divime. C'est ainsi qu'il est dit
fdaas
saiait Lue que « Jésus fut poussé au désept
.par
l'Esjprit-Saint : Agehatur a S^piriiu in deser-
ium^. » De même le vieiUard Siméon, qui avait
jepu du
Saint-vEsprit la proœaes&e qu'il ne mour-
soà^ point
sans avoir vu le CJtirist du Seigneur,
se sentit inspiré de venir au Temple, n>eml m
Spirita ài -iemplam*, au aai ornent où Marie et
Joseph s'y
présentaient pour accomplir dans la
personne de l'Enfant Jésus les prescriptions de
la loi.
Un fait va
nous mon^trer d'une façon saisis-
sante la différence du mode d'agir qui distingue
les veiltis et les dons. Sous la persécution de
Septime- Sévère, une jeune esclave xiu nom.de
Félicité venait d'hêtre condamnée aux JDêtes avec
dlauties
chrétiens. Elle était sur le point de
devenir
mère. Mais comme le jour du supplice
approcliait, Félicité .se désolait à la pensée que
son état de
grossesse ferait différer son supplice :
car la loi
défendait l'exécution d'uaie fenxme
enceinte. Les autres martyrs s'affligeaient égale-
ment de la
laisser en arrière. Trois jours avant
la date
fixée pour le comhat, tous se mirent en
l>rière pour obtenir .sa prompte délivrance. A
Jilii sunt Dei. (Rom., viii, i4.) Nec aliquid in nobis
libéra
voluntas melius agere potest, quam ut illi se agendam
coniaieiidet,
qui maie agere non potest. » (S. Aug., De Gestis
Pelag., c. m, n. 5.)
1. Luc, IV, I.
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