pourtant une condition préalablement requise,
c'est que l'intellect créé soit préparé et disposé à
cette union par une force, une perfection surna-
turelle, qui l'élève au-dessus de sa condition na-
tive ; de même que, avant d'enseigner à quel-
qu'un une science supérieure, la théologie par
exemple, ou le calcul infinitésimal, il faut, par
une préparation convenable, le rendre capable
de recevoir cet enseignement. Cette force, cette
qualité surnaturelle, qui élève, corrobore et pré-
pare notre âme à cette bienheureuse union, n'est
autre que la lumière de gloire i.
Ainsi, d'après saint Thomas, pour voir Dieu
intuitivement, deux choses sont nécessaires •
l'une qui se tient du côté de la faculté créée et
qui a pour but de fortifier, d'agrandir, d'élever
sa puissance, c'est le rôle de la lumière de gloire ;
l'autre qui se tient du côté de l'objet, c'est
l'union directe et immédiate de l'essence divine
avec l'intelligence créée appelée à la contem-
pler 2.
Inutile de rechercher si cette divine essence
remplit rigoureusement, vis-à-vis de notre intel-
ligence, les fonctions d'espèce impresse, ou si
I. « Necesse est autem quod omne quod consequitur ali-
quam formam, consequatur dispositionem aliquam ad for-
mam illam. Intellectus autem noster non est ex ipsa sua
natura in ultima dispositione existens respectu formae
illius quae est veritas, quia sic a principio eam asseque-
retur. Oportet igitur quod cum eam consequitur, aliqua
dispositione de novo addita elevetur, quam dicimus gloriœ
lumen. » (Lbid.)
a. Cf. I, q. xn, a. 2.
HAB . SAINT-ESPRIT. — lO
1^6 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
elle oe le fait que d'une maitieFe impropre, et
dans un sens purement analogique ; chacun sait,
en effet, que, si la nature divine est la forme
exemplaire, le prototype de toutes choses, elle
ne saurait être le principe formel intrinsèque
d'aucune créatures et que, si certaines perfec-
tions sont communes au Créateur et à la créa-
ture, il y a, dans la manière de les posséder, une
telle disparité, que l'on ne peut rien attribuer à
l'un et à l'autre dans une acception identique*.
Au reste, pour prévenir toute méprise, saint
Thomas déclare explicitement que, dans la vision
béatifique, l'essen<je divine joue le rôle d'espèce
intelligible, sans être, à proprement parler, la
forme de l'intelligence créée ^.
Nous pouvons donc considérer conanae une
chose indubitable que Tessence divine s'unit
directement à rintelligence des bienheureux dans
le ciel, pour être, avec elle, coprincipe de la
vision béaitiSque ; et puisque c'est cette même
essence qu'il s'agit de voir, elle est en même temps
1. « Non est possibiîe Deum aliquo modo în composifio-
nem alicujus venire, ncc sicut principium formate, nec sicut
principium materiale. » (S. Th., Sumnia TheoL, I, q. m, a.
8.)
2. « Impossibile est aliquid prsedicari de Deo et creaturis
uTiivoce. » (Id., ibid., I, q. xiii, a. 5.)
3. « Restât ergo ut illiid quo intellectus creatus Deum
per essentiam videt, sitdivina essentia. Mon autein oportet
quod ipsa divina essentia fiât forma intellectus ipslus, sed
quod se habeat ad Ipsum ut forma. » (S. Th., Qq,. disp., de
verit., q. vni, a. i.)
Et iterum : « In visione qua Deus per essentiam videbitur,
ipsa divina essentia erit quasi forma intellecSus, qua
inteUi-
.get. » {Summa TheoL, Supnl., a. xcii, a. i. ad 8.V
DE LA PRÉSENCE DE DIEU 1^7
le terme et l'objet de celte vision ; en sorte que
cette divine essence est à la fois l'alpha et
l'oméga, le principe et le terme de cette opération
vitale qui constitue la béatitude formelle des
saints.
Comment dès lors ne pas reconnaître, entre la
Divinité et les élus du ciel, une union vraie et
réelle, puisque Dieu ne peut être vu et possédé
qu'à la condition d'être présent à leur esprit par
lui-même, et non par son image, per suam essen-
tiam et non per speciem esseniiœ reprœsenlaiivam ;
une union spéciale et formellement distincte de
celle qu'il peut avoir et qu'il a effectivement avec
les autres créatures, puisque ce n'est plus seule-
ment à titre d'agent qu'il est dans les bienheu-
reux, mais encore et surtout comme objet de
connaissance et d'amour, de connaissance intui-
tive, d'amour béatifique; une union enfin qui,
sans aboutir à l'unité de substance, et, tout en
respectant la double personnalité de Dieu et de
l'être créé, les met dans de tels rapports d'inti-
mité que l'un devient la béatitude et la suprême
perfection de l'autre.
Ce que sera cette vision de Dieu, cette contem-
plation de la beauté infinie, ce qu'elle apportera
de joie, de douceur, de délices, nul ne le sait,
hormis celui qui la donne et celui qui en jouit,
nemo scit, nisi qui accipit^. Les auteurs inspirés,
auxquels l'Esprit-Saint a daigné en révéler quel-
que chose, nous disent que ce sera le plein ras-
I. Apoc, n, 17.
1^8 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
sasiement de tous nos désirs', un vrai torrent de
délices capable non seulement de remplir notre
cœur, mais de l'inonder véritablement*; ce sera
sûrement une connaissance non pas sèche et
froide comme un pâle rayon d'hiver, mais ar-
dente, savoureuse, souverainement délectable,
qui engendrera dans la volonté un amour im-
mense, irrésistible, ininterrompu, et une jouis-
sance aussi grande que le comportera la capacité
de notre cœur.
III
Présent par sa substance à Fintelligence des
bienheureux. Dieu pourrait-il être absent de leur
volonté? Ce qui se passe dans la première de ces
facultés ne se répercute-t-il pas dans la seconde ?
Ce qui a lieu dans l'ordre de la connaissance n'a-
t-il pas son retentissement nécessaire dans l'ordre
de l'amour? N'est-ce pas une vérité universelle-
ment admise par les philosophes , que toute
forme est suivie d'une inclination proportion-
née 3? L'amour, en effet, suit naturellement la
connaissance, et l'union est la fin régulière de
l'amour. Voyant Dieu face à face, les saints du
ciel sont dans l'heureuse nécessité de l'aimer.
1. « Qui replet in bonis desiderium tuum. » (Ps.
cii, 5.) — « Satiabor cum apparuerit gloria tua. » (Ps.
XVI, i5.)
2. « Inebriabuntur ab ubertate domus tuse ; et torrents
voluptatis tuae potabis eos. » (Ps. xxxv, 9.)
3. «■
Quamlibet formam sequitur aliqua inclinalio. »
s. Th., Summa Theol., I, q. lxxx, a. i.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l49
Et de vrai, comment leur volonté poiirrait-
«11e ne pas se porter, avec un élan irrésistible,
vers celui que leur intelligence connaît claire-
ment et lui propose ouvertement comme le sou-
verain Bien? Et puisqu'ils le possèdent, sans
crainte de le perdre, comment ne pas trouver en
lui la suprême délectation ? Mais la jouissance ne
va pas sans la présence effective de l'objet aimé.
Si donc Dieu est réellement uni à leur intelli-
gence en tant qu'objet de connaissance, il doit
également, disons mieux, il doit à plus forte rai-
son être vraiment et effectivement uni à leur
volonté comme objet d'amour, car « l'amour est
plus unitif que la connaissance : Amor est magis
unitivus quam cogniiio^. » Au reste, une simple
union d'affection serait absolument insuffisante
pour la jouissance parfaite et consommée que sup-
pose la béatitude.
L'union d'affection existe assurément, puisque
les bienheureux aiment Dieu et en sont aimés,
«t que l'amour consiste formellement dans ce lien
moral qui rapproche et enchaîne les cœurs ; mais
l'amour tend et aspire à l'union réelle, et il la
produit dans la mesure du possible : et suivant
que l'union est réelle ou seulement affective, il y
a deux manières d'aimer, l'une de jouissance,
l'autre de désir. Or, c'est l'union de jouissance
qui règne dans le ciel, puisque tout désir légitime
y est satisfait. Nous verrons ce que nous avons
cru, nous posséderons ce que nous avons espéré
et recherché dans la voie, nous jouirons enfin
. S. Th., P-II'% q. xxviiT, a. i, ad i.
l5o EXPLICATION DU MODE PARTIGULIEB
pleinement, sûrement, éternellement, du bien
suprême. C'est alors que l'œuvre de notre déifi-
cation sera complète et achevée, et que nous
serons parfaitement semblables à Dieu, tout
pénétrés, tout imbibés de Dieu, tout divins.
Déjà sans doute, nous lui ressemblons, ayant
en nous un don créé souverainement précieux,
qui est une participation formelle de sa nature ^ ;
déjà nous sommes ses fils par adoption, avec
droit à l'héritage paternel ; mais le dernier mot
de notre destinée n'est pas dit; ce que nous
serons un jour ne paraît pas encore : Charissimi,
nunc filii Dei samas, et nondum apparaît quid eri-
mus'' . C'est quand il se montrera à nous sans
ombres et sans voiles, quand nous le verrons
face à face et à découvert, quand il nous appa-
raîtra tel qu'il est, que nous lui serons pleine-
ment semblables. Scimus quoniam, cum appa-
ruerit, simltes ei erimus, qaoïiiam videbimus eam
sicuii est'. C'est alors que nous vivrons de sa
vie, le connaissant et l'aimant, quoique d'une
manière finie et limitée, comme il se connaît et
s'aime lui-même : Tune cognoscam sicut et cogni-
ius sum^ ; car la vie intime de Dieu consiste dans
la connaissance et l'am.our qu'il a de son être et
de ses divines perfections.
I. « Maxima et pretîosa nohîs promîssa dona-vît, xit per
haec efficiamirii divinae consortes nalurae. » (II Petr.»
1,4.)
2. 1 Joan., III, a.
,3. Ibid.
A. 1 Cor., xni, la.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l5l
Cette fin obtenue, notre désir de savoir sera
pleinement satisfait, notre soif de bonheur com-
plètement apaisée, car l'essence divine, unie à
notre intelligence, sera un principe suffisant
pour nous faire connaître toute vérité : et ,
d'autre part, possédant la source de tout bien et
de toute bonté, que pourrions-nous désirer
encore 1?
Alors sera définitivement accomplie la prière*
que le Sauveur formulait la veille de sa mort
pour ses disciples et pour ceux qui devaient
croire en lui dans la suite des siècles : « Père
saint, gardez en votre nom ceux que vous m'avez
donnés, afin qu'ils soient un comme nous...
Qu'ils soient tous un, ô Père, comme vous êtes
en moi et moi en vous. Qu'eux aussi soient un
en nous, afin que le monde voie que vous
m'avez envoyé. Et je leur ai communiqué la
gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient
un comme nous. Moi en eux, vous en moi ; qu'ils
soient consommés dans^ l'unité. Et ego clarita-
I. « HoG autem fine adepto, necesse est naturale deside-
rium quietari : quia essentia divina, quae modo praedicto
conjungetuT intellectui Deuni videntis, est suffîciens prin-
cipium omnia cognoscendi, et fons totius bonitatis, ut nihil
restare possît ad desiderandum. Et hrc eliam est perfectis-
simus modus divinam simili tudinem consequendi, ut scili-
cet ipsum coguoscamus eo modo quo se ipse cognoscit, sci-
licet per essentiam suara ; licet non comprehendamus
ipsum, sicut ipse se comprehendit, non quod aliquam ejus
partem ignoremus, cum partem non habeat, sed quia non
Ita perfecte ipsum cognoscemus siçut cognoscibilis est. ».
<S. Th., Comp. TheoL, cap. cvi.)
l53 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
tem quam dedisti mihi, dedi eis, ut sint unum, sicut
et nos unum sumus. Ego in eis, et tu in me, ut sint
consummati in unum^. »
Ainsi 1 "union, l'union de tous avec Dieu»
l'union de tous en Dieu, l'union consommée, tel
est le vœu suprême du cœur de Jésus, pleine-
ment réalisé dans la gloire, et recevant dès cette
vie, par la grâce et la charité, un premier accom-
plissement.
Demandera-ton encore maintenant, si l'inexis-
tence de Dieu dans les saints, en tant qu'objet de
connaissance et d'amour, est une présence vrai-
ment substantielle? Ceux qui ne parvenaient pas
à comprendre que cette sorte de présence pût être
effective et réelle, et ne se bornât pas à une
simple union objective et morale, seront-ils plus
heureux actuellement? Nous osons croire que
les difficultés si souvent proposées sur ce point
auront disparu comme par enchantement, et que
les lecteurs qui auront bien voulu nous suivre
jusqu'ici, comprendront sans peine maintenant
le sens et la portée des paroles suivantes de
saint Thomas : « Par son opération, c'est-à-dire
par la connaissance et l'amour, la créature rai-
sonnable atteint la substance même de Dieu ;
voilà pourquoi, au lieu de dire que, suivant ce
mode spécial de présence, Dieu est dans l'âme
juste, on dit qu'il habite en elle comme dans son
temple. Et quia cognoscendo et amando creatura
rationalis sua operatione attingit ad ipsum Deum,
secundum Istum specialem moduni Deus non solum
I. Joan., XVII, ii-aS.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l53
•dicitar esse in creatura rationali, sed etiam habiiave
in ea sicut in templo sao *. »
Ils comprendront également la raison de l'in-
sistance que semble mettre le saint Docteur à
répéter que la grâce sanctifiante peut seule pro-
curer ce mode particulier de présence. Sola
gratia facit singularem modum essendi Deum in
rébus*. C'est que la connaissance que nous
avons de Dieu dans l'ordre naturel, étant une
connaissance indirecte et abstractive, ne le rend
pas véritablement présent à notre âme ; il n'est
dans notre intelligence que par le concept qui le
représente, et par conséquent d'une manière
purement idéale et objective, et non point effec-
tive et réelle.
La foi nous le fait connaître, il est vrai, plus
parfaitement que la raison, car elle nous initie,
quoique d'une manière obscure et énigmatique,
aux secrets de sa vie intime ; mais la foi toute
seule, séparée de la charité, ne suffît pas à rendre
Dieu véritablement présent à Tentendement du
fidèle, à le faire habiter en lui ; ce que possède le
pécheur qui a la foi, ce n'est pas Dieu lui-même,
mais l'idée de Dieu, c'est-à-dire un concept sur-
naturel qui le représente. Seule la grâce sancti-
fiante, au moins lorsqu'elle est parvenue à son
apogée et à son plein développement, comme
dans les saints du ciel, demande, requiert,
amène la présence vraie, réelle, substantielle, de
Dieu dans l'âme bienheureuse en tant qu'objet de
1. S. Th., I, q. xLiii, a. 3.
2. Id., q. VIII, a. 3, ad 4.
l54 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
connaissance et d'amour : la présence de l'essence
divine dans son intelKgence pour la rendre
capable de voir Dieu tel qu'il est ; la présence
du Bien souverain dans sa volonlé pour qu'elle
puisse jouir de lui et se délecter dans sa posses-
sion.
CHAPITRE V
Explication du mode particulier de
présence dont Dieu honore les justes de
la terre et les saints du ciel
(suite)
s //. — Comment la grâce produit dans les Justes
de la terre une présence de Dieu analogue à celle
^ont jouissent les saints dans le ciel.
I
Maïs pouvons-nous en dire autant efes saints
d'ici-bas ? Pouvons-nous légitimement appli-
quer aux justes, encore dans la voie, ce qui con-
vient aux élus déjà arrivés au terme, et affirmer
que la grâce produit en eux une présence, à la
fois réelle et spéciale, de Dieu comme objet de
connaissance et d'amour ? N'y a-t-il pas entre ces
deux états une différence capitale? N'est-il pas
manifeste, tout d'abord, que l'essence divine n'est
point unie directement et immédiatement à l'in-
telligence des voyageurs, comme nous l'avons dit
des conrpréhenseurs, pour être le principe et le
l56 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
terme d'une connaissance intuitive? Sans aucunr
doute, autrement nous verrions Dieu face à face,
et la foi aurait fait place au plein jour de la
vision.
Mais, tout en confessant avec l'Apôtre que
notre connaissance présente de la Divinité est
essentiellement obscure et énigmatique, impar-
faite et spéculaire^ nous n'allons pas cependant
jusqu'à en conclure que Dieu ne nous honore pas
véritablement, dès cette vie, de cette présence subs-
tantielle et spéciale que l'Ecriture et la Tradition
nous donnent comme l'apanage de quiconque est
en état de grâce : ce serait méconnaître les
richesses de notre vocation et les trésors sans
prix que Dieu daigne conférer à ses enfants adop-
tifs en leur envoyant son Esprit-Saint. Mais
alors, en quoi consiste cette union de Dieu avec
nos âiTies? C'est ce qu'il nous faut expliquer.
D'après une doctrine empruntée aux saintes
Lettres par l'angélique Docteur, la grâce n'est
pas autre chose qu'une inchoation en nous de la
gloire future : Gratia nihil aliud est quam inchoatio
gloriœ in nobis^. En conséquence, nous possédons
déjà, en germe et d'une façon initiale, ce qui cons-
tituera un jour notre béatitude. Et puisque la béati-
tude formelle consiste dans l'acte par lequel la
créature raisonnable prend possession du souve-
I. « Videmus nunc per spéculum in aenigmate : tune
autem facie ad faciem... Nunc cognosco ex parte : tune
autem cognoscam sicut et cognitus sum. » (1 Cor., xiii»
a. S. Th., IP-IP% q. xxiv, a. 3, ad a.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU lÔj
rain Bien et jouit de lui, il faut que, dès cette vie,
le juste atteigne, lui aussi, par son opération, la
substance divine, qu'il entre en contact avec elle
par la connaissance et l'amour, et commence à
jouir de Dieu. C'est ce qui a lieu eflectivement
par la connaissance expérimentale et savoureuse
qui est le fruit du don de sagesse, et surtout par
l'amour de charité : connaissance et amour qui
supposent, non pas la vue, non pas la pleine pos-
session et l'entière jouissance, mais la présence
réelle et sentie de l'objet connu et aimé.
Ce n'est encore, il est vrai, qu'un point lumi-
neux, bien faible et à peine perceptible pour le
commun des chrétiens; mais, je le demande, si
le laboureur qui sème un gland ne savait pas
que ce fruit provient d'un grand arbre et qu'il
contient un principe de reproduction, comment,
à le considérer avec des yeux de chair, pourrait-
il conjecturer ce qui en sortira un jour? Or, la
grâce est, suivant l'expression du prince des
apôtres, une semence : Renati non ex semine
corruptibili sed incorruptibili per verbum Dei^,
semence précieuse et incorruptible, destinée à
s'épanouir au soleil de l'éternité, mjûs ne possé-
dant encore que d'une façon rudiiuentaire la
riche frondaison qu'elle offrira plus tard. L'habi-
tation du Saint-Esprit en nous, qui en est la con-
séquence et l'accompagnement nécessaire, n'est»
elle aussi, qu'un germe : nondum apparuit quid
erimus^\ voilà pourquoi l'Apôtre, parlant de la
i.IPetr., I, 33.
3. 1 Joan., III. a.
l58 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
gloire future, se sert presque toujours du mot de
révélation : ad futur am gloriam quœ revelabiiur in
nobis'^. Un jour les ténèbres qui nous environnent
se dissiperont, le voile qui recouvre les mystères
de la vie surnaturelle sera enlevé, et nous con-
naîtrons alors, avec un sentiment d'admiration
profonde et d'ineffable gratitude, le trésor que
nous portons actuellement cacbé au fond de nos
cœurs.
En attendant, pour nous guider au milieu de
la nuit du temps présent, nous avons le flambeau
de la foi et la lumière de la vérité révélée, qu'il
importe de ne point perdre de vue, suivant la
recommandation de saint Pierre : Habemus fir-
miorem propheticum sermonem, cui bene faciiis
attendentes quasi lucernœ lucenii in caliginoso loco,
donec dies eluceseat, et lucifer oriatur in cordibus
vestris^. Or, c'est la parole même de Dieu qui
nous apprend et nous certifie que, par la grâce et
avec la grâce, le Saint-Esprit nous est envoyé,
nous est donné, qu'il habite en nous, avec la
ferme volonté d'y demeurer toujours, en sorte
qu'il nous est loisible de commencer dès mainte-
nant à jouir de sa divine personne^. Mais la jouis-
sance suppose la présence effective de l'objet
aimé, suivant l'observation très juste de saint
1. Rom., vTii, i8.
2. n Petr., I, 19.
3. « Per donum gratiae gratum facîentîs pprBcilur crea-
tura rationalis ad hoc quod libère non soluni ipso dono
creato utatur, sed ut ipsa divlna personafruatur. » (S. Th.,
I, q. XLiii, a. 3, ad i.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU iBg
Bonaventure : « Pour jouir d'une chose, il faut,
outre la présence de cet objet, la disposition con-
venable du sujet appelé à jouir ; par conséquent,
pour jouir de l'Esprit-Saint, sa présence est né-
cessaire, ainsi que le don créé, ou l'amour, qui
nous unit à lui. Adfruendum eo qmo fruendum est,
requiritar prœsentia fruibilis et etiam dispositio
débita, fruentis ; unde requiritar prœsentia Spiriius
Sancii et ejas donum, scilicet amor qao inhœreatur
ei^. » On voit par là que, au moment de notre jus-
tification, nous recevons une double charité, l'une
créée, Tautre incréée; l'une par laquelle nous
aimons Dieu, l'autre par laquelle nous en sommes
aimés* ; l'une qui est une des trois vertus théolo-
gales, l'autre qui est la personne même du Saint-
Esprit.
Dieu est donc réellement, physiquement, subs-
tantiellement présent au chrétien qui a la grâce ;
et ce n'est pas une simple présence matérielle,
c'est une vraie possession accompagnée d'un com-
mencement de jouissance ^ ; c'est une union
incomparablement supérieure à celle qui relie les
autres êtres à leur Créateur, et qui n'est surpassée
1. S. Bonav., Comp. Theol. verit., 1. I, c. ix.
2. « Ex jam dictis patet, quod in justificatione duplex
charitas nobis datur, scilicet creata et increata, illa qua
dili-
ginius et illa qua diligimur, » (S. Bonav., loc. cit.)
3. « Gratia gratum faciens disponit animam ad haben-
dam divinam personam. » (S. Th., I, q. xliii, a. 3, ad 2.)
— « Habere autem dicimur id quo libère possumus uti vel
frui ut volumus. Et per hune moduni divina persona non
potest haberi nisi a rationali creatura Dec conjuncta. » (I»
q. xxxvm, a. i.)
ï6o EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
que par F union des deux natures , divine
et humaine, dans la personne du Verbe incarné ;
une union qui, parvenue à un certain degré, est
vraiment un avant-goût des joies célestes, une
sorte d'inchoation et de prélude de la béatitude.
Aussi saint Thomas ne craint-il pas d'affirmer
qu'il y a, dès cette vie, dans les saints, un com-
mencement imparfait du bonheur futur, qu'il
compare aux bourgeons, espoir et prémices de la
récolte prochaine'. En parlant de la sorte, il
exprimait sans doute ce qu'il avait expérimenté
lui-même, et les grands serviteurs de Dieu ne
tiennent pas un autre langage. Qu'où parcoure
les œuvres de sainte Thérèse, surtout le Château
intérieur, et Ton se convaincra facilement que
cette illustre maîtresse de la science mystique
partageait entièrem^ent le sentiment de notre
angélique Docteur. Tel est le mystère de vie que
chaque fidèle justifié porte en soi, et qui est le
fond de l'état chrétien. Essayons de pénétrer
plus avant dans l'intelligence de cette consolante
vérité.
I . « Spes futuree beatitudinis potest esse in nobîs propter
duo : primo quidem, propter aliquam prseparationem,
vel dispositionem ad futuram beatitudinem, quod est
per modum meriti : alio modo, per quamdam inchoationem
imperfectam futurœ beatitudinis in viris sanctis etiam in
hac vita. Aliter enim habetur spes fructificationis arbo-
ris, cum \irescit frondibus; et aliter, cum jam prlmordia
fructuum incipiunt apparere. » (S. Th., l'-II", q.
lxix,
a. 3.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l6l
II
Au jugement de saint Thomas, suîvî en cela
par le plus grand nombre des docteurs, à quel-
que école qu'ils appartiennent, la grâce sancti-
fiante établit entre Dieu et l'âme juste, par l'in-
termédiaire de la charité, une vraie et parfaite
amitié.
Trois choses, en effet, sont requises pour qu'il
y ait amitié entre deux êtres ; il faut, tout d'abord,
que l'affection qui les' unit soit une véritable
dilection, c'est-à-dire un amour de bienveillance
les portant l'un et l'autre à se vouloir, à se sou-
haiter, à se faire du bien, à rechercher non leur
utilité propre ou leur avantage personnel, mais
l'avantage de la personne aimée ; il faut, en
second lieu, que leur amour soit mutuel ; et enfin
qu'il soit fondé sur une certaine communauté de
biens, par exemple sur une ressemblance de
caractère ou sur une similitude de condition et de
vie ; car on n'unit bien que ce qui se ressemble,
la ressemblance jouant dans Tordre moral le
rôle de l'affinité dans le monde des corps i. Doii
I. « Non quilibet amor habet rationem amicitiae, sed amor
qui est cum benevolentia, quando scilicet sic amamus ali-
quem ut ei bonum velimus..; sed nec benevolentia sufïîcit
ad rationem amicitiae, sed requiritur qusedam mutua ama-
tio, quia amicus est amico amicus. Talis autem mutua
benevolentia fundatur super aliqua communications Cum
ergo sit aliqua communicatio hominis ad Deum, secundum
quoi nobis suam beatitudinem communicat, super hanc
HAB. SAINT-ESPRIT. — II
102 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
cet adage que l'amitié suppose ou produit une
certaine parité entre ceux qu'elle unit : Amicitia
aut pares invenit aut facit. Et suivant la nature
des différents biens qui nous sont communs avec
d'autres, proviennent les différentes sortes
d'amour : l'amour fraternel fondé sur la commu-
nauté de sang, l'amour conjugal basé sur la
communauté de vie et de droits, l'amour entre
citoyens qui repose sur la communauté de
patrie.
Or, quiconque possède, avec la grâce, la cha-
rité, qui en est l'inséparable compagne, aime
Dieu pour lui-même d'un amour souverain et
il en est aimé à son tour. Ego diligentes me di-
ligoK
C'est une chose bien surprenante que cette
mutuelle dilection du Créateur et de la créature.
Que nous aimions Dieu, la beauté infinie, la
bonté inépuisable, l'océan de toutes les perfec-
tions, quoi de plus naturel, de plus conforme
tout à la fois à la loi divine et aux inclinations
de notre cœur? Mais que l'Être infini attache
quelque prix à notre amour, que ûon seulement
il nous permette de Taimer, mais qu'il nous y
invite en termes d'une tendresse fort touchante
comme lorsqu'il nous dit : « Mon fils, donne-
icommunicationem oportet aliquam amicîtîam fundari..,
Amor auteni super hanc communicalionem fundatus,
est charitas. Unde manifesturn est quod charilas amicitia
quaedam est hominis ad Deum. » (S. Th., II'-II", q.
xxiii,.
a. I.)
I. Prov., viu, 17.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l63
moi ton cœur : Prœbe, fili mi, cor tuum mihi i ;
mes délices sbnt d'être avec les enfants des
hommes : Deliciœ meœ esse cum filiis hominum " ;
qu'il nous en fasse même un commandement,
le premier de tous et celui qui résume tous les
autres 3, en s'engageant à nous payer de retour ;
voilà ce qui est de nature à nous jeter dans la
stupeur. Job n'en peut revenir et il s'écrie :
<( Mon Dieu, qu'est-ce donc que l'homme, pour
que votre cœur se repose ainsi sur lui^^? » Et
le grand évêque d'Hippone disait de son côté :
« Seigneur, que suis-je donc à vos yeux, pour que
vous m'ordonniez de vous aimer, que votre colère
s'allume contre moi, et que vous me menaciez
d effroyables maux si je vous refuse mon amour,
com^me si ce n'était pas une assez grande misère
que de ne pas vous aimer ^ ? »
On comprend sans peine que Dieu réclame nos
adorations et nos hommages ; c'est dans l'ordre,
puisqu'il est l'Être souverainement parfait. Qu'il
daigne également nous admettre à l'honneur de
le servir, c'est une chose qu'expliquent suffisam-
1. Prov., XXIII, 36.
2. Prov,, vïii, 3i.
3. « Diliges Dominum Deum tuum ex loto corde tuo, et
in tota anima tua, et in tota mente tua. Hoc est maximum
«t primum mandatum. » (Matth., xxii, 37-88.) — « Pleni-
tudo legis est dilectio. » (Rom., xiii, 10.)
4. « Quid est homo, quia magnificas eum? aut quid ap-
ponis erga eum cor tuum? » (Job, vu, 17.)
5. « Quid tibi sum ipse, ut amari te jubeas a me, et
nisi faciam, irascaris mihi, et mineris ingentes miserias ?
Parvane ipsa est, si non amem te ? » (S. Aug., Conf., 1. I,
c. V.)
l64 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
ment, d'une part, sa condescendance infinie, de
l'autre, la qualité de serviteurs qui nous revient
en tant que créatures. Mais croire qu'il puisse
s'établir entre lui et nous des rapports de familia-
rité, des liens d'étroite union, bref, une véritable
amitié, n'est-ce pas une ambition démesurée, un
rêve, une chimère? Si, parmi les hommes, l'ami-
tié n'est pas de mise entre un serviteur et son
maître, comment serait-elle séante, comment
serait-elle possible entre le Maître des maîtres et
ses chétifs serviteurs? N'est-ce pas une vérité,
passée à l'état de proverbe, que la majesté et
l'amour ne vont point ensemble et ne sauraient
s'asseoir sur un même trône? En effet, pendant
que la majesté éloigne et tient à distance, l'amour
rapproche et unit; la majesté inspire le respect
et la crainte, l'amour chasse la crainte et pro-
voque la familiarité et l'abandon. Comment d n-
cilier des choses tellement dissemblables qu'elles
en paraissent incompatibles ?
Et puis, qu'est-ce que Dieu peut bien trouver
en nous qui attire son amour et lui fasse désirer
le nôtre? Qu'a-t-il besoin de nous? Quel intérêt
a-t-il à nous aimer? La créature lui serait-elle,
par hasard, nécessaire pour satisfaire ce besoin
du cœur, pour goûter cette joie intime, si douce
et si convoitée, d'aimer et de se sentir aimé? A
qui le prétendrait le Psalmiste répond : « J'ai dit
au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, et vous n'avez
nul besoin de mes biens i. » Dieu se suffit pleine-
I. « '^ixl Domino : Deus meus es tu, quoniam bonorum
meon > non cgcs. » (Ps. xv, a.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l65
ment à lui-même ; en lui se trouve tout bien,
toute beauté, toute joie, toute félicité. Le Père
aime le Fils qu'il engendre d'un amour infini ;
le Fils aime le Père d'un amour égal ; et le terme
de cette mutuelle dilection est la personne même
du Saint-Esprit, l'Amour subsistant.
Avant que le monde fût, avant que les anges,
ces aînés de la création, eussent entonné, en
l'honneur du Très-Haut, leur cantique de
louange!, alors que Dieu seul était, il se voyait,
il se contemplait, il se disait dans son Verbe,
qu'il engendrait en lui communiquant sa nature ;
et, ravi de la beauté ineffable qui leur est com-
mune, il se reposait en ce Verbe avec une com-
plaisance infinie, l'étreignant dans un embrasse-
ment paisible, ardent, vivant, qui se nomme le
Saint-Esprit; il était en lui-même, et par lui-
même, souverainement, ineffablement, infini-
ment heureux 2.
Ce n'est donc point par indigence que Dieu
exige de la créature le tribut de son cœur ; ce
n'est point pour accroître, encore moins pour
acquérir sa propre félicité, que Dieu nous aime
et réclame notre amour ; c'est uniquement par
bonté, pour manifester ses perfections en les
communiquant, pour trouver sa gloire dans le
bonheur des créatures ^. Gomme le soleil répand
I. « Ubi eras... cum me laudarent simul astra matutîna,
et jubilarent omnes filii Dei? » (Job, xxxviii, 7.)
a. « In se et ex se beatissimus. » {Conc. Vatic, Const. Dei
Filius, c. 1.)
3. « Hic solus verus Deus, bonitate sua et omnipotenti
virtute, non ad augendam suam beatitudinem, nec ad
l66 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
sa lumière et la fleur son parfum, sans aucun
profit pour qui les concède, mais au grand
avantage de qui les reçoit ; ainsi Dieu, dont la
nature est éminemment libérale et communica-
tive, ne demande qu'à répandre ses dons et à
faire des heureux i. S'il exige notre amour, ce
n'est pas qu'il en retire aucun fruit pour lui-
même ; mais c'est qu'en accomplissant ce que
réclament l'ordre et la nature des choses, nous
devons y trouver nn immense profit. Ce qu'il
veut, en conséquence, c'est qu'en le servant et
en laimant, nous nous enrichissions de précieux
mérites, et nous rendions dignes de participer
un jour à sa béatitude 2.
acqurirendam, sed ad manifestandam perfectionem suam
per bona, quae creaturis impertitur, liberrimo consilio,
simul ab initio temporis, utramque de nihilo condidit crea-
turam, spiritutilem et corpoTalem, angelicam videlicet et
mundanam, ac dernde humanam quasi communem ex
spirilu et corpore constitutam. » {Conc. Vatic, Const. Dei
Filius, c. I .)
Saint Hilaire avait depuis longtemps formulé la même
pensée, quand il disait : « Hominem, non quod offîcio ejus
in aliquo eguerit, instJtuit ; sed quia bonus est,
participem
beatltudiiiis suae condidit, «t rationalc amimal in usum
lar-
gifindée sute aeternitatis ^ita sensuque perfecit. » (S,
Hil.,
in Ps. II, n. i5.)
I. « Ipse solus est maxime liberalis, quia non agit propter
suam utilitatem, sed solum propter suam bonitatem. »
(S. Th., I, q. XLiv, a. 4, ad i.)
3. « Amari se a nobis exigit, non utique amoris in se
nostri fructum aliquem sui causa ipse percipiens, sedamore
ipso nobis potius, qui eum amabimus, profnturo >am
amari ;se, sibique nos obsequi, idcirco ut nobis bene sit,
expetit, ut digni beatitudinis suœ ac bonîtatis suœ munere i
DE LA PRÉSENCE DE DIEU ïGy
Toutefois, si Dieu nous aime et veut que nous
l'aimions ; si la dilection mutuelle non seule-
ment est possible, mais réellement existante
entre l'âme qui a la grâce et la Divinité, où
trouver le troisième élémenit de. l'amitië, cette
communauté de biens, cette similitude de con-
dition et de vie, cette sorte de parité qu'elle sup-
pose et réclame? Y a-t-il rien de commun entre
le Créateur et la créature ? Ne sont-ils pas infint-
ment distants l'un de l'autre, séparés par un
abîme infranchissable, et que rien ne peut
combler ? Sans doute, car Dieu est grand»
immense, infmi, et l'être créé est si petit, si peu
de chose, si voisin du néant ! Et pourtant, ô mer-
veille, la sagesse divine a trouvé le secret de
rapprocher des termes si éloignés l'un de l'autre;
et ce que la sagesse a conçu, l'amour l'a réalisé.
Pour nous faire ses amis. Dieu s'est abaissé,
l'Apôtre dit anéanti, en descendant jusqu'à nous
pour nous élever jusqu'à lui ; il s'est fait, pour
ainsi dire, notre égal en prenant notre nature • ;
il nous a emprunté notre indigence et nos mi-
sères pour nous enrichir par son dénuement ' ;
per meritum amoris sui et obsequii judicemur. Bonitatis
autein usus, ut splendor solis, ut lumen ignis, ut odor
succi» non praebenti proficit, sed utenti. » (S, Hil., in
Ps.
II, n. i5.)
1. « Qui, cum in forma Dei esset, non rapinam arbitra-
lus est esse se aequalem Deo ; sed semetipsum exinanivit,
formam servi accipiens, in similitudinem hominura factus^
et habita inventus ut homo. » (Philip., n, 6-7.)
2. « Scitis gratiam Domini nostri Jesu Ghristi, quoniam
propter vos egenus factus est, cum esset dive»,, ut illius
inopia vos divites essetis. w (II Cor., vin, 9.)
l68 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
il nous a amoureusement départi des biens
immenses et souverainement précieux en nous
communiquant sa nature ' , en nous donnant le
titre et la qualité d'enfants adoptifs*, avec droit
à l'héritage paternel 3.
Aussi l'Eglise, ne pouvant contenir ses senti-
ments d'admiration en présence d'une bonté si
merveilleusement condescendante, s'écrie-t-elle
avec les accents d'un saint enthousiasme : « Oi
l'admirable échange I Le Créateur du genre)
humain a daigné prendre un corps et une âme,
naître d'une Vierge, et devenu homme sans le'
concours de l'homme, nous faire part de sa divi^
nité : admirabile commerciumf Creator generis\
humani animaium corpus samens, de Virglne nasci
dignatus est ; et procedens homo sine semine, lar-
gitus est nobis suarn deitatem*. »
A l'exemple du roi Alexandre, qui, voulant
jadis honorer de son amitié le fils de Mathatias,
commença par l'élever à la dignité de grand-
prêtre, lui envoya la pourpre et une couronne
d'or, avec ces mots : « Vous êtes apte à devenir
notre ami : Aptus es ut sis amicus noster ^ » ; Dieu
peut, lui aussi, sans déroger à sa propre dignité,
I. « Maxima et pretiosa nobis promissa donavit, ut per
haec efficiamini divinae consortes naturae. » (II Petri,
1.4.)
a. « Videte qualem charilatem dédit nobis Pater, ut filii
Dei nominemur et simus. » (I Joan., m. i.)
3. o Si autem filii, et hœredes : haeredes quidem Dei,
cohaeredes autem Ghristi. » (Rom., vm, 17.)
4. Ex oflQc. Circumcisiomt.
5. IMachab., x, 19.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU 169
s'unir à nous par les liens de l'amitié, depuis
que, par un prodige de condescendance absolu-
ment inespéré, il a daigné nous admettre à faire
partie de sa maison i, et nous introduire authen-
tiquement dans sa race : Ipsius enim et genus
sumus\
III
La charité réalise donc toutes les conditions
d'une vraie et parfaite amitié entre Dieu et
l'homme : elle est un amour de bienveillance,
un amour mutuel, un amour fondé sur une com-
munauté de nature, en attendant la communauté
de bonheur dont elle est le gage.
Etant une amitié véritable, elle doit en avoir
les prérogatives et en combler les exigences. Or,
que demande l'amitié ? Quel genre d'union
réclame-t-elle entre ceux qu'elle rapproche? Se
montre-t-elle satisfaite d'un simple accord de
pensées et de vouloirs, d'une communauté de
biens extérieurs, et d'un lien d'afifection? Est-ce
là le but final de toutes ses visées, le terme de
ses aspirations ? Non ; ce qu'elle veut, ce qu'elle
désire, ce qu'elle réclame, ce à quoi elle tend de
toutes ses forces, ce qu'elle effectue dans la,
mesure du possible, c'est l'union réelle et intime,
c'est la vie en commun, c'est la jouissance réci-
proque des deux êtres qui s'aiment.
I. « Jam non estis hospites et advense, sed estis civet
sanctorum et domestici Dei. » (Ephes., n, 19.)
a. Act., XYU, a8.
170 EXPUCATION DU MODE PARTICULIER
En effet, comme l'observa Judicieusement saint
Thomas, l'amour étant, sui\:ant l'expression de
saint Denys, une force unitive, amor quilibet est
vk uniliva, il est de l'essence de l'amour de tendre
à l'union ; et plus l'amour est parfait, plus par-
faite aussi est l'union qu'il convoite. Or, deux
sortes d'union peuvent exister entre amis : l'une
purement affective et morale, consistant dans une
inclination habituelle, un attrait, un penchant
qui nous porte vers la personne aimée, nous
rappelle son souvenir, nous fait trouver joie et
plaisir à penser à elle ; l'autre effective et réelle,
lorsque ceux qui s'aiment sont présents l'un à
l'autre, qu'ils peuvent vivre et converser en-
semble. De ces deux espèces d'union, Tune
constitue l'amour lui même, l'autre est l'effet de
l'amour'.
Dans les amitiés humaines, l'union réelle, la
vie en commun peut bien être désirée, convoitée,
poursuivie, il n'est pas toujours possible de la
I. « Duplex est unio amanlis ad amatum : una quidem
secandum rem, puta cum amatum prœsentialiter adest
amanti ; alla vero secandum ajfecium... Primam unionem
amor facit effective, quia movet ad desiderandum et quae-
pendum praesentiam amati quasi sibi con\'enientis et ad se
pertinentis. Secundam autem unionem facit formai iter,
quia ipse amor est talis unio vel nexus. » ;(S. Th., Sixmma
TheoL, l'-II", q. xxvm» a. i.)
« Unio tripliciter se habet ad amorem : Quaedam enim
unio est causa amoris; et hœc est... unio similitudinis.
Quaedam vero unio est essentialiter ipse amor ; et hœc est
unio secundum coaptationem aifectus,.. Qasadam vero
unio est effectus amoris : et haec est unio realis, quam
amans quœrit de re amata. » (S. Th., ibid^ ad a.)
I>E LA PRÉSFNCE DE DIEU I7I
réaliser; les devoirs d'état, les exigences des
affaires ou de la santé, les mille nécessités de la
vie iinposent souvent une séparation doulou-
reuse et plus ou moins longue à ceux-là mêmes
dont les cœurs sont le plus unis, et ils s'estiment
heureux de pouvoir se retrouver de temps en
temps. Mais à Dieu rien n'est impossible ; pour
lui, ni le temps ni la distance ne sont des obs-
tacles. Puis donc que son amour souverainement
efficace peut réaliser sans difficulté ce qu'il
désire, ne pouvons-nous pas légitimement con-
clure que la dilection qu'il porte à l'âme juste
lui impose une sorte de nécessité de venir pex-
sonnellement en elle, de demeurer avec elle,
et de ne la point priver de la consolation de sa
présence ?
N'est-ce pas ce que l'apôtre bien-aimé voulait
donner à entendre par les paroles suivantes :
« Celui qui demeure dans la charité demeure
en Dieu, et Dieu en lui. Qui manet in charitate
in Deo manet, et Deus in eo^ry? N'est-ce pas ce que
le Sauveur lui-même a prorais quand il a dit :
(( Si quelqu'un m'aime, il gardera mes comman-
dements, et mon Père l'aimera, et nous vien-
drons à lui, et nous ferons en lui notre
séjour 2 » ?
On dira peut-être : Cette présence effective du
Bien-Aimé n'appartient point à l'exil, elle est
réservée pour la patrie ; en attendant, une simple
présence morale, une union de cœur et d'affec-
1. 1 Joan., IV, 16.
3. Joan., XIV, a3.
172 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
lion répond suffisamment, pendant l'état de
voie, aux exigences de l'amitié.
Comme une mère très aimante et tendrement
aimée, qui, séparée physiquement de son fils,
lui est néanmoins toujours présente comme
objet de connaissance et d'amour . présente à
sa mémoire par son image très chère, présente
à son cœur par je ne sais quelle douce complai-
sance qui le ravit, et quel invincible attrait qui
l'emporte vers elle ; ainsi Dieu ne se sépare
point de quiconque a la charité, il est l'objet
constant de ses pensées, le centre de ses affec-
tions. L'âme sainte n'a pas de plus doux plaisir
que de l'aimer, de lui dire son amour, de s'en-
tretenir familièrement avec lui 1 ; car « loin
d'être pénible ou de provoquer l'ennui, sa con-
versation est une source de joie et d'allégresse :
Non enim habet amariiudlnem conversatio illias, nec
tœdium convicius illius, sed Iceiitiam et gaadiam^. »
Ne pouvant rien donner à celui qu'elle aime,
parce qu'il est la plénitude de l'être et de la per-
fection, l'âme se dédommage de son impuissance
en se complaisant dans sa béatitude, en se réjouis-
sant à la pensée qu'il possède toutes choses,
qu'il est le souverain Bien, qu'il est Dieu. Et,
I. « Hoc videtur esse amicitiee maxime proprîum simul
conversari ad amicum. Conversatio autem hominis ad
Deum est per contemplationem ipsius, sicut et Apostolus
dicebat : Nostra conversatio in cœlis es^ (Philip., m. 20).
Qaia
igitur Spiritus sanctus nos amatores Dei facit, consequens
est quod per Spiritum sanctum Dei contemplatores consti
tuamur. » (S. Th., Contra Cent., IV, c. xxii.)
a. Sap., VIII, 16.
DE LA PRÉSEXCE DE DIEU 178
«'identifiant en quelque sorte à son Bien-Aimé,
elle épouse ses intérêts avec plus d'ardeur que
s'il s'agissait d'elle-même, elle travaille de toutes
ses forces à étendre et à promouvoir son règne,
à amener l'accomplissement de sa volonté très
sainte, à procurer sa gloire : heureuse quand
elle le voit honoré, servi, aimé; triste au spectacle
des offenses commises contre sa divine Majesté ;
sensible, en un mot, à tout ce qui le touche.
De son côté, avec quel zèle, quel empresse-
ment, quelle délicatesse Dieu remplit à son
égard l'office d'un véritable ami i : l'éclairant
dans ses obscurités et ses doutes, la soutenant
dans ses moments de faiblesse, l'encourageant
dans ses efforts, la défendant contre ses ennemis,
la consolant dans ses peines et l'introduisant
parfois dans ces celliers mystérieux où l'on boit
à longs traits le vin généreux de la sainte cha-
rité I Aussi l'âme ravie s'écrie-t-elle avec l'épouse
des Cantiques : u J'ai trouvé celui que mon cœur
aime, je le tiens et ne le quitterai plus : Inverti
quem diligit anima mea ; tenui eum, nec dimittam^. »
Que peut-on désirer de plus en ce monde?
Aussi l'apôtre saint Paul nous invite-t-il à nous
réjouir, non pas dans la possession effective du
bien suprême, mais dans l'espérance de l'obtenir
un jour, spe gaudentes 3.
I . Voir, dans la Somme contre les Gentils, les deux magni-
fiques chapitres xxi et xxii du IV* livre, où saint Thomas
expose les effets produits par l'Esprit-Saint dans les âmes
où il habite.
a. Gant., m, 4.
S. Rom., in, u.
174 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
Assurément, cette vie d'union morale avec
Dieu, par la contemplation et l'amour, est chose
infiniment précieuse, et nous n'aurions janïais
osé élever plus haut nos désirs. Et pourtant, là
ne s'est point arrêtée la libéralité divine, et les
lois de l'amour réclament davantage.
IV
S'il en était de la charité comme de la foi et
de l'espérance, qui supposent, en vertu même de
leur nature, l'absence et l'éloignement de leur
objet — puisque la foi a pour objet ce qu'on ne
voit pas, et l'espérance ce qu'on ne possède pas,
— nous serions bien obligés de nous résigner et
d'attendre, jusqu'à notre entrée dans le ciel, la
réelle possession de Dieu. Mais, loin de sup-
poser l'éloignement de son objet principal, la
charité en implique, au contraire, la présence et
la possession ; car « elle se rapporte à ce que
l'on possède déjà : Amor charitatis est de eo
quod jam habetar^. » Aussi est-elle la plus grande
des vertus théologales*, non pas qu'elle ait un
objet plus digne et plus relevé que les autres,
puisque tous les trois regardent Dieu immédia-
1. S. Th., Samma Theol.AK H", q. liti, a. 6.
2. « Nunc autem manent fides, spes, charitas : tm haec;
maj<»r autem horum est charitas. » (I Cor,, xiii, i3.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l'jb
tement, mais parce qu'elle s'en rapproche davan-
tage 1.
Sans doute, comparativement à la pleine pos-
session de Dieu qui nous attend dans la patrie,
■et à la fruition consommée qui doit y être notre
partage, notre richesse spirituelle d'ici-bas peut
passer pour pauvreté, et notre union à Dieu, si
étroite qu'on la suppose,- peut paraître un éloi-
gnement et un exil. C'est ce qui arrachait à
l'Apôtre ces gémissements : « Tant que nous
sommes dans ce corps, nous nous trouvons
comme en exil loin du Seigneur : Dum sumus
in corpore, peregrinamur a Domino ' » ; c'est ce qui
lui faisait souhaiter la dissolution de son être,
pour se voir plutôt réuni à son Dieu : Desiderium
àahens dissolvi, et esse cum Christo\ Il n'en est
pas moins vrai cependant que, même durant le
temps de l'épreuve, la charité nous unit directe-
ment et immédiatement à Dieu ; car, dès cette vie,
Dieu « est véritablement présent à ceux qui
i'aiment par l'inhabi-tation de la grâce : Est
1 . « Cum très virtutes theologicae respiciant Deum sicut
proprium objectum, non potest una earum dici major
altéra «x hoc quod sit circa nxa^us olyectum, sed ex eo quod
una se habeat propinquius ad objectum quam alia. Et hoc
modo charitas est major aliis ; nam aliae important in sua
ratione quamdam distantiam ab objecte ; est enim fides de
non visis, spes autemde non habitis; sed charitas est de
eo quod jam habetur ; est enim amatum quodammodo in
amante. » (S. Th., la II»% q. i,xvi, a. 6.)
2. II Cor., v, 6.
3. iPhilip., I, iï3. — « Audemus autem, et bonam volun-
tatem habemus magis peregrinari a corpore, et présentes
«sse ad Dominum. » (II Cor., v, 8.)
176 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
prœsens se amantibus etiam in hac vita per graiiœ
inhabliationem 1.
Et quoi d'étonnant à cela? La charité de la
voie n'est-elle pas la même que celle de la patrie?
La foi doit disparaître un jour devant les clartés
de la vision, comme les ténèbres s'enfuient à
l'approche de la lumière ; l'espérance doit faire
place à la possession de la fin dernière, car on
n'espère plus ce que l'on tient, et dont on a la
jouissance ; la science elle-même sera détruite,
scientia destruetur - ', nous voulons parler de la
science de Dieu, telle que nous pouvons l'acquérir
en ce monde : science essentiellement imparfaite,
parce qu'elle n'atteint pas son objet directement,
mais seulement par reflet, au moyen des créa-
tures 3, et que les êtres créés sont incapables de
nous faire connaître leur auteur tel qu'il est en
lui-même.
Tout ce que nous savons de Dieu à l'heure
présente, tout ce que nous pouvons en apprendre,
est immensément au-dessous de la réalité ; « ce
que nous avons actuellement de science et de
prophétie est très imparfait, nous dit l'Apôtre :
Ex parte cognoscimas, et ex parte prophetamus '^ . »
Aussi quand viendra le moment de la grande
révélation, quand le voile qui dérobe la Divinité
1. S. Th., Samma TheoL, IV II", q. xxviii, a. i, ad i.
a. I Cor., XIII, 8.
3. « Quod notum est Dei, manifestum est in illis. Deus
enim illis manifestavit. Invisibilia enim ipsius, a creatura
mundi, per ea quae facta sunt, intellecta conspiciuntur. »■
(Rom., I, 19-30.)
k. I Cor., xiu, ^
DE LA PRÉSENCE DE DIEU I77
à nos regards sera levé, quand l'état parfait sera
arrivé, toute cette science partielle et incomplète
disparaîtra soudain, comme disparaissent, aux
approches de la virilité, les faiblesses et les im-
perfections de l'enfance : Cum autem venerit quod
perfectum est, evacuabitur quod ex parte estK
Mais « la charité ne passe pas : Charitas num-
quam excidif^. » Sa flamme s'avivera en présence
du Bien suprême, ses ardeurs redoubleront
d'intensité, sa nature ne changera pas. Or, dans
le ciel, la charité réclame l'union réelle, l'union
parfaite, l'union consommée de la volonté créée
avec le souverain Bien. Ne semble-t-il pas naturel
qu'elle exige également, dès cette vie, la présence
vraie et substantielle de l'Esprit-Saint, pour que
nous puissions commencer à jouir de lui, puis-
que c'est dans ce but qu'il nous est donné 3?
Cette conclusion s'impose à quiconque réfléchit
que, si la connaissance de la voie diffère essen-
tiellement de celle de la patrie, il n'y a, par
contre, entre la charité du ciel et celle de la terre,
qu'une simple différence de degrés, de plus et de
moins ; aussi tout en étant incapables actuellement
de connaître Dieu par essence, de le voir tel qu'il
est, nous pouvons cependant l'aimer en lui-même.
1. I Cor., XIII, 9
2. Ibid.,8.
3. « Quod datur alicui habetur alîquo modo ab îllo.
Persona autem divina non potest haberi a nobis nisi vel ad
fructum perfectum, et sic habetur per donum gloriae ; aut
secundum fructum imperfectum, et sic habetur per donum
gratiae gratum facientis. » (S. Th., Sent., I, dist. xiv, q.
ii, a.
3. ad 3.)
HAB. lAIMT-BBPHlT. — 1%
lyo EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
directement et immédiatement i. Il n'est pas im-
possible de trouver sur la terre, au milieu des
ombres et des ténèbres de la foi, des âmes qui
ont une charité habituelle plus grande que celle
de beaucoup d'anges dans le ciel; il le faut bien,
puisque, après leur départ de ce monde, ces
âmes saintes sont élevées au-dessus d'un grand
nonibre de chœurs angéliques ; quelques-unes
même méritent de prendre place parmi les séra-
phins. Toutefois, si parfaite que soit leur charité
habituelle, elle a moins d'aideur que celle du
dernier bienheureux admis à voir Dieu face à
face'.
Les choses étant ainsi, qui s'étonnera d'entendre
saint Thomas affirmer « qu'il y a dès cette vie,
dans les saints, un commencement imparfait de
la béatitude future : Quamdam inchoaiionem imper-
fectam fuiurœ beatiludinis in viris sanctis etiam in
hac vita'^? » Mais il faut pour cela que l'Esp rit-Saint
leur soit uni en qualité d'hôte, d'ami, d'époux
plein de tendresse, qu'il habite réellement dans
ieur cœur comme dans un temple vivant, oii il
(reçoit leurs adorations et leurs hommages, et se
I. Cf. S. Th., Sent., III, dist. xxvii, q. m, a. i, ad 3.
3. (( Aliqui homines etiam in statu viae sunt majores
aliquibus Angelis, non quidem actu, sed virtute, in quan-
tum scilicet habent charitatem tantae virtutis, ut possint
mereri majorem beatitudinis gradum quara quidam Angeli
haheant; sicut si dicaraus, semen alicujus mqgnae arboris
esse raajus virtute quam aliquam .parvam arborem, cum
.tamen raulto minus sit in actu, » (S. Th.,.It g. cxyii, a.
s«
ad 3.)
3. S. Th., la II**, q. Lxix, a. a.
DE LA PRESENCE DE DIEU 17^
livre à eux pour être, dès maintenant, au moins
dans une certaine mesure, l'objet de leur jouis-
sance. Ainsi se trouve partiellement vérifiée
Texaetitude de la formule employée par l'angéli-
que Docteur, quand, pour bien caractériser la
présence spéciale de Dieu dans les justes, il dit
que l'Esprit-Saint habite en eux « comme objet
de leur amour, sicut amaium in amante ^ » .
Mais Tautre partie de la formule est-elle égale-
ment vraie? Dieu est-il réellement et substantiel-
lement présent aux justes de la terre « comme
objet de leur connaissance, sicai cognilum in
cognoscente » ? En d'autres termes, si l'amour de
charité réclame la présence effective de l'Esprit-
Saint dans ceux qui ont la grâce, peut-on en dire
autant de leur connaissance ?
La réponse de saint Thomas est aflîrmative.
Mais pour prévenir toute méprise, le saint Docteur
a soin d'avertir que toute connaissance, même
surnaturelle, n'a pas cet effet ; ainsi, la connais-
sance de Dieu que nous donne la foi ne suffît
pas pour le faire habiter dans notre âme. Pour
qu'il y ait mission, donation, et conséquemment
habitation des personnes divines dans une âme,
il ne suffît pas d'une connaissance quelconque et
toute théorique, il faut une connaissance prove-
nant d'un don approprié à la personne qui nous
I. S. Th.. I. q. xLiii, a. 3.
l80 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
est envoyée, nous unissant et nous rendant
semblables à elle ; une connaissance en quelque
sorte expérimentale, qui ne s'acquiert que par
une union intime avec Dieu, et qui est le fruit du
don de sagesse*.
En effet, de même qu'on peut connaître théo-
riquement ou par ouï-dire la saveur d'un fruit
sans l'avoir jamais porté à ses lèvres, sans même
l'avoir jamais eu sous les yeux ou à sa disposition,
mais qu'il n'est pas possible de la connaître
expérimentalement tant qu'on n'a pas goûté ou
mangé ce fruit: ainsi, tant qu'il s'agit de con-
naître Dieu d'une science spéculative, sa présence
réelle et physique n'est point nécessaire, son
image suffit; mais quand il est question de le
connaître expérimentalement, de goûter, de sentir,
de savourer ses divines suavités, la présence
purement idéale de ce divin objet ne suffît plus,
et sa présence vraie, réelle, substantielle, devient
une nécessité qui s'impose. Or, c'est précisément
pour que nous puissions jouir de leurs divines
personnes que le Fils et l'Esprit-Saint nous sont
envoyés et donnés, et que le Père les accompagne,
(r Nous ne pouvons avoir en nous les personnes
divines, dit saint Thomas, que pour en jouir :
ou d'une manière parfaite, comme cela se réalise
I. « Non qualiscumque cognitio suffîcit ad raiionem
missionis, sed soluni illa quae accipitur ex aliquo dono
appropriato personae, per quod effîcitur in nobis
conjurictio
ad Deum, secundum modum proprium illius personae,
scilicet pcr araorem, quando Spiritus Sanctus datur. Unde
cognitio ista est quasi experimentali». » (S. Th., Sent., I,
dist.
XIV, q. Il, a. a, ad 3.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l8l
dans la gloire, ou d'une manière imparfaite, et lel
est le fruit de la grâce sanctifiante : Persona
divina non potest haberi a nobis, nisi vel adfructum
perfectum, et sic habetur per donum gloriœ, aul
secundum Jructum imperfectum, et sic habetur per
donum graiiœ graium facientis i. w
En se donnant à nous, en s'imprimant dans
nos âmes, les personnes divines y laissent cer-
tains dons qui sont les principes formels de cette
jouissance ; nous avons nommé la charité et le
don de sagesse' : la charité, qui nous assimile à
l'Esprit-Saint, Tamour incréé ; le don de sagesse,
par lequel nous devenons semblables au Verbe
divin, connaissant Dieu d'une connaissance ana-
logue à celle par laquelle Dieu se connaît lui-
même, c'est-à-dire d'une connaissance qui s'épa-
nouit en amour ; car le Verbe divin, ce terme de
la connaissance paternel' e, n'est pas un verbe
quelconque, mais un verbe qui spire et produit
l'amour 3.
I. S. Th., Sent., I, dîst. xiv, q. ii, a. 2, ad 2.
3. « Vel potius sicut id per quod fruibili conjungimur,
in quantum ipsae personae dmnse quadam sui sigillationc
in animabus nostris relinquunt qusedam dona quibus for-
maliter fruimur, scilicet amore et sapientia ; propter quod
Spiritus Sanctus dicilur esse pignus haereditatis nostrae. »
(Ibid., ad 2.)
3. « Ad hoc quod aliqua persona divina mittatur ad
aliquem per gratiam, oportet quod fiât assimila tio illius
ad
divinam personam quœ mittitur, per aliquod gratiae do-
num. Et quia Spiritus Sanctus est amor, per donum chari-
tatis anima Spiritui Sancto assimilatur. Unde secundum
donum charitatis attenditur missio Spiritus Sancti ; Filius
autem est verbum, non qualecumque, sed spirans amorem...
l82 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
Une analogie empruntée à la manière dont
notre âme se connaît noiisi aid«ra à comprendre
ce qu'est cette connaissance expérimentale de
Dieu, fruit et conséquence de la grâce. Dans
rétat présent d'union avec le corps, notre âme ne
se connaît pas directement et par intuition, elle
ne voit pas sa propre substance ; mais elle en
infère l'existence des actes dont elle est le prin-
cipe et la source.
Il y a pourtant une différence notable entre la
nanière dont elle se connaît elle-même, et la
façon dont elle arrive à connaître les autres
âmes. S'agit-il de connaître l'âme du prochain :
nous raisonnons sur les actes extérieurs dont
nous sommes témoins, mouvements de vie, actes
d'intelligence et de volonté, et nous concluons à
l'existence d'un principe substantiel, vivant, intel-
lectuel et libre, qui est la racine et la source de
ces opérations. Est-il question de connaître
l'existence de notre propre âme : ne pouvant pas
l'atteindre directement, nous sommes bien encore
obligés de recourir au procédé déductif; mais
alors, au lieu de prendre pour base unique du
raisonnement les manifestations extérieures de la
vie, nous pouvons nous appuyer sur des données
Non igitur secundum quamlibct perfectionem intellectus
mittitur Filius, sed secundum talem instructionem intel-
lectus, qua prorumpat in affectum ainoris... Et ideo
signanter dicit Augustinus, quod Filius mittitar, cum a
quoquam cognoscitur atque percipitar. Perceptio autem
experimentalem quamdara notitiam significat ; et haec
proprie dicitur sapientia, quasi sapida scientia. » (S. Th.,
I,
q. xLiii, a. 5, ad a.)
DE fLA PRÉSENCE DE DIEU l83
de conscience et des faits de l'ordre interne; car
ici nous ne constatons pas simplement la vi«,
nous la sentons en nous, nous avons conscience
de nos pensées, de nos vouloirs et de tous ces
mouvements dont nous sommes à la fois les
témoins >et les acteurs. Nous obtenons ainsi une
sorte de connaissance expérimentale du principe
de ces actes, connaissance indirecte et obscure,
connaissance déductive, tant qu'on voudra, mais
différant singulièrement de cette science toute
théorique que nous pouvons acquérir de l'exis-
tence 'de l'âme d'aoatrui. De là oeAte parole de saint
Thomas : a que notre âme se connaît par sa
présence : Et ideo dicitur se cognoscere per suam
prmseniiam^. »
Ainsi en est-il, proportion gardée, de la manière
dont nous pouvons connaitre la présence de Dieu
au fond de nos cœurs. Non seulement nous
savons théoriquement que Dieu habite dans les
justes, mais par le don de sagesse nous gmilons
sa divine présence. Et bien que personne ne
puisse, sans une révélation spéciale, avoir la
certitude absolue ^e le Saint-Esprit test en lui,
« nul ne sachant d'une certitude de foi, incom-
patihle avec «toute 'erreur, s'il est en état de grâce,
comme l'a déclaré Je concile de Tîrente : Cum
nattas scire maleat certitadine fidei, cui non potest
suhesse falsum, se gratiam Dei esse consecutum^ » ;
nous ne sommes pourtant pas réduits sur ce point
à une complète ignorance ; car, suivant là parole
I. S. Th., Summa TheoL^ I, q. Lxxxvn, «. 'K
a. Trid., sess. VI, c. ix.
l84 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
de l'Apôtre, « l'Esprit-Saint lui-même rend à
notre âme le témoignage que nous sommes
enfants de Dieu : Ipse enim Spiritus testimonium
reddii spiritai nostro quod sumusfilii Dei^ » : non
pas sans doute par une voix extérieure s'adres-
sant à l'oreille du corps, mais, comme l'explique
saint Thomas, « par l'effet de l'amour filial qu'il
produit en nous : per ejfectum amoris filialiSy,
qiiem in nohis facit^ ».
Nous ne voyons pas cet hôte intérieur, un voile
impénétrable nous dérobe l'éclat de sa présence,
la cloison de la chair nous sépare du Bien-Aimé ;
aussi « gémissons-nous dans l'attente de notre
pleine adoption. Et ipsi intra nos gemimus,
adoptionemfiliorumexpectantes^\ )> Mais, que dis-je?
ce n'est même pas une cloison, c'est un simple
treillis à travers lequel le Bien-Aimé nous
contemple. En ipse siat post parietem nosiruniy
respiciens per Jenestras , prospiciens per cancellos^ ;
et quand, dans sa bonté, il daigne passer la main
et faire sentir davantage sa présence, notre cœur
en est tout ému.
Pour faire comprendre cette vtrité, sainte
Thérèse se sert d'une comparaison ingénieuse.
Elle dit qu' « il en est en quelque sorte de l'âme
comme d'une personne qui, se trouvant avec
d'autres dans un appartement très clair, cesserait
tout à coup de les voir si l'on fermait les fenêtres
1. Rom., VIII, i6.
2. S. Th., in Epist. ad Rom. viii, lect. 3.
3. Rom., VIII, a3.
4. Gant, v,, 9
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l85
sans néanmoins cesser d'être certaine de leur
présence... Pourvu que cette âme soit fidèle à
Dieu, jamais, à mon avis, Dieu ne manquera de
lui donner cette vue intime et manifeste de sa
présence ^ »
Si vous demandez à quels signes on peut
reconnaître la présence du Saint-Esprit dans une
âme, saint Bernard, parlant de lui-même, répond
qu'il la connaissait au mouvement de son cœur :
Ex motu cordis intellexi prœsentiam ejus ; c'est-
à-dire par la fuite des vices et des affections
charnelles, par les reproches intérieurs qui lui
étaient adressés au sujet de ses fautes les plus
secrètes, par l'amendement de sa vie et le renou-
vellement de l'homme intérieur. « Vous me
demandez, dit-il, comment je peux connaître la
présence de Celui dont les voies sont impéné-
trables. Sitôt qu'il est présent, il réveille mon
âme endormie : il meut, il amollit, il blesse mon
cœur dur comme la pierre et malade ; il se met
à arracher et à détruire, à édifier et planter, à
arroser ce qui est sec et aride, à éclairer ce qui
est dans les ténèbres, à ouvrir ce qui est fermé,
à réchauffer ce qui est froid, à redresser ce qui
est tortueux, à aplanir ce qui est raboteux. Et
ainsi, quand l'époux entre dans mon âme, je
reconnais sa présence, comme je l'ai dit, au
mouvement de mon cœur*. »
Saint Thomas déclare de son côté que, en
5. Sainte Thérèse : Le Château intérieur, 7« demeure, ch. I.
— Traduction du Père Marcel Bouix, S. J.
a. S. Bern., serm. 74 in Gant.
k
l86 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
dehors d'une révélation particulière, qui n'est
accordée que par un privilège tout gratuit, chacun
peut avoir de la présence de Dieu au fond de
son cœur un triple signe conjectural : d'abord
le témoignage de sa conscience, lorsque, par
exemple, on a conscience d'aimer Dieu et d'être
prêt, moyennant sa sainte grâce, à tout souffrir et
à tout sacrifier plutôt que de l'offenser ; ensuite,
l'empressement à écouter, et surtout à mettre en
pratique la parole de Dieu, conformément à cette
observation du divin Maître : (( Celui qui est de
Dieu écoute volontiers la parole de Dieu : Qui
ex Deo est, verba Dei audit n ; enfin ce savourement
intérieur de la divine sagesse, qui est comme un
avant-goût de la félicité future ^.
11 avait bien goûté les suavités divines, celui
qui s'écriait : « Oh! qu'il est bon, qu'il est doux
votre esprit, ô Seigneur I quam bonus et suavis
est, Domine, spiritus- tuus'^I n- Saint Augustin, qui
savait apprécier ces douceurs spiritueifes, laissait,
lui aussi, échapper de ses lèvres cette exclama-
tion brûlante : « Qui- me donnera, ô mon Dieu,
1. « Sunt autem tria signa hujusconjecturationis, scilicet'
gratiae Dei. Primum est testimonium conscientiae. Gloria
nostra hxc est, testimonium conscientiœ nostrse (II Coc, i,.
12)... Secundum est verbi Dei auditus non solum ad
audiendum, sed etiam ad faciendum ; unde (Joan-, viii, 47) :
Qui ex Deo est, verba Dei audit... Tertium signum est
internus gustus divinae sapientiae, quae est quasi quaedani
prselibatio futurœ beatitudinis ; unde in Ps. xxxiii. 9 :
Gustate et videte, quoniam suavis est Dominus, scilicet per
gratiam suam in nobia. » (S. Th., Opusc. in., de Humanitate
Christi, c. xxiv.)
a. Sap., XII, I.
DE LA PBÉSE?vGE DE DIEU 187
cette grâce, que vous daigniez venir dans soion
cœur, l'enivrer de délices, et ,que j'oublie mes
maux pour vous embrasser, vous qui êtes .mon
unique bien ! Quis mihi dabit ut verdas in cor
meum, et inehries illud, ul oblivùcar mala, et unum
bonam amplecter te^I n
¥1
Dieu est donc réellement et strbstantîeriement
présent en qualité d'hôte, d'ami, d'époux, de
bien souverain, à toute âme qui a la grâce et la
charité : il lui est uni d'une façon toute spéciale
qui est le privilège exclusif des justes, car seule
la grâce sanctifiante l-es met en état d'atteindre
Dieu, par leur opération, comme fin dernière et
objet de béatitude^.
Mais il y a union et union. Toujours actuelle
dans les bienheureux qui, ne cessant et ne devant
jamais cesser de voir et d'aimer Dieu, vivent
dans un acte continuel et ininterrompu de con-
templation et de jouissance, qui constitue leur
béatitude ; purement habituelle dans les enfants
qui ont reçu la grâce du saint baptême, mais
1. S. Au^., Con/., Jib. I, c. v.
2. « Novus modus secunduiii quem Deus est în creatura
rationali, est sicut cognitum in cognoscente et amatum
in amante. Gognoscere autem Deum, et amare Deum in
^juantum est objectum beatitudinis, estper gratiam ^ratum
facientem. » (S. Th., Opusc. lx, de Humanit. Christi, c.
XXIV.)
l88 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
dont rintelligence n'est pas encore éveillée,
Tunion à Dieu, qui est le fait des adultes encore
dans la voie, tient le milieu entre la perfection
de celle des premiers et Timperfection de celle
des seconds ; habituelle seulement pendant le
sommeil et les mille occupations de la journée
qui absorbent l'activité de notre esprit, elle devient
actuelle, quand nous nous tournons vers Dieu
d'une manière réfléchie, nous appliquant à le
connaître et à l'aimer, à marcher en sa présence,
à vivre dans son intimité.
Ce n'est qu'au ciel que nous pourrons être
pleinement, parfaitement, totalement, insépara-
blement unis à Dieu, comme à notre fin dernière;
mais en attendant, nous devons dès ici-bas tendre
à cette bienheureuse union, la désirer, la deman-
der, travailler de toutes nos forces à la rendre
actuelle dans la mesure du possible, écarter tout
ce qui y fait obstacle : le péché d'abord qui
pourrait ou la détruire en nous faisant perdre
l'amitié de Dieu, ou l'afFaiblir en diminuant les
ardeurs de la sainte charité ; puis l'attache aux
créatures, aux biens et aux plaisirs de la terre,
véritables chaînes qui retiennent notre âme cap-
tive et l'empêchent de prendre son essor vers le
souverain Bien ; enfin la dissipation d'esprit qui
emporte nos pensées et nos affections loin de
celui qui doit en être le centre.
Et puisque la béatitude — nous entendons la
béatitude formelle — est une opération', l'acte
de nos facultés intellectuelles s'unissant par la
I. S. Th., Summa Theol., U II-, q. m, a. a.
DT LA PRÉSENCE DE DIEU 189
contemplation et l'amour à la vérité première et
au Bien souverain, c'est-à-dire au seul objet
capable de nous rendre heureux, il est clair que.
si nous comprenons bien nos véritables intérêts,
si nous voulons faire des progrès sérieux dans la
perfection et avoir, dès cette vie, comme un
avant-goût de la félicité future, il nous faut tra-
vailler à resserrer de plus en plus les liens qui
nous unissent à Dieu, vaquer à l'étude des
perfections et des bienfaits divins, et surtout
multiplier les actes de charité, car « c'est le pri-
vilège de l'amour de nous unir immédiatement
L Dieu : Chariias est quœ diligendo animam immé-
diate D20 conjungit spiritualis vinculo unionis^. »
S'élevant au-dessus de la science, il entre confi-
demment pendant que la science reste dehors.
Aussi est-ce une maxime donnée par les maîtres
que la perfection de la vie chrétienne consiste
en l'amour de Dieu, et que nos progrès dans la
sainteté doivent se mesurer, non par l'accroisse-
ment de la science, mais par l'augmentation de
la charité. C'est ce qui faisait dire à l'apôtre saint
Paul écrivant aux fidèles de Colosses : « Par-
dessus tout, ayez la charité, qui est le lien de la
perfection : Super omnia auiem hœc, charilatem
habete, quod est vinculum perfectionis\ »
Au reste, pour beaucoup aimer, pas n'est
besoin de beaucoup savoir ; car, si la connais-
sance est le principe de l'amour, elle n'en est
point la mesure. « Nous voyons, dit saint Thomas»
I. S. Th,, II' II", q. XXVII, a. 4, ad 3.
a. Col., III, i4.
Jt§0 EXPUCATIOW DU MODE PARTICULIER
des persoiines simples qui sont ferventes dans
l'amour de Dieu, et qui ont l'esprit assez peu
ouvert quand il s'agit de le connaître ^ » On
peut donc aimer Dieu avec beaucoup d'ardeur,
sans avoir des connaissances très étendues sur sa
nature et ses attributs, de même qu'on peut
avoir approfondi tous les secrets de la théologie
et n'éprouA-er que froideur pour les choses divi-
nes. Cependant, quand la science est inspirée et
perfectionnée par la charité, elle donne un
nouvel aliment à sa flamme.
Scrutons donc, à l'exemple de l'épouse des
Cantiques, scrutons avec une sagacité affinée par
l'amoui", toutes les beautés, toutes les amabilités,
toutes les perfections du Bien-Aimé'. Attachons-
nous à lui de toutes nos forces, disons comme
le Psalmiste : « Pour moi, mon bonheur c'est
d'être uni à Dieu : Mihi autem adhœrere Deo
bonum est'^ n'y vivons dans son amour, vivons de
son amour, jouissons de sa divine présence et
de son intimité, et que notre conversation,
comme celle de l'Apôtre, soit dans le ciel \ En
agissant de la sorte, nous réaliserons tout à la
fois la parole du disciple bien^imé et le vœu
de l'amitié : « Dieu sera en nous, et nous en
1. « Videmus sensibiliter quosdam simplices ferventes
esse in amore divine, qui tamen sunt valdc hebetes in
cQgnitione divinae sapientiae. » (S. Th., SerU.^ I,dist xv,
q.
IV, a 2, obj. 4.)
2. Gant., V, 9-17.
3. Ps. LXXII, 28.
4. « Nostra autem conversatio in cœlis est. » (Philip.,
m, 20.)
DE LA PRESENCE DE DIEU igi
lui : Qui manet in charitate, in Deo manet, et
Deus in eo^. »
L'union à Dieu, l'union actuelle, tel doit être
l'objet de nos vœux les plus ardents, le but de
nos efforts, le terme vers lequel nous devons
orienter toute notre vie spirituelle : car c'est
dans cette bienheureuse union que consiste la
perfection de la voie comme elle constituera un
jour la perfection et le bonheur de la patrie.
I. I Joan.,iY, i6.
TROISIÈME PARTIE
L'INHABITATION DIVINE PAR LA GRACE N'EST
PAS LA PROPRIÉTÉ PERSONNELLE DU SAINT-
ESPRIT, MAIS LE PATRIMOINE COMMUN DE
TOUTE LA SAINTE TRINITÉ. — ELLE EST
L'APANAGE DE TOUS LES JUSTES, TANT DE
L'ANCIEN QUE DU NOUVEAU TESTAMENT.
NAVIT. tAIRT-ISPIIT. — lA
CHAPITRE PREMIER
Quoique attribuée ordinairement à l'Esprit-
Salnt, l'inhabitation divine par la grâce
ne lui est pas exclusivement propre,
mais commune aux trois personnes.
Nous avons jusqu'ici parlé indifFéremment de
l'habitation du Saint-Esprit ou de la sainte Tri-
nité dans les âmes en état de grâce, nous con-
formant en cela au langage de l'Ecriture elle-
même, qui attribue tantôt à l'une, tantôt à l'autre
des personnes divines, le séjour que Dieu daigne
faire dans les justes. Ainsi, le même apôtre
qui avait écrit aux fidèles de Gorinthe : « Ne
savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu
et l'habitacle de l'Esprit-Saint?! w enseignait aux
Ephésiens « que le Christ habite en nous par
la foi * ». Et Notre-Seigneur lui-même disait à ses
disciples : u Si quelqu'un m'aime, il gardera ma
parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons
1. M Nescitis quia templum Dei estis, et Spîritus Dei
habitat in vobis ? » (i Cor., m, i6.)
a. « Christum habitare per fidem in cordibus vestris. »
<Eph., m, 17.)
igS l'inhabitation divine
à lui, et nous établirons en lui notre demeure i. ))
L'on ne saurait toutefois méconnaître que
c'est le Saint-Esprit qui est le plus souvent
désigné comme l'hôte de nos âmes. Tandis que,
une fois à peine, le texte sacré fait mention de
la présence en nous du Père et du Fils, il parle
fréquemment de la venue et de l'habitation de
l'Esprit-Saint dans nos cœurs. L'Ecriture le repré-
sente comme le don de Dieu par excellence,
donum Dei*, le don principe de tous les dons, la
source de la vie surnaturelle ^, l'auteur de notre
sanctification, le gage de la béatitude céleste^.
C'est lui qui répand dans nos cœurs la grâce et
la charité 5, lui qui nous fait enfants de Dieu 6,
et qui distribue à son gré les dons divins"^. Maître
intérieur, il éclaire les intelligences, leur ensei-
gnant toute vérité s ; il touche et amollit les
I. « Si quis dilîgit me, sermonem meum servabit, et
Pater meus diliget eum, et ad eum veniemus, et mansio-
nemapud eum faciemus. » (Joan., xiv, aS.)
a. Act., VIII, 20.
3. « Qui crédit in me, sicut dicit Scriptura, flumina de
ventre ejus fluent aquae vivœ. Hoc autem dixit de Spiritu,
quem accepturi erant credentes in eum. » (Joan., vu,
38-39.)
4. « Unxit nos Deus, qui et signavit nos, et dédit pignus
Spiritus in cordibus nostris. » (II Cor., i, 21-22.)
5. « Charitas Dei difTusa est in cordibus nostris per Spi-
ritum Sanctum, qui datus est nobis. » (Rom., v, 5.)
6. « Accepistis Spiritum adoptionis filiorum, in quo
clamamus : Abba, Pater. ))(Rom., viii, i5.)
7. « Haec autem omnia operatur unus atque idem Spi-
ritus, dividens singulis prout vult. » (I Cor., xii, 11.)
8. « Gum autem venerit iile Spiritus veritatis, docebit vos
omnem veritatem. » (Joan., xvi, i3.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES I97
cœurs, les inclinant suavement et fortement à
robservance fidèle des commandements divins i.
C'est lui qui nous console dans nos peines, nous
conseille dans nos incertitudes, nous apprend h
prier, à demander ce qui est expédient pour le
salut, formulant lui-même nos demandes avec
des gémissements inénarrables 2 ; lui encore qui
nous réveille de notre assoupissement, nous
pousse au bien 3, nous dirige dans nos voies et
nous introduit finalement dans la véritable terre
promise, où règne la parfaite rectitude ^.
Les saints Pères ne tiennent pas un autre lan-
gage. Pour eux également, l'Esprit-Saint est le
grand don de Dieu, l'hôte intérieur qui, en se
donnant lui-même, nous communique en même
temps une participation de la nature divine, et
fait de nous des enfants de Dieu, des êtres divins \
1. « Spiritum meum ponam in medio vestri, et faciam
ut in praeceptis meis arabuletis, et judicia mea
custodiatia,
et operemini. » (Ezech., xxxvi, 27.)
2. « Spiritus adjuvat infirmitatem nostram : nam quid
oremus, sicut oporiet, nescimus ; sed ipse Spiritus postulat
pro nobis gemitibus inenarrabilibus. » (Rom., vm, 26.)
3. « Quicumque Spiritu Del aguntur, ii sunt filii Del. »
(Rom., VIII, i4.)
4. <» Spiritus tuus bonus deducet me in terram rec-
tam. » (Ps. Gxui, 10.)
5. « Per hune (Spiritum) quilibet sanctorum deus est ;
dictum est enim ad eos a Dec : Ego dixi, dit estis et filii
Excelsi omnes. Necesse est autem eum qui diis causa est ut
dii sint, Spiritum esse divinum et ex Deo. Ut enim quod
cremantibus causa est ut sint cremantia, id cremans esse
necesse est, et quod sanctis causa est ut sint sancti, id
neces-
sario sanctum est ; ita et eum qui diis causa est ut dii
sint,
Deum esse necesse est. » (S. Basil., Contr. Eunom., 1. V.
198 l'inhabitation divine
des hommes spirituels et des saints ^ Aussi
se plaisent-ils à le désigner comme l'Esprit
sanctificateur, le principe de la vie céleste
et divine 2. Quelques-uns vont même jusqu'à
l'appeler la forme de notre sainteté 3, Tâine de
notre âme, le lien qui nous unit au Père et au
Fils, celui par qui ces divines personnes habitent
en nous.
Une telle insistance à attribuer l'inhabitation
par la grâce ainsi que l'œuvre de notre sanctifi-
cation et de notre filiation adoptive à la troi-
sième personne de l'auguste Trinité ne serait-
elle pas un indice, un signe, une preuve que le
Saint-Esprit a, avec nos âmes, des rapports spé-
ciaux, un mode d'union qui lui est propre et
qu'il ne partage point avec les autres personnes ?
Car enfin, s'il réside en nous au même titre
absolument, et de la même manière que le Père
et le Fils, pourquoi le représenter sans cesse, de
préférence aux autres personnes, comme Ihôte
de nos âmes, et lui attribuer constamment une
I. « Spiritus cura anima conjunctio non fit appropin-
quando secundum locum... Hic eis qui ab omni sorde
purgati sunt illucescens, per communionem eu m ipso
spirituales reddit. » (S. Basil., de Spir. Sanct.,c. ix.)
a. « Sicut ignis calor alius est qui ipsi inest, alius quem
^usb aut alteri hujusmodi rei impertit, ita etiam Spiritus
«t in se habet ipsam viiam ; et qui ejus sunt participes,
divine Tivunt, vitam divinam et cselestem habentes. » (S.
Basil., Contr. Eunom., l. V.)
3. « Quatenus Spiritus sanctus vim habet perficiendi
nationales creaturas absolvens fastigium earum perfectionis,
formai ralionem habet. » (S. Basil , de Spir. Sanct., c.
xxvi.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES IQÇ
présence et une action qui seraient, en réalité,
communes à la Trinité tout entière ? De là ©et né
le système de l'inhabitation propre au Saint-
Esprit.
D'après quelques théologiens, l'état de grâce
aurait pour résultat d'établir une union directe
et immédiate de nos âmes avec ce divin Esprit,
et, par lui, avec le Père et le Fils, en vertu de
l'inséparabilité des personnes divines. Telle est
la célèbre théorie qui a eu, sinon pour auteur^
du moins pour principal patron et défenseur,
im homme de grande érudition, l'un des plus
illustres représentants de la théologie positive
au XVIP siècle, Denis Petau, de la Compagnie
de Jésus.
Mais l'immense majorité des docteurs, à quel-
que école qu'ils aient appartenu, s'est toujours
montrée réfractaire et hostile à cet enseigne-
ment ; et convaincue, à bon droit, que la loi
d'appropriation suffît pleinement à expliquer les
textes de l'Ecriture et des Pères qui semblent
faire de la présence spéciale de Dieu dans les
justes l'apanage de l'Esprit-Saint, elle a cons-
tamment soutenu que la Trinité tout entière
habite en nous par la grâce, et qu'il n'y a pas
d'union plus réelle ou plus immédiate avec la
troisième personne qu'avec le Père et le Fils ;
toutefois, quoique commune aux trois personnes,
l'inhabitation divine par la grâce est appropriée-
au Saint-Esprit à raison de son caractère per-
sonnel et de la nature même de Tunion entre
Dieu et l'homme, qui est le fruit de la sainte
charité.
La question semblait donc vidée, lorsque des^
300 L INHABITATION DIVINE
tentatives nouvelles faites à notre époque, dans
le but de ressusciter une opinion qui paraissait
définitivement jugée et condamnée, sont venues
tout remettre en cause et réveiller un litige que
l'on pouvait croire apaisé. Devant cette levée de
boucliers, il nous a paru que les intérêts de la
saine doctrine demandaient que la question ne
fût pas complètement passée sous silence, mais
traitée au moins sommairement ^ ; c'est ce que
nous allons faire avec l'aide de Dieu.
Le problème à résoudre est celui-ci : Quand
l'Ecriture et les Pères nous parlent de l'habita-
tion du Saint-Esprit dans nos cœurs, sans faire
mention des autres personnes, faut-il prendre
cette formule au pied de la lettre, et croire que
l'Esprit-Saint s'unit à nos âmes d'une union qui
lui est propre et lui appartient à un titre parti-
culier? ou bien, au contraire, faut-il considérer
cette union comme commune aux trois per-
sonnes de l'adorable Trinité et simplement appro-
priée à l'une d'entre elles ? Petau, Ramière, Schee-
ben, d'autres encore, tiennent pour la première
interprétation ; les théologiens scolastiques, saint
Thomas, saint Bonaventure, Albert le Grand,
Suarez, les théologiens de Salamanque, de nos
1. N. B. — Ceux des lecteurs qu'une étude plus appro-
fondie pourrait intéresser, la trouveront à l'appendice
placé
à la fin du volume.
COMMUTEE AUX TROIS PERSONNES 201
jours les ÉÉm. Cardinaux Franzelin et Mazzella,
les RR. PP. Kleutgen, Pesch, Tepe, S. J., etc.,
etc., adoptent la seconde. Quel que soit le senti-
ment que l'on embrasse sur la manière dont le
Saint-Esprit est uni à l'âme juste, le dogme catho-
lique exige qu'on admette aussi en elle une pré-
sence véritable du Père et du Fils.
Les personnes divines, en effet, n'ayant qu'une
seule et même nature individuelle, sont nécessai-
rement inséparables. « L'Esprit-Saint, dit saint
JeanChrysostome, ne saurait être présent quelque
part sans que le Christ y soit aussi; car partout
où se trouve une personne divine, la Trinité y est
tout entière'. » Saint Augustin parle dans le
même sens : a Qui oserait penser, à moins
d'ignorer complètement l'inséparabilité des per-
sonnes divines, que le Père çt le Fils puissent
habiter oii le Saint-Esprit n'habite pas, et que le
Saint-Esprit habite quelque part sans le Père et le
Fils? 2,)
Aussi les théologiens s'accordent-ils à recon-
naître, avec saint Thomas, que les deux person-
nes divines qui, à raison de leur procession
1. « Non potest Spiritu sancto praesente non adesse
Christus. Ubi enim una Trinitatis hypostasis adest, iota
adest Trinitas. » (S. Joan. Ghrys., m Epist. ad Rom.^
vm, 9.)
2. « Quis porro audeat opinari, nisi quisquis insepara-
bilitatem penitus Trinitatis ignorât, quod in aliquo habi-
tare possit Pater aut Filius, in quo non habitet Spiritus
Sanctus, aut in aliquo Spiritus Sanctus, in quo non et
Pater et Filius? » (S. Aug., 1. de Prœsentia Dei, cap. v,
n. lô.)
202 L INHABITATION DIVINE
éternelle, peuvent être envoyées et données à la
créature raisonnable pour la sanctifier, ne le sont
jamais l'une sans l'autre ; jamais le Fils ne vient
éclairer l'intelligence sans que l'Esprit-Saint ne
vienne enflammer la volonté ; leurs missions
invisibles, quoique distinctes, si l'on considère
les effets particuliers suivant lesquels elles s'opè-
rent et le mode d'origine des personnes, se
trouvent cependant unies dans une racine com-
mune, la grâce sanctifiante, qui ne permet pas
que l'une ait lieu sans l'autre ^. Quant au Père, il
est présent, lui aussi, en vertu de la circuminces-
sion ; et, s'il n'est pas envoyé, parce qu'il ne pro-
cède de personne, il vient néanmoins de lui-
même, se donne à l'âme juste et habite en elle
avec le Fils et le Saint-Esprit, pour la sanctifier
de concert avec eux.
Tout en admettant cette présence vraie et subs-
tantielle des trois personnes divines, qu'il n'aurait
pu, du reste, contester sans se mettre en oppo-
sition manifeste avec l'enseignement unanime
des Pères et des Docteurs, et sans détruire i'éco-
I. « Cum missio importet originem personae mîssae, et
inhabitationem per gratiam, si loquamur de missione
quantum ad originem, sic missio Filii distinguitur a mis-
sione Spirilus Sancti, sicut et generatio a processione. Si
autem quantum ad effectum gratiœ, sic communicant
duae missiones in radice gratiœ, sed distinguuntur in effec-
tibus gratiae, qui sunt illuminatio intellectus et inflam-
matio affectus. Et sic manifestum est quod una non potest
esse sine alia, quia neutra est sine gratia gratum faciente,
nec una persona separatur ab alia. *> (S. Th., Samm.
TheoL,
I, q. xuii, a. 5, ad 3.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 2o5
nomie du mystère de la Trinité, Petau prétend
que le Saint-Esprit habite dans Fâme juste d'une
manière spéciale, qu'il possède avec elle un mode
d'union qui lui est personnel et qu'il ne partage
point avec le Père et le Fils. A l'en croire, la
troisième personne résiderait en nous par elle-
même, directement et immédiatement; les deux
autres n'y seraient que d'une manière indirecte»
par concomitance, en vertu delà communauté de
nature qui les rend inséparables.
Et, pour bien expliquer sa pensée, il apporte
en exemple ce qui se passe dans le mystère de
l'incarnation. « Le Père et le Saint-Esprit, dit-il,
ne demeurent pas moins dans le Christ que le
Verbe lui-même ; mais le mode d'union est diffé-
rent. Car, en outre de l'union qui lui est com-
mune avec les autres personnes, le Verbe en
possède une spéciale, qui lui appartient en propre,
attendu qu'il est comme la forme qui fait du
Christ un homme divin, ou plutôt un Dieu,
et le Fils de Dieu. C'est ainsi que les trois per-
sonnes habitent, il est vrai, toutes dans le
juste ; mais l'Esprit-Saint est seul comme la
forme qui le sanc'ilie et le rend fils adoptif de
Dieu par la communication de sa propre subs-
tance.
({ Qu'on relise, ajoute-t-il, tous les témoignages
des anciens Pères que nous avons exposés plus
haut, ou, ce qui vaut mieux encore, qu'on par-
coure les passages de l'Ecriture qui parlent ou
bien simplement de l'union de Dieu avec les
justes, ou en particulier de l'habitation du Fils
en eux, et l'on trouvera que la plupart attestent
que c'est par l'Esprit-Saint qu'elle s'opère, comme
20^ l'inhabitation divine
par sa cause prochaine, et, pour ainsi parler,
formelle'. »
Le Saint-Esprit est donc, d'après Petau, uni
aux justes d'une union qui lui est propre, et qui,
sans être hypostatique, est néanmoins analogue
à celle du Verbe avec la nature humaine en
Jésus-Christ. Dans le Verbe fait chair, la nature
humaine est unie directement à la personne du
Fils. et. par cl!c, à la divinité et aux deux autres
personnes de la Trinité sainte. La personne du
Verbe est ainsi le point de jonction des deux
nati res divine et hum.aine, comme elle est le
Hen qui unit l'humanité du Christ aux personnes
du Père et du Saint-Esprit. De même, dans
Tœuvre de notre déification par la grâce, c'est la
personne du Saint-Esprit qui est le terme direct
et immédiat de notre union avec Dieu, c'est elle
qui nous met en relation avec le Père et le Fils
I. « Pater ecce, atque Spiritus Sanctus in homineChristo
non minus inanet, quam Verbum ; sed dissimilis est
t'i:; évuTiàp^.eax; modas. Verbum enim, praeter communem
illuai, qucm cum reliquis eumdem habet, peculiarcin
allerum obtinet, ut sit formée instar, divinum, vel Deum
polius facientis, et hune Filium. Sic in homine justo très
uiique personae habitant. Sed solus Spiritus Sanctus quasi
forma est sanctificans, et adoptivum reddens sul commu-
aicatione filium... Relegantur omnia veterum Patrum
testimonia, qube superius exposita sunt : et, quod iis praes-
tantius est, Scripturae loca illa recenseantur, quae cum
justis conjungi, \el in iis habitare aut Deum simpliciler,
aut privatim Filium docent ; inveniemus eorum pleraque
testari, per Spiritum Sanctum hoc fieri, velut proximam
caiisam, et, ut ita dixerim, formalem. » (Petav., de Trin.,
I. Vm. c. VI, n. 8.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 20D
et sert en quelque sorte de trait d'union entre
eux et nous.
Le célèbre Jésuite soutient que tel est le senti-
ment de l'antiquité, et il en appelle également
aux Livres saints pour établir et corroborer son
opinion. Que faut-il penser de ces prétentions?
II
Si nous nous en rapportons à un juge com-
pétent, loin d'être l'expression fidèle de la vérité
révélée, la doctrine de l'inhabitation personnelle
de l'Esprit-Saint dans les justes est, au contraire,
en opposition manifeste avec l'enseignement tra-
ditionnel, et ne repose que sur une interprétation
erronée de l'Ecriture et des Pères. Ce juge, dont
on ne peut ni suspecter l'impartialité ni récuser
la sentence, c'est l'immense armée des Docteurs,
qui, nonobstant la diversité de leurs tendances
et leur antagonisme d'école, se sont néanmoins
trouvés d'accord sur ce point. Les théologiens
les plus éminents de la Compagnie de Jésus,
anciens et modernes, se rencontrent ici avec les
frères et disciples du Docteur Angélique ; et bien
qu'un des leurs fût en cause, ils n'ont été — nous
sommes heureux de leur rendre ce témoignage
— ni des derniers ni des moins ardents à le
combattre.
C'est que vraiment la lutte s'imposait. En effet,
attribuer à la personne du Saint-Esprit dans
l'œuvre de notre sanctification, le rôle du Verbe
dans l'incarnation, c'était se mettra An contradic-
2o6 l'inhabitation divine
tion avec les principes théologiques les plu»
incontestables, introduire une nouveauté, et
alfîrmer, bon gré mal gré, entre l'Esprit-Saint et
chacune des âmes justes, une sorte d'union
hypostatique contraire à toutes les données de la
foi. Il suffît, pour s'en convaincre, de se rappeler
que, en Dieu, tout est commun aux trois per-
sonnes, la nature, les attributs, les opérations
extérieures, les rapports qui en résultent, tout,
hormis les relations opposées d'origine qui cons-
tituent et distinguent les personnes, et ce qui, au
dehors, peut être qualifié de fonction hypos-
tatique ' .
En vain, pour étayer son opinion, Petau fait-il
appel à l'antiquité et tente-t-il d'établir que si
l'Esprit-Saint ne vient pas seul dans nos cœurs,
seul du moins il est le terme direct et immédiat
de l'union 2; l'antiquité lui répond, par l'organe
de saint Thomas, que, contrairement à ce qui se
passe dans le mystère de l'incarnation, où le
rapprochement des deux natures, divine et
humaine, quoique effectué par la Trinité entière,
se termine à la seule personne du Verbe, l'union
établie par la grâce entre Dieu et l'homme est
I. « Omnia sunt unum, ubi non obviât relationis oppo-
siiio. » (Ex. Conc. Florent. Decretum pro Jacobitis.)
». « Quod ex antiquorum... testimoniis sequi videtur, id
est ejusmodi : Illam cum justorum animis conj unctionem
Spiritus Sancti..., communi quidem personis tribus conve-
nire di%initati, sed quatenus in hypostasi, sive persona
inest Spiritus Sancti adeo, ut certa quaedam ratio sit, qua
se Spiritus Sancti persona sanctorum justorumque men-
tibui applicat, quae ceteris personis eodem modo non con-
venlt. » (Petav., de Trin., 1. VIII, c. vi, n. 6.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 2O7
commune aux trois personnes, non seulement
dans son principe effectif, mais encore dans son
terme ^ ; et l'Ecole tout entière ajoute, par la
bouche de ses plus grands Docteurs, qu'aucune
union réelle de la Divinité avec les créatures ne
saurait appartenir en propre à une personne
divine sans être par le fait une union hy pos-
ta tique.
Car de deux choses l'une ; ou l'union se fait
directement avec l'essence commune, et dans ce
cas elle appartient également aux trois per-
sonnes ; ou elle se fait dans ce qui est propre à
l'une d'entre elles, dans son hypostase, et alors
elle est hypostatique. Or, la doctrine catholique
ne connaît, en fait, d'autre union hypostatique
entre Dieu et la créature, que celle du Verbe
avec l'humanité dans la personne de Jésus-
Christ.
Sans doute, l'Esprit-Saint aurait pu s'incarner,
lui aussi, il aurait pu s'unir personnellement à
toutes les âmes ornées de la grâce, mais alors les
justes ne seraient pas seulement des hommes
spiritualisés et divinisés, ils seraient Dieu, ils
seraient le Saint-Esprit. Concluons donc avec
saint Thomas que la venue ou l'inhabitation de
Dieu dans nos âmes, au lieu d'être l'apanage
exclusif, la propriété de la troisième personne,
I. « Assumptio quae fit per gratiam adoplionis..., com-
munis est tribus personis et ex parte principii, et ex parte
termini. Sed assumptio quœ est per gratiam unionis (hypo-
staticee) est communis ex parte principii, non autem ex
parle termini. » (S. Th., III, q. m, a. 4, ad 3.)
2o8 l'inhabitation divine
est, au contraire, le patrimoine commun de la
Trinité tout entière. Et ideo adventus vel inhabi-
iaiio convenu toti TrinilatiK
S"il en est ainsi, pourquoi l'Ecriture et les
Pères attribuent-ils presque constamment à
l'Esprit-Saint la présence de Dieu en nous parla
grâce? Pourquoi désignent-ils ce divin Esprit, de
préférence aux autres personnes, comme l'hôte
de nos âmes? C'est eu vertu de la loi d'appro-
priation.
III
Qu'est-ce que l'appropriation? C'est l'attribu-
tion faite à une personne divine d'une perfection
ou d'une opération commune aux trois per-
sonnes. Nous en avons un exemple dans les
paroles suivantes du Symbole : « Je crois en
Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et
de la terre », où nous attribuons à la première
personne de la sainte Trinité la toute-puissance
et la création, qui appartiennent cependant à
toutes les trois. C'est encore par appropriation
que nous attribuons au Sainl-Esprit la concep-
tion de Jésus-Christ dans le sein de la bienheu-
reuse Vierge Marie en disant : « Je crois en
Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, Notre-Sei-
gneur, qui a été conçu du Saint-Esprit. »
Pourquoi ces sortes d'attribution, que Ton ren-
contre fréquemment dans l'Écriture, dans les-
I. S. Th., Sent., 1. 1, dist. xv, q. ii, a. i, ad 4.
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 209
Pères, dans les symboles, dans la liturgie? Pour
la manifestation de la foi : Ad manifestationem
Jidei^i répond Saint Thomas.
Il est, en effet, convenable, ajoute le saint
Docteur, d'approprier aux personnes divines les
attributs essentiels afin d'instruire par là les
fidèles et de les amener, au moyen de ces véri-
tés naturellement accessibles à la raison, à la
connaissance de ce que l'Apôtre appelle les pro-
fondeurs de Dieu, profanda Dei*, c'est-à-dire du
mystère de sa vie intime et des caractères dis-
tin ctifs des personnes. Sans doute, la Trinité est
une vérité tellement au-dessus de notre portée
qu'il est impossible de l'atteindre et de la démon-
trer par les seules forces de notre esprit; et
même après que Dieu a daigne nous la révéler,
elle demeare encore couverte d'un voile impéné-
trable et enveloppée d'obscurité, Lant que nous
cheminons loin du Seigneur. Nous pouvons
1. « Ad manifestationeih fidei conveniens fuit essentialia
attributa personis appropriari. Licet enim trinitas persona-
rum demonstratione probari non possit, convenit tamen
ut per aliqua niagis manifesta declaretur. Essentialia vero
attributa sunt nobis magis manifesta secundum rationem
quam propria personarum; quia ex creaturis, ex quibus
cognitionem accipimus, possumus per certitudinem deve-
nire in cognitionem essentialium attributorum, non autem
in cognitionem personalium proprietatum. Sicut igitur
similitudine vestigii vel imaginis in creaturis inventa uti-
mur ad manifestationem personarum, ita et essentialibus
attributis. Et haec manifesta tio personarum per essentialia
attributa appropriatio iKjminatur. » (S. Th., I, q. xxxix,
a. 7.)
2. 1 Cor., n, 10.
BAB. «AINT-ESPBIT. — iS
:3IO L INHA.BITATION DIVINE
cependant, en nous servant des vérités déjà
acquises, projeter sur les données de la foi
comme un faisceau lumineux qui, en les éclai-
rant davantage, nous met en état d'en obtenir
une plus grande compréhension et une intelli-
gence très fructueuse. Pour obtenir ce résultat,
rien de mieux que de recourir soit aux simili-
tudes lointaines de la Trinité sainte que le Créa-
teur a imprimées dans ses œuvres sous forme
de vestiges ou d'images, soit à l'analogie qui
exista entre les propriétés particulières de telle
ou t3lle personne et les attributs essentiels qui
lui sont appropriés ^
C'est ainsi que, pour faire connaître le Père,
nous lui attribuons lOi puissance, Véternité, Vunité^^
parce que ces perlections, quoique communes
aux trois personnes, offrent une certaine ressem-
blance avec les propriétés personnelles du Père.
La puissance, en effet, étant un principe, une
source d'opération, convient à la première per-
I. « Ratio., flde illustra ta, cum sedulo, pie et sobrie
quaeril,
aliquam, Deo dante, mysteriorum intelligentiam eamque
fructuosissimam, assequitur, tum ex eorum, quae natura-
liter cognoscit, analogia; tum e mysteriorum ipsorum
nexu, inter se et cum fine hominis ultime ; nunquam
tamen idonea redditur ad ea perspicienda, instar verita-
tum, quœ proprium ipsius objectum constituunt. Divina
enim mysteria, suapte natura, intellectum creatum sic
excedunt, ut etîam révéla tione tradita et fide suscepta,
ipsius tamen fldei velamine contecta, et quadam quasi
caiigine obvoluta maneant, quamdiu in bac mortali vita
peregrinamur a Domino : per fldem enim ambulamus, et
non per speciem. u (Conc. Vatic, Const. ■û«i
Filius, c. iv.)
a. S. Tb., I, q. xxxix, a. 8.
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 211
sonne de la Trinité, qui est elle-même le prin-
cipe, l'origine, la source de Têtre divin. Elle lui
convient encore sous un autre rapport, c'est-à-
dire pour nous faire bien comprendre que, à la
différence de ce qui se passe ici-bas, où nos^
pères de la terre perdent leurs forces en avan-
çant en âge, le Père céleste demeure éternelle-
ment tout-puissant. L'éternité est de même jus-
tement appropriée au Père, parce qu'elle est
comme lui sans principe. Quant à l'unité, qui
désigne une entité absolue et ne présupposant
rien, elle convient pareillement à celle des per-
sonnes divines qui ne présuppose rien, parce
qu'elle ne procède d'aucune autre.
La sagesse, la beauté, V égalité, sont appropriées
au Fils 1 : la sagesse, parce que, procédant par
voie d'intelligence comme terme de la connais-
sance paternelle, il est lui-même la sagesse
engendrée; la beauté, parce que par sa proces-
sion il est la parfaite image du Père et l'éclat
de sa substance; l'égalité enfin, parce que^
comme Verbe, il est consubstantiel au Père,
étant l'expression adéquate de sa science.
Au Saint-Esprit nous attribuons Vamour, la
bonté, Idi Jouissance- : l'amour, parce que l'Es-
prit-Saint procède du Père et du Fils par voie
d'amour, comme le terme subsistant de leur
mutuelle dilection; la bonté, parce que cette
perfection, étant la raison et l'objet de Tamour,
offre une analogie frappante avec le caractère
I. S, Th., I, q. XXXIX, a. 8.
a. Ibid. /
212 L INHABITATION DIVINE
propre de la troisième personne; la jouissance,
parce que, étant, en vertu même de sa proces-
sion, le fruit de l'amour unique et infini que se
portent mutuellement le Père et le Fils en qua-
lité de souverain bien, il est leur joie et leur
félicité.
Ce que nous venons de dire des attributs
essentiels s'applique également aux œuvres exté-
rieures de Dieu — operibas ad extra, comme dit
l'Ecole, — lesquelles, bien qu'appartenant au
même titre aux trois personnes, puisqu'elles pro-
cèdent d'une puissance qui leur est commune
comme la nature, sont cependant attribuées tan-
tôt à l'une, tantôt à l'autre d'entre elles, dans le
but de la faire mieux connaître, grâce à la simi-
litude qui existe entre telle opération et le carac-
tère distinctif de telle personne. Ainsi nous
approprions au Père la création et tout ce qui
porte l'empreinte de la puissance ou le cachet
de premier principe; au Fils l'illumination des
intelligences et tout ce qui est du ressort de la
sagesse ; au Saint-Esprit les œuvres de la bonté
et de l'amour, les inspirations, les bons mouve-
ments, la vie de la grâce, les dons spirituels, la.
rémission des péchés, la sanctification des âmes,
la filiation adoptive, l'inhabitation de Dieu en
nous.
(( C'est avec beaucoup d'à-propos, remarque
Léon Xlll, que l'Eglise a coutume d'attribuer au
Père les œuvres divines oii éclate la puissance,
au Fils celles où brille la sagesse, au Saint-Esprit
celles où domine l'amour. Non que toutes les
perfections et toutes les œuvres extérieures ne
soient communes aux trois personnes, car les
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 2l3
œuvres de la Trinité sont indivisibles comme l'es-
sence elle-même de la Trinité, Faction des divines
personnes étant aussi inséparable que leur essence^;
mais parce que, en vertu d'une certaine compa-
raison, et pour ainsi dire d'une affinité qui se
remarque entre les œuvres et les propriétés des
personnes, telle œuvre est attribuée ou, comme
on dit, appropriée à telle personne plutôt qu'à
telle autre 2. »
IV
On serait donc mal venu à prétendre qu'une
perfection, une fonction, une opération est pro-
pre à telle ou telle des personnes divines, sous
le spécieux prétexte qu'elle lui est constamment
attribuée dans les saintes Lettres ou les écrits
des Pères. C'est aux théologiens qu'il appartient
de discerner ce qui est vraiment propre et per-
sonnel et ce qui est simplement approprié, en se
basant sur les enseignements de la foi et les
principes théologiques afférents à l'unité de
l'essence divine et à la distinction des personnes.
Or, à quelques exceptions près, l'ensemble des
Docteurs s'accorde à voir dans l'inhabitation par
la grâce et l'union spéciale de Dieu avec les
justes comme objet de leur connaissance et de
leur amour, non point une propriété de TEsprit-
Saint, mais une œuvre commune aux trois per-
1. S. A-ug., de Trin., 1. I, c. iv et v.
2. Encycl. Divinum illud manas, Leonis PP. XIII.
2i4 l'inhabitation divine
sonnes et appropriée pour de justes motifs à
l'une d'entre elles i. Il faudrait, pour qu'elle
appartînt en propre à la troisième personne, que
celle-ci fût, à l'exclusion des deux autres, ou la
cause efficiente de la grâce et de la charité, ou
du moins le terme direct et immédiat de la con-
naissance expérimentale et de l'amour de jouis-
sance dont sont gratifiés les saints, d'une ma-
nière parfaite dans le ciel, et inchoativement
ici-bas. C'est ce qu'il est facile d'établir.
La présence de Dieu dans les êtres créés étant
fondée, comme nous l'avons prouvé précédem-
ment^, sur son opération, on conçoit que si
l'Esprit-Saint exerçait quelque part une action
indépendante et personnelle: si, par exemple,
les actes de charité produits par les justes
étaient son œuvre particulière, il existerait en
eux, à titre d'agent, d'une façon qui lui appar-
tiendrait en propre. Il en serait de même si la
grâce et la charité, quoique produites par la
Trinité tout entière, avaient pour résultat de nous
unir d'une manière spéciale à la personne de
l'Esprit-Saint, comme à notre fin dernière, à
l'objet particulier de notre connaissance et de
notre amour.
Mais ni l'une ni l'autre de ces hypothèses ne
se peut soutenir : la première, parce qu'elle va
1. « Tota Trinitas in nobis habitat per graliam, sed spe-
cialiter alicui personae appropriari potest inhabitatio per
aliquod aliud donum, quod habet similitudinem cum
ipsa persona, ratione cujus persona mitti dicitur. » (S.
Th.,
qq. disp.. De verit., q. xxvii, a. a, ad 3.
2. Cf. c. 1, p. i5-ai.
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 2l5
directement contre un principe universellement
admis en théologie et plusieurs fois cité par les
conciles, savoir que les œuvres extérieures sont
communes aux trois personnes : Opéra ad extra
sunt tribus personis communia ^ ; la seconde, parce
que l'état de grâce ici-bas, non plus que la gloire
dans le ciel, n'a point pour eflet de nous unir
particulièrement à telle ou telle des personnes
divines, mais à Dieu considéré dans l'unité de
son essence et la trinité de ses personnes. Ce
n'est pas l'Esprit-Saint comme personne distincte,
c'est l'essence divine qui est noire fin dernière,
l'objet dont la possession réelle, mais obscure,
constitue en cette vie l'avant-goût de notre féli-
cité, et dont la claire vue doit faire un jour notre
béatitude parfaite et consommée.
Soit donc qu'on la considère dans sa cause
«ffîciente, soit qu'on l'envisage dans ses effets,
I. « Tria ergo ista (supposita nempe divina) unum
sunt, natura scilicet, non persona ; nec tamen très
istœ personaB separabiles aestimandse sunt; cum nulla an te
aliam, nulla post aliam, nulla sine alia vel extitisse,
vel qaidpiam opérasse aliquando credatur : inseparabi-
les eniïïi inveniuntur et in eo, quod sunt, et in eo, quod
Jaciunt. » — Et iiifra : « Incarnatlonem Filii Dei tota Tri-
nitas opérasse credenda est; quia inseparabilia sunt opéra
Trinitatis. Solus tamen Filius formam servi accepit in sin-
gularitate personse. » (Ex. Symb. fidei Gonc. Tolet., xi.)
Et iterum : « Hse très personœ sunt unus Deus, et non
très dii : quia trium est una substantia» una essentia, una
natura... omniaque sunt unum, ubi non obviât relationis
oppositio. » Hinc « Pater et Filius non duo principia Spi-
ritus sancti, sed unum principium : sicut Pater et Filius et
Spiritus sanctus non tria principia creaturœ, sed unum
principium ». (Ex. Gonc. Later., nr, c. Firmiter.)
2i6 l'inhabitation divine
c'est-à-dire dans les rapports d'intime union
qu'elle établit, en qualité d'amitié parfaite, entre
Dieu et l'âme, la grâce ou la charité ne fonde
pas de relations spéciales entre l'Esprit-Saint et
nous; et l'union dont elle est le principe appar-
tient au même titre aux trois personnes. Toute-
fois, quoique commune à toute la Trinité, l'inha-
bitation divine, étant une œuvre d'amour, une
conséquence et un fruit de l'amour, est tout
naturellement attribuée à celle des personnes
qui est en Dieu l'Amour subsistant, comme
l'explique très bien le Catéchisme du Concile de
Trente. « Quoique toutes les œuvres extérieures,
dit-il, soient communes aux trois personnes,
nombre d'entre elles sont attribuées comme en
propre au Saint-Esprit, pour nous faire com-
prendre qu'elles proviennent de l'immense cha-
rité de Dieu à notre égard. De fait, comme
l'Esprit-Saint procède de la volonté divine em-
brasée d'amour, on peut reconnaître par là que
les effets qui lui sont appropriés ont leur source
dans l'amour souverain de Dieu envers nous'. »
Lors donc que l'Ecriture ou les Pères nous
représentent l'Esprit-Saint comme l'auteur de la
I. « Quamvis sanclissimae Trinitatis opéra, quae extrin-
secus fiunt, tribus personis communia sint, ex iis tamen
multa Spiritui sancto propria tribuunlur, ut intelligainus
illa in nos a De! immensa charitate proficisci : nam, cum
Spiritus sanctus a divina voluntate, veluti amore inflam-
mata, procédât, perspici potest eos effectus, qui proprie ad
Spirilum sanctum refcruntur, a summo erga nos Dei
amore oriri. » (Ex Gatech. Rom., p. 1, a. viii, n. 8.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 217
grâce et de la charité, et l'hôte de nos âmes, au
lieu de vouloir trouver dans ces expressions le
signe manifeste d'une causalité particulière à
ce divin Esprit, ou l'indice d'une union directe
et immédiate avec nos âmes qui lui serait per-
sonnelle, il n'y faut voir qu'une appropriation
fondée sur le rapport d'analogie qui existe entre
les dons de la grâce et la caractéristique de l'Es-
prit-Saint.
Il est, en effet, tout naturel d'attribuer les
effets de l'amour, comme la grâce, la charité,
Tinhabitation divine, à celle des personnes
divines qui procède en qualité d'amour. Sans
doute, c'est de la Trinité entière que provient,
comme de sa cause efficiente, la vertu de charité;
sans doute, l'exemplaire primordial auquel elle
nous assimile, c'est, avant tout, l'amour essentiel
commun aux trois personnes; en d'autres termes,
c'est Dieu en tant que charité absolue ; cepen-
dant, si l'on considère le caractère propre de
chacune des personnes divines, il est incontes-
table que la charité offre une plus grande analo-
gie, une similitude plus frappante avec le Saint-
Esprit qu'avec le Père et le Fils.
Qu'est-ce, en effet, que la charité, sinon un
lien doux et fort qui nous unit à Dieu, une incli-
nation habituelle qui nous porte vers lui, et par-
tant une imitation expressive de celle des per-
sonnes divines qui est, en vertu même de sa
procession, l'amour du Père et du Fils, le nœud
qui les rapproche? Voilà ce que voulait donner
à entendre l'apôtre saint Paul, quand il disait
que « la charité est répandue dans nos cœurs
par le Saint-Esprit, qui nous a été donné : Cha-
ai8' l'iNHABITATIOW DIVINE
riias Dei diffusa est in cordibus nostris per Spirilnm
sanctum, qui datas est nobis ^. »
Toute cette doctrine a été admirablement résu-
mée par saint Thomas en quelques phrases
substantielles qui méritent d'être citées : « Il faut
savoir, dit-il, que les biens qui nous viennent
de Dieu se rapportent à lui comme à leur cause
efficiente et exemplaire : Comme à leur cause
efficiente, en tant qu'ils sont les effets de la puis-
sance divine; comme à leur cause exemplaire,.
en tant qu'ils imitent, dans une certaine mesure,
les perfections qui sont en Dieu. Puis donc que
le Père, le Fils et le Saint-Esprit n'ont qu'une
seule et même puissance, ainsi qu'une seule
essence, il en résulte que tout ce que Dieu
opère en nous provient en réalité des trois per-
sonnes comme de sa cause efficiente; néanmoins
la connaissance que Dieu nous donne de lui-
même par le don de sagesse est une représen-
tation propre du Fils ; de même, l'amour par
lequel nous aimons Dieu représente tout parti-
culièrement le Saint-Esprit. Ainsi, quoique la
charité qui est en nous soit l'œuvre du Père, du
Fils et du Saint-Esprit, elle est dite néanmoins
spécialement répandue dans nos cœurs par
l'Esprit-Saint". »
I. Piom., V, 5.
a. « Sciendum est quod ea quae a Deo in nobis sunt, redu-
cunlur in Deum sicut in causam effîcientem et exempla-
rem : in causam quidem elTicientem, in quantum virtute
opeialiva divina aliquid in nobis effîcitur; in causam vera
exemplarem, secundum quod id quod in nobis a Deo est
aliruo modo Deum imitatur. Cum ergo eadem virtus sit
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES SIQ
Tel est l'enseignement de tous les scolastiques,
telle l'interprétation qu'ils ont constamment
donnée aux textes mis en avant par les tenants
de l'habitation propre au Saint-Esprit. Tous
déclarent formellement qu'il n'y a pas d'union
plus réelle, plus immédiate avec la troisième
personne de la sainte Trinité qu'avec le Père et
le Fils. Et, joignant sa propre voix à celle des
représentants les plus autorisés de la science
théologique, le Souverain Pontife Léon XIII
canonisait en quelque sorte, en l'adoptant, l'en-
seignement commun de l'Ecole. Voici, en effet,
comment il s'expliquait sur le point en litige
dans son Encyclique Divinum illud munus :
<( Quoique produite très réellement par la Tri-
nité tout entière présente dans l'âme, cette
admirable union, appelée de son vrai nom inha-
hitatlon, est néanmoins attribuée à l'Esprit-Saint,
comme si elle lui appartenait d'une façon spé-
ciale, de Spiritu Sancto tanquam peculiaris prœdi-
catur^. » Elle ne lui est donc pas propre ni per-
Patris et Filiiet Spiritussancti, sicut ci ...Jem esseiitia,
opor-
tet quod omne id quod Deus in nobis effîcit sit, sicut a
causa efficiente, simul a Pâtre et Filio et Spiritu Sancto ;
verbum tamen sapientias, quo Deum cognoscimus nobis a
Deo immissum, est proprie repraesentativum Filii, et simi-
liter amor, quo Deo diligimus, est proprium repraesentati-
vum Spiritus Sancti. Et sic charitas quae in nobis est,
licet
sit effectus Patris et Filii et Spiritus sancti, tamen
quadam
speciali ratione dicitur esse in nobis per Spiritum sanctum,
»
<S. Th., Contr. Cent., 1. IV, c. xxi.)
I. <( Haec autem mira conjunctio, quae suo nomine inha-
bitatio dicitur... tametsi verissime efficitur piijesenti
totius
aao l'inhabitatton divine
sonnelle, mais seulement appropriée : lanquam
peciiliaris prœdicaiur ; c'est le terme consacré
pour désigner une simple appropriation.
Ce serait donc à l'heure actuelle une témérité
de soutenir encore que l'habitation divine, dont
parlent si fréquemment les Livres saints, est la
propriété de la troisième personne, et non le
patrimoine commun de toute la sainte Trinité.
Trinitatis nu mine, ad eum veniemus et mansionem apnd eum
faciemas (Joan., xiv, 28), attamen de Spiritu sancto tan-
quam peculiaris praedicatur. » (Encycl. Diuinum illad wu-
nui.)
CHAPITRE II
li'habitation de Dieu dans les âmes n'est
pas l'apanage exclusif des saints de la
nouvelle alliance, irais la dot commune
des justes de tous les temps.
Mais cette union de nos âmes avec Dieu est-
elle propre aux saints de la nouvelle alliance,
ou commune à tous les justes?
Ici encore, nous nous heurtons à une opinion
singulière de Petau, qui voyait, dans l'habita-
tion du Saint-Esprit par la grâce, un privilège
de la loi évangélique. Ce n'était là, du reste,
qu'une conséquence et un corollaire de sa doc-
trine sur la cause formelle de notre adoption en
qualité d'enfants de Dieu. Distinguant, à la suite
de Lessius, la sainteté ou la justification par la
grâce de la filiation adoptive, au point que,
d'après lui, l'une peut se séparer de l'autre, et
que l'homme peut être juste, d'une justice sur-
naturelle, sans être enfant de Dieu, Petau pré-
tend que la véritable cause, la raison formelle de
notre adoption divine, n'est point la grâce sancti-
fiante, mais la substance même de l'Esprit-Saint
2 2 2 L HABITATION DE DIEU DANS LES AMES
appliquée à notre âme. Car, de même que la
cause formelle de la filiation naturelle n'est
autre que la communication, par voie de géné-
ration, d'une nature semblable à celle du géné-
rateur; de même, la vraie cause de la filiation
surnaturelle et adoptive, c'est la nature divine
elle-même, s'identifiant avec la personne de l'Es-
prit-Saint, librement communiquée à l'homme.
Ainsi, d'après l'éminent Jésuite, la participa-
tion à la nature divine, qui fait de nous des justes
et des enfants de Dieu, ne consiste point, comme
l'ont toujours cru et enseigné les théologiens
catholiques, dans le don créé de la grâce sancti-
fiante, mais dans la personne même de l'Esprit-
Saint, s'unissant directement et sans intermé-
diaire à nos âmes, et les divinisant par l'appli-
cation de sa propre substance i. A l'entendre, la
grâce et la charité accompagnent, il est vrai,
dans l'économie présente, le don incréé, comme
une sorte de lien entre la divinité et nous,
comme une disposition préalable et un moyen
d'union; mais elles ne sont en définitive qu'un
magnifique accessoire, nullement nécessaire
pour notre régénération spirituelle, à telles
enseignes que, lors même qu'aucune qualité
créée ne serait versée dans nos âmes, la seule
présence de l'Esprit-Saint suxxîrait pleinement
I. « Patres eosdem asseverantes audivimus, cum nullo
interjecto medio sanctos nos fieri per ipsam Spiritus sub-
stantiam, tum nullam id creaturam posse perficere ; lametsi
substantiae Dei, qua sanctificamur, cornes sit infusa quali-
tas, quam vel gratiain, vei charitatem dicimus. » (Petav.,
-xit rrin., 1. VIII, c. vi, n. 3.
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 22^
pour nous diviniser et faire de nous des saints
et des enfants de Dieu'.
Par contre, sous la Loi ancienne, appelée par
r Apôtre une loi de crainte et de servitude, ne-
produisant que des esclaves, in servitutem gene-
rans *, l'Esprit-Saint, qui est un esprit d'adoption
et d'amour, n'avait pas encore été donné. Les
hommes étaient alors justifiés par un don créé
qui les purifiait de leurs péchés, les rendait
agréables à Dieu et dignes de la vie éternelle ;
ils possédaient, comme nous, une justice inhé-
rente, la grâce sanctifiante, qui faisait d'eux des
justes et des saints, mais ne leur conférait ni le-
titre ni la qualité d'enfants de Dieu ; car l'Esprit-
Saint n'était en eux que par son opération et.
ses effets, et nullement par sa substance, ce don
de Dieu par excellence étant réservé pour une
économie meilleure et plus parfaite.
« Si quelqu'un, dit Petau, veut se donner la
peine de considérer attentivement les passages
des anciens que nous avons cités, il se convain-
cra, je n'en doute pas, que, de l'avis des Pères,
il y eut après l'avènement et la mort du Christ,
une communication particulière de l'Esprit-Saint,
telle qu'elle n'avait pas encore eu lieu jusqu'a-
lors. D'après eux, ce nouveau mode de com-
1. « Utrumque enim intervenît; et Spiritus ipse sanc-
tus, qui filios faeit, adeo ut, si nulla infunderetur creata
qualitas, sua nos ipse substantia adoptivos filios effîceret
;
et charitatis habitus ipse, sive gratiae, quae est \1nculum
quoddain, sive nexus, quo cum animis nostris illa Spiritus
sancti substantia copulatur. » (Ibid.)
a. Gai., IV, 24.
224 l'habitation DE DIEU DANS LES AMES
munication date du jour où le Saint-Esprit des-
cendit sur les apôtres sous forme de langues de
feu. Jusqu'à cette époque, ce divin Esprit n'était
dans les saints que par son opération, opérât ione
tenus; à partir de ce jour, il y vint en personne,
substantialiter i. »
Parlant, dans un autre passage, de la présence
substantielle de l'Esprit- Saint dans les âmes, le
même auteur ajoute : « D'après un certain
nombre de Pères, ce n'est qu'après l'accomplis-
sement du mystère de l'incarnation, après la
descente du Fils de Dieu sur la terre pour le salut
du monde, qu'un si grand et si étonnant bien-
fait, fruit de l'avènement, des mérites et du sang
de Jésus-Christ a été accordé aux hommes. Les
justes de l'ancienne Alliance n'avaient pas été
honorés d'une telle faveur, car, suivant la parole
de saint Jean l'Évangéliste (vu 89), 1 Esprit-Saint
ne leur avait pas encore été donné, parce que
Jésus n'avait pas encore été glorifié : Nondum
ernt Spiritus datas, quia Jésus nondum fuerat glori-
ftcatus^. »
1. <( Non dubito quin, si quisista ipsa loca veterum
accu-
rate considerare velit, ita sensisse ilios existimet,
propriam
quamdam, post adventum Christi, atque obitum, commu-
nicationem cœpisse esse Spiritus sancti, qualis antea non
erat ;
cujus etiam ab eo tempore factum initium docent, quo in
apostolos sub ignis specie descendit, tanquam hactenus,
xax' èvépyexav, id est operatione tenus, in sanctis fuerit;
dein-
ceps autem o^oirabôx;, id est substantialiter. » (Petav., de
Trin., 1. VIII, c. vn, n. i.)
2. « (Quos Patres) qui attente pervestigare voluerit, intel-
lig-et occultum quemdam, et inusitatum missionis commu-
nicationisque modum apud illos celebrari, quo Spiritus ille
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 2^5
u
En niant la présence substantielle du Saint-
Esprit dans les patriarches, de même qu'en lui
attribuant une présence propre et personnelle
dans les Saints de la nouvelle Loi, le docte Jésuite
a beau faire appel à l'antiquité et à l'autorité des
Écritures pour établir son sentiment, il se met
en opposition manifeste avec elles. En effet, si
l'on excepte saint Cyrille d'Alexandrie, dont la
pensée véritable peut être sujette à contestation,
les saints Pères enseignent d'un commun accord
que, s'il y eut, relativement à l'inhabitation
divine par la grâce, une différence entre les
Saints de l'Ancien et du Nouveau Testament, ce
fut une simple différence de degré, de mesure et
de manifestation extérieure.
Ecoutons saint Léon le Grand : « Lorsque, au
jour de la Pentecôte, l'Esprit-Saint remplit les
disciples du Seigneur, ce ne fut pas la pre-
divinus in justorum sese anîmos insînuans, cum illis copu-
latur..., ita, ut substantia ipsa Spiritus sancti nobiscum
jungatur, nosque sanctos, ac justos, ac Dei denique filios
effîciat. Ac nonnuUos etiam antiquorum illorum dicentes
audiet, tantum istud tamque stupendum Dei beneficium
tune primum hominibus esse concessum, postquam Dei
Pilius homo factus ad usum hominum, salutemque des-
cendit, ut fructus iste sit adventus, ac meritorum, et san-
guinis ipsius, veteris testamenti justis hominibus nondum
attributus ; quibus nondum erat Spiritus datus, quia Jésus
nondum fuerat glorificafus, ut evangelista Joannes scribit.
»
(Petav.. de Trin., 1. VIII, c. iv, n. 5.)
MA». •▲IMT-UPUT.
— ift
226 l'habitation de dieu dans les AMBS
mière communication d'un tel bienfait, mais
une effusion plus abondante : Non fuit inohoatio
muneris, sed adjectio largitatis, attendu que les
patriarches, les prophètes, les prêtres et tous les
saints des temps antérieurs avaient été vivifiés et
sanctifiés par ce même Esprit. La vertu des dons
divins avait toujours été la même, seule la me-
sure de leur collation avait varié i. » Saint Atha-
nase dit, de son côté : « C'est un seul et même
Esprit qui, aujourd'hui comme alors (sous l'an-
cienne Loi), sanctifie et console ceux qui le
reçoivent; de même que c'est un seul et même
Verbe qui, même alors, appelait à l'adoption
divine ceux qui en étaient dignes. Car il y avait
sous l'ancienne Alliance des fils qui étaient rede-
vables de leur adoption au Fils et non à un
autre 2. »
Non moins explicite que les Pères, l'Ecriture
nous parle de saints personnages appartenant au
I. « Gum in die Pentecostes discipulos Domini Spiritus
sanctus implevit, non fuit inchoatio muneris sed adjectio
lar-
gitatis ; quoniam et patriarchae et prophetae et sacerdotes
omnesque sandi, qui prioribus fuere teraporibus, ejusdem
sunt Spiritus sancti sanctificatione vegetati..., ut eadem
semper fuerit virtus charismaium, quamvis non eadem semper
fuerit mensara donorum. » (S. Léo M., de Pentec, sermo lu
c. 3.)
a. « Unus idemque Spiritus est, qui tune (in veteri Test.)
et qui nunc sanctiflcat et consola tu r eos, qui eum reci-
piunt; quemadmodum unum est et idem Verbum Filius
ad adoptionem promovens etiara tune eos, qui digni erant.
Nam erant et in veteri Testamento filii, non per alium quam
per Filium adoptati- » (S. Athan., Orat. 5j contra Arian.)
n. 35-26.)
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 227
Testament ancien et remplis néanmoins du
Saint-Esprit. Ainsi il est dit de saint Jean-Baptiste
qu'il serait grand devant Dieu et rempli de
TEsprit-Saint dès le sein de sa mère : Erit ma-
gnus coram Domino... et Spiritu sancto replehitur
adhuc ex utero matris suœ^. Le jour oii elle reçut
la visite de Marie, Elisabeth fut, elle aussi, rem-
plie du Saint-Esprit : Et repleta est Spiritu sancto
Elisabeth^. Enfin, l'évangéliste saint Luc rapporte
également du vieillard Siméon que l'Esprit-Saint
était en lui : Et Spiritus sanctus erat in eo^. Et
tout se passait longtemps avant la Pentecôte.
Aussi, appuyé sur le fondement inébranlable
de la révélation, le Pontife Romain déclarait-il
« hors de doute que l'Esprit-Saint a habité par
la grâce dans les justes qui précédèrent le Christ,
comme cela est écrit des prophètes, de Zacharie,
de Jean-Baptiste, de Siméon et d'Anne. Certam
quidem est, in ipsis eliam hominihus jusiis qui ante
Christum fuerunt, insedisse per gratiam Spiritum
sanctum, quemadmodum de prophetis, de Zacharia,
de Joanne Baptista, de Simeone et Anna scripium
accepimus^. »
Que signifie alors la parole de saint Jean affir-
mant que, avant la glorification de Jésus-Christ,
le Saint-Esprit n'avait pas encore été donné?
Nonduni erat Spiritus datas, quia Jésus nondum
erat glorificatus^. Elle signifie, au jugement de
1. Luc, I, i5.
2. Luc, I, 4i.
3. Luc, II, 25.
4. EncycL Divinam illud munas,
5. Joan., VII, 89.
2 28 l'habitation de dieu dans les AMES
saint Augustin, de saint Jérôme, de saint Atha^
nase, que, « après la glorification du Christ, ii
devait y avoir une certaine donation de l'Esprit-
Saint telle qu'elle n'avait pas encore eu lieu jus-
qu'alors. Non pas que ce divin Esprit n'eût pas
été réellement donné avant cette époque, mais il
ne l'avait pas été de la même manière. En effet,
s'il n'avait pas été donné, de quel Esprit étaient
donc remplis les prophètes quand ils parlaient?
Car l'Ecriture dit ouvertement et montré en
maints endroits que c'est par le Saint-Esprit qu'ils
ont parlé ^ » . Saint Thomas explique dans le
même sens le texte évangélique : « Quand il est
dit que l'Esprit-Saint n'avait pas encore été
donné, il ne faut pas entendre ces paroles dans
ce sens que nul, avant la résurrection du Christ,
n'avait reçu l'Esprit sanctificateur, mais bien
dans ce sens que, à partir de cette époque, la
donation de ce divin Esprit fut plus abondante et
plus commune 2 » ; et il ajoute ailleurs : « Et
1. « Quod dicit Evangelista : Spiritas nondum erat datas,
quia Jésus nondum erat glorificatus, quomodo intelligitur,
nisi quia certa illa Spiritus sancti datio vel mlssio post
clarification em Christi futura erat, qualis nnnquam antea
fuerat ? Neque enim antea nulla erat, sed talis non fuerat.
Si enim antea Spiritus sanctus non dabatur, quo impleti
Prophetse locuti sunt ? Gum aperte Scriptura dicat, et mul-
tis locis ostendat, Spiritu sancto eos locutos fuisse. »
(S. Aug., de Trin., 1. IV, c. xx, n. 29.)
2. « Nondum erat Spiritus datas, quia nondum Jésus fuerat
glorificatus : quod non est sic intelligendum quod nullus
ante Christi resurrectionem Spiritum sanctificantem acce-
perit ; sed quia ex illo tempore quo Christus surrexit,
ince-
pit copiosius et communius Spiritus sanctificationis dari. »
(S. Th., iii Rom., c. i, lect. 3.)
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 2 29
accompagnée de signes visibles, comme cela eut
lieu le jour de la Pentecôte ^ ».
Petau a beau distinguer un double mode sui-
vant lequel ce divin Esprit peut être présent aux
âmes saintes ; par son opération d'abord, et par
ses effets, xar'èvépYeiav, ce qu'il accorde aux
anciens justes ; puis par sa substance, otJCJicobcbq,
ce qui, d'après lui, serait le privilège de la Loi
nouvelle : saint Augustin ne connaît pas cette
distinction ; il enseigne, au contraire, très expli-
citement, que le Saint-Esprit avait été donné
avant l'Incarnation, aussi réellement qu'il le fut
depuis; toutefois, sous la loi de grâce, la mission
de l'Esprit-Saint devait avoir une propriété qui
lui avait fait défaut sous l'économie mosaïque :
elle devait être accompagnée d'une mission
visible, signe et indice de celle qui s'accomplis-
sait invisiblement au fond des âmes. Nulle part,
en effet, comme l'observe le grand évêque d'Hip-
pone, nous ne lisons, à propos des personnages
de l'Ancien Testament, que, par suite de la visite
de l'Esprit-Saint, ils se soient mis à parler un
idiome nouveau et inconnu pour eux 2; nulle
I. « Quod dicitur : Nondum erat Spiritus datas... intelli-
gendum (est) de abundanti datione et visibilibus signis;
sicut datus fuit eis post resurrectionem et ascensionem in
linguis igneis. » (S. Th., in /oan., vu, 89, lect. 5.) — «
Missio
invisibilis estfacta ad Patres veteris Testament!... Cam
ergo
dicitur : Nondum erat datus Spiritus, intelligimus de illa
datione cum signo \isibili quae facta est in
die.Pentecostes. »
(S. Th., Summa Theol., I, q. XLin, a. 6, ad i.)
« Quomodo ergo Spiritus nondum erat datus, quia Jésus
nondum erat clarificatus, nisi quia illa datio, vel donatio,
vel missio Spiritus sancti habitura erat quamdam proprie-
23o l'habitation de dieu dans les AMES
part, il n'est question d'une mission visible, les
théophanies de l'ancienne Loi n'ayant pas, au
jugement de saint Thomas, les caractères d'une
véritable mission i.
m
Aussi, quand, traitant ex professa la question
des missions divines, l'angélique Docteur se
demande si la mission invisible de l'Esprit-Saint
est le partage de tous ceux qui sont en état de
grâce, et conséquemment de tous les justes sans
exception, à quelque époque qu'ils aient vécu :
Utrum missio invisihilis fiât ad omnes qui suni par-
ticipes gratiœ, la réponse est résolument aiïirma-
tatem suam in ipso adventu, qualis antea nunquam fuit ?
Nusquam enim legimus, linguis quas non noverant homî-
nes îocutos, veniente in se Spiritu sancto, sicut tune
laclura
est, cum oporteret ejus adventum signis sensibilibus
demonstrari (Act., ii, 4), ut ostenderetur totum orbem ter-
ranim atque omnes gentes 1*1 linguis variis constitutas,
credituras in Ghristum per donuni Spiritus sancti. » (S.
Aug.,
de Trin., i. IV, c. xx, n. ag.)
1. « Ad patres autem veteris Testamenti missio visibilis
Spiritus sancti fieri non debuit ; quia prius debuit perflci
missio visibilis Filii quam Spiritus sancti, cum Spiritus
sanctus manifestet Filium, sicut Filius Patrem. Fuerunt
autem factae visibiles apparitiones divinarum personarum
patribus veteris Testamenti ; quae quidem missiones visibi-
les dici non possunt ; quia non fuerunt factœ, secundum
Augxistinum {de Trin., 1. II, c. xvn), ad designandam inba-
bitationem divinae personae per gratiam, sed ad aliquid
aliud
manifestandum. » (S. Th., Summa TheoL. I, q. xlui, a. 7,
ad 6.)
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 23 1
tiv8^ Donc, conclut-il, les patriarches de l'An-
cien Testament furent favorisés, eux aussi, d'une
mission invisible de ce divin Esprit. Ergo dicen-
dum quod missio invisibilis est fada ad patres vete-
ris Testamenti^ . Un raisonnement facile va nous
montrer la légitimité de cette conclusion.
La mission invisible est ordonnée à la sanctifi-
cation des créatures raisonnables, et elle a lieu à
chaque collation ou accroissement de la grâce
sanctifiante, toutes les fois, en un mot, que la
charité, compagne inséparable de la grâce, fait de
quelqu'un l'ami de Dieu, et que, unie au don
de sagesse, elle le rend capable d'atteindre et de
posséder le souverain bien par la connaissance
et l'amour. Or, les anciens justes étaient, comme
nous, les amis de Dieu ; l'Ecriture le dit formel-
lement d'Abraham : Credidit Abraham Deo, et
reputatum est illi ad justitiam, et amicus Dei appel-
latus est^', comme nous, ils étaient capables de
s'unir à la Divinité par les opérations de leur
intelligence et de leur volonté. Rien ne leur man-
quait donc pour qu'ils fussent véritablement le
temple et l'habitacle de l'Esprit-Saint.
Cette conclusion n'étonnera point si l'on réflé-
chit que les patriarches de l'antiquité possédaient
le même genre de sainteté que le chrétien; la
grâce qui les justifiait, les rendait comme lui
I. « Missio invisibilis fit ad sanctificandam creaturara.
Omnis autem creatura habens gratiam sanctificatur. Ergo
ad omnem creaturam hujusmodi fit missio Invisibilis. »
(S. Th., Summa TheoL^ I, q. xuii, a. 6.)
3. Ibid., ad i.
3. Jac, II, 23.
a3a l'habitation de dieu dans les âmes
saints, enfants de Dieu et héritiers de la vie éter-
nelle. Car, suivant l'enseignement du concile de
Trente, « la justification ne consiste pas unique-
ment dans la rémission des péchés, mais encore
dans la sanctification et le renouvellement de
l'homme intérieur par la réception volontaire de
la grâce et des dons, en sorte que l'homme
devient juste, d'injuste qu'il était; d'ennemi, il
devient ami et héritier en espérance de la vie
éternelle! ». Ils recevaient donc, au moment de
leur justification, le pardon de leurs péchés, la
grâce sanctifiante et tout cet admirable cortège
de vertus et de dons surnaturels qui l'accompa-
gnent, et, avec la grâce, le Saint-Esprit.
Mais, suivant la remarque des saints Docteurs,
cette donation réelle et invisible de l'Esprit-Saint
ne devait pas alors être accompagnée d'une
mission visible, inopportune à pareille époque ;
car la mission visible du Fils devait précéder
celle du Saint-Esprit 2. Il convenait effective-
ment, avant que la troisième personne de la
sainte Trinité se manifestât extérieurement et se
I. « Justificatio non est sola peccatorum remîssio, sed et
sanctificatio, et renovatio interioris hominis per volunta-
riam susceptionem gratiœ, et donorum ; unde homo ex in-
justo fit justus, et ex inimico amicus, ut sit haeres
secundum
spem vitae œterne... Unde in ipsa justificatione cum remis-
sione peccatorum haec omnia simul infusa accipit homo
per Jesum Ghristum, cui inseritur, fidem, spem, et cari-
tatem. »
(Trid., sess., VI, c. vu.)
a. « Ad
patres veteris Testamenti missio visibilis Spiritus
stncti
fieri non debuit quia prius debuit perfici missio visi-
biiis Filii
quam Spiritus sancti. » (S. Th., Summa Theol.,
I, q.
XLiii. a. 7, ad 6.)
DOT COMMUNE
DE TOUS LES JUSTES 233
fît
distinctement connaître, que la plénitude des
temps,
marquée dans les conseils divins pour
l'Incarnation
du Verbe et son apparition au
milieu des hommes, fut arrivée.
Au reste, avant de proposer à un peuple enclin
à
l'idolâtrie, comme était le peuple juif, le
dogme de la Trinité, il était nécessaire de lui
inculquer au préalable et de graver avec force
dans son esprit la vérité fondamentale de l'unité
de Dieu. L'unité de Dieu, opposée au poly-
théisme,
voilà le dogme partout rappelé dans
l'Ancien
Testament. « Ecoute, Israël, le Sei-
gneur notre Dieu est un. Audi, Israël, Dominas
Deus nosier, Dominas anus est\ » A peine quelques
allusions voilées à la trinité des personnes ; si
parfois il est question du Verbe de Dieu et de
son Esprit,
il en est fait mention en termes si
vagues que c'est pour nous un problème difficile
à résoudre, de savoir si les docteurs juifs les
connurent
comme personnes distinctes.
Sous la Loi
nouvelle, au contraire, après que
le Verbe
fait chair eut daigné sô montrer aux
hommes et habiter au milieu d'eux, le mystère
de la sainte Trinité leur est révélé et annoncé
ouvertement, c'est une vérité que tous doivent
coQQaitre et professer. A la lumière discrète du
Testament ancien, proportionnée à la faiblesse
d'un peuple
encore enfant, a succédé le plein
jour de la
révélation chrétienne ; le moment est
donc
propice pour une manifestation extérieure
et
distincte des personnes divines. De là cette
Deut., Yi,
4.
234 >
l'habitation de dieu dans les AMES
judicieuse
observation de saint Grégoire de
Nazianze :
« Après l'apparition du Fils de Dieu
dans la
chair, il était convenable que le Saint-
Esprit se
montrât également d'une manière
sensible :
Decebat enim, postqaam Filius corpo-
raliier
nobiscum versatus est, etiam iliam (Spiritum
sanctum)
apparere corporaliter^, »
IV
Ce qui
ressort de tout ce que nous avons dit
jusqu'ici, ce qui découle de l'étude des Livres
saints et
de celle des Pères faite sans esprit de
parti et en
dehors de toute préoccupation systé-
matique, ce que les docteurs les plus autorisés
s'accordent
à enseigner, c'est que toute âme
juste, à quelque âge du monde qu'elle ait vécu,
à quelque degré de sainteté qu'elle se trouve,
quV/ile ait déjà atteint les sommets de la perfec-
tion ou qu'elle en soit encore à ses premiers pas
dans la cairière de la justice, qu'elle soit l'âme
d'uii
adulte ou celle d'un onfant, toute âme en
état de
grâoî possède er* elle l'Hôte divin : Qai-
libei
sanctas Deo unitur per graiiam '. L'union, il
est vrai,
peut être plus ou moins parfaite ; ses
degrés peuvent varier à l'infini, mais le fond du
mystère est
partout le même.
Le lecteur
est maintenant à même d'apprécier
l'opinion de Petau réservant aux saints de la Loi
i. S. Greg. Naz., oral. Ui (al. 44), n. ii.
^. S. Th.,
Summa Theol, III. q. ii, a. lo, obj. 3.
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 235
nouvelle la qualité d'enfants de Dieu et de tem-
ples de l'Esprit-Saint, qu'il refusait aux justes du
Testament ancien, et établissant ainsi une sorte
de dualisme dans l'œuvre de la sanctification
humaine.
Sans doute, ici comme précédemment,
quand il
était question de l'habitation person-
nelle du
Saint-Esprit, le docte Jésuite en appelle
à l'autorité des Pères ; mais pas n'est besoin,
pour expliquer leur langage, de recourir à cette
étrange théorie, il suffît de se rappeler la double
différence
qu'ils établissent entre la mission de
l'Esprit-Saint
avant et après l'Incarnation.
Avant
l'apparition sur la terre du Verbe fait
chair, le
Saint Esprit avait été réellement envoyé
et donné
aux âmes saintes ; mais cette mission
invisible
n'avait jamais été accompagnée de la
mission
extérieure et visible si fréquente plus
tard,
surtout dans les premiers siècles de l'Eglise,
où les
fidèles avaient besoin d'être affermis dans
la foi au mystère de la sainte Trinité. De plus,
si
l'Espril-Saint était présent dans les anciens
justes non
seulement par son opération, mais
encore par
sa substance, ce n'était cependant
pas avec
cette plénitude, cette abondance, cette
sorte de profusion, qui forment le caractère dis-
tinctif de la Loi évangélique.
Ce que l'on peut concéder à Petau, c'est que
rinhabitation
divine par la grâce et la filiation
adoptive,
quoiqpie réelles sous l'économie sinaï-
tique*,
n'appartenaient cependant pas aux fils
I. L'Apôtre
dit formellement des anciens patriarches
qu'ils étaient enfants de Dieu : <( Qui sunt Israelitae,
quo-
rum adoptio est filiorum. » (Rom., ix, 40
a36 l'habitation de dieu dans les âmes
d'Israël,
comme maintenant aux chrétiens, en
vertu même de leur loi, vi legis, mais par la foi
au Messie à venir et par une application anti-
cipée de ses mérites futurs.
La nature des deux lois explique suffisamment
cette
différence. La loi mosaïque était une loi
essentiellement
figurative et provisoire i ; une loi
imparfaite
et inefficace par elle-même, ne con-
duisant
rien à la perfection 2 ; elle préfigurait,
elle
annonçait la grâce future, mais ne la don-
nait pas ;
elle formulait des préceptes, imposait
des
prohibitions, faisait connaître le péché 3,
mais elle était impuissante à l'effacer^. La sanc-
tification
qu'elle opérait était une sanctification
extérieure et charnelle, emundaiio carnis'', qui
rendait
l'homme apte à prendre part au culte
divin, sans
toutefois le changer et le renouveler
intérieurement.
Il y avait
bien alors, il est vrai, en outre de la
justice
légale, une justice véritable et intérieure
qui
purifiait l'homme de ses fautes et le rendait
agréable aux yeux de Dieu; mais cette justice
surnaturelle ne provenait pas de la loi elle-
même, elle était accordée non aux œuvres de la
loi, mais à la foi et par les mérites du Christ à
1. « Haec
omnia in figura contingebant illis. » (I Cor.,
X, II.)
2. « Nihil
enim ad perfectum adduxit lex. » (Hebr.,
VII, 19.)
3. « Per legem cognitio peccaii. » (Rom., m, 20.)
4. « Impossibile est sanguine taurorum et hircoram
a^iferri peccata. » (Hebr.. x, 4.)
5. Ibid., IX, i3.
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 287
venir ^ La vraie sainteté, celle qui efface le
péché et transforme un homme en une créature
divine, devait être l'effet et la propriété de la loi
évangélique, appelée pour cela la loi de grâce.
Aussi saint Thomas ne fait-il pas difficulté de
dire que les justes de l'Ancien Testament qui
possédaient la charité et la grâce de l'Esprit-
Saint, et qui, non contents des promesses ter-
restres attachées à la pratique fidèle des obser-
vances
légales, attendaient principalement les
promesses
spirituelles et éternelles, apparte-
naient,
sous ce rapport, à la Loi nouvelle-.
Toutefois,
bien qu'ils possédassent une justice
et une sainteté de même nature que la nôtre,
bien qu'ils fussent, au même titre que nous, fils
adoptifs de Dieu par la grâce, ils ne vivaient
cependant
pas dans la condition et l'état de fils,
mais plutôt
comme des serviteurs ^ : semblables
en cela,
suivant la comparaison de l'Apôtre, à
ces enfants
de noble extraction qui, tout en
étant les
héritiers véritables de la fortune pater-
nelle et
les vrais maîtres de tout, ne diffèrent
pas des
serviteurs, et sont soumis à des tuteurs
et des
curateurs jusqu'au temps fixé par leur
1. « Non
justificatur homo ex operibus legîs, nisi per
fidem Jesu
Ghristi. » (Gai., 11, 16.)
2. «
Fuerunt tamen aliqui in statu veteris Testamenti
habentes
caritatem et gratiam Spiritus sancti, qui princi-
paliter
expectabant promissiones spirituales et aeternas ; et
secundum
hoc pertinebant ad legem novara. » {Summa
TheoL,
I»-IP% q. cvn, a. i, ad 2.)
3. « Verum, si et illi in filiis Dei numerabantur, con-
ditione
tamen perinde erant ac servi. » (Encycl. Divinum
illud
munus.)
2 38
l'habitation de dieu dans les AMES
père^.
Incapables d'entrer en possession de l'hé-
ritage
céleste, ils étaient assujettis aux mille
pratiques asservissantes de la loi, qui leur servait
de précepteur pour les conduire au Christ 2.
Mais, quand vint la plénitude des temps, quand
sonna l'heure marquée par les décrets éternels,
Dieu envoya son Fils pour nous délivrer du joug
et de la servitude de la loi, et nous communi-
quer d'une manière parfaite la qualité et l'état
de fils adoptifs^. Et parce que nous sommes ses
enfants, il a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de
son Fils qui crie : Père, Père^. La plénitude de
la mission divine devait donc être le privilège de
la loi évangélique.
Est-ce à dire que les justes de Tancienne
Alliance, Abraham,
Isaac et Jacob, Moïse et
Josué,
David et Jérémie, et tant d'autres dont
I. « Quanto
tempore haîres parvulus est, nihil dîffert a
servo, cum
sit dominus omnium. Sed sub tutoribus et
actoribus est usque ad prsefinitum tempus a pâtre : ita et
nos, cum essemus parvuli, sub elementis mundi eramus
servientes, «(Gai., iv, i-'6.)
a. « Lex
paedagogus noster fuit in Christo. » (Gai.,
m, 24.)
3. « At ubi
venit plénitude temporis, misit Deus Filium
suum..., ut
eos qui sub lege erant, redimeret, ut adoptio-
nem filiorum reciperemus. » (Gai., iv, 4-5.)
4. « Quoniam autem estis filii, misit Deus Spiritum Filii
sui in corda vestra clamantem : Abba. Pater. » (Ibid., 6.)
DOT COMMUNE
DE TOUS LES JUSTES 289
l'Ecriture célèbre en termes si magnifiques la foi,
le zèle, la fidélité, la douceur et les autres vertus,
fussent inférieurs en sainteté aux justes de la Loi
nouvelle, et n'aient possédé au même degré ni la
grâce, ni
TEsprit-Saint ?
A. parler
en général, il semble bien qu'il en
ait été
ainsi ; car les moyens de sanctification
mis à la
disposition du genre humain avant l'in-
caination
du Verbe étaient incomparablement
moins
puissants que les nôtres. Purement figu-
ratifs, les sacrifices anciens se réitéraient perpé-
tuellement, parce qu'ils n'avaient par eux-mêmes
aucune vertu capable de perfectionner ceux en
faveur de qui ils étaient offerts, et de purifier
leur conscience', tandis que Jésus-Christ, par
une
oblation unique, a rendu parfaits pour tou-
jours ceux qu'il a sanctifiés \ Les sacrements de
k Loi mosaïque, au lieu d'être, comme ceux de la
Loi nouvelle, des causes efficaces de la grâce,
n'étaient également que des signes et des sym-
boles ; ils préfiguraient la grâce qui devait être
produite par la passion du Christ, mais ne la
produisaient pas s. C'est pourquoi l'Apôtre les
1. « Umbram habens lex futurorum bonorum, non
ipsam imaginem rerum : per singulos annos eisdem ipsis
hostiis, quas offerunt indesinenter, nunquam potest acce-
dentes perfectos facere; alioquin cessassent offerri, ideo
quod nuUam haberent ultra conscientiam peccati, cultores
semel mundati. » (Hebr., x, i-a.)
2. « Una
enim oblatione consummavit in sempit«*num
sanctiflcatos. » (Ibid., i4.)
3. « Novae legis septem sunt sacramenta... QuaB multum
a sacramentis dijSerunt antiquae legis. Illa enim non causa-
bant gratiam, sed eam solum per passionem r4hristi dan-
2^0 l'habitation de dieu dans les AMES
appelle «
des éléments impuissants et vides :
infirma et egena elementa^ » ; « impuissants, dit
saint
Thomas, parce qu'ils étaient vides et ne
contenaient pas la grâce' ».
Une autre considération de l'angélique Doc-
teur, que devait s'approprier plus tard le concile
de Trente 3, nous aide à comprendre pourquoi,
sous la Loi évangélique, le niveau de la sainteté
est généralement plus élevé que sous la Loi
ancienne : c'est que qui est mieux préparé à la
grâce la
reçoit avec plus d'abondance. Illi qui
magls sant parati ad percepiionem graiiœ, plenlo-
rem gratiam consequuniur \ Or, depuis l'avèce-
ment du
Sauveur, et par suite de cet avènement,
le genre
humain tout entier était mieux disposé
et plus apte qu'auparavant à recevoir les dons
divins ; soit parce que le prix de notre rançon
avait été payé et le diable vaincu, soit parce que,
grâce à la
doctrine du Christ, les choses divines
nous sont
mieux connues 5.
dam esse figurabant; haec vero nostra et continent gratiam,
et ipsam
digne susclpientibus confenint. » (Gonc. Florent.,
ex decreto pro Armenis.)
1. Gai., IV, g.
2. « Infirma quidem, quia non possunt a peccato mun-
dare ; sed haec infirmitas provenit ex eo quod sunt egena,
id est, eo
quod non continent in se gratiam. » {Summa
Theol.
l'-ll", q. cih, a. a.)
3. « Justi nominamur et sumus, justitiam in nobis reci-
pientes, unusquisque suam secundum mensuram, quam
Spiritus
sanctus partitur singulis prout vult, et secundum
propriam cujusque disp»sitionem, ei cooperationem. » {Trid.^
sers. VI,
cap. vu.)
4. S. Th.,
in I Sent., dist. xv, q. v, a. a.
5. « Quia per adventum Christi remotum est obstaculum
DOT COMMUNE
DE TOUS LES JUSTES 2^1
Le saint
Docteur ajoute, dans un autre pas-
sage, que,
avant l'Incarnation, les mérites et les
satisfactions
du Rédempteur n'existant pas
encore
réellement, la grâce était départie avec
moins
d'abondance qu'après l'accomplissement
de ce
mystère i. Et comme la mission invisible
de
l'Esprit-Saint ne va point sans la collation
première ou l'accroissement de la grâce, on
peut donc
affirmer que cette mission s'est faite,
en règle
générale, avec une plus grande pléni-
tude après l'Incarnation qu'auparavant. Et ideo,
loqaendo communiter, plenior fada est missio post
Incarnationem quant ante^.
Mais si, au lieu de considérer l'état général
du genre
humain, on réfléchit sur les condi-
tions
particulières dans lesquelles se trouvèrent
certains
personnages antiques, pris individuel-
lement,
rien n'empêche de croire qu'ils reçu-
rent la
mission de l'Esprit-Saint avec une telle
plénitude
qu'ils s'élevèrent jusqu'à la perfection
de la vertu
3. Et si l'on met en parallèle la grâce
personnelle
des Saints de l'Ancien et du Nou-
antiquse
damnationis, totum humanum genus effectum est
paratius ad perceptionem gratiae quam ante : tum propter
solutionem pretii, et victoriam diaboli ; tum etiam propter
doctrinam Christi, per quam clarius nobis innotescunt
divina. » (Ibid.)
I . « Quia nondum erat meritum Christi in actu, nec satis-
factio ante Incarnationem ; ideo non erat tanta gratiae
plenitudo
sicut et post. » (De verit., q. xxix, a. 4. ad lo.)
a. S. Th.,
in I Sent., dist. xv, q. v, a. a.
3. « Sed verum est quod ad aliquas spéciales personas est
in veteri Testamento plenissima facta missio secundum per-
fectionem
virtutis. » (Ibid.)
■AB . SAINT-ltPBIT. — lA
2^2
l'habitation DE DIEU DANS LES AMES
Yeau
Testament, on doit reconnaître avec saint
Thomas que, par la foi au Médiateur, beaucoup
d'anciens justes furent aussi bien pourvus, quel-
ques-uns même mieux partagés que nombre de
chrétiens'.
Il est
cependant une grâce après laquelle les
patriarches
antérieurs au Messie devaient long-
temps
soupirer sans pouvoir l'obtenir sous l'éco-
nomie
mosaïque ; il est une mission invisible de
l'Esprit-Saint
qui était réservée pour l'époque
de la nouvelle Alliance : c'était la grâce d'être
admis à la vision de Dieu, c'était la mission
pleine et consommée qui se fait à l'entrée des
justes dans la gloire.
I . « Sancti veteris Testamenti dupliciter possunt consi-
derari : vel quantum ad gratiam personalem, et sic per
fidem Mediatoris consecuti sunt gratiam aeque plenam his
qui sunt in novo Testamento, et multis plus et multis
minus; vel secundum statum naturae illius temporis, et
sic cum adhuc coniinerentur obnoxii divinae seiiterit*iae
pro
peccato primi parentis, nondum soluto pretio, erat in eis
aliquod
impedimentum, ut non ad eos ita plena missio
fieret,
sicut fit in novo Testamento etiam per traductionem
in gloriam,
in qua omnis imperfectio naturae amovetur. »
(Ibid., ad
a.)
QUATRIÈME
PARTIE
BUT ET
EFFETS DE LA MISSION INVISIBLE DE
L'ESPRIT
-SAINT ET DE SON HABITATION
DANS LES
AMES.
CHAPITRE
PREMIER
But de la
mission invisible de TEsprit-Salnt
et de sa venue dans les âmes : la sancti-
fication de la créature. — Pardon des
péchés, justification.
Après avoir établi le fait d'une présence à la
fois substantielle et spéciale de Dieu dans lea
âmes justes et expliqué, à la suite de saint Tho-
mas, le mode de cette présence, laquelle, pour
être
fréquemment désignée dans l'Ecriture sous>
le nom
d'habitation du Saint-Esprit, ne saurait
cependant
être considérée comme appartenant
en propre à
la troisième personne, mais lui est
simplement
attribuée par appropriation, il nous
reste à
étudier, à la lumière de la révélation, le
but de la
venue de l'Esprit-Saint en nous, ainsi
que les
multiples effets qui sont la suite ordi-
naire, le
résultat constant, on pourrait presque
dire la
conséquence obligée, de sa divine pré-
sence.
Si un sujet
doit nous intéresser, c'est assuré-
ment
celui-là; rien ne nous est plus personnel,
rien n'a
pour nous un si grand prix, rien ne
nous importe davantage. Nécessaire en tout
temps aux chrétiens qui ont la légitime ambi-
tion de ne
point demeurer étrangers aux choses
de l'ordre surnaturel, phis indispensable encore
à notre époque de naturalisme effréné, oh. l'on
2^6 atlSSION INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
ne semble apprécier que les biens matériels et
les dons de la nature, pour réagir contre cette
tendance
funeste, élever les esprits et les cœurs,
donner une
haute idée de la grâce et en inspirer
une estime profonde, cette étude non seulement
n'offre rien de rebutant et d'aride, mais elle est
pour nous jeter dans de vrais abîmes de grati-
tude,
d'admiration, de confiance et d'amour.
L'Apôtre
saint Paul souhaitait vivement aux
premiers fidèles cette connaissance des biens
spirituels. « Je ne cesse, écrivait-il aux Ephé-
siens, de rendre grâces pour vous et de faire
mémoire de vous dans mes prières, afin que
Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous
donne l'esprit de sagesse et de révélation, qu'il
éclaire vos cœurs et vous fasse connaître quelle
est
l'espérance attachée à votre vocation et quels
trésors de
gloire forment l'héritage des saints i. »
Présenter
un tableau sommaire mais suffisam-
ment
complet des dons qui se rattachent à la
venue de
l'Esprit-Saint dans nos âmes, tracer
une
esquisse des secrètes opérations de cet Hôte
intérieur
et des espérances dont il est le gage et
les prémices, telle est ki tâche ardue mais sou-
verainement douce qui s'impose maintenant à
nous comme couronnement de l'œuvre que nous
ivons entreprise.
I. '( IS'on cesso gratias agens pro vobîs, memoriam vestri
faciens in orationibus meis, ut Deus, Domini nostri Jesu
Christ!
pater gloriae, det vobis spiritum sapientiae et revela-
tionis in
agnitioneejus : illuminatos oculos cordis vestri, ul
sciatis
quae sit spes vocationis ejus, et quic divitiae gloriœ
haereditatis
ejus in sanctis. » (Ephes., i, 16-18.)
PARDON DES PECHES,
JUSTIFICATION 247
I
Que
l'Esprit-Saint soit envoyé et donné aux
justes avec la grâce, qu'il daigne faire de leur
âme sa
demeure, son temple, son trône, c'est
une vérité aussi incontestable qu'elle est conso-
lante, sur laquelle nous n'avons pas à revenir.
La question qui se pose présentement à nous est
celle-ci :
Pourquoi cette mission? Oii tend cette
donation?
Quel est le but, la fin, le motif de
cette
habitation ? Si, même parmi les hommes,
les
personnages éminents, les princes du sang,
les grands
dignitaires d'un Etat, ne sont point
envoyés pour des sujets de médiocre impor-
tance ; si les missions qu'on leur confie revê-
tent, en vertu même de leur condition ou de
leur
office, un cachet de grandeur tout particu-
lier, quelle
doit donc être l'importance d'une
mission
confiée à une personne divine?
Quand Dieu,
voulant sauver le genre humain
perdu par la faute de notre premier père, dai-
gna, dans sa miséricorde, envoyer son propre
Fils pour
opérer notre rédemption, ce témoi-
gnage d'infinie bonté arrachait à l'évangéliste
saint Jean
ce cri d'admiration : « Dieu a tant
aimé le
monde qu'il a donné son Fils unique
pour que quiconque croit en lui ne périsse
point, mais
qu'il ait la vie éternelle i. » Toute-
I. « Sic Deus
dilexit mundum, ut Filium suum unige-
nitum
daret, ut omnis qui crédit in eum, non perlât, sed
habeat vitam œternam. » (Joan., ni, i6.)
2^8 MISSION
INYISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
fois, si
étonnante que puisse paraître cette mis-
sion, elle
s'explique, dans une certaine mesure,
par l'importance du but à atteindre et la gran-
deur du résultat qu'il s'agissait d'obtenir.
Mais, quand il est question d'un enfant qu'on
baptise, d'un pécheur qui se convertit, d'un
juste qui
croit en sainteté, oii sont les grandes
choses pour
l'accomplissement desquelles il
faille
envoyer l'Esprit-Saint? où les intérêts ma-
jeurs qui réclament sa présence? D'autant plus
qu'il ne
s'agit point ici d'une mission passagère,
dune visite
de courte durée, non pas même
d'un séjour
temporaire plus ou moins prolongé.
Quand le
Saint-Esprit vient dans un cœur, c'est
pour s'y établir à demeure et n'en plus sortir, à
moins qu'on
ne l'y contraigne par le péché. Ad
eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus i.
Qu'est-ce
donc, encore un coup, qui l'amène?
et pourquoi
vient-il ? Serait-ce uniquement pour
recevoir
dans ce temple vivant et saint nos ado-
rations et nos louanges, nos prières et nos
actions de grâces? Serait-ce pour nous encou-
rager par sa présence dans nos luttes et nos com-
bats de chaque jour, un peu à la façon d'un
aïeul
vénérable qui suit d'un regard sympathi-
que et rajeuni par l'amour les ébats de ses
petits-fils,
sans toutefois y prendre une part
active ?
Non. S'il vient, c'est poir" agir, car Dieu
est
essentiellement actif; il est, disent les théo-
logiens, un
acte pur.
Aussi, loin
d'être stérile et infructueuse, la
I. Joan.,
iiv, 23.
PARDON DES
PÉCHÉS, JUSTIFICATION 2^9
présence en
nous de l'Esprit sanctificateur, son
union avec nos âmes, est, au contraire, souve-
rainement féconde. Nous arracher à l'empire
des ténèbres et nous transférer dans le royaume
de la lumière ; créer en nous l'homme nouveau
et renouveler la face de notre âme en la revê-
tant de justice et de sainteté ; nous infuser avec
la grâce une vie infiniment supérieure à celle de
la nature, nous rendre participants de la nature
divine, faire de nous des enfants de Dieu et des
héritiers de son royaume ; dilater nos puissances
en ajoutant à leurs forces natives des énergies
de surcroît, nous emplir de ses dons et nous
rendre capables de faire des œuvres méri-
toires de la vie éternelle ; bref, travailler effica-
cement, incessamment, amoureusement, à la
sanctification de la créature, ad sanciificandam
creaturam^, voilà le but de sa mission, voilà le
grand œuvre qu'il vient entreprendre et qu'il
mènera à bonne fin si nous savons ne pas
résister à ses inspirations et lui prêter le con-
€Ours qu'il
réclame et sans lequel rien ne peut
aboutir.
Mais il importe de descendre ici dans le détail
et
d'étudier séparément chacun des bienfaits que
nous vaut
sa divine présence ; c'est l'unique
moyen de
les bien connaître.
I. S. Aug.,
De Trin.y 1. m, cap iv.
250
MISSIO>' INVISIBLE DE l" ESPRIT-SAINT
II
Le premier
effet de la mission invisible de
TEsprit-Saint,
le premier fruit de son entrée
dans une
âme où ii ne résidait pas encore, le
premier don
qu'il lui accorde, c'est un entier et
généreux
pardon ; car, depuis la déchéance ori-
ginelle,
partout oii il pénètre pour la première
fois,
fut-ce dans le cœur d'un enfant qui vient
de naître
et sur le front duquel coule l'eau sainte
du baptême, il trouve un pécheur, c'est-à-dire
un enfant de colère : Eramus natura fdil irœ^.
Pour apprécier à sa juste valeur cette grâce de
pardon, il
faudrait avoir la parfaite intelligence
ÔM péché, en comprendre toute la malice, se
rendre un
compte exact des effroyables consé-
quences
qu'il entraîne pour le coupable, en cette
vie
d'abord, et surtout dans l'éternité. Mais
coiLment sonder cet abîme avec nos faibles
lumières? Qui dit péché, dit offense de Dieu,
mépris de Dieu, révolte contre Dieu. Or, qu'est-
ce qu'un Dieu offensé, méprisé, irrité? Quelles
peuvent bien être les suites de sa colère, quels
les effets de sa vengeance? Sans doute nous ne
devons point transporter en Dieu nos passions ;
et, quand nous parlons de colère et de ven-
geance
divines, il est manifeste qu'il en faut
écarter
tout ce qui sent le trouble, l'émotion, la
I. Ephes.,
n, 3.
PARDON DES
PECHES, JUSTIFICATION 25 1
désordre ; mais aussi que de vraies, de saintes,
de terribles réalités se cachent sous ces mots,
qui
reviennent si fréquemment dans l'Ecriture !
C'est que, en effet, Dieu ne serait pas la bonté
absolue s'il ne se montrait l'ennemi implacable
du mal ; il ne serait pas la justice et la sainteté
même, s'il
laissait impuni un acte dont la ma-
lice est à
certains égards infinie'. S'il est grand
dans les œuvres de sa miséricorde, il ne Test
pas moins dans les manifestations de sa justice ;
s'il
récompense magnifiquement tout ce qui est
fait pour
sa gloire, il tire une vengeance écla-
tante des outrages commis contre sa majesté
sainte.
Toujours il agit en Dieu, quand il rému-
nère la vertu comme lorsqu'il châtie le crime.
Quelle
perspective cette simple co:?sidération
ouvre
devant un regard attentif! Aussi le saint
homme Job,
pénétré du sentiment profond de
la justice divine, se déclarait-il « incapable d'en
supporter
le poids, comme s'il avait sur sa tête
les flots
d'une mer en furie : Semper quasi
tumenies
super me fluctus limui Deum, et pondus
ej us ferre
non potui'-. » Et le grand Apôtre disait
de son cuté
que c'est une chose épouvantable
de tomber entre les mains du Dieu vivant : Hor-
renduni est incidere in nianus Dei viventis\
Tomber entre les mains des hommes, d'un
ennemi puissant et cruel, paraît une chose déjà
1. « Peccatum contra Deum commissum quamdam infi-
nitatem habet ex infinitate divinae MajestaUs. » (S. Th.,
CI, q. I,
a. 2, ad 2.)
3. Job-,
XXX.1, 23.
3. tiebr.,
x, 3i.
252 MISSION
INVISIBLE DE L^ESPRIT-SAINT
singulièrement effrayante. Et pourtant, que peut
un faible mortel en comparaison de Celui qui
porte le monde et auquel nul pécheur ne sau-
rait échapper?
Aussi, Notre-Seigneur disait-il à
ses disciples : « Ne craignez pas ceux qui tiient
le corps et
ne peuvent ensuite plus rien contre
vous. Je vous dirai, moi, qui vous devez crain-
dre : c'est Celui qui, après vous avoir ôté la vie
du corps, peut encore envoyer votre âme dans^^
les flammes éternelles. En vérité, je vous le dis :
c'est celui-là qu'il faut craindre ^ »
Mais Dieu n'attend pas l'autre vie pour exercer
ses vengeances contre les transgresseurs de sa
loi sainte et les contempteurs de son adorable
majesté ; dès ici-bas le châtiment du pécheur
commence, et pour être, ordinairement du
moins,
purement intérieur et partant invisible,
il n'en est pour cela ni moins réel, ni moins
terrible.
Ecoutez.
Aussitôt
que l'homme a consommé son ini-
quité et commis une faute grave, Dieu lui retire
son amitié ; au lieu de le considérer et de le
traiter
comme un enfant très aimé, que l'on
entoure de soins et de tendresse, il le regarde
d'un œil
irrité 2 et le traite en ennemi ; car
i.« Ne
terreamini ab his qui occidunt corpus, et post
haec non
habent amplius quid faciant. Ostendam autem
vobis quem timeatis : timete cum qui, postquam occident,
habet
potestatem mittere in gehennam : ita, dico vobis :
Hune timete. » (Luc, xii, 4-5.)
a. « Vullus autem Domini super facientes mala. » (Ps..
XXX.111,
17.)
PARDON DES
PÉCHÉS, JUSTIFICATION 253
« Dieu hait
l'impie et son impiété : Odio sunt
Deo impius et impietas ejus i. »
Comme
première manifestation de cette haine,
il lui ôte
tous les biens surnaturels dont il
l'avait comblé : la grâce sanctifiante d'abord,
cette perle évangélique que Notre -Seigneur
nous a acquise au prix de son sang, et pour la
conservation de laquelle nous devrions être prêts
à tout sacrifier ; puis la sainte charité, qui faisait
de l'homme l'objet des divines complaisances et
donnait à
ses actions tout leur prix. Dieu retire
encore au
pécheur les vertus infuses et les dons
du
Saint-Esprit, qu'il avait répandus dans son
âme comme
autant de germes divins ne deman-
dant qu'à
s'épanouir en fleurs et en fruits de
sanctification et de salut, et ne lui laisse que la
foi et l'espérance comme une dernière planche
de salut, comme un dernier témoignage de mi-
séricorde.
Le voilà, cet infortuné, dépouillé de tout I D'en-
fant de Dieu qu'il était, il est devenu l'esclave de
Satan ; le
vase d'honneur s'est changé en vase
d'ignominie
; l'héritier du ciel n'a plus à attendre
de Celui qui a cessé d'être son père, et qui
demeure son
juge, qu'une efîroyable vengeance
et des supplices éternels.
Avez-vous jamais assisté à la dégradation
d'un
soldat, d'un officier félon? On amène le
coupable
sur la place publique, et là, en pré-
sence de ses camarades, on lui enlève successi-
vement tous
les insignes de son grade : ses déco-
Sap., xiT,
g.
254 MISSION
INVISIBLE DE l' ESPRIT-SAINT
rations
d'abord, s'il en a, car, ayant forfait à
rhonneur, il est indigne de porter le signe de
l'honneur,
puis son épée. Cette épée, dont il
^tait si fier et qui lui avait été confiée pour la
défense de la patrie, est brisée sous ses yeux,
et on en
jette au loin les tronçons déshonorés,
car c'est
l'épée d'un traître. On lui arrache ses
épaulettes,
ses galons, tout ce qui rappelle l'uni-
forme, et
on le livre ainsi dépouillé et couvert
d'ignominie
au peloton d'exécution. Faible
image de la
dégradation spirituelle infligée dès
cette vie
au pécheur.
Extérieurement,
il est vrai, rien ne trahit
l'affreux
changement qui vient de s'opérer dans
son âme; il va et vient, il vaque à ses affaires, et
peut-être qu'en voyant sa santé aussi florissante
qu'auparavant, sa fortune intacte, sa réputation
sauve, il serait tenté de croire dans son aveugle-
ment que, après tout, le péché n'est pas un si
grand mal ; peut-être que, nonobstant l'avertis-
sement de l'Esprit-Saint, il aurait la témérité de
dire : « J'ai péché, et que m'est-il arrivé de
fâcheux ^ ? .)
Ce qu'il lui est arrivé de fâcheux ? Ah ! s'il
pouvait contempler les ravages épouvantables
opérés dans son âme par un seul péché mortel,
bien autre
serait son langage. Cette âme, aupa-
ravant si belle aux yeux de Dieu et de ses anges,
a perdu
soudain tout son éclat "^ et ne présente
1. « Ne
dixeris : Peccavi, et quid mihi accidit triste? »
(Eccli., V,
4.)
2, «
Egressus est a filia Sion omnis dccor ejus. » (Thren.,
1, ^O
PARDON DES
PECHES, JUSTIFICATION 255
plus
maintenant que l'aspect hideux et repous-
sant d'un visage rongé par la lèpre. Cette âme,
naguère encore toute resplendissante des clartés
de la grâce, tout imprégnée du parfum des
vertus ^
s'est couverte tout à coup d'affreuses
ténèbres et
répand autour d'elle l'infection d'un
cadavre ; car elle est morte devant Dieu, morte
et corrompue comme les cadavres des tombeaux ;
morte, non pas sans doute à la vie de la nature
— dans cet
ordre elle est immortelle, — mais à
la vie plus
haute et incomparablement plus pré-
cieuse de la grâce.
En perdant la grâce, le pécheur a tout perdu :
l'amitié de Dieu, le droit à l'héritage éternel,
les mérites précédemment acquis, et jusqu'à la
possibilité d'en acquérir de nouveaux, lant qu'il
n'aura pas recouvré la divine charité. Tout a
péri, tout a sombré dans le naufrage.
Mais ce qui achève surtout de faire du péché
le plus
grand des malheurs, c'est qu'il est en
même temps la perte de Dieu. L'âme en état de
grâce est le temple de l'Esprit-Saint, la demeure
des trois personnes divines, qui se donnent à elle
pour être,
d'une manière initiale, dès cet exil,
l'objet de
sa jouissance et comme un avant-goût
du paradis. Mais à peine le péché mortel est-il
consommé, que ces hôtes divins se retirent, en
redisant
cette parole effrayante dont retentit l'an-
cien temple de Jérusalem aux approches de sa
ruine : « Sortons d'ici, sortons d'ici » ; et l'âme
ainsi abandonnée devient l'asile des démons, le
1. « Ghristi bonus odor sumus Deo. » (II Cor., n, i5.)
256 MISSION INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAIWT
repaire des reptiles et des bêtes venimeuses qui
sont les passions déchaînées.
Comprenez-vous maintenant la grandeur du
bienfait que Dieu daigne accorder à une créature
pécheresse
en lui octroyant le pardon de ses
offenses? Laissée
à elle-même, abandonnée à ses
seules ressources, jamais elle n'aurait pu sortir du
triste état où elle s'était jetée par sa faute ; mais
Dieu, dont,
suivant la belle parole de l'Eglise,
« le propre
est de faire toujours miséricorde et
de
pardonner 1 », lui tend une main secourable
pour la retirer de l'abîme. Bien qu'il soit l'of-
fensé, c'est lui qui prend l'initiative de la récon-
ciliation
et fait les premières avances. Il l'invite
au repentir par de secrètes terreurs, l'éclairé sur
les conséquences de ses crimes, l'attire par les
attraits de sa grâce; il lui présente de saintes
amorces, lui tend de salutaires embûches, frappe
sans se lasser à la porte de son cœur ; et sitôt
que l'âme, cédant aux pressantes sollicitations
de son amour, se jette repentante à ses pieds en
disant
comme le prodigue : « Père, j'ai péché,
je ne suis pas digne d'être appelée votre
enfant », il se penche miséricordieusement vers
elle, s'empresse de la relever, la serre dans ses
bras, lui
rend son Esprit-Saint, qui reprend aus-
sitôt
possession de son sanctuaire, apportant
avec lui,
comme don de joyeux avènement, la
grâce et la
paix. Tout est pardonné, tout est
effacé,
tout est oublié; les anciennes relations
1. « Deus, cui proprieri est miserum semper, et parcere. »
(Ex
Breviar. Ord. Praed.)
PARDON DES
PECHES, JUSTIFICATION 267
sont
reprises, et, dans son bonheur d'avoir
retrouvé la brebis perdue, le Bon Pasteur se
dédommage
des jours mauvais par un redouble-
ment de tendresse.
III
La venue de TEsprit-Saint, ou sa rentrée dans
une âme, n'aurait d'autre résultat que de lui
apporter la rémission de ses péchés et une grâce
de pardon, qui ne voit qu'elle serait déjà un bien
inestimable? Mais là ne se bornent pas les lar-
gesses de l'hôte divin.
Non content d'oublier les offenses de celte
âme et de lui faire remise de la dette contractée
envers la justice divine, il s'empresse de la puri-
fier de ses souillures, de la guérir de ses plaies,
de la revêtir d'une robe d'innocence ; il abat le
mur de séparation que le péché avait dressé
entre elle et Dieu^, il brise ses chaînes, il l'ar-
rache à l'empire des ténèbres poui' la transférer
dans le royaume de la lumière', et, se réconci-
liant
pleinement avec elle, il lui rend, avec les
autres
biens qu'elle avait perdus, son amour et
la grâce
qui justifie. Pardon, justillcation, c'est
une seule
et même chose, ou, si l'on aime
1. «
Iniquitates vestrae diviserunt inter vos et Deum ves-
trum. ))
(Is., Lix, 2.)
2. « Eripuit nos de potestate tenebrarum, et transtulit
in regnum
Filii dilectionis suae. » (Col., i, i3. — Cf. etiam
I Petr., n, 9.)
■AB. •▲IMT-liPKir. — 17
258
MISSIOIS INVISIBLE DE l'eSPHIT-SAJNT
mieux,
c'est le double aspect, le double effet
d'une grâce
unique, d'un dan surnaturel et
permanent versé dans notre âme et connu sous
le nom de grâce sanctifiante, qui efface nos
fautes et
nous rend vraiment justes, saints et
agréables à
Dieu.
L'hérésie
protestante ne l'entend point ainsi.
Pour elle,
la grâce divine n'est qu'une dénomi-
nation
extrinsèque, une simple faveur extérieure
de Dieu, laquelle ne met en nous rien de réel,
rien de positif, aucun élément de sanctification
véritable; elle n'implique ni mutation, ni réno-
vation intérieure, en sorte que la justification du
pécheur consiste exclusivement dans la rémis-
sion des péchés, sorte d'amnistie qui, sans rien
changer
dans la personne et les dispositions mo-
rales du coupable, le dispense de subir la peine
encourue, l'autorise à reprendre sa place dans la
société avec tous ses droits antérieurs et fait dis-
paraître jusqu'au souvenir de son crime.
Au jugement des pseudo-réformateurs, le péché
pardonné n'est pas réellement effacé, mais sim-
plement
couvert ; en saisissant par la foi la jus-
tice de
Jésus-Christ, le pécheur s'en fait comme
un riche
manteau qui dissimule, en les recou-
vrant, les
plaies hideuses de son âme, et les
soustrait
en quelque sorte aux regards divins.
Satisfait
de l'oblation volontaire de son Fils et
du prix de notre rançon , Dieu se résout à ne
point tirer
vengeance des outrages commis
contre son
adorable Majesté; et le coupable,
quoique non
amendé, est déclaré juste et ren-
voyé
absous.
Tout autre
est le concept catholique de la jus-
PARDON DES
PECHES, JUSTIFICATION 269
ifîcation.
Au lieu d'y voir une simple condona-
tion de la
peine et une non-imputation de la
faute,
l'Eglise enseigne que la justification du
pécheur
implique la réelle disparition du péché,
sa
destruction, son anéantissement, ainsi que la
sanctification,
la rénovation de l'homme intérieur
par la susception volontaire de la grâce et des
dons. C'est ce que le Concile de Trente a solen-
nellement défini dans sa sixième session i.
Et, de vrai, l'on ne conçoit pas qu'il en puisse
être autrement. Qu'un juge humain qui ne voit
pas le fond
des consciences et doit s'en rapporter
aux
témoignages extérieurs, renvoie absous un
accusé dont
la culpabilité n'est pas clairement
établie,
c'est une nécessité qui s'impose, s'il ne
veut pas s'exposer à condamner un innocent.
Qu'un souverain, désireux de ramener la paix
dans ses Etats et d'effacer jusqu'aux dernières
traces des discordes civiles, ou obligé de comp-
ter avec des adversaires redoutables et voulant
leur
enlever tout motif d'agitation, consente
par politique à pardonner à des coupables juste-
I. « Justificatio non est sola peccatorum remissio, sed et
sanctificatio, et renovatio interioris hominis per volunta-
riam susceptionem gratiae et donorum. tJnde homo ex in-
juste fit justus, et ex inimico amicus, ut sit havres
secundum
spem vitae œternae. » (Trid., sess. VI, cap. vu.)
« Si quis dixerit, homines justificari vel sola imputatione
justitise Ghristi, vel sola peccatorum remissione, exclusa
gratia et
caritate, quee in cordibus eorum per Spiritum
sanctum dlfîundatur atque illis inhœreat; aut etiam gra-
tiam, qua justiûcamur, esse tantum favorem Dei, anathema
ait. »
(Ibid., can. 11.)
200 MISSION
INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
ment
condamnés et nullement repentants, cela
se comprend encore.
Mais que Dieu, qui, suivant la parole de l'Ecri-
ture, « scrute les reins et les cœurs ^ », et « de-
vant qui tout est à nu et à découvert' » ; que
Dieu, le défenseur par essence de l'ordre et du
droit, puisse laisser le crime impuni, le désordre
invengé, la justice violée; qu'il consente à par-
donner au pécheur non repentant et à fermer les
yeux sur des iniquités toujours vivantes; qu'il
déclare juste et tienne pour tel quelqu'un qui
serait en réalité souillé de crimes, c'est ce que la
raison et le bon sens, non moins que la foi, se
refusent à
admettre ; c'est une hypothèse contre
laquelle
protestent tous les attributs divins : la
souveraineté réclame, la sainteté réclame, la jus-
tice
réclame; il y a une dette à payer, une
offense à réparer, un tort à redresser ; tant que
Dieu sera Dieu, il devra exiger du coupable une
satisfaction qui s'impose, jamais il ne pourra le
renvoyer absous e1 non amendé.
S'il en était autrement, notre justice ressem-
blerait à celle des scribes et des pharisiens, que
Notre-Seigneur condamnait en termes si énergi-
ques, quand il disait : u Malheur à vous, scribes
et pharisiens hypocrites, parce que vous êtes
semblables à des sépulcres blanchis qui exté-
rieurement
semblent beaux, mais au dedans
sont remplis d'immondices ; ainsi de vous, au
1. « Scrutans corda et renés Deus. « (Ps. m, lo.)
2. « Omnia nuda et aperta sunt oculis ejus. » (Hebr., iv,
:3.)
PARDON DES
PECHES, JUSTIFICATION 26 1
dehors vous paraissez justes aux yeux des hom-
mes, mais au dedans vous êtes pleins de fourbe-
rie et d'iniquité^. »
Si donc le pécheur aspire au pardon divin, il
n'a pour y parvenir qu'une seule voie, le repen-
tir ; s'il veut que ses iniquités ne lui soient j^as
imputées,
l'indispensable condition, c'est quelles
soient
vraiment effacées par l'infusion de la
grâce.
Voilà la vraie notion de la justification,
telle que
l'Eglise l'a toujours comprise et ensei-
gnée, telle
qu'elle résulte de l'étude attentive
des Livres saints et des documents de la Tradi-
tion.
IV
Ce n'est
pas, en effet, une fois en passant, ou
en termes vagues et obscurs, que l'Ecriture
énonce ce dogme ; c'est en une multitude de pas
sages et par des expressions aussi claires que
variées. Ainsi elle dit que les péchés sont ôtés',
effacés 3,
lavés ^, purifiés^. Saint Paul, rappelant
1 . « Vae
vobis, scribse et pharisœi hypocritœ, qui sîmiles
estis sepulcris dealbatis, quae a foris parent hominibus
spe-
ciosa, intus vero plena sunt ossibus mortuorum et omni
Bpurcitia : sic et vos a foris quidem paretis hominibus
justi,
intus autem pleni estis hypocrisi et iniquitate. » (Matth.,
xxni, 27-28.)
2. « Ec€e Agnus Dei, ecce qui toUit peccatum mundi. »
(Joan., I,
29.)
3. «
Pœnitemini igitur et convertimini, ut deleantur pec-
cata vestra. » (Act., in, 19.)
4. « EfFundam super vos aquam mundam, et mundabi-
mini ab omnibus inquinamentisvestris. » (Ezech., xxxvi, a5.)
5. « Purgationem peccatorum faciens. » (Hebr., i, 3.)
2 02
MISSION INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
aux
Corinthiens leurs anciennes souillures effa-
cées par le baptême, leur disait : « Vous fûtes
tout cela, mais vous avez été lavés, mais vous
avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés
au nom de Noire-Seigneur Jésus-Christ et par
lEsprit de Dieui. » Et si parfaite est cette puri-
fication, que le pécheur justifié est plus blanc que
la neige'.
Si, au lieu de s'en tenir exclusivement à un
ou deux passages de l'Ecriture qui nous repré-
sentent les
péchés comme couverts et non impu-
tés, nos adversaires avaient considéré l'ensemble
des textes se rapportant à la \orité qui nous
occupe, ils
auraient rencontré une foule de té-
moignages
attestant que les péchés pardonnes
n'existent
réellement plus, qu'ils ont disparu
comme la
neige fondue au soleil 3; ils auraient
entendu le
même psalmiste qu'ils exaltent à
l'envi
quand il dit : « Heureux ceux dont les
iniquités
sont remises et les péchés couverts ;
heureux l'homme à qui Dieu n'a point imputé
de péché ^ », traduire sa pensée sous une autre
1. « Et haec quidem fuîstis : sed abluti estis, sed sanc-
lificati estis, sed justificati estis, in nomine Domini
nostri
Jesu Christi, et in Spiritn Dei nostri. » (I Cor., vi, ii.)
2. « Lavabis me, et super nivem dealbabor. » (Ps. l, 9.)
— « Si fuerint peccata vestra utcoccinum, quasi nix dealba-
buntur. »
<Is., i, 18.)
3. « Sicut
in sereno glacies, sohentur peccata tua. »
(Eccli., m, 17.)
4. « Beati quorum remissae sunt iniquitates, et quorum
tecta sunt peccata. Beatus vir cui non imputavit Dominus
peccatum. » (Ps. xxxi, i-a.)
PAÎIDON DES PÉCHÉS, JUSTIFICATION 263
forme non moins expressive et affirmer que
« aillant
l'orient est distant de l'occident, autant
Dieu éloigne de nous nos iniquités i » ; ils
auraient appris d'un autre prophète que Dieu
jette nos péchés au fond de la mer^, l'Esprit-
Saint voulant par cette figure de langage signi-
ficative nous bien faire entendre que les péchés
pardonnes
sont chose disparue et dont il n'est
plus
question ; enfin, ils auraient pu lire dans
Isaïe ces paroles que le Seigneur adressait à son
peuple : « C'est moi, moi-même, qui efface vos
péchés à cause de moi'. »
Or, comme
l'observe Bossuet, ne serait-ce pas
faire injure à Dieu de penser que ce qu'il a éloi-
gné de nous y demeure encore? que ce qu'il a
effacé,
détruit, anéanti, subsiste toujours? que
les
souillures qu'il a lavées et purifiées n'ont
point
disparu? Dans le sens ordinaire du mot,
laver ne
veut pas dire couvrir, mais rendre pur;
sa
signification sera-t-elle amoindrie, si c'est
Dieu même
qui nous lave, non avec le sang des
taureaux et
des boucs, mais avec le sang de son
propre
Fils? Si jadis le sang des animaux pou-
vait conférer la pureté légale, le sang précieux
de Jésus-Christ sera-t-il moins efficace pour puri-
1. « Quantum distat ortus ab occidente, longe fecit a
nobis iniquitates nostras. » (Ps. en, 12.)
2. « Deponet iniquitates nostras, etprojiciet in profundum
maris omnia peccata nostra. » (Mich., viï. 19.)
3. « Ego sum, ego sum ipse, qui deleo iniquitates tuas
piopter me,
et peccatoruni tuorum non recordabor. » (Is.,
xxiii, 25.)
264 MISSION
INVISIBLE DE l' ESPRIT-SAINT
fier nos consciences des œuvres de morti? Con-
cluons donc que, pour Dieu, justifier quelqu'un,
ce n'est
pas seulement le déclarer juste et le
tenir pour
tel, c'est faire qu'il le soit effective-
ment ;
pardonner les péchés, ce n'est pas seule-
ment
exempter de la peine, c'est effacer la
faute ; les
couvrir, c'est faire qu'ils ne soient
plus.
11 y a, en
effet, suivant la judicieuse remarque
de saint
Augustin, deux manières de couvrir une
plaie :
lune pour la guérir, l'autre pour la ca-
cher. Le médecin couvre la blessure afin de la
soustraire au contact de l'air et aux inlluences
pernicieuses, le malade la couvre par fausse
honte ou par crainte d'une opération doulou-
reuse ; le premier la couvre d'une substance
bienfaisante qui la fait disparaître ; l'autre la
couvre et l'entretient. (( Que ce soit Dieu, dit le
saint
Docteur, qui couvre vos plaies, et non pas
vous ; car, si vous les couvrez parce que vous
en rougissez, le médecin ne les guérira pas. Que
le médecin les couvre et les guérisse ; car il les
couvre d'une substance salutaire. Quand le mé-
decin a lui-même couvert une plaie, elle se gué-
rit : quand c'est le malade qui la couvre, elle est
seulement dissimulée*. »
I. « Si sanguis hircorum et taurorum, et cinis vitulae as-
persus
inquinatos sanctificat ad emundationern carnis :
quanto magis sanguis Ghristi... emundabit conscientiam
nostram ab operibus mortuis, ad serviendum Deo viventi? »
(Hebr., ix, i4.)
a. « Deus tegat vulnera ; noli tu. Nam si légère volueris
crubescens, medicus non curabit. Medicus tegat, et curet ;
PARDON DES
PECHES, JUSTIFICATION 205
A l'appui de la doctrine que nous venons
d'exposer
touchant la justification, saint Tho-
mas apporte
une raison théologique aussi belle
que profonde. Il fait observer d'abord que, en
justifiant
le pécheur. Dieu lui rend ses bonnes
grâces et
son amitié ; ce qui suppose la collation
d'un don
fait à la créature et la rendant digne
d'être aimée. Gomme preuve de cette assertion,
il suffît de rappeler la différence capitale qui
existe entre l'amour de Dieu et celui de la créa-
ture, entre la grâce de Dieu et la faveur de
l'homme.
Notre amour à nous suppose le bien,
il est ordinairement provoqué par les bonnes
qualités et les perfections que l'on a remarquées
dans l'objet aimé; plus tard, il pourra se tra-
duire par des bienfaits, mais dans le principe, il
est causé par le bien préexistant. « L'amour de
Dieu, au contraire, crée et verse dans les choses
le bien qui les lui rend aimables : Amor Dei
est
infundens et creans bonitatem in rehas^. » Et
suivant la
nature du bien conféré, on distingue
en Dieu un
double amour : l'un commun et
général s'étendant à tout ce qui existe et ayant
pour effet
l'être naturel des choses ; l'autre spé-
cial et d'un ordre plus sublime, par lequel Dieu
élève la créature raisonnable au-dessus de sa con-
dition
naturelle et l'appelle à la participation de
sa propre félicité.
emplastro enim tegit. Sub tegmine medici sanatur vulnus,
sub tegmine
vulnerati celatur vulnus. » (S. Aisg., Enarr. a'
in Ps.
XXXI, n. la
1. S. Th.,
I, q. XX,
2 06
MISSION INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
C'est ce
dernier genre de dilection qui est en
cause quand on affirme simplement de quel-
qu'un qu'il est aimé de Dieu, parce qu'alors
Dieu lui veut le bien souverain et éternel qui est
lui-mèrne.
Lors donc qu'on dit d'un homme
qu'il a la grâce et l'amitié de Dieu, le mot grâce
n'indique point ici un simple sentiment de bien-
veillance, une faveur extrinsèque provoquée par
le bien qui se trouve en lui, mais il désigne un
don
surnaturel, provenant de Dieu, et transfor-
mant d'une
façon mervcii' t'use celui qui le reçoit
et qui
devient par là l'objet des divines complai-
sances 1.
I. «
Quantum ad primum fsumendo scilîcet gratiam pro
dilectîone) est differentia attendenda circa gratiam Dei et
gratiam hominis : quîa enim bonum creaturae provenit ex
voluntate divina, ideo ex dilectione Dei, que vult creaturae
bonum,
profluit aliquod bonura in creatura. Voluntas
autem hominis movetur ex bono praeexistente in rébus ; et
inde est quod dilectio hominis non causât totaliter rei
bonitatem, sed prœsupponit ipsam vel in parte vel in toto.
Patet igitur quod quamlibet Dei dilectionem sequitur ali-
quod bonum in creatura causatum quandoque, non tamen
dilectioni œternae coaeternum. Et secundum hujusmodi
boni ditTerentiam differens consideratur dilectio Dei ad
crea-
turam : una quidem communis, secundum quam diligit
omnia qnse sunt, ut dicitur Sap., xi, 25, secundum qnam
•esse naturale rébus creatis largitur ; alia autem dilectio
eî^t
specialis, secundum quam trahit créât uram rationalem
supra conditionem naturae ad participa tionem divini boni;
et secundum banc dilectionem dicitur aliquem diligere sim-
pliciter, quia secundum banc dilectionem vult Deussimpli-
citer creaturae bonum aeternum, quod est ipse. Sic igitur
per hoc quod dicitur homo gratiam Dei habere, significatur
-quiddam supernaturale in homine a Deo proveniens. »
<S. Th., I' IP*, q. ex, a. i.)
PARDON DES PECHES, JUSTIFICATIOlf 267
C'est quelque chose d'ineffable que le change-
ment opéré dans l'âme par la grâce. Le péché
lui avait
donné la mort, la grâce lui rend la vie.
Le péché
avait fait d'elle une criminelle, une
esclave de Satan, un sarment destiné au feu ; la
grâce lui confère, avec la justice et la sainteté,
le titre d'enfant de Dieu et le droit à l'héritage
éternel. Le
péché l'avait enlaidie, souillée, enté-
nébrée ;
avec la grâce elle est belle, elle est pure,
elle est
lumineuse. Oh ! s'il nous était donné
de pouvoir contempler une âme en état de
grâce ! C'est un spectacle à ravir les anges, à
réjouir le cœur même de Dieu, qui est la joie per
sonnifiée.
CHAPITRE II
Notre
justification par la grâce est
une
véritable déification, — Gomment
la grâce
sanctifiante est une partici-
pation
physique et formelle de la
nature
divine.
1
Un autre
effet de la mission invisible de l'Es-
prit-Saint
et de sa présence en nous, c'est notre
déification par la grâce. « Vous serez comme des
dieux :
Eriiis sicut dit », avait dit l'antique ser-(
pent, le tentateur infernal, à nos premiers pa-
rents pour les amener à cueillir le fruit défendu.
« Du jour où vous mangerez de ce fruit, vos
yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux,'
sachant le
bien et le maP. » Et, cédant à un
orgueil insensé, ils portèrent à leurs lèvres le
fruit
fatal, et leurs yeux s'ouvrirent effective-
ment, mais ce fut pour contempler avec épou-
vante l'abîme où leur désobéissance venait de les
précipiter. Au lieu de la science universelle et
de la divinisation promises, ils perdirent pour
I. Gen., m, 5.
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 2t)t)
eux-mêmes et pour toute leur postérité la jus-
tice
originelle dans laquelle ils avaient été c^éé^.
ainsi que les magnifiques prérogatives qui en
étaient la
suite.
Depuis
cette terrible déchéance, l'homme naît
pécheur ;
avant même d'avoir pu commettre une
faute personnelle, il est, par le fait de sa descen-
danc3 d'Adam, un ennemi de Dieu et un enfant
de colère, en sorte que qui nous engendre nous
ilonre la
mort ; car il ne nous transmet qu'une
nature découronnée, amoindrie, privée de la
grâce sanctifiante, qui est la vie de notre âme.
Ajoutez à cela les autres conséquences du péché
dorigine, l'ignorance, la concupiscence, la dou-
leur et la nécessité de mourir, et vous aurez une
idée du triste héritage que nous trouvons à notre
mtrée dans ce monde.
Mais, ô merveille de la bonté divine ! cette
léification,
dont la promesse n'était . qu'un
eurre sur les lèvres de Satan, nous est de nou-
veau proposée, et cette fois par Dieu lui-même,
ion
seulement comme une chose à laquelle nous
mouvons
légitimement prétendre, mais encore
<omme un
but que nous devons atteindre. C'est
îour nous
rendre possible cette suprême exalta-
ion, c'est
pour nous mériter cet insigne bienfait
[ue le Fils de Dieu a daigné s'abaisser jusqu'à
lous et se revêtir de notre humanité, u II s'est
ait homme,
dit saint Athanase, pour faire de
lous des
dieux 1. » « Il est descendu, ajoute saint
1. « Ut Dominus induto corpore factus est homo, ita et
los homines ex Verbo Dei deificamur. » (S. Ath., serm. it,
:ontra
Arianos.)
270 NOTRE
JUSTIFICATION PAR LA GRACE
Augustin,
pour nous faire monter ; et, tout e»
conservant
sa nature, il a voulu prendre la
nôtre, afin
que, tout en restant nous-mêmes dans
notre
propre nature, nous puissions participer à
la sienne :
avec cette différence toutefois, que la
participation
à notre nature ne l'a point fait dé-
choir, tandis
que la communication de la sienne
nous élève singulièrement 1. »
Que si, ébloui par tant de grandeur, quelqu'un
ne peut se faire à la pensée qu'une simple créa
ture puisse être appelée de Dieu à de si hautes
destinées,
nous lui dirons avec saint Jean Ghry-
sostome : « Vous hésitez à croire que de ieh
honneurs puissent êb-e votre partage? Apprenei
de l'abaissement du Verbe incarné à admettre ce
que l'on vous enseigne de votre sublime dignité.
Car enfin,
autant que la raison humaine peut
être arbitre
de ces choses, il y a beaucoup plus
de difficulté à ce qu'un Dieu devienne homme»
qu'à ce que l'homme soit constitué fils de Dieu.
Lors donc que vous entendez dire que le Fil-s de
Dieu s'est fait fils de David et d'Abraham, ne
doutez plus que vous.» le fUs d'Adam, vous i>e^,
deviez être ûls de Dieu. Car ce n'est pas enj
vain et
sans résiultat que le Verbe est descendu
si bas, mais c'a été pour nous élever à sa hau-
I. « Descendit ergo ille (Filins Dei) ut nos ascenderemus !
et manens in natura sua factus est particeps natur;e nos-
trae, ut nos manentes in natura nostra efficeremur partici-
pes naturae ipsius. Non tamen sic : nam illum naturœ nos-
trse ptarticipatio non fecit deteriorem ; nos aulera facit
na-
turae illius participatio meliorca. » (S. Aug., Epi&t.
cxl. ad
Nenhum comentário:
Postar um comentário