R. P. BARTHELEMY FROGET
MAITRE EN THEOLOGIE
DE l'ordre des frères PRÊCHEURS
DE L'HABITATION
DU
SAINT-ESPRIT
DANS LES AMES JUSTES
D'APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT-TBOMAS D'AQUIN
Douzième édition
PARIS (vr)
P. LETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
10. RUE CASSETTE. tO
DE L'H.A.BITATION
DU SAINT-ESPRIT
DANS LES AMES JUSTES
APPROBATION DE L'ORDRE
Nous, soussignés, avons examiné par commission du
T. R. Père P^o^incial le livre publié une première fois sous
ce titre : De l'Habitation du Saint-Esprit dans les âmes
justes,
par le T. R. Père Maître, Frère Barthélémy Froget, de
l'Ordre
des Frères Prêcheurs. Cet ouvrage, très recommandable
par la sohdité de la doctrine et par sa conformité avec les
enseignements de saint Thomas, a mérité l'attention des
théologiens. S'il intéresse le progrès de la science sacrée,
il
peut aussi contribuer à l'accroissement de la piété dans les
âmes. Il nous a paru digne d'être réédité, et nous déclarons
en approuver l'impression avec les additions et modifica-
tions que l'auteur a jugé à propos d'y introduire.
Lyon, en la Fête de saint Raymond de Pennafort, le a3
janvier 1900.
Fr. Marie-Joseph BELOiN, des Fr. Pr..
Maître en S. Théologie.
Fr. Denis Mézard,
des Frères Prêcheun.
Imprimatur.
Fr. Jos. Ambrosius LABORÉ, Ord. Praed.
Prior Provincialis Prov. Lugd.
Imprimxitar,
Parisiis, die i!\ Februarii 1900.
E. THOMAS.
Y. G.
L'aateur et l'éditear réservent tous droits de traduction et
de
reproduction.
Cet ouvrage a élé déposé, conformément aux lois, en décembre
1900.
R. P. Barthélémy frogst
MAITRE EN THÉOLOGIE
DB l'ordre des frères PRÊCHEURS
DE L'HABITATION
DU
SAINT-ESPRIT
DANS LES AMES JUSTES
D'APRÈS LA DOCTRINE DE SAINT THOMAS D'AQUIN
PARIS
P. LETHIELLEUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
TO, RUE CASSKTTE, 10
THE 1NSTITUTE OF WEDI^
TORONTO e.
OOT 3 1 m\
(oa.3
A notre cher fils, Barthélémy Frogei, de VOrdre de Saint-
Dominique, à Poitiers.
LÉON XIII, PAPE.
Cher Fils,
Salut et bénédiction Apostolique,
La piété des catholiques se plaît à Nous offrir fréquemment
les fruits de leur talent et de leur science. De ces
travaux,
ceux-là Nous sont assurément les plus agréables, qui servent
à mettre en lumière Nos propres enseignements. Aussi le
livre dont vous Nous avez récemment fait hommage, mérite-
t-il une faveur particulière.
Vous y exposez, d'après les doctrines du Docteur Angélique,
en un traité aussi riche que lumineux, l'admirable
habitation
de l'Esprit-Saint dans les âmes justes. Ce point de la foi
catholique si capital et si consolant, Nous l'avons Nous-mème
constamment recommandé dans Notre Encyclique, Dimnum
illud munus, au zèle de ceux qui, suivant le devoir de leur
charge, s'adonnent au soin et au salut éternel des âmes. II
importe souverainement, en effet, de dissiper dans le peuple
chrétien l'ignorance de ces hautes vérités, et il faut, par
conséquent, s'efforcer d'obtenir que tous s'appliquent à
connaître, à aimer et à implorer le don du Dieu Très-Haut,
de qui découlent tant de précieux bienfaits. Votre livre a
déjà
grandement contribué à atteindre ce but, Nous vous en féli-
citons, et Nous Nous plaisons à espérer que ce bien se
conti-
nuera toujours davantage, ce que Nous désirons vivement.
En louant votre parfaite soumission à Notre Autorité, et vos
sentiments de fils très dévoué envers Notre Personne, Nous
vous accordons, de toute l'affection de Notre Cœur, la béné-
diction apostolique, en signe de Notre paternelle bienveil-
lance et comme gage de grâces divines.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 20 février de l'année
1001 et de Notre Pontificat le vingt-quatrième.
Léon XIII, Pape.
LETTRE
DE
S. Em. Mgr COULLIÉ, Archevêque de Lyon
ARCHEVÊCHÉ DB
LYON Lyon, le i6 juillet 1899.
Mon Révérend Père,
Je vous félicite d'avoir abordé dans votre livre l'un des
points les plus intéressants et les plus consolants de la
doc-
trine chrétienne : l'Habitation du Saint-Esprit dans les
âmes
justes.
Il y a dans l'Evangile et dans les Epîtres des passages que
nous lisons souvent sans en pénétrer les enseignements pro-
fonds ; et cependant ces paroles inspirées nous révèlent la
vraie grandeur de l'âme chrétienne en état de grâce et les
admirables relations qui s'étabhssent entre elle et les Per-
sonnes de la sainte Trinité.
Aujourd'hui on étudie avec un soin minutieux la psycho-
logie naturelle, mais on néghge ce que l'on peut appeler la
psychologie surnaturelle, c'est-à-dire les énergies, les
actions
et les beautés de l'âme que le Saint-Esprit sanctifie par
son
habitation et ses mystérieuses opérations. L'apôtre saint
Paul a tracé les grands traits de cette science admirable ;
les saints Pères, particulièrement saint Augustin, l'ont
déve-
loppée par leurs savants commentaires.
Ce sont ces vérités que vous exposez avec l'exactitude que
vous donne la connaissance approfondie de la théologie de
saint Thomas d'Aquin, et avec une clarté si remarquable
que votre ouvrage sera apprécié non seulement par les
ecclésiastiques, mais aussi par les fidèles avides de mieux
connaître notre sainte religion.
Aussi je suis heureux de le recommander, et, en vouç
exprimant mes sentiments respectueux et dévoués, je prie
Notre- Seigneur de bénir vos travaux et votre ministère
apostolique.
t Pierre, Gard. COULLIÉ,
Archevêque de Lyon et de Vianne.
TABLE DES CHAPITRES
Approbation de l'Ordre et Imprimatur de l'Ordi-
naire. . VI
Lettre DE S. Ém. M^' Codlué, At^chevêque de Lyon. ix
Avant-tPropos de la deuxième édition Xlll
Introduction i
PREMIÈRE PARTIE
DE LA PRÉSENCE COMMUNE ET ORDINAIRE DE DXBU
EN TOUTE CRÉATURE.
Chapitre I. — De la présence de Dieu en toutes choses
en qualité d'agent ou de cause efficiente .... 7
Chapitre II. — Combien cette présence est intime,
profonde, universelle. — Ses différents degrés . . 3o
DEUXIÈME PARTIE
DE LA PRÉSENCE SPÉCIALE DE DÏEU
OU DE
l'habitation du SAlNT^ESPRrr DANS LES AMES JUSTES.
Chapitre I. — Le fait de la présence si)éciale de Dieu
dans les justes. — Mission, donation, habitation
du Saint-Esprit 53
Chapitre U. — Nature de cette présence 79
Chapitre III. — Mode de cette présence. — Ce n'est
plus seulement en qualité d'agent que Dieu est
dans l'âme juste, c'est à titre d'hôte et d'ami,
comme objet de connaissance et d'amour. . . . io4
Chapitre ÎV. — Exphcation du mode de présence
dont Dieu honore les justes de la terre et les
saints du ciel. — § I. Comment Dieu est présent
par sa substance à l'intelligence et à la volonté des
Bienheureux en tant que vérité première et bien
souverain
Chapitre V. — Explication du mode particulier de
présence dont Dieu honore les justes de la terre et
les saintfi du ciel (suite). — § II. Comment la grâce
produit dans les justes de la terre une présence de
Dieu analogue à celle dont jouissent les Satnts du
ciel ,55
137
Xn TABLE DES CHAPITRES
TROISIÈME PARTIE
l'iNHABITATION divine par la GRACE N EST PAS LA
PROPRIÉTÉ PERSONNELLE DU SAINT-ESPRIT, MAIS LE
PATRIMOINE COMMUN DE TOUTE LA SAINTE TRIMTÊ.
— ELLE EST l'apanage DE TOUS LES JUSTLs, TANT
DE l'ancien que DU NOUVEAU TESTAMENT.
Chapitre I. — Quoique attribuée ordinairement à
l'Esprit-Saint, l'inhabitation divine par la grâce ne
lui est pas exclusivement propre, mais commune
aux trois personnes igS
Chapitre IL — L'habitation de Dieu dans les âmes
n'est pas l'apanage exclusif des saints de la nouvelle
alliance, mais la dot commune des justes de tous
les temps 221
QUATRIÈME PARTIE
BUT ET EFFETS DE LA MISSION INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
ET DE SON HABITATION DANS LES AMES.
Chapitre L — But de la mission invisible de l'Esprit-
Saint et de sa venue dans les âmes : la sanctifi-
cation de la créature. — Pardon des péchés, justi-
fication 2^5
Chapitre IL — Notre justification par la grâce est une
véritable déification. — Comment la grâce sancti-
fiante est une participation physique et formelle
de la nature diAine . 268
Chapitre III. — Notre filiation divine adoptive —
Analogies et dissemblances entre l'adoption divine
et les adoptions humaines. — Incomparable gran-
deur et dignité du chrétien 3oo
Ghapilre IV. — Droit à l'héritage céleste, conséquence
de notre adoption. — Quel est cet héritage ?.. 822
Chapitre V. — Effets de l'Habitation du Saint-Esprit :
les vertus infuses théologales et morales .... 354
Chapitre VI. — Effets de l'habitation du Saint-
Esprit (suite). — Les dons du Saint-Esprit . . . 878
Chapitre VIL — Derniers effets de l'habitation du
Saint-Esprit : les fruits du Saint-Esprit et les
béatitudes ^25
APPENDICE
Exposition et réfutation de l'opinion de Petau, rela-
tive à l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes
justes 447
Table analytique 477
AVANT-PROPOS
DE LA TROISIÈME ÉDITION
Dans l'admirable Encyclique Divinum illud munas qu'il
adressait au monde catholique en date du 9 mai 1897, le
Souverain Pontife Léon XIII exprimait son ardent désir de
voir la foi en l'auguste mystère de la Trinité se raviver
dans
les esprits et la piété envers l'Esprit-Saint s'accroître et
s'embraser dans les cœurs. Pour atteindre ce but, non con-
tent d'entretenir lui-même le peuple fidèle de la présence,
de la vertu merveilleuse, ainsi que de l'action exercée par
ce divin Esprit dans l'Eglise entière et dans chacune des
âmes par l'abondance des dons célestes, le Vicaire de Jésus-
Christ rappelait aux prédicateurs et à ceux qui ont charge
d'âmes le devoir qui leur incombe d'exposer avec soin,
d'une façon claire et suffisamment complète, en écartant
toutefois les controverses ardues et subtiles, tout ce qui
concerne le Saint-Esprit, et notamment les bienfaits sans
nombre que nous en avons reçus et que nous en recevons
sans cesse ; ainsi, ajoutait-il, se dissiperoni l'erreur et
l'igno-
rance de ces grandes choses, qui est vraiment indigne des
fils de lumière.
Paroles aussi pleines de sagesse que d'à-propos. Combien,
en effet, parmi les chrétiens de nos jours, n'ont qu'une
notion vague et imparfaite de l'Esprit-Saint, de ses dons,
des opérations merveilleuses qu'il vient accomplir dans les
âmes, des richesses et des joies spirituelles dont il comble
quiconque se montre docile à ses inspirations I Peut-être
même ne serait-il pas impossible de rencontrer encore à
t notre époque des fidèles qui, interrogés comme ces prosé-
K lytes auxquels l'Apôtre demandait jadis s'ils avaient reçu
le
k
XIV AVANT-PROPOS
Saint-Esprit, répo.idraiènt comme eux : <f Mais nous n'a-
vons même pas ouï dire qu'il y eût un Esprit-Saint. »
(Act., XIX, 2.) Nombreux, en tout cas, sont ceux qui
ignorent
totalement ou ne connaissent que d'une façon absolument
superficielle, et incapable partant de porter des fruits de
salut, cette vérité si belle, si consolante, de la mission
invi-
sible, de la venue, de l'habitation du Saint-Esprit dans les
âmes en état de grâce. Et pourtant quel sujet plus digne
d'attention? IS 'est-ce pas là le don par excellence, le don
principe à la fois et couronnement de tous les atutres? Dieu
venant en nous, se donnant à nous, se constituant notre
hôte plein de douceur, notre ami, notre consolateur, l'agent
de notre sanctification, et en même temps le gage, ou plu-
tôt le commencement de notre félicité: n'y a-t-il'pas là de^
quoi intéresser vivement, disons mieux,. de-. quoi
passionner
des âmes foncièrement, chrétiennes?
Si, après avoir élevé au vrai Dieu un tfempie superbe et
étincelant d'or, Salomon s'écriait avec l'accent d'une foi
vive et d'une profonde admiration : « Est -il croyable que
Dieu habite véritablement sur la terre? Ergone putûndum
est quod vere Deu$ habitée super terrant? Seigneur, mon-
Dieu, si le ciel et les cieux des; cieux ne peuvent vous
con-
tenir, combien moins cette maison que j'ai bâtie ^ ! »
quels'
doivent donc être les sentiments d'une âme en qui réside',
comme dans un temple vivant, la Majesté infinie, le
Gréatèttr
du ciel et de la terre, le Maître du monde ! Or, ce n'est
pas
seulement une pieuse croyance, une assertion plus ou moins
problématique, c'est une vérité hors de conteste que Dieu,
par sa grâce, habite véritablement, substantiellement, dans
l'unité de sa nature et la trinité des personnes, en toute
âme juste, et qu'un lien d'amour unit plus étroitement
cette âme à son Créateur qu'un ami ne peut l'être à son
meilleur ami ; aussi coramence-t-elLe dès ici-bas à jouir dé
lui avec une ineffable suavité. Léon XIII va même jusqu%
i. m Reg., Yiii, 27.
AVANT-PROPOS TVtr
dire que cette « adtnirable uniofi» ap:pQ\ée Jnhabitationt
ne
diffère que par Ifi cpridition ou l'état, de celle q.ui fait
le
bonheur des habitants du ciel.* ».
Etablir par des arguments inéluctables empruntés^ à la-
révélation le fait de cette présence spéciale de Dieu, dans
les
âmes justifiées ; en exposer clairement la nature» le mode,
les merveilleux. effets, celui,no.tamment de notre
déification;
par la grâce et de la filiation adoj^tive qpi en est la
consé-
quence ; donner par là une compréhension plus parfaite de
la grandeur du.chrétien et de ses- hautes destinées ;
inspirer
une estime plus profonde des biens souverainement pré-
cieux qui lui sont départis dès cette vie et un plus vif
désir
de l'héritage incomparable qui lui est réservé dans le ciel
;
tracer enfin un tableau du riche et complexe organisme
surnaturel communiqué par le Saint-Esprit aux âmes, en
qui il réside, pour leur permettre de collaborer, sous sa
direction, au grand œuvre de leur sanctification, tel est le
magnifique programme que nous nous sommes efforcé de
remplir dans le présent ouvrage.
Dieu a daigné bénir notre travail, et le succès a vraiment
dépassé nos espérances.
Cette seconde édition est la reproduction exacte de la
première, sauf quelques légers changements, non de doc-
trine, mais de disposition. Ainsi, nous avons multiplié les
chapitres pour en rendre la lecture plus facile ; renvoyé à
la
fin du volume, par mode d'appendice, certaines discussions
goûtées, il est vrai, des théologiens, mais un peu ardues
pour le grand public ; et supprimé, par amour de la paix,
une polémique devenue moins utile, après que la vérité
avait été dûment rétablie. Nous avons également ajouté
quelques éclaircissements sur les dons du Saint-Esprit pour
bien mettre en lumière la pensée de saint Thomas.
i. t Etec aotem mira conjnnetio, qaae siio Domine
inhabitaiio dicitur, oondi-
lione tajatum sen stalo ab ea discrepat qua cœlitesDeus
beandocomplectitur. »
Ex. Epist. Esctcl. Divinu» iUud munus Leonia PP. XIII, data
die 9 maii
i^7.
XVI AVANT-PROPOS
Daigne rEsprit-Saint bénir ces humbles pages écrites
pour sa gloire et leur faire porter des fruits
d'édification.
Nous serions amplement dédommagé du travail qu'elles
nous ont coûté, si elles pouvaient contribuer à répandre la
connaissance et l'estime des dons divins, faire croître dans
les âmes la dévotion et la confiance envers l'Esprit
sanctifi-
cateur, et réaliser ainsi, au moins dans une certaine
mesure,
les vœux du Père commun des fidèles.
Poitiers, le i5 janvier 1900, en la fête du saint Nom de
Jésus.
I
INTRODUCTION
S'il est une vérité précieuse à connaître et
douce à contempler, une vérité offrant un inté-
rêt plus qu'ordinaire et contenant en quelque
sorte la moelle du christianisme, une vérité fré-
quemment rappelée dans les Livres saints et
néanmoins laissée pour ainsi dire complètement
dans l'ombre par la chaire contemporaine, même
quand l'orateur s'adresse à cette élite d'âmes qui
ne demande qu'à pénétrer plus avant dans le
mystère du royaume de Dieu, c'est assurément
le dogme si pieux, si consolant, si réconfortant
de la présence et de l'habitation de l'Esprit-Saint
dans* les âmes justes. Cette belle doctrine tant
aimée des Pères, si souvent traitée par eux, soit
dans leurs exhortations aux fidèles sous forme
d'homélies, soit dans leurs controverses avec les
hérétiques adversaires de la divinité du Verbe ou
du Saint-Esprit, fut pieusement recueillie par les
théologiens du Moyen Age, notamment par le
plus grand d'entre eux, le prince de la scolas-
tique, l'angélique Docteur saint Thomas d'Aquin,
qui se l'est pour ainsi dire appropriée et l'a
comme marquée de son sceau, en la formulant
avec toute la précision du langage théologique.
On la retrouve plus tard exposée avec amour et
une émotion que l'on sent sous les froideurs de
BAB. fAUIT-S3P«lT. — i
2 INTRODUCTION
la lettre, par les principaux représentants de la
science sacrée, les Gonet, les Jean de Saint-Tho-
mas, les Suarez, les théologiens de Salamanque;
elle forme, dans leurs œuvres, comme une oasis
pleine de fraîcheur, qui repose agréablement de
l'aridité et de la sécheresse des discussions théo-
logiques. Petau et Thomassin l'ornèrent des tré-
sors de leur érudition, en reproduisant quelques-
uns des plus beaux passages des saints Père& qui
s'y rapportent. Loin d'avoir vieilli de nos jours,
elle a été au contraire remise en honneur par
quelques célébrités contemporaines ; les EEm. car-
dinaux Franzelin et Mazzella dans leurs savants
traités, Mg'' Gay dans ses conférences si remar-
quables sur La Vie et les Vertus chrétiennes^
d'autres encore l'ont abordée avec un incontes-
table talent et des fortunes diverses.
D'où vient donc qu'elle est encore si peu
connue, et partant si peu appréciée, même par
les hommes du sanctuaire? On sait bien, sans
doute, au moins vaguement, pour l'avoir entendu
dire sans autre explication, ou l'avoir lu dans le
sainl Evangile, que l'Esprit-Saint , ou plutôt la
sainte Trinité tout entière, habite dans les âmes
qui ont le bonheur d'être en état de grâce et de
posséder la charité ; mais en quoi consiste au
juste cette inhabitation? Comment se distingue-
t-elle de l'omniprésence divine ? Qu'apporte-
t-elle de spécial à celui qui en est gratifié? Quels
en sont les résultats et les effets? Voilà ce que
l'on ignore et ce qu'il importerait extrêmement
de connaître; car sans cela, semblable à ces
astres perdus aux confins du monde et n'en-
voyant à nos yeux qu'une lumière faible et indis-
INTRODUCTION D
tincte, la notion que l'on possède de ce point de
la doctrine catholique est trop vague, trop con-
fuse, pour saisir et impressionner fortement les
âmes, en y produisant ces fruits salutaires de
joie et de consolation qu'elle est appelée à
porter.
Serait-ce donc une question inabordable pour
les intelligences ordinaires ? Est-ce un livre
scellé, dont quelques rares privilégiés possèdent
'le secret de briser les sceaux et de déchiffrer les
caractères? Mais non; nous espérons bien, avec
la grâce de Dieu, mettre cette doctrine à la por-
tée de tous nos lecteurs. Dira-t-on qu'il s'agit
d'une théorie fort belle, il est vrai, mais sans
influence pratique dans la conduite de la vie?
Il n'en est rien ; cette étude, spéculative en ap-
parence , est féconde en enseignements prati-
ques, et elle offre à ceux qui ne craignent pas
de l'entreprendre, non seulement des joies vives
et pures, mais encore de puissants motifs de
sanctification.
Notre dessein, en écrivant ces pages, est de
mettre à la portée des âmes de bonne volonté et
des esprits même peu accoutumés aux spécula-
tions théologiques, mais avides de vérité et
jaloux de quitter le terre-à-terre des discussions
quotidiennes, une doctrine contenant notre plus
haut titre de gloire et de noblesse. Nous nous
efforcerons d'apporter, dans cette étude, toute la
clarté que comportent des matières si relevées,
en prenant pour guide le maître incomparable
dont l'illustre Pontife Léon XIII ne cesse de
recommander les enseignements, et dont nous
sommes fier de nous dire l'humble disciple,
lîNTRODUGTION
saint Thomas d'Aquin, qui a projeté sur cette
question, comme sur tant d'autres, les lumières
de son génie. Ce n'est pas qu'il l'ait traitée avec
cette abondance de détails et cette ampleur de
développements que l'on souhaiterait ; il s'est
plutôt contenté de poser les principes et de con-
denser sa pensée dans une de ces formules brèves,
mais riches de substance, que l'on rencontre à
chaque page de sa Somme théologique. De ce style
ferme, limpide, élevé, qui le caractérise, il a
exprimé en peu de mots tout ce qu'il fallait dire
pour être compris par les esprits initiés à la ter-
minologie scolastique, laissant à d'autres qui en
auraient le loisir, le goût et la facilité, le soin
d'émietter sa doctrine et de la mettre, au moyen
de développements appropriés, à la portée de
toutes les intelligences. C'est le but que nous nous
sommes proposé.
Notre tâche consistera donc à mettre en relief
la pensée du saint Docteur, et à traduire, dans
un langage intelligible pour tous, ces formules
savantes si claires pour les initiés, mais n'offrant
au commun des lecteurs qu'une énigme souvent
indéchiffrable. Nous emprunterons également à
la sainte Ecriture et aux Pères de l'Eglise un cer-
tain nombre de témoignages, qui auront le
double avantage d'éclairer notre enseignement
en le corroborant, et de montrer sur quels fonde-
ments solides il repose.
PREMIÈRE PARTIE
DE LA PRÉSENCE COMMUNE ET ORDINAIRE
DE DIEU EN TOUTE CRÉATURE
De rHabîtation du Saint-Esprit
DANS LES AJIES JUSTES
CHAPITRE PREAJIER
De la présence de Dieu en toutes
choses
EN QUALITÉ d'aGENT OU DE CAUSE EFFICIENTE
Avant d'aborder le problème intéressant mais
ardu de l'habitation du Saint-Esprit dans les
âmes justes, et de l'union mystérieuse qui en est
la suite ; avant d'établir le fait d'une présence à
la fois substantielle et spéciale des personnes
divines dans les âmes sanctifiées par la grâce et
transformées par elle en un temple vivant, où
demeure et se complaît l'auguste et adorable Tri-
nité, il nous semble utile, nécessaire même,
dans une certaine mesure, d'exposer au préala-
8 DE LA PRÉSENCE DE DIEU
ble le mode ordinaire et commun suivant lequel
Dieu est en toutes choses. Comment en effet
s'aventurer raisonnablement à parler d'une pré-
sence de la Divinité spéciale aux justes, si l'on ne
commence par exposer clairement en quoi con-
siste sa présence ordinaire en chacune des créa-
tures ?
Pour être en état d'asseoir un jugement sérieux
sur ces deux modes de présence et de les bien
discerner l'un de l'autre, il importe de connaître
leurs caractères respectifs, de savoir ce qu'ils
ont de commun et ce qui les différencie; et pour
cela il les faut analyser, comparer, déterminer
leur nature. En procédant différemment, en dis-
sertant d'une manière plus ou moins savante de
i'inhabitation de Dieu par la grâce, sans avoir,
avant tout, bien établi et convenablement expli-
qué son inexistence dans le monde de la nature,
on s'exposerait à l'inconvénient grave de ne
donner que des notions incomplètes, et de lais-
ser dans Tesprit du lecteur des obscurités regret-
tables. Nous ne nous attarderons cependant pas
à prouver longuement le fait de l'omniprésence
divine, sur lequel tous les catholiques sont d'ac-
cord, nous réservant d'étudier de plus près la
manière de l'entendre afin d'en dégager le vrai
concept de l'immensité divine, et de préparer les
voies à l'intelligence de la présence spéciale de
Dieu dans les justes.
I
Que Dieu soit partout, au ciel, sur la terre,
en toutes choses et en tous lieux ; qu'il soit inti-
EN TOUTES CHOSES 9
mement présent à chacune de ses créatures,
c'est un dogme de foi, en même temps qu'une
vérité rationnelle connue de tous, non seule-
ment du penseur, philosophe ou théologien,
mais encore de l'enfant lui-même dont l'intelli-
gence commence à peine d'éclore ; c'est une
des premières leçons qu'il reçoit sur les genoux
de sa mère, un des premiers enseignements
qui tombent des lèvres d'un éducateur croyant.
Cette doctrine que le plus humble chrétien
possède maintenant dès l'aurore de sa vie morale
et qu'il répète sans en comprendre la portée, ni
en soupçonner la profondeur, l'apôtre saint Paul
l'enseigna jadis devant le plus illustre auditoire
qui fût au monde. En effet, ce n'était point à la
foule ignorante, mais aux représentants en quel-
que sorte officiels de la science humaine, aux
membres de l'Aréopage, qu'il s'adressait, quand,
à propos de l'existence de Dieu au sein des êtres
créés, il disait : « Dieu n'est pas loin de nous,
car nous vivons, nous nous mouvons, nous exis-
tons en lui : Quamvis non longe sil ab unoquoque
nosirum : in ipso enim vivimus, et movemur et
sumus^. »
Le Psalmiste avait enseigné, lui aussi, ou plu-
tôt chanté depuis bien des siècles cette omnipré-
sence divine : « Seigneur, avait-il dit, vous con-
naissez tout, l'avenir le plus lointain comme le
passé le plus reculé ; vous m'avez formé et vous
avez posé votre main sur moi. La science que
vous avez de moi est admirable, et je suis inca-
. Act., XVII, 37-28.
10 DE LA PRÉSENCE DE DIEU
pable de l'atteindre. Où irai-je pour échapper à
votre esprit? Gomment me soustraire à votre
regard? Si je monte au ciel, vous y êtes; si je
descends dans les enfers, je vous y trouve encore.
Si j'ouvre mes ailes, dès le matin, pour fuir aux
extrémités de la mer, c'est votre main qui m'y
conduit, c'est votre droite qui me soutient. J'ai
dit : Peut-être que les ténèbres me cacheront et
que la nuit enveloppera mes plaisirs. Mais les
ténèbres ne sont pas obscures devant vous, et la
nuit a l'éclat du jour pour vous*. »
Et pour bien nous convaincre de l'impossibi-
lité où nous sommes de nous soustraire à son
regard, > Dieu, empruntant l'infirmité de notre
langage afin de se mettre plus complément à
notre portée, nous dit par la bouche du Pro-
phète : w Celui qui se cache espère-t-il se déro-
ber à mes yeux? ne remplis-je pas le ciel et
la terre? Numquid non cœlum et terram ego Im-
pleo^?
Il serait superflu d'apporter d'autres témoi-
gnages pour établir une vérité qui est universel-
lement admise par q[uiconque reconnaît l'exis-
tence d'un Être infini, auteur de toutes choses.
On voudra bien cependant nous permettre de
reproduire ici, à cause 4e son iîi.portance, la
preuve philosophique de l'omniprésence divine,
donnée par saint Thomas.
Dieu, dit-il, est en toutes choses, non pas
comme partie de leur essence ou comme un élé-
I. Ps. cxxxvin, 5-1»,
a. Jer., xxiii, a4.
EN TOUTES CHOSES II
ment accidentel, mais comme l'agent est présent
aîi* sujet sur lequel il opère. Il est, en effet, de
toute nécessité que la cause eflBciente soit unie au
sujet sur lequel elle exerce une action immé-
diate, et qu'elle entre en contact avec lui sinon
par sa substance, au moins par sa vertu active
et ses énergies. Deas est in omnibus rébus... sicut
agens adest ei in quod agit. Oporiei enim omne
agtns œnjungi ei in qaod immédiate agit, et sua
virtute illud contingere^. C'est ainsi que le soleil,
quoique situé à une distance énorme de notre
planète, l'atteint néanmoins par sa vertu; com-
ment, en effet, serait-il en état dé l'éclairer et de
réchauffer si ses rayons ne parvenaient iusqu'à
elle? Or, Dieu opère en toute créature, non seu-
lement par l'intermédiaire des causes secondes,
mais encore d'une manière directe et immédiate,
y produisant par lui-même, et y conservant
pareillement, ce qu'il y a de plus intime et de
plus profond, l'être. Car, de même que l'effet
propre du feu est de brûler, ainsi l'effet propre
de Dieu, qui est l'Être par essence, est de pro-
duire l'être des créatures. Donc Dieu est en
toutes choses, intimement présent en qualité de
cause efficiente. Unde oporiei quod Deus sit in om-
nibus rébus et intime^, — ut causans omnium esse^.
Il n'en est donc pas de Dieu comme d'un
ouvrier vulgaire, un peintre, par exemple, ou
un sculpteur, qui se tient en dehors de soa
I. Summa theoL, I, q. yiii, a. i.
a. Ibid., a. i.
3. Ibid., ad i.
la DE LA PRESENCE DE DIEU
ouvrage et
ne le touche souvent pas d'une ma-
nière immédiate, mais par l'intermédiaire d'un
instrument, et qui, présent à son œuvre au mo-
ment où il
la produit, peut se retirer ensuite
sans en
compromettre l'existence. Dieu est au
plus intime
de ses œuvres, et si, après avoir
donné Fctre
à une créature, il retirait sa main
et cessait
de la soutenir, elle retomberait immé-
diatement
dans le néant d'où elle était sortie.
Si maintenant vous demandez à l'angélique
Docteur
comment Dieu, substance immatérielle,
inétendue
et indivisible, peut se trouver en tous
lieux, au fond de chacun des êtres qui occupent
nos espaces matériels, il vous répondra, en em-
pruntant
aux choses d'ici-bas une comparaison
déjà employée par les Pères, qu'il y est de trois
manières : par puissance, par présence et par
essence. Il est partout par sa puissance, parce que
tout est
soumis à son empire souverain, de
même qu'un roi de la terre, quoique confiné au
fond de son
palais, est réputé présent dans toutes
les parties de ses Etats où se fait sentir son auto-
rité. Il est partout par sa présence, parce qu'il
connaît
tout, qu'il voit tout, et que rien, pour
caché que ce soit, n'échappe à son regard ; de
même que les objets qui sont sous nos yeux,
quoique
légèrement distants de notre personne,
sont dits
être en notre présence. Il est partout
enfin par
son essence, aussi réellement et subs-
tantiellement présent à chacune des choses
créées qu'un monarque est présent par sa subs-
tance au
trône sur lequel il est assis i.
I. Summa
theoL, I, q. viii, a. 3.
EN TOUTES
CHOSES l3
Et la
raison de cette présence subsiantielle,
c'est qu'il n'est aucune créature qui puisse se
passer de
l'action divine la conservant dans
l'existence
et la mouvant à ses opérations ; et
comme en
Dieu la substance et l'action ne sont
pas
réellement distinctes, il en résulte qu'il est
présent par
sa substance partout où il opère,
c'est-à-dire
en toutes choses et en tous lieux.
Deus dicitur esse in omnibus per esseniiam... quia
subslantia sua adest omnibus ut causa essendi*.
Dans son
Commentaire sur le premier livre
des Sentences de Pierre Lombard, saint Thomas
explique ce triple mode de présence d'une ma-
nière un peu différente, qui, sans exclure celle
que nous venons de donner, ni être en opposi-
tion avec
elle, a l'avantage de faire mieux res-
sortir la pensée du saint Docteur relativement à
la présence substantielle de Dieu en qualité de
cause efficiente. Voici ses paroles : « Dieu est dans
les choses créées par sa présence, en tant qu'il
y opère, car il faut que l'ouvrier soit présent de
quelque manière à son œuvre ; et parce que
l'opération divine ne se sépare pas de la vertu
active d'oii elle émane, il faut dire que Dieu est
dans les choses par sa puissance; enfin, comme
la vertu ou la puissance de Dieu est identique
à son essence, il en résulte que Dieu est dans
les choses par son essence'^. » Ces paroles de
saint
Thomas sont significatives, et méritent que
nous nous y
arrêtions.
I. Summa
theoL, I, q. viii, ad i.
a. S.
Thomas, 1. I, Sent., dist. xixvii, q. i, a. a.
l4 DE LA PRÉSENCE DE. DIEU
II
Quand certains théologiens, étrangers à l'école
thomiste, veulent expliquer Tomniprésence di-
vine, ils disent que Dieu est partout par son
essence, parce que la substance divine, étant
infinie, remplit le ciel et la terre. Pour eux, l'im-
mensité est une propriété en vertu de laquelle
l'essence divine est, pour ainsi dire, répandue
à l'infini, dans tous les espaces existants ou pos-
sibles ;
Tomniprésence, c'est la diffusion actuelle
de l'être divin compénétrant, sans se mêler à
eux, tous
les êtres et tous les lieux réels ^
On pourrait
donc, suivant cette opinion, com-
parer
l'immensité divine à une mer sans rivages
et sans
bornes, capable de contenir des multi-
tudes
innombrables d'êtres de toute nature et de
I. f( Non immerito immensitas describi potest ea existendi
divinse essentiae ratio, vi cujus in omnem diinensionem,
quae exstat vel exstare potest, ubique absque sui iermino
non per
partes, sed se tota diffunditur... Actualis autem di-
vinee essentiae difîusio est omniprœsentia proprie dicta. »
(Hurter, S.
J., Theologiœ dogmat. compend., De Deo uno,
tract. V,
th. lxxxiv, n. 6i.) — Ëamdem immensitatis no-
tionem
tradit Suarez. « Dens, inquit, per immensitatem
suam inteliigitur esse ita dispositus et quasi diiTusus
(nostro
more loquendi) ad existendum per essentiam seu substan-
tialem praesentiam in quacamque re, ut nihil ex parte illius
ad illani
desit. » [De atlrib. div., 1. II, c. ii, n. 4. ) — « Ad
immensitatem
non satis est rem esse actu preesentem omni-
bus rébus
creatis, seu spatiis realibus, sed necessarium est
esse actu praesentem omnibus spatiis imaginariis. » {De sa-
^.ram.
Each., d-p. XLvin, sect. iv, n. lo.)
EN TOUTES
CHOSES l6
toute
dimension, let au milieu de laquelle se trou-
verait
plongée, dans le temps, une éponge que
les eaux
pénètrent et débordent de toutes parts :
image de ce monde, que l'immensité de Dieu
pénètre et déborde de tous côtés ; avec cette dif-
rence,
toutefois, que Dieu est tout entier dans le
monde et tout entier dans chacune de ses par-
ties, tandis que chaque portion de l'élément
liquide
occupe un espace distinct.
Saint
Augustin s'était formé, dans sa jeunesse,
une
conception semblable de l'immensité divine.
<( mon
Dieu, ô la vie de mon âme, dit-il dans
ses
Confessions, Je vous croyais grand d'une
grandeur ré,pandue dans des espaces infinis, et
pénétrant la masse entière du monde, de telle
sorte que vous vous étendiez encore de toutes
parts au
delà de cet univers, sans avoir ni bornes
ni limites ; et que la terre, le ciel, toutes choses
créées étaient remplies de vous, se terminaient
en vous, qui n'aviez de terme nulle part. Car de
même que cet air grossier qui environne le
monde que nous habitons ne saurait empêcher
la lumière du soleil de se frayer un passage à
travers sa substance , non en la déchirant ou
en la divisant, mais en la pénétrant doucement
et en la remplissant tout entière de ses clartés ;
ainsi je me figurais que vous pass-iez non seule-
ment à travers les substances de l'air et de l'eau,
mais encore que, pénétrant la terre dans sa
miasse et
jusque dans ses parties les plus petites,
partout
invisible et présent, vous gouverniez, par
cette union
secrète et cette influence tant inté-
rieure qu'extérieure, toutes les choses que vout
avez créées.
l6 DE LA PRÉSENCE DE DIEU
« Telles étaient mes conjectures, parce qu'il
m'était impossible d'imaginer autre chose ; mais
j'étais dans une erreur complète, nam falsum
erat ; car, s'il en était ainsi, une plus grande
partie de la terre contiendrait une partie plus
grande de votre être, une plus petite en contien-
drait une moindre, et toutes choses seraient
remplies de vous, de telle façon que le corps
d'un éléphant contiendrait une plus grande
partie de votre substance que le corps d'un pas-
sereau, parce qu'il est plus grand et occupe un
espace plus étendu; et de même à proportion
dans toutes les parties du monde, les unes en
auraient plus, les autres moins, selon leurs di
verses dimensions. Or, cela n'est pas ainsi :
mais, Seigneur, vous n'aviez point encore éclairé
mes ténèbres 1. w
Revenant plus loin sur le même sujet, le saint
Docteur ajoute : « Mon esprit se représentait l'uni-
vers et tout ce qui est visible dans son étendue :
la terre, la mer, l'air, les astres, les plantes, les
animaux ; en même temps tout ce qui s'y dérobe
à nos regards : le firmament, les anges, toutes
les substances spirituelles, que mon imagination
plaçait en de certains espaces, comme s'ils eus-
sent été des corps. De cette universalité des
êtres que vous avez créés, je me faisais une
grande masse... mais finie et bornée de toutes
parts. Et vous, Seigneur, je vous considérais
comme environnant de toutes parts et pénétrant
cette masse, mais infini vous même en tous
;. s. Aug., Conf., 1. VII, c. i.
EN TOUTES CHOSES I7
sens : comme on pourrait se représenter une
mer infinie dans son étendue, et renfermant en
elle-même une éponge d'une grosseur ♦ prodi-
gieuse, mais qui, finie néanmoins dans ses di-
mensions, serait ainsi toute pénétrée des eaux de
cette mer immense. C'est ainsi que je vous consi-
dérais dans votre essence infinie, remplissant de
toutes parts cette masse finie, assemblage de
toutes vos créatures*. »
Plus tard, devenu évêque d'Hippone, et mieux
instruit de ces choses, Augustin en parlait d'une
tout autre manière : « Quand on dit que Dieu
est partout, il faut éloigner de notre esprit toute
pensée grossière, et nous dégager de l'impression
des sens pour ne pas nous figurer Dieu répandu
partout à la façon d'une grandeur se déployant dans
l'espace, comme est celle de la terre, de l'eau, de
l'air et de la lumière; car toutes les choses de
cette espèce sont moindres dans une de leurs par-
ties que dans le tout. Il faut plutôt concevoir la
grandeur de Dieu comme on se représente une
grande sagesse dans un homme, fût-il de petite
taille 2. ))
Cette sorte de diffusion et d'expansion de
1. S. Aug., Conf., 1. VII, C.V.
2. « Quamquam et in eo ipso quod dicitur Deus ubique
diffusus, carnali resistendum est cogitationi, et mens a
cor-
poris sensibus avocanda, ne quasi spatiosa magnitudine opi-
nemnr Deum per cuncta dijfundi, sicut humus, aut humor,
aul aer, aut lux ista diffunditur (omnis enim hujuscemodi
magnitude minor est in sui parte quam in toto) : sed ita
potius sicutf est magna sapientia, etiam in homine, cujus
corpus est parvum. » (S. Aug., lib. de Prœsentia Dei, seu
Epist. ad Dardanum 187 (alias 67), c. iv, n. 11.)
BAB. SAINT-ESPRIT. — 3
|8 DE LA PRÉSENCE DE DIEU
l'Être divin, si fort improuvée par saint Augus-
tin, et signalée par lui comme une conception
grossière et charnelle qu'il faut écarter, carnali
resistendum est cogitattoni, ne quasi spatiosa ma-
gnitudine opinemur Denm per cuncta diffandi,
ressemble singulièrement à l'idée que nous don-
nent de l'immensité divine ceux qui nous repré-
sentent Dieu présent partout, parce que sa subs-
tance, étant infinie et illimitée, et occupant
actuellement tous les lieux réels ou imaginaires,
se trouve par là même dans une relation de
présence, ou plutôt d'intime pénétration, avec
tout ce qui existe dans l'espace.
Ils ne tombent point, il est vrai, dans l'erreur
du fils de Monique, s'imaginant qu'un espace
plus étendu devait contenir une partie plus
grande de la subs^tance divine; car ils savent et
ils enseignent qu'un pur esprit, étant indivisible
et exempt de parties, n'est pas localisé à la façon
des corps dont une partie est à droite et l'autre
à gauche, mais qu'il peut occuper un espace
déterminé de manière à être tout entier dans le
tout, et tout entier dans chaque partie ; néan-
moins, sur le fond de la question et sur la ma-
nière de concevoir l'ubiquité divine, ils nous
semblent partager les idées de jeunesse qu'Au-
gustin devait réformer plus tard à la suite de
méditations plus approfondies.
Bien plus spirituelle, et partant plus conforme
à la nature de Dieu, nous apparaît la notion de
l'immensité donnée par saint Thomas. Au lieu
d'admettre, avec les tenants de l'opinion que
nous combattons ici, une sorte de diffusion de la
substance divine, à telles enseignes que Dieu
EN TOUTES CHOSES I^
aérait encore substantiellement présent aux créa-
tures semées dans l'espace, lors même que,
par impossible, il n'exercerait sur elles aucune
action', le Docteur angélique enseigne au. con-
traire que la raison formelle de la présence de
Dieu dans les choses créées n'est autre que son
opération, de même que le fondement de l'im-
mensité, c'est la toute-puissance.
Par elle-même, la substance divine n'est déter-
minée à occuper aucun lieu, ni grand, ni petit;
elle ne demande, pour s'y déployer, aucun
espace ; elle n'emporte aucune relation de
proximité ou d'éloignement avec les êtres exis-
tants dans l'espace ; si de fait elle entre en rap-
port et en contact avec eux, c'est par sa vertu
et son opération ; si elle est intimement présente
à tout ce qui existe, c'est parce qu'elle produit.
et maintient l'être de toutes choses. Non deier-
minaiur (Deus) ad locum, vel magnum vel parvum,
EX NEGESSiTATE su^ ESSENTLE, qua^i oporteat eum
esse in aUquo hco, quum ipse faerit ab eeterno
ante omnem locum ; sed immensitate su^e virtutis
ATTINGIT OMNIA q\3M SUNT IN LOGO, QUUM SIX UNI-
VERSALis CAUSA EssENDi. Stc igltup îpse totus est
ubkamque est, quia per simplicem suam virtuiem
universa atttngit^.
Si donc Dieu peut être en tous lieux, ou, en
1. « Si per impossibile r>cîs aliqua inciperet esse sine
ac-
tione Dei, nihilominus non posset esse diatans ab illo, ob
immensitatem qus, sed necessario simul essent, et quasi
penetrativè secnndiira substantiam et entitatem suam. »
(Suarer, Metaph., disput. ixx, sect. vm, n. 52.)
2. S. Thom., 1, III, Contra Gent., c. lxviii.
20 DE LA PRÉSENCE DE DIEU
d'autres termes, s'il est immense, c'est, au juge-
ment de l'Ange de l'Ecole, parce que, possédant
une puissance infinie, il est capable d'opérer, et
partant de se rendre présent, dans un espace
sans bornes ni limites, même dans un espace
infini, si une telle étendue était possible. Si sit
aliqaa res incorporea habens viriutem infinitam,
oportet quod sit ubiqiie^. — Et hoc proprie conve-
nit Deo; quia quotcumque loca ponantur, etiamsi
ponerentur infinita..., oporteret in omnibus esse
Deam, quia nihil potest esse nisi per ipsum*. S'il
est de fait en tous lieux et dans toute créature,
c'est qu'il n'existe aucun espace réel, aucun être
créé, sur lesquels il n'exerce une action directe
et immédiate, et avec lesquels il ne soit en con-
tact par sa vertu, et conséquemment par sa subs-
tance. Dei proprium est ubique esse; quia cum
sit universale agens, ejus virtas attingit omnia entia,
unde est in omnibus rébus \
III
Cette omniprésence de Dieu, fréquemment
appelée par les théologiens présence d'immen-
sité, a été désignée par saint Thomas sous un
autre vocable ; il l'a appelée présence par mode
-de cause efficiente, per modum causse ageniis^ :
I. S. Thom., 1. III, Contra Gent., c. lxviii, n. a.
3. S. Thom., I, q. viii, a. 4.
3. Summa TfieoL, I, q. cm, a. i.
A. Summa TheoL, I, q. viii, a. 3.
EN TOUTES CHOSES 21
-expression caractéristique et profonde, qui a le
double avantage d'écarter toute idée de diffusion
et d'expansion de la nature divine, et d'indiquer
en même temps que l'opération divine est le vrai
fondement des rapports existant entre Dieu et la
créature. Au reste, en se servant de cette locu-
tion, saint Thomas n'a point innové ni exprimé
une opinion purement personnelle, mais il s'est
montré ici, comme toujours, le fidèle écho de la
Tradition.
En effet, après être revenu de son erreur rela-
tive à l'immensité divine, saint Augustin expli-
quait à l'illustre correspondant auquel il adres-
sait son livre Sur la présence de Dieu, que Dieu
est partout, non pas à la façon d'un corps qui
s'étend dans l'espace, mais comme substance
créatrice, gouvernant sans peine et conservant
sans fatigue ce monde qu'il a créé^. 11 disait
encore que Dieu est dans le monde comme la
cause efficiente du monde, erat in mando, quo-
modo per quem mundus factus est ; comme l'ou-
vrier est présent à son œuvre pour la régir, quo-
modo artifex regens quod fecit'^. S'il remplit le
I . (( Sic est Deus per cuncta diffusus, ut non sît qualitas
mundi, sed substantia creatrix mundi, sine labore regens,
et sine onere continens mundum. Non tamen per spatialoco-
rum, quasi mole diffusa, ita ut in dimidio mundi corpore
sit dimidius, et in alio dimidio dimidius, atque ita per
totum totus, sed in solo cselo totus, et in sola terra
tolus,
€t in caelo et in terra totus, et nuUo contentus loco, sed
in
seipso u bique totus. » (S. Aug. lib. De prœsentia Dei, seu
£pist. ad. Dardan. 187, c. iv, n. i4.)
a. « In mundo erat (Deus), et mundus per eum factus
2 2 DE LA PRESENCE DE 1>IEU
ciel et la terre, c'est par la présence et l'exercice
de sa puissance, et non par la nécessité de sa
nature : implens cœlum- et ierram prœsenle poten-
tia, non indigente natura^; car enfin, si Dieu est
grand, ce n'est pas par la masse, mais par la
puissance : neque enim mole, sed virtute magnas
est Deas\
Saint Thomas paraît manifestement s'être ins-
piré de ces divers passages, quand il dit : « II
ne faut pas croire que Dieu soit partout en se
dJAisant dians l'espace, de telle sorte qu'une par-
tie de sa substance soit ici, et une qiutre ailleurs,
mais il est tout entier partout, car étant absolu-
ment simple, il n*a point de parties. Il n'est
cependant pas simple à la façon d'un point qui
termine une ligne, et qui pour cela occupe une
situation déterminée et ne peut être que dans un
lieu indivisible; mais Dieu est indivisible comme
étant absolument en dehors de tout genre de
continu : aussi n'est-il point déterminé, par la
nécessité de sa nature, à occuper un lieu quel-
est... Sed quomodo erat ? Quomodo artifex regens quod fecit.
Non enim sic fecit, quomodo facit faber arcam ; forinsecus
est arca quam facit... Deus autem mundo infusus fabricat,
prœsentia majestatis facit quod facit, praesentia sua guber-
nat quod fecit. Sic ergo erat in mundo, quomodo per
quem mundus factus est. » (S. Aug. in Evang. Joan,
tract. 2. n. lo.)
1. (( Deus ubique totus, nullis inclusus locis, nullis vin-
culis alligatus, in nulles partes sectilis, ex nulla parte
mu-
tabilis, implens cœlum et terram praesente potentia,
non indigente natura, » (6. Aug., De CivU. Dei, 1. VII»
C. XXI.)
2. S. Aug., Bpist., m.
EN TOUTES CHOSES 23
conque, grand ou petit, comme s'il devait néces-
sairement être localisé quelque part, lui qui
existait de toute éternité, lorsqu'il n'y avait
encore aucun lieu ; mais, grâce à l'infinité de sa
puissance, il atteint tout ce qui est dans le lieu,
étant la cause universelle de l'être. Donc, il est
tout entier partout où il se trouve, parce qu'il
atteint tout par sa vertu, qui est très simple. Il
n'est pourtant pas mêlé aux choses... mais il est
dans ses oeuvres à la façon d'une cause effi-
ciente ^ »
Saint Fulgence, disciple de saint AugTistin, ne
parle pas autrement que son maître, a Par sa
substance et sa puissance, dit-il. Dieu est par-
tout, tout entier partout, remplissant tout non
de sa masse, mais de sa puissance : iotas totum
I . « Non est gestimandum Deum wc esse ubîque quod per
locorum spatia dividatur, quasi una pars ejus sit hic et
alia
alibi, sed totus ubique est; Deus enim, cum sit omaiv,^
simples, partibus caret.
« Neque sic simplex est sicut punctus qui est terminus
continui et qui, propter hoc, determinatum situm in con-
tinuo habet ; unde non potest utius punctus nisi in uno
loco indi>isibili esse. Deus autem indivisibilis est,
quasi
omnfno extra genus continui existens ; unde non determi-
natur ad locum, vel magnum vel parvum, ex necessitate
suae essentiœ, quasi oporteat eum esse in aliquo loco, cum
ipse fuerit ab asterno ante omnem locum ; sed immensitate
suœ virtutis attingit omnia quae sunt in loco, cum sit uni-
v«rsalis causa essendi. Sic igitur ipse totus est ubicumque
est, quia per simplicem suana virtutem universa attingit,
— Non est tamen aBstimandum quod sic sit in rébus quasi
in rébus mixtus... ; sed est in operibus per modum causa
agentis. » (S. Th., Contra Cent., 1. m, c. Lxvin.)
24 DE LA PRÉSENCE DE DIEU
complens virlate, non mole^. » Saint Grégoire de
Nysse va même jusqu'à dire que c'est par une
sorte d'abus que nous disons d'une substance
spirituelle qu'elle est dans îe lieu, à cause de
l'opération qu'elle exerce sur les choses locali-
sées, prenant ainsi le lieu pour l'opération et la
relation qui en résulte. Lorsque nous devrions
dire : Elle opère ici ou là, nous disons : Elle est
là*.
Que la présence substantielle de Dieu dans les
choses créées soit fondée sur son opération, c'est
ce qui ressort manifestement, nous semble-t-il,
de tous ces témoignages et d'une multitude d'au-
tres semblables qu'il serait facile d'apporter. On
a cherché néanmoins à infirmer ces autorités, et
l'on a dit : Sans doute l'opération immédiate de
Dieu en toutes choses prouve qu'il est partout,
de même que la parole d'une personne que l'on
entend converser dans un appartement voisin
est une preuve de sa présence, mais elle n'en est
pas la raison. Ce que l'on pourrait traduire
ainsi : Cette personne est ici, puisque je l'entends,
mais elle n'est pas ici parce que je Tentends ;
elle pourrait y être sans que je l'entendisse, si
elle gardait le silence. Ainsi en est-il de Dieu : il
I. « Quantum ad substantiam et potentiam suam,
ubique est Trinitas, unus Deus , totus totum complens
virtute, non mole, n (S. Fulg., 1. 11, ad Traslm., c. xi.)
a. « Quum natura intelligibilis fuerit in habitudine ad
locum, vel ad rem in loco sitam, abusive dicimus illam
ibi esse, propter operationem ejus circa rem locatam ;
locum pro habitudine et operatione sumentes. Gum enim
dicendum esset : ibi operatur, dicimus : ibi est ». (S.
Greg.
Nyss., lib. De Anima.)
EN TOUTES CHOSES 25
est partout, puisqu'il opère en toutes choses,
mais il n'y est pas parce qu'il opère ; lors même
que, par impossible, il n'agirait pas dans les
créatures, il leur serait néanmoins intimement
présent, sa substance infinie étant nécessaire-
ment indistante de tout ce qui existe dans l'es-
pace.
Ce raisonnement serait concluant si Dieu était
dans l'espace à la façon des corps. Un corps est
présent dans un lieu et l'occupe, non par son
action, ni même directement par sa substance,
mais par ses dimensions, par le contact de ses
parties avec les parties du corps qui l'entoure et
le contient ; et comme ce qui donne à un corps
des parties et des dimensions, ce qui leur permet
de se mettre en contact avec un autre corps et
d'occuper un espace plus ou moins considérable,
c'est la quantité, il est, à proprement parler, dans
le lieu par sa quantité : per quaiilitatem dimen-
sivam, comme parle l'École.
Tout autre est la raison de la présence d'un
esprit dans le lieu; substance simple et exempte
de parties, il n'occupe par lui-même aucun lieu,
ni grand ni petit, il ne demande pour se déployer
aucun espace. Cependant, s'il veut se mettre en
relation avec le lieu ou les choses qui y sont
contenues, il le peut, en y exerçant son activité,
en y appliquant son énergie ; de là cette propo-
sition qui a pour ainsi dire la valeur d'un axiome
parmi les scolastiques : les esprits sont dans le
lieu per contacium virtutis^.
I . (« Res corporea est in aliquo sicut in loco secundiim
con-
tacium quantilatis dimensivœ. Res autem incorporea in ali-
30 DE LA PRÉSENCE DE DJEU
Et comme Factivité d'un être est proportionnée
à lia nature qui en est l-e principe, la sphère
d'action des esprits est plus ou moius vaste, sui-
vant (juïls occupent un degré plus ou moins-
élevé dans l'échelle des êtres. Ainsi un archange
peut occuper un espace corporel plus considé-
racle qu'un ange, parce que sa vertu, sa puis-
sance active, étant plus grande, est par là même
en état de s'exercer sur une plus large échelle,
de même qu'un foyer plus intense rayonne plus-
loin. Mais comme tout esprit créé est lini ei
limité dans- la perfection d€ son essence-,, et par-
tant dans rétendue de sa puissance, il ne peut
occuper qu'un lieu déterminé, fini, borné; celui-
là seul est capable d'être partout, d'occuper tousi
les espaces donnés, si étendus qu'on les suppose,,
dont la puissance infinie, n'ayant ni bornes ni.
limites, peut s'exercer en tous lieux et sur tous;
les êtres qui les occupent, quelles qu'en soient
la multitude et la grandeur i.
Par conséquent, ce que la quantité est aux
quo esse dicitur secundum contacium virtutis, cum careat
dimeasiva quantitate. Sic igîtur se liabet res incorporea ad
hoc quod sit in aliquo per aIi tntem suam, sicut se habet
res corporea ad hoc quod sit in aliquo per quanti ta lem
dimensivam. » (S. Th., Contra Gent., 1. III, c. lxvui.)
I. « Divina virtus et essentia infinita est, et est
universatis
causa omnium ; et ideo sua virtute omnia contingit, et non.
soium in pluribus locis est, sed ubique ; virtus autem
Anjeli, i]u.\i finita est, non se extendit ad omnia, sed ad
aliquid unuia determinatum... Unde cum Angélus sit in
loco per applJcationem virtutis suae ad locum, sequitur
quod'
non sit ubique. nec in pluribus locis» sed in uno loco tan-
tum. >; (S. Th., Siimma TheoL, \, q. lu, a. a.)
EN TOUTES CHOSES 37
corps, c'est-à-dire une propriété distincte de leur
substance, l'étendant dans l'espace, la puissance
active l'est îaux esprits, qu'elle met en contact
avec le lieu et les choses qui y sont localisées.
De 1-à ces paroles de saint Thomas : Incorpo-
ralia non sunt in loco per contactum quantitatis
dimensivœ, sicut corpora, sed per contactum vir~
lutisL
Si un esprit créé, non destiné par sa nature,
comme l'âme humaine, à informer un corps,
incapable même, dès lors qu'il est une subs-
tance complète, de s'unir à la matière autrement
qu'en qualité de moteur, nest présent dans le
lieu qu'autant qu'il y opère, en sorte qu'il
dépend de lui d'occuper à son gré, dans la
sphère de son activité, un espace plus ou moins
grand, ou même de n'en occuper aucun, sui-
vant qu'il applique son énergie sur une étendue
plus ou moins vaste, ou qu il suspend son opé-
ration, est il surprenant que l'Esprit par excel-
lence n'ait, abstraction faite de son opération,
aucune relation aA'CC l'espace et les choses c[ui y
sont contenues? Souverainement indépendant
des créatures, -Dieu n'entre en rapport avec elles
qu'en les constituant, par la participation qu'il
leur communique de ses perfections, dans un état
de dépendance essentielle vis-à-vis de lui; il
n'existe en elles que parce qu'il les rapproche de
lui-même et les tient unies à lui par son opéra-
tion. Esseniia ejus (Dei) cum sit ab&oluta ab omni
icreatura, non est in creatura nisi in quaritum appli-
I. Summa TheoL, t, q. vin, a. ;a, ad 1.
28 DE LA PRÉSENCE DE DIEU
catur sibi per operationem^. Si Dieu n'agissait pas
on nous, il ne serait pas en nous.
Aussi, quand il se demande si l'ubiquité est
une propriété qui convient à Dieu de toute éter-
nité, utrum esse uhique conveniat Deo ah œternOr
au lieu de répondre, comme certains théologiens,
que Dieu n'est pas, il est vrai, présent de toute
éternité aux choses qui n'existent pas encore,
mais que sa substance se trouve pourtant réelle-
ment et éternellement dans les espaces que doi-
vent occuper, dans la suite des temps, tous les
êtres créés, saint Thomas répond : « que la pré-
sence de la Divinité en tous lieux emporte une
relation de Dieu aux créatures fondée sur une
opération qui est le principe de son inexistence
dans les choses. Or, toute relation fondée sur
une opération qui passe dans les êtres créés ne
peut être attribuée à Dieu que temporellement,
parce que ces sortes de relations, étant actuelles,
supposent l'existence des deux termes. De même
donc qu'on ne peut pas dire que Dieu opère de
toute éternité dans les créatures, ainsi on ne
peut pas davantage affirmer son éternelle pré-
sence en elles, car cela suppose son opéra-
tion 2 ».
1. S. Th., Sent., 1. I, dist. xxxvn, q. i, a. a,
a. « Gum dicitur, Deus est ubique, importatur quaedam
relatio Dei ad creaturam, fundata super aliquam operatio-
nem, per quam Deus in rebus dicitur esse. Omnis autem
relatio quae fundatur super aliquam operationem in creatu-
ras procedentem, non dicitur de Deo nisi ex tempore, sicut
Dominus cL Creator et hujusmodi; quia hujusmodi rela-
iiones actaaies sunt, et exigunt actu esse utrumque extre-
EN TOUTES CHOSES 2^
Et si VOUS interrogez les saints Pères pour leur
demander où était Dieu avant la création du
inonde V au lieu de répondre qu'il était dans ces
espaces incommensurables qu'occupe actuelle-
ment l'univers et qu'auraient pu occuper des
milliers de mondes plus vastes que le nôtre, ils
vous diront par l'organe de saint Bernard : « Ce
n'est pas la peine de chercher davantage oii il
était; rien n'existait hors de lui, il était donc en
lui-même' ».
Ainsi, au jugement de saint Thomas et des
Pères de l'Eglise, l'opération divine formelle-
ment immanente, puisqu'elle ne sort pas et
n'est même pas distincte du principe d'où elle
émane, mais produisant au dehors des effets
créés, et appelée pour cela virtuellement transi-
tive, virtualiler transiens, voilà la raison formelle,
le fondement vrai, le pourquoi définitif de la
présence de Dieu dans les créatures.
morum. Sicut ergo non dicitur operari in rébus ab œterno,
ita nec esse in rébus, quia hoc operationem ipsius dési-
gnât. » (S. Th., Sent., 1. 1, dist. xxxvii. q, n, a. 3.)
I. « Ubi erat Deus, antequam mundus fleret? Non est
quod quaeras ultra, ubi erat. Praîter ipsum nihil erat; ergo
in se ipso erat. » (S. Bern., De Consider., 1. V, cap. vi.)
CHAPITRE II
Combien cette présence est intime, pro-
fonde, universelle. — Ses différents de
grés.
Combien cette présence est intime, profonde,
universelle, c'est ce qu'il nous est difficile de
concevoir, plus difficile encore d'exprimer. Nous
ne connaissons directement et immédiatement
que les causes créées ; et si efficace que soit leur
action, jamais elle n'atteint l'être tout entier. La
cause créée modifie, transforme le sujet sur
lequel s'exerce son activité, operatur transmu-
tando, elle ne crée pas ; et par suite, elle laisse
toujours au-dessous d'elle, dans les profondeurs
intimes de l'être, quelque chose qu'elle ne donne
pas, qu'elle ne produit pas, et par conséquent
où elle nest pas. Le statuaire, par exemple, peut
bien tirer d'un bloc informe de bois ou de mar-
bre un chef-d'œuvre qui fera l'admiration non
seulement des contemporains, mais encore de la
postérité la plus reculée ; mais si puissant, si
inventif, si créateur que soit son génie, quand il
s'agit de réaliser au dehors l'idéal qu'il a conçu
dans le secret de son esprit, il lui faut une subs-
tance matérielle sur laquelle son burin puisse
s'exercer, une substance qu'il suppose et ne pro-
PRÉSENCE INTIME DE DIfiU 3r
duit pas. Notre âme elle-même, si intimement
unie à notre corps, en qualité de forme subs-
tantielle, qu'elle lui communique l'être, la vie,
la sensation, l'action, et ne constitue avec lui
qu'une seule substance, notre âme suppose néan-
moins la matière qu'elle informe et qui ne vient
point d^elle.
La causalité divine ne connaît pas ces bar-
rières, elle est universelle et s'étend à tout ; subs-
tances, facultés, habitudes, opérations, tout ce
qu'il y a de réel et de positif vient d'elle, tout
est son œuvre, tout, hormis le mal et le péché.
Sans elle, rien ne peut arriver à l'existence, riea
ne s'y peut maintenir, portans omnia verbo viiHa--
tis suœ^; sans son influence actuelle et immé-
diate, aucun agent créé ne saurait agir : omnia
opéra nostra operatus es nohis (Domine) - ; nos
vouloirs les plus libres ne sauraient échapper
eux-mêmes à son action toute-puissante : Deas
est qui operatur in vobis et velle et perficere pro
bonavoluntate^. Aujssi Dieu, en sa qualité de cause
première, est-il présent partout, au centre,
dans le rayon, et à la, circonférence de tout
être.
Quelle que soit la nature de l'effet produit
et l'ordre auquel ili appartient ; qu'il s'agisse
d'un être inanimé ou, d'un vivant, d'une âme à
créer, à conserver ou à justifier, d'un don naturel
ou surnaturel à conférer,, d'une faculté à faire
I. Hebr., 1^3.
a. Is , XXVI, 12
3. Philip., 11, i5.
32 PRÉSENCE INTIME DE DIEU
passer à l'acte ; bref, dès qu'un effet quelconque
de la causalité divine se rencontre quelque part,
Dieu lui-même s'y trouve en qualité d'agent.
Quia nihil operari poiest ubi non est... necesse est,
ut ubicumque est aliquis ejfectus Dei, ibi sit et ipse
Deus ejfector^.
Ce mode -de présence commun à tout être, et
substantiellement le même partout, comporte
néanmoins bien des degrés, suivant le nombre
et l'excellence des effets produits, ou plutôt sui-
vant la mesure plus ou moins grande dans la-
quelle chaque créature participe à la perfection
divine. Ainsi, en qualité de cause efficiente. Dieu
est présent d'une manière plus parfaite, plus
complète, plus plénière, dans le monde des
esprits que dans celui des corps, dans les anges
que dans les hommes, dans les créatures raison-
nables ou vivantes que dans les êtres inintelli-
gents ou privés de vie, dans les justes que dans
les pécheurs.
C'est ce qu'enseigne très clairement le pape
saint Grégoire le Grand : « Dieu, dit-il, est par-
tout, et tout entier partout, car il est en contact
avec toutes choses, quoiqu'il ait pour les choses
différentes des contacts divers. Avec les créatures
insensibles, il a des contacts qui donnent l'être
sans la vie; avec les animaux, il a des contacts
qui donnent l'être, la vie et la sensation sans
l'intelligence ; avec la nature humaine ou angé-
lique, il a des contacts par lesquels il donne tout
à la fois l'être, la vie, la sensation et l'intelli-
I. S. Th., Contra Cent., 1. IV, c. xxi.
SES DIFFÉRENTS DEGRES 33
gence; et quoique toujours semblable à lui-même,
il touche diversement les choses dissemblables \ »
Saint Fulgence disait de son côté : u Dieu n'est
pas également présent à toutes choses ; car s'il
est partout par sa puissance, il n'est point par-
tout par sa grâce*. » Et saint Bernard : « Dieu,
qui est également tout entier partout par sa
simple substance, est pourtant présent aux créa-
tures raisonnables autrement qu'aux autres ; il
est de même autrement dans les bons que dans
les méchants, par son efficacité. Ainsi, il est dans
les créatures inintelligentes de telle sorte qu'elles
ne parviennent pas à le saisir. Les êtres raison-
nables, au contraire, peuvent l'atteindre par la
connaissance, mais les bons seuls peuvent le
posséder même par l'amour. Ce n'est donc que
dans les bons qu'il se trouve de manière à être
avec eux par l'accord des volontés 3. ».
1. « Ubique Deiis et ubique totus, quia omnia langit, licet
non aequaliter tangat. Quaedam enini tangit ut sint, nec
tamen ut vivant et sentiant, sicut cuncta insensibiKa. Quaî-
dam tangit ut sint, vivant et sentiant, nec tamen ut discer-
nant, sicut sunt bruta animalia. Quaedam tangit ut sint,
vivant, sentiant et discernant, sicut est humana et angelica
natura. Et cum ipse nunquam sibimetipsi sit dissimilis,
dissimili ter tangit dissimilia. » (S. Greg. M., In Ezech.,
1. I,
ho mil. vm, n. i6.)
2. (( Non omnibus aequaliter adest : ubique enim adest
per potentiam, non ubique pçr gratiam. » (S. Fulgent.,
Ad Trasim., 1. II, c. vm.)
3. (( Deus qui ubique aequaliter totus est per suam sim-
plicem substantiam, aliter tamen in rationalibus creaturis
quam in aliis ; et ipsarum aliter in bonis quam in raalis
est
per eCQcaciara. Ita sane est in irrationalibus creaturis, ut
aXB. SAINT-KSPniT. — 3
34 PRÉSENCE INTIiVlE DE DIEU
II
Comment concevoir ces divers degrés de pré-
sence? Si la substance divine était étendue et
divisible, on comprend qu'elle pourrait se trou^
ver ici ou là dans une proportion variable comme
les choses elles-mêmes, davantage dans les êtres
plus grands, et moins dans les plus petits, de
même que l'eau du fleuve est contenue en plus
ou moins grande quantité dans le vase employé
pour la puiser, suivant la capacité du récipient.
Mais une substance simple et indivisible est-elle
vraiment susceptible de se trouver plus dans un
endroit que dans un autre? Peut-elle ne pas être
tout entière partout où elle se trouve? Et si elle
est tout entière partout où elle existe, comment
est-il vrai.de dire qu'elle est plu& ici que là?
Saint Thomas nous fournit la solution de ce
problème quand il dit : « Il y a un mode ordi-
naire et commun suivant lequel Dieu est en
toutes choses par son essence, sa puissance et sa
présence comme la cause est dans les effets qui
participent à sa bonté. Est unus commanis modus
quo Deas est in omnibus per esseniiamr potentiam
et prœsentiam, sicut causa in effectibus pariicipan-
iibus bonitatem ipsias^. » Pour comprendre le
tamen non capiatur ab ipsis. A rationalibus autem omnibus
quidem capi potest per cognitionem, sed a bonis tantum
capitur etiam per amorem. In solis ergo bonis ita est, ut
etiam sit cum ipsis propter concordiam voluntatis. »
(S. Bern., homil. m, super Evang. Missus est.)
I, S. Th., Samma Theol,^ l, q, xun, a. â.
SES DIFFÉRENTS D£GRÉS 35
sens et la portée de ces paroles, il faut se rap-
peler une belle doctrine empruntée par l'Ange
de l'Ecole aux Pères grecs, notamment à saint
Denys, qui l'avait lui-même puisée dans les écrits
de Platon.
D'après la doctrine platonicienne, d'accord sur
ce point avec les enseignements de la foi, tout
être créé est une participation de l'être divin,
toute perfection créée une participation de la
perfection infinie. Ainsi notre nature est une
participation de la perfection divine : Propria
natura uniuscujusque consista secandum qaod per
aliquem modum divinam perfeciionem participât ^ ;
la lumière de notre intelligence, une participation
-de l'intelligence incréée ^; notre vie, une partici-
pation de la vie de Dieu. Bref, tout ce qu'il y a
de bon, de parfait, de positif, d'être, en un mot,
dans une créature quelconque, tout cela est une
participation de l'être et de la bonté de Dieu*.
Il ne faut pas concevoir cette communication
que Dieu fait de lui-même aux créatures comme
une division de l'essence divine, à la façon d'un
fruit que l'on partage et dont on distribue les
fragments ; non, l'essence divine conserve son
unité et sa plénitude. Il n« faut pas davantage
1. Summa TheoL, I, q. xiv, a. 6.
2 . « Ipsum lumen naturale Tationis participatio quaedam
est dh-ini luminls. » (S. Th., Samnw Th^oL, I, q. xii, a.
ii,
«d 3.)
3. « A primo igitur per suam essentiam ente «t bano,
unumquodque potest diei bonum et ens, in quantum par-
ticipât ipsum per modum cujusdam assimilationis. »
<S. Th., I, q. VI, a. 4.)
36 PRÉSENCE INTIME DE DIEU
se la représenter comme une émanation propre-
ment dite, un écoulement, une effusion de la
substance divine, comme lorsque d'une source
unique découlent plusieurs ruisseaux, ou qu'un
corps chaud rayonne autour de lui et imprègne
de sa chaleur les choses qui l'environnent; car
la bonté divine se répand en dehors en produi-
sant des êtres qui lui ressemblent, mais sans qu'il
sorte rien de la divine substance, nihil de sub-
slantia ejus egreditar^ ; ce n'est que sa similitude
qui passe dans les créatures. Tel le sceau laisse
son empreinte dans la cire, sans lui rien com-
muniquer de sa substance.
Cette participation des créatures à la bonté
divine ne consiste donc point dans une certaine
communauté de l'être et de la perfection, ce
serait du panthéisme. Les créatures ont un être
propre, une bonté propre, qui leur est intrin-
sèque, et qui est la cause formelle les constituant
ce qu'elles sont : et elles ne se rapportent à Dieu
^ue comme à une cause extrinsèque : à l'idéal
d'après lequel elles ont été créées, à la cause
efficiente qui les a produites, à la fin qu'elles
doivent atteindre 2.
Ce n'est pas sans raison que les Pères, et saint
Thomas à leur suite, appellent les créatures des
I. S. Th., Comment, in lib. de diuinis Nom., c. 11, lect. 6.
• 2. « Sic ergo unumquodque dicitur bonum bonitate di-
vina, sicut primo principio exemplari, effectivo, et finali
lotius bonitatis. Nihilominus tamen unumquodque dicitur
bonam similitudine divinse bonitatis sibi inhaerente, qusB
est formaliter sua bonitas, denominans ipsum. » (S. Th..
Summa TheoL, I, q. vi, a. 4.)
SES DIFFÉRENTS DEGRES 87
êtres par participation, entia per participationem,
cl leurs perfections, des perfections participées.
En se servant de ces expressions, ils avaient un
double but : d'abord marquer nettement la diffé-
r nce profonde qui existe entre le Créateur et la
créature, ou plutôt l'abîme qui les sépare ; puis
donner à entendre que tout être créé dépend
essentiellement de Dieu comme de sa cause exem-
plaire et efficiente. En effet, qui dit être participé
dit un être fini, limité, borné ; car participer à
une chose, à un héritage par exemple, c'est en
prendre sa part et ne le posséder pas entière-
ment; il dit encore un être d'emprunt, un être
contingent, reçu d'autrui, et dépendant essentiel-
lement d'une cause qui lui est extrinsèque ; car
dès lors qu'une chose n'est pas l'être lui-même
dans toute sa plénitude, l'océan de l'être, mais
un simple ruisseau ou un filet d'être, ce qu'elle
possède d'être ne lui appartient pas en vertu
même de son essence, mais lui vient du dehors,
car tout ruisseau suppose une source qui l'en-
gendre i.
Lors donc qu'on appelle les créatures des êtres
par participation, on veut signifier deux choses :
la première, c'est que les créatures ne possèdent
pas l'être dans toute sa plénitude, qu'elles n'en
ont qu'une part, une dose plus ou moins grande,
mais essentiellement finie et limitée ; la seconde,
c'est que cet être limité et borné ne leur appar-
tient pas essentiellement, en vertu même de leur
I . « Quod alicui convenit ex sua natura et non ex aliqua
causa, minoratum in eo et deficiens esse non potest. »
(S. Th., Contra Gent., 1. II. ch. xv.)
38 PRÉSENCE INTIME DE DIEU
nature, mais leur a été communiqué par une cause
extrinsèque, qui n'est autre que Dieu ; de même
qu'un fer incandescent ne possède la chaleur et
l'éclat du feu que par l'action d'un agent exté-
rieur, et non en vertu de sa nature, et n'est igné
que par participation.
L'être divin, au scontraire, n'est pas un être
d'emprunt, un être reçu d'autrui ; Dieu ne le
tient de personne, il l'a en vertu même de sa
nature ; il est donc d'être qui existe par lui-même,
Ens per se, l'être par essence, Ens per esse/itiam,
par opposition à l'être contingent et dépendant
d'autrui, Ens ab alto, ens per participationem.
Aussi est-il l'être par excellence, l'être même
subsistant par lui-même, ipsam esse per se sub-
sistens, par conséquent l'être infini, la plénitude
de l'être, ipsa plenitudo essendi. S'il est la pléni-
tude de l'être, rien ne peut exister hors de lui,
•qTii ne dérive de lui comme de sa source et ne
■soit
en lui d'une manière suréminente
; et tout
ce qui existe hors de lui, oe n'est pas l'être sim-
plement dit, Ipsum esse simpUciter, ce sont des
êtres, des participations et des imitations de
l'être, entia per participationem ' .
Ce que nous disons de l'être doit aussi s'appli-
quer à toutes les autres perfections. Tout ce que
Dieu «Bt, il l'e&t par lui-même, par ison ;essenjce,
I. « Quod per essentiam dicitur est causa omnium qu«
per participationem dicuntur... Deus autem est enb per
essentiam suam. quia est ipsum esse : omne autem aliud
ene est ens per participationem, quia eus quod ait siium
esse non possetesse nisi unum. » (S. Th., Contra G^nt.^l.
Il,
G. XV.)
SES DIFFÉRENTS DECRES SQ'
et conséqueramejQt sans mesure ; ainsi, il' est non
seulement int€5lligent,. sage, bon, aimant, puis-
sant, mais il est l'intelligence et la sagesse même,
la bonté, l'amour, la puissance infinie, la source
de toute intelligence et de toute bonté. La créa-
ture, au contraire, peut bien être intelligente,
sage, bonne, puissante, mais elle n'est point l'in-
telligence même, ni la sagesse, ni l'amour; ces
perfections ne constituent pas son essence, mais
elles sont simplement ou des facultés, ou des
propriétés, ou des opérations distinctes de les-
sence et limitées comme elle; en un mot, ce sont
des perfections participées.
m
Après les explications que nous venons de don-
ner, il sera facile de saisir la pensée de notre
angélique Docteur lorsqu'il déclare que Dieu est
en toutes cboses comme la cause est dans les effets
qui participent à sa bonté. Gela revient à dire que
Dieu est présent aux créatures, en qualité de cause
efficiente, d'abord par son opération : car tout
agent doit être en contact avec le sujet sur lequel
il agit d'une manière immédiate ; ensuite par
ses dons, qui constituent le terme de cette opé-
ration, c'est-à-dire par les perfections créées»
finies, contingentes, qu'il communique aux êtrea
de ce monde, ei qui sont autant d'imitations^
lointaines^ de copies imparfaites, de participa-
tions analogiques de l'essence divine. En efTet,
c'est le propre de la cause efficiente de communi-
quer à ses effets, dans une mesure plus ou moins
40 PRÉSENCE INTIME DE DIEU
large, la perfection qu'elle possède, et d'être
ainsi en eux non seulLment par le contact de sa
vertu, au moment même où elle opère et tant
que dure son opération, mais encore par sa simi-
litude ; car il est de la nature même de l'agent
de produire au dehors quelque chose qui lui
ressemble, la perfection de l'effet n'étant qu'une
reproduction, une participation, une ressem-
blance de celle de la causée
Or Dieu est la cause universelle de tout ce qui
existe ; car tous les êtres de ce monde sont les
effets de sa puissance. Ils doivent donc tous
posséder en eux quelque chose de Dieu, non pas
une portion de sa substance, mais une similitude
et une participation de sa bonté par mode de
vestige ou d'image. Deas est in omnibus, sed in
quibusdam per participationem suœ bonilatis, ut in
lapide et in aliis hujusmodi; et talia non sunt Deus,
sed habent in se aliquid Dei, non ejus substaniiam,
sed similitadinem ejus bonitatis\ Et comme les
effets de l'activité divine sont très variés dans les
diverses créatures, comme les dons divins sont
distribués d'une manière fort inégale, tant dans
l'ordre de la nature que dans celui de 'la grâce,
I. '< De natura agentis est, ut agens sibi simile agat,
quum unumquodque agat secundum quod actu est. Unde
forma effectus in causa excedente invenitur quidem aliqua-
liter, sed secundum alium modum, et aliam rationem...
Deus omnes perfectiones rébus tribuit, ac per hoc cum
omnibus similitudinem habet et dissimilitudinem simul...
quia id quod in Deo perfecte est, in rébus aliis per
quamdatn
deficientem participationem invenitur. » (S. Th., Contra
Cent., 1. I, ch. XXIX.)
a. S. Th., In Epist. ad Coloss., c ii, lect. a.
SES DIFFÉRENTS DEGRES ^I
il en résulte que les êtres qui participent d'une
manière plus éminente aux bienfaits du Créateur
sont par là même plus rapprochés de Dieu, plus
unis à Dieu, plus riches de Dieu.
De son côté, Dieu, en qualité d'agent, existe
d'une manière plus parfaite dans les créatures
qui reçoivent de sa munificence de plus grandes
libéralités ; car, étant présent directement et im-
médiatement par son opération, il est consé-
quemment plus étroitement uni aux êtres en qui
il opère de plus grandes choses. Tanto alicui
naturœ perjectius unitar (Deus) quanto in ea magis
suam virtutem exercei\ Si sa très simple, très
une, très indivisible substance, qui pe connaît
ni division ni partage, ne peut se trouver quelque
part sans y être tout entière, il n'en va pas de
même de son opération et de sa vertu toute-
puissante, qui, libre de s'exercer au dehors dans
la mesure où elle le juge à propos, a de fait avec
les diverses créatures des contacts infînim nt
variés.
Notre âme nous fournit sur ce point un terme
de comparaison. Présente tout entière par sa
substance à tout le corps et à chacune de ses
parties qu'elle anime et vivifie, elle est par sa
vertu plus spécialement, plus pleinement, plus
parfaitement unie à la tête, où se trouvent tous
les sens, qu'au reste de l'organisme. Et cela se
comprend. Douée, comme elle est, de facultés
multiples, elle a besoin, pour en exercer les
fonctions, d'organes variés qui ne se rencontrent
t. S. Th., Opusc. 2 (alias 3) ad cantorem Antioch., c. vi.
4 2 PRÉSENCE INTIME DE DIEU
point dans tout le corps et se trouvent réunis
seulement dans la tête. On peut dojic dire en
toute vérité que, présente tout entière par sa
substance dans le corps entier et dans chacune
de ses parties, elle est, par sa vertu, principale-
ment et excellemment dans le cerveau. De là ces
paroles de saint Bernard : Anima cum in toto sit
corpore, excelleniias tamen et singularias est in
capite, in quo sunt omnes sens'is^.
On comprend maintenant comment, nonob-
stant sa parfaite simplicité, Dieu peut être plus
ici que là; et comment sa présence, en qualité
de cause efiBciente, quoique formellement et spé-
cifiquement la même pai^tout, peut, si on la
considère dans son extension, varier pour ainsi
dire à l'infîiii, dacs la mesure même où s'exerce
l'activité divine ; en sorU.' que, plus complète,
plus excellente, plus parfaite, là où les termes de
cette activité sont eux-mêmes plus nombreux et
plus relevés, cette présence va en diminuant et
en s'amoindrissant de plus en plus, à mesure
que les effets de la puissance divine s'éloignent
davantage de la perfection de leur cause. Voilà
pourquoi il est dit de certains êtres qu'ils sont
près de Dieu, tandis que d'autres en sont éloi-
gnés , non sans doute par un rapprochement
matériel et local, mais par une similitude ou une
dissemblance de nature ou de grâce 2.
1. S. Bern., serm i in Ps. Qui habitat.
2. « Dicuntur res distare a Deo per dissimilîtijTimem
naturae vel gratiae, sicut et ipse est super omnia per
excel-
lentiam suae naturae. » (S. Th., Samma Theol., I, q. vni.
a. i.adS.)
SES- DÎFFÉRBNTS DFGKES 43t
Ainsi, pendant que ks anges, eespurs miroirs
de la Divinité, mandissima Divinitatis spécula,
comme les appelle saint Denys, habitent en
quelque sorte dans le vestibule de la sainte Tri-
nité ', parce que, étant les plus parfaites des
créatures, ils sont pour ainsi dire voisina de
Dieu, les êtres matériels, au contraire, sont relé-
gués aux derniers confins de la création, et se
trouvent les plus éloignés de Dieu par la dissem-
blance de nature. L'homme tient le milieu entrer
ces deux classes d'êtres ; moins uni à Dieu que
les purs esprits, auxquels il est inférieur par sa^
nature, il est incomparablement plus rapproché
de lui que les créatures inintelligentes, incapables-
de s'élever jusqu'à leur auteur par la connais-
sance et l'amour ; aussi est-il dit de l'homme
qu'il a été fait à l'image et à la ressemblance de
Dieu, Faciamus hominem ad imaginem et similiiu-
dinem nosiram'^, tandis que les animaux, les
plantes et les êtres inorganiques n'offrent plus
qu'un vestige de la Divinité.
Mais c'est encore au-dessous du monde maté-
riel qu'il faut placer le pécheur, à cause de sa
dissemblance morale avec Dieu^; et c'est de lui;
uniquement que parle l'Ecriture, quand elle dit
que Dieu est loin des impies, Longe est Dominas
1. v'( Sanctissimae et provectissimae >'irtutes... sicut
in ves-
tibulis supersubstantialis Trinitatis collocatse, ab ipsa...
esse
habent. » (S. Dionys., De divin, nomin., c. v.)
2. Gen., I, 26.
3. « Ab eo (Deo) longe esse dicuntur, qui peccando dissi-
millimi facti sunt. » (S. Aug. 1. De prxsentia Dei, ch. v,
n. 17.)
44 PRÉSENCE INTIME DE DIEU
ab impiis^. Aussi saint Augustin, parlant de sa
vie pécheresse, disait : « J'étais alors bien loin
dans la région de la dissemblance : Longe eram in
regione dissimilitudinis*. » Le langage chrétien a
rendu familières ces sortes de locutions. Veut-on
parler de quelqu'un qui néglige depuis longtemps
ses devoirs religieux et croupit dans le péché :
on dit qu'il vit loin de Dieu ; vient-il à montrer
des dispositions meilleures : on dit qu'il se rap-
proche de Dieu. Et ces expressions sont pleines
de justesse; car, suivant la pensée de saint Pros-
per, ce n'est pas en franchissant les distances
qu'on s'approche ou qu'on s'éloigne de Dieu,
c'est par la ressemblance avec lui, ou par la dis-
semblance. Non locorum intervallis acceditur ad
Deum, vel recedilur ab eo ; sed similitudo facit
proximum, dissimilitudo longinquam^.
IV
Ainsi donc, quoique Dieu soit partout, et tout
entier partout, il n'est cependant point également
partout; il y a certains lieux où il réside d'une
manière si particulière, qu'on peut les appeler
la demeure de Dieu. Et si vous demandez quels
sont ces lieux privilégiés, saint Jean Damascène
vous répond : Ce sont ceux où l'opération divine
est plus manifeste : Dicilur locus Dei, \ibi ejus
I. Prov., XV, 2).
a". S. Aug., Conf., 1. VIT, ch. x.
3. S. Prosp., Sentent. ia3.
SES DIFFÉRENTS DEGRES 45
manifesta fit opération. C'est ainsi que le lieu où
Jéhovah daigna se manifester jadis à Jacob par
des visions singulières est appelé la maison de
Dieu et la porte du ciel*. Aux merveilles accom-
plies en sa faveur, à l'échelle mystérieuse qu'il
aperçut en songe, aux promesses magnifiques
qui lui furent faites par le Dieu de ses pères, le
patriarche reconnut la présence particulière de
la Divinité au milieu même du désert, et il s'écria
dans un saint enthousiasme entremêlé de crainte :
(( Le Seigneur est vraiment en ce lieu, et je ne le
savais pas : Vere Dominas est in loco isto, et ego
nesciebam^. » Sous l'ancienne Loi, Dieu habitait
d'une manière spéciale dans le tabernacle cons-
truit par Moïse, et plus tard dans le temple de
Jérusalem, où sa présence se manifestait sous la
forme d'une nuée mystérieuse.
Comment ne pas reconnaître également une
présence particulière de la Divinité, même au
simple titre de cause efficiente, dans les prophètes,
auxquels l'Esprit-Saint dévoilait l'avenir? dans
les apôtres et les auteurs inspirés, qu'il éclairait
de sa lumière ? dans les saints, qui reçoivent
1. « Ipse (Deus) sui ipsius locus est, cuncta replens et
super omnia eminens, et ipse continens omnia. Dicitur
autem in loco esse et dicitur locus Dei, ubi ejus manifesta
fit operatio. Ipse enim per omnia pure et impermixtibiliter
méat ; et omnibus suae operationis consortium tradit, secun-
dum uniuscujusque aptitudinem et capacitatis virtutem.
Dicitur igitur Dei locus qui plus participât operationis
ejus
et grâtiae. » (S. Joan. Damasc, De fide orthod., 1. I, c.
xvi.)
2. Gen., xxvni, 17.
S. Gen., xxvin, 16.
46 PRESENCE INTIME DE DIEU
plus abondamment les bienfaits de la grâce ?
dans l'Eglise, qu'il assiste pour la préserver de
l'erreur, la sanctifier et la défendre contre ses
ennemis? partout, en un mot, où son opération
se fait sentir davantage et où il répand ses dons
avec plus d'abondance, tant dans l'ordre de la
nature que dans ctlui de la grâce? Et parce que
c'est au ciel que l'action de Dieu apparaît plus
clairement, et s'exerce d'une façon plus splendide ;
parce que c'est là que la divine munificence ne
connaît en quelque sorte plus de bornes; Dieu,
suivant la pensée de saint Bernard, s'y trouve
d'une manière si spéciale que, comparativement
parlant, il n'est pour ainsi dire pas ailleurs ;
voilà pourquoi nous disons dans l'Oraison domi-
nicale : Notre Père qui êtes aux cieuxK
Que nous reste-t-il à conclure de tout ce qui
précède, sinon que Dieu est en tout être et en
tout lieu, non pas comme la liqueur est dans le
vase qui la contient, car Dieu ne saurait être
contenu par les créatures, c'est lui plutôt qui les
I. « Licet Deum ubique esse non dubitetur, sic tamen
in caelo est, ut ad ejus coniparationem non esse videatur in
terris. Propter quod et orantes dicimus : Pater noster, qui
es in cœlis. Sicut enim anima cum in toto qnoqne sit cor-
pore, excellentius tamen et singularius est in capite, in
qiio
sunt omnes sensus... unde quantum ad eum modum quo
in capite est, cetera membra videtur quodammodo non
tam inhabitare quam regere : ita si prœsentiam illam cogi-
temus, qua beati angeli perfruuntur, videmur vix aliquam
Dei protectionem et nomen habere. » (S. Bern., in Ps. Qui
habitat, serm. i, n. 4-)
SES DIFFÉRENTS DEGRES 4 7
«ontieiit en les coneervant^ ; non pas à titre
d'élément constitutif, comme l'âme est dans
l'homme*, ce -serait du panthéisme ; mais en
qualité de cause, comme l'agent est présent au
sujet sur lequel il exerce une action immédiate?
Il est partout, non pas directement et immédia-
tement par sa substance, quoique celle-ci ne soit
absente nulle part, mais par son opération et le
contact de sa vertu; car d'un côté la substance
divine, étant absolue, n'emporte par elle-même
ri relations ni rapports avec les êtres du temps ;
et d'un autre côté, étant parfaitement simple et
ôxempte de parties, elle ne demande point à se
déployer dans l'espace. Mais comme en Dieu
l'opération, la v^rlu opérative et la substance ne
sont pa« réellement distinctes, il faut bien recon-
naître que partout où se rencontre un effet im-
médiat de la causalité divine, Dieu lui-même s'y
I. Dans .sa Somme Thé.ol., saint Thomas ;se Xait cette ob-
jection : « Quod est in aliquo continetur ab eo. Sed Deus
non continetur a rébus, sed magis continet res. Ergo Deus
non est in rébus, sed magis res sunt in eo. w Et il répond :
« Ucet corporalia dicantur «sse in aliquo sicut in conti-
nente, tamen spiritualia continent ea in quibus sunt, sicut
anima continet corpus. Unde et Deus est in rébus sfcut
continens res ; tamen per quamdam similitudinem dicuntur
omnia esse in Deo, in quantum continentur ab ipso. »
(S. Th., Summ. TheoL, I, q. vm, a. i, ad 2.)
a. « Deus est in omnibus rébus, non quidem sicut pars
essenti^... sed sicut agens adest ei in quod agit. Oportet
enim omne agens conjungi ei in quod immédiate agit, et
sua virtute illud contingere. » (S. Th., Summa T/ieoi., I,
q. vm, a. I.)
48 PRÉSENCE INTIME DE DIEU
trouve réellement et substantiellement présenta
Et comme il n'existe absolument aucune créature
dans laquelle Dieu n'exerce son activité pour lui
conserver l'être et la mouvoir à ses opérations,
il en résulte que Dieu est partout, non seulement
par son action ou sa puissance, mais encore par
son essence.
Lors donc que l'Ecriture, parlant de la Divi-
nité, nous la représente remplissant le ciel et la
terre : Numquid non cœlani et ierram ego impleo"^
dicit Dominas \ il ne faut point prendre ces ex-
pressions au pied de la lettre, pas plus que le&
autres anthropomorphismes dont le texte sacré
abonde, et comprendre l'immensité divine par
mode d'extension, comme un océan sans rivages
contenant dans son sein tout ce qui existe et
débordant de toutes parts le monde créé ; c'est
aux exégètes et aux théologiens qu'il appartient
de donner, en de telles occurrences, le sens
véritable caché sous une forme de langage que
l'Espiit-Saint a voulu employer pour se mettre à
la portée de tous. C'est ce qu'a fait saint Thomas
pour le texte qui nous occupe : « Dieu, dit-il,
remplit tous les lieux, non à la façon d'un corps
qui est dit remplir un espace quelconque en en
bannissant toute autre substance matérielle, mais
I. « Quia effectus divini non solum divina operalione esse
incipiunt, sed etiam per eam tenentur in esse, nihil finleni
operari potest ubi non est... necesse est ut, ubicumque est
aliquis effectus Dei, ibi sit et ipse Deus effector. » (S.
Th.,
rontra Gent., 1. IV, c. xxi.)
■2.
Jer., ixni, a4.
SES DIFFÉRENTS DEGRES 49
en donnant et en conservant l'être aux choses qui
remplissent l'espace et y sont localisées'. »
Et comme l'être et les autres perfections sont
communiqués aux créatures à des degrés qui
varient étonnamment, depuis le grain de sable
jusqu'au séraphin qui occupe le sommet des
hiérarchies angéliques, la présence de Dieu, en
qualité de cause elliciente, comporte, elle aussi,
bien des degrés, suivant la mesure dans laquelle
chaque créature participe à la pcTfection divine.
Voilà ce que saint Thomas voulait donner à
entendre par les paroles suivantes, intelligibles
maintenant pour tous : Est anus commanis modus
quo Deus est in omnibus rébus per esseniiam, prœ-
sentiam et poleniiam, sicui causa in ejfectibus
pariicipantibus bonilalem ipsius*.
i. « Deus omnem locum replet : non sicut corpus, corpus
enim dicitur replere locum, in quantum non compatitur
secum aliud corpus ; sed per hoc quod Deus est in aliquo
loco, non excludiiur quin alla sint ibi, imo per hoc replet
omnia loca quod dat esse omnibus lo^atis, quae replent
omtiia loca. » (S. Th., Summa TheoL, l, q. viii, a. a.)
a. S. Th., Summa TheoL, I, q xuii, a. 3.
■IB.
SAtNT-SSrBIT. — •
DEUXIÈME PARTIE
DE LA PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEO
OU DE L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT
DANS LES AMES JUSTES
CHAPITRE PREMIER
Le fait de la présence spéciale de Dieu
dans les justes. — Mission, donation,
habitation du Saint-Esprit.
Au-dessus du mode ordinaire et commun
suivant lequel Dieu est en toutes choses par son
essence, sa puissance et sa présence, comme la
cause est dans les effets qui entrent en partici-
pation de sa bonté, il en est un autre spécial,
qui convient aux seules créatures raisonnables,
dans lesquelles Dieu se trouve comme l'objet
connu et aimé est dans l'être qui connaît et qui
aime. Et parce que la créature raisonnable peut
s'élever jusqu'à Dieu par la connaissance et
l'amour, et l'atteindre en lui-même, au lieu de
dire simplement que Dieu, suivant ce mode par-
ticulier de présence, est dans la créature raison-
nable, on dit qu'il habite en elle comme dans son
temple. Nul autre effet que la grâce sanctifiante
ne peut êtr*-^ la raison de ce noiiyeau mode de
présence do la personne divine. C'est donc uni-
quement par la grâce sanctifiante que la per-
sonne divine est envoyée et qu'elle procède tem-
porellement... Toutefois, avec la grâce, on reçoit
54 PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEU
aussi le Saint-Esprit, qui est lui-même donné et
envoyé, et vient habiter l'homme i. »
Ces paroles si laconiques de saint Thomas con-
tiennent, dans leur brièveté, un admirable résu-
mé de la question qui nous occupe présentement.
Nous y trouvons en effet clairement indiqués r
— a) d'abord le fait de la présence spéciale de
Dieu dans l'âme qui a la grâce : Super istum
modum aatem communem est unus specialis, qui
convenu natures raiiondi; — b) puis la nature de
cette présence, qui est une présence substan-
tielle; Dieu est là non pas simplement par ses
dons, mais en personne : In ipso dono gratiœ
gratum facientis Spiritus Sa/tctus habetur, et inha-
I. « Super istum modum autem communem (quo, scili-
cet, Deus est in omnibus rébus per essentiam, potentiam
et prsesentiam, sicut causa in effectibus participantibus
bonitatem ipsius), est unus specialis, qui convenit naturae
rationali, in qua Deusdicitur esse sicut cognitum in cogno-
scente, et amatura et amante. Et quia cognoscendo et
amando creatura ratioixalis sua operatione attingit ad
ipsum Deum, secunduni istum specialem modum Deus
non solum dicitur esse in rationali creatura, sed etiam
habi-
tare in ea sicut in templo suo. • ic igitur nullus alius
effec-
tus potest esse ratio quod divina persona sit novo modo in
rationali creatura, nisi gratia gratum faciens. Unde secxin-
dum solam gratiam gratum facientem mittitur et procedit
temporal! ter persona divina.
« Similiter illud solum habère dicimur quo libère possu-
mus uti, vel frui. Habere autem potestatem fruendi divina
persona est solum secundum gratiam gratum facientem.
Sed tamen in ipso dono gratiae gratum facientis, Spiritus
Sanctus habetur, et inhabitat hominem. Unde îpsemet Spi-
ritus Sanctus datur et mittitur. » (S. Th., Samma Thêd., h
q. XLUi, a. 3.)
MISSION, DONATION, ilA:B. DU SAINT-ESPRIT 55
èiieU hominem. Unde ipsemet Spiritus Sanctus datur
et mitttiar\ — c) le mode de cette )pré8.eDoe ; ce
n'est prlus en qualité d'ageait ou de cause .effi-
ciente qu'il est dian^ cette ânae; c'^t à titre
d'hôte et d'ami, comme objet de connaissance et
d'amour : Sicut cognitumdn cog^nosoente, et ama-
tum in amante; — d) ie jsujet capable de rece-
voir un tel bienfait, et ce sujet n'est .autre que la
créature raisonnable : Modws iste specialis con-
venit'naiurœ vationali ; — -e) ejiïiTvkixonditionàe cette
présence, c'est-à-dire l'état de.grâce : .Nubllus alias
effectus potest essfe ratio qaod divina persona sit
«ovG modo in ratio nali creabura, nisi gratta g ratum
faciens. — Autant de ch^îfs de considération qui,
pour être bien compris, demandent des éclair-
cissements proportionnés aux diffî;cuités qu'ils
peuvent offriT et k )la mesure de lein* impor-
tance. Aibordoiïs en preiaier )lieu le fait de la
présence spéciale »de Dieu idans les âmes sancti-
fiées fpar la grâce.
I
Il n'est peut-être pas de vérité plus fréquem-
meiït rappelée dans le saint Evangile et dans
les Epîtres de saint Paul que celle de la mission,
de la donation, de V habitation des personnes
divines dans les âmes qui ont la grâce. Sur le
point de quitter la terre pour retourner à son
Père , Notre-Seigneur , voularit conscyler ses
Ajp.ôtres et atténuer la tristesse que devait leur
occasionner son départ, promit de leur envoyer
le Paraclet : « Je vous dis la vérité : il vous es4
56 PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEU
expédient que 'e m'en aille, car si je ne m'en vais
pas, le Paraclet ne viendra pas à vous; mais si
je m'en vais, je \ou& VenverraV. Quand sera venu
le Paraclet, que je vous enverrai du Père, l'Esprit
de vérité qui procède du Père, il vous rendra
témoignage de moi, et vous aussi vous me ren-
drez témoignage, car vous êtes avec moi dès le
commencement'. »
Il leur disait encore : « Si vous m'aimez,
gardez mes commandements, et, à ma prière, le
Père vous donnera un autre Paraclet, pour qa'il
demeure éternellement avec vous ; l'Esprit de vé-
rité que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne
le voit pas et ne le connaît pas, mais vous, ^ous
le connaîtrez, parce qu'il sera en vous et y fixera
son séjour. Je ne vous laisserai pas orphelins, je
viendrai à vous 3. » Ce nouveau consolateur que
Jésus-Christ promet ici n'est autre que le Saint-
Esprit, l'Esprit de vérité, comme il l'appelle,
c'est-à-dire l'Esprit du Fils, qui est lui-même la
1. « Ego veritatem dico vobis : Expedit vobis ut ego
vadam ; si enim non abiero, Paraclitus non véniel ad vos ;
si autem abiero, mittam eum ad vos. » (Joan., xvi, 7.)
2. « Cum autem venerit Paraclitus, quem ego mittam vobis
a Pâtre, Spiritum veritalis, qui a Pâtre procedit ; ille
tesli-
monium perhibebit de me. Et vos testimonium perhibebi-
tis, quiaab initio mecum eslis. » (Joan., xv, 26-27.)
3. « ST diligiti«me, mandata mea servate. Et ego rogabo
Patrem, et alium Paraclitum dabit vobis, ut maneat vobis-
cum in aeternum; Spiritum veritatis, quem mundus non
potest accipere, quia non videteum, nec scit eum ; vos autem
cognpscetis eum, quia apud vos manebit, et in vobis erit.
Non relinquam vos orphanos; veniam ad vos. » (Joan., xiv,
i5-i8.)
MISSION, DONATION, HAB. DU SAINT-ESPRIT 67
vérité substantielle : Ego sum veritasK Tant qu'il
-était au milieu d'eux, le divin Maître consolait
lui-même ses disciples; mais son départ devant
les laisser exposés à de nombreuses tribulations,
il leur promet un autre consolateur, l'Esprit-Saint,
qu'il leur enverra du Père.
Cette mission du Saint-Esprit, cette donation
du Paraclet, que Jésus promettait aux siens, ne
devait pas être l'apanage exclusif des Apôtres,
mais la dot commune de tous ceux qui, par la
grâce, deviennent enfants de Dieu. En effet,
écrivant aux Galates, saint Paul leur disait :
(( Parce que vous êtes ses enfants, Dieu a envoyé
dans vos cœurs l'Esprit de son Fils qui crie :
Père, Père 2. » — a Non pas un esprit de crainte et
de servitude , mais l'esprit d'adoption des
enfants \ » — a La charité de Dieu a été répan-
due dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous
a été donné \ »
Et ce n'est pas seulement l'Esprit-Saint qui nous
est envoyé et donné par la grâce, et avec la grâce,
mais la sainte Trinité tout entière vient habiter
notre âme et y faire sa demeure. Notre-Seigneur
le dit formellement dans l'Evangile selon saint
Jean : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma
I. Joan., XIV, 6.
a. « Quoniam estis filii, misitDeus Spiritum Filii sui in
^corda vestra clamantem : Abba Pater. » (Gai., iv, 6.)
3. « Non enim accepistis spiritum servitutis iterum in
timoré, spdaccepistis Spiritum adoptionisflliorum. » (Rom.,
vm, i5,
4. « Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spi-
ritum Sanctum. qui datus est nobis. » (Rom., v, 5.)
a& PBESENCB SPEGIALB DE. DIEU
parole; et inon\ Père l'ainieai'a, et. itous viendrons
à lui, et nous établirons en lui notre: séjour i^. »
Aussi, pour amener les premiers fidèles à éviter
avec soin le- péché- et à garder pur et sans tache
le sanctuaire de leur âme, le grand Apôtre ne
trouvait-il pas de motif plus puissant, de raison
plus pressante, d'argument plus persuasif que
de leur rappeler qu'ils étaient le temple de Dieu.
« Ne savez-vous pa&, leur disait-il, que vous ête&
le temple de Dieu, et 4ue l'Esprit-Saint habite
en vous? Si quelqu'un viole ce temple, Dieu le
perdrai car le temple de Dieu est saint, et c'est
vous-mêmes qui êtes ce temple ^ n
Je m'arrête, pour ne pas nml-tiplier outre
mesure les passages de l'Ecriture qui établissent
le fait de la mission, de la donation des per-
sonnes divines, de l'habitation de la sainte
Trinité dans les âmes justes. Il importe mainte-
nant de recueillir et de préciser les enseigne-
ments qui résultent die ces- témoignages.
Ce qui ressort à première vue de tous ces
textes pris dans leur sens naturel et obvie, ce qui
brille avec la clarté de l'évidence, c'est le fait
d'une présence spéciale de Dieu dans les âmes qui
so!it en état de grâce. El de vrai, si l'Esprit-Saint
leur est envoyé, n'est-ce pas pour qu'il soit en
r. « Si quis diligit me, sermonem ix^um servabit, et
Pater meus diliget eum, etad eum veExLemus, et mansionem
apud eurn faciemua. » (Joan., xit, aS.)
2. « Nescitis quia templum Dei estia, et Spiritus Dei
Libitatin vobis? Si quis autem templum Dei violaverit,
'Jt>perdet îKuwi Deus. Templum cnim Dei sanctum esU
quod estis vos. » (I Gop., m, 16-17.)
MISSION, DONATION, ELAB. DU SAINT-ESPRIT §9
elles autrement qu'il n'est partout ailleurs? Car
enfin s'il se trouve dans les justes simplement à
la manière ordinaire, comme il est en toutes
choses, on ne conçoit pas ce que peut bien
signifier et apporter cette mission.
D'autre part, si l'Esprit-Saint est donné aux
âmes avec la grâce et par la grâce, c'est appa-
remment pour qu'elles le possèdent et puissent
jouir de lui librement. Or seule la créature rai-
sonnable est capable de posséder Dieu par la
connaissance et l'amour; seule, elle peut jouir
de lui; elle est donc susceptible d'une présence
spéciale de la Divinité, qui dépasse la portée des
êtres inférieurs. Nous verrons plus loin que ce
n'est même pas à toute ci^éature raisonnable
qu'appartient celte possession de Dieu, cette
jouissance commencée ou consommée du souve-
rain Bien, et qu'il faut pour cela, comme dispo-
sition préalable, ou la grâce sanctifiante ou la
lumière de gloire. Mais n'anticipons pas, et con-
tentons-nous pour le moment de soumettre à
l'analyse théologique les concepts de mission,
de donation, d'habitation, pour voir s'ils entraî-
nent nécessairement un mode particulier de
présence des personnes divines dans les âmes
auxquelles elles sont, envoyées ou données, et
qii' elles viennent habiter.
II
Le mot de mission, à?ix\^ le langage humain,
implique ordinairement l'idée de mandat donné
à une personne, avec obligation pour le manda-
6o PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEU
taire de s'éloigner de la personne qui Tenvoie,
pour se rendre au terme de sa mission. Un chef
d'Etat, par exemple, envoie fréquemment tel ou
tel de ses sujets en mission ordinaire ou extra-
ordinaire auprès d'un souverain étranger, tantôt
pour le représenter à titre d'ambassadeur, tantôt
pour négocier une affaire importante. La mission
ne se donne pourtant pas toujours par voie de
commandement, comme cela a lieu quand un
jupérieur envoie un de ses subordonnés; elle
peut encore se donner par voie de conseil, quand,
par exemple, le premier ministre d'un roi ou
d'un empereur l'envoie guerroyer; il peut même
y avoir mission en vertu d'une simple proces-
sion d'origine, comme lorsque le soleil nous
envoie ses rayons. Mais de quelque manière
qu'elle se fasse, la mission implique toujours un
double rapport : un rapport de la personne
envoyée à celle qui l'envoie, et un rapport au
terme de la mission; car on est envoyé par
quelqu'un auprès d'une personne déterminée
ou dans un lieu désigné d'avance ^
;. « In ratione missionis duo importantur : quorum
unum est habitudo missi ad eum a quo mitiitur ; aliud est
habitudo missi ad terminum ad quem mittitur. Per hoc
autem quod aliquis mittitur, ostenditur processio quaedam
missi a mittente : vel secundam imperiam, sicut dominus
miltit servum ; vel secundam consilium, ut si consiliarius
mit-
tere dicatur regem ad bellandum ; vel secundam originem,
ut si dicatur quod flos emittitur ab arbore. Ostenditur
etiam habitudo ad terminum ad quem mittitur, ut aliquo
modo ibi esse incipiat : vel quia prius ibi omnino non erat
quo mittitur; vel quia incipit ibi aliquo modo esse quo
priusnon erat. » ( S. Th., Summa TheoL, I, q. xun, a. i.)
MISSION, DONATION, HAB. DU SAINTHESPRIT 6^
Dans la mission créée qui a lieu par voie de
commandemenl ou de conseil, le premier de ces
rapports consiste dans une relation de dépen-
dance ou d'infériorité du mandataire vis-à-vis du
mandant, ou plus généralement de la personne
envoyée vis-à-vis de celle qui l'envoie, car pour
donner une telle mission, il est nécessaire de
posséder ce genre de supériorité que donne l'au-
torité du rang ou le prestige de la sagesse. Rien
de semblable dans les missions divines ; car en
Dieu les trois personnes ayant une même nature
et une même dignité, l'une n'a pas autorité sui
l'autre et ne lui commande pofnt; d'autre part,
comme elles sont parfaitement égales en science
et en sagesse, elles n'ont point à se conseiller
ou à se diriger mutuellement. La mission des
personnes divines ne se fait donc ni par com-
mandement ni par conseil, mais elle implique
simplement l'idée d'origine ou de procession i.
Le second rapport que dénote la mission est
relatif au terme oii l'on est envoyé. Il indique
que le messager doit, s'il n'y est déjà, se rendre
au lieu oii on l'envoie, pour être en mesure de
remplir l'office qui lui a été confié
Dans les missions créées, après avoir pris
congé de son maître, l'ambassadeur d'un prince
I. « Missio importât minorationem in eo qui mittitur»
secundum quod importât processionem a principio mit-
tente, aut secundum imperium, aut secundum consilium ;
quia imperans est major, et consiliansestsapientior. Sed in
divinis non importât nisi processionem originis, quae est
serundum aequalitatem. » (S. Th., SummaTheol.,l,q. xliu,
a. 1. ad I.)
€2 PRÉSENCE SPÉCIALE ETE DIEU
«'éloigne de lui et quitte son pays pour se rendre
à la cour du souverain auprès duquel il est accré-
dité; il y a par conséquent changement de lieu.
Il n'est pourtant pas impossible qu'un sujet,
déjà présent dans une contrée qui n'est pas son
pays d'origine, reçoive de son prince une mis-
sion particulière auprès du monarque sur les
terres duquel il se trouve ; dans ce cas, Tambas-
sadeur n'a point à se rendre au terme de sa
mission puisqu'il y est déjà, mais par le fait du
mandat qui lui est donné, il y devient présent
d'une nouvelle manière, ou plutôt à un nouveau
titre, non plus comme simple particulier, mais
en qualité de représentant. La mission divine ne
comporte ni déplacement ni séparation; Dieu,
étant partout, ne peut se rendre quelque part oii
il ne soit déjà, et la personne envoyée ne se
sépare point de celle qui l'envoie, car les trois
personnes de l'adorable Trinité, n'ayant qu'une
seule et même nature, sont nécessairement insé-
parables ; en vertu de la circamincession, partout
où l'une d'elles se trouve, les deux autres y sont
également 1.
Mais pour qu'il y ait vraiment mission, il faut
que la personne divine commence d'être pré-
I. « niud quod sic mittitur, ut incipiat esse ubi prius
nùllo modo erat, sua Tnissione localiter lanovetur ; unde
oportet quod loco separetur a mittente. Sed hoc non acci-
<iît in missione divinae personœ ; quia persona dirina
missa
sicut non incipit esse ubi prius non fuerat, ita née desinit
«sse ubi fuerat. Unde talis missîo est sine separatione, sed
habet solam distinctionemoriginis. » (S.Th., 8wnma Theol.
i. q. XLiii, a. 1, ad 2.)
MISSION, DONATIOK, HAB;. DU SAINT-ESPRIT 63-
sente s&us un mode nouveau là où elle esi eiiiVQyée.
Ainsi, quand le Fils de Dieu fut envoyé dans
le inonde pour opérer notre! rédemption, il ne
quitta point le sein du Père pour venir au milieu
de nous; il était déjà dans le monde, en qualité
de cause, pour conserver ce qu'il avait primiti-
vement créé : In mundo erat, et mundusper ipsum.
factus est^, mais il y vint à nouveau en tant,
qu'il apparut revêtu de notre chair. Ce que nous
disons de la mission visible du Verbe s'applique
également à la mission invisible de l'Esprit-Saint.
Lors donc que ce divin Esprit est envoyé par le
Père et le Fils pour sanctifier la créature, il. n'y
a en lui ni déplacement ni changement; toute
la mutation se tient du côté de l'être créé, qui,
en recevant la grâce, entre par le fait même
dans un nouveau rapport avec la Divinité, dont
il devient tout à la fois l'ami et le sanctuaire.
On voit par là que la mission, divine implique
seulement deux choses : une procession d'origine
et un nouveau mode de présence ; c'est-à-dire
que la personne envoyée procède de celle qui
l'envoie, et devient présente d'une manière nou-
velle au terme de sa mission'. Et comme le Fils
I. Joan., I, 10.
a. (c Missio igitur divinae personae conTcnire potest?,
seeun-
dum quod importât ex una parte processionem originiff a
mittente, et secundum q^uod importât ex alia parte novum
modum existendi in alio ; sicut Filius dicitur esse missus
a Pâtre in mundum, secundum quod incepit in mundo
esse per carnem assumptam ; et tamen antea in munda
états uit dicitiii? Joan., li, lO. »- (Siwnma. T/i«ûi», I,
q. xun,
a. I.)
(54 PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEU
procède uniquement du Père, il ne peut être
envoyé que par lui ; l'Esprit-Saint au contraire
est envoyé par le Père et le Fils, parce qu'il
procède de l'un et de l'autre. Quant au Père, ne
procédant de personne à raison de son innasci-
bilité, il n'est jamais envoyé; il vient pourtant
de lui-même dans l'âinj juste et accompagne les
deux autres personnes.
III
Les considérations que nous venons de faire
sur la mission invisible du Saint-Esprit s'appli-
quent pareillement à sa donation; avec cette
différence que le mot de mission n'exprime, en
outre du rapport d'origine avec le Père et le Fils
qui l'envoient, qu'un mode spécial de présence
dans la créature qu'il sanctifie, sans indiquer la
nature de cette présence ; tandis que la donation
nous révèle déjà, dans une sorte de demi-jour,
le caractère particulier de l'union que la créature
raisonnable contracte par la grâce avec la per-
sonne divine qui lui est donnée.
En effet, pour qu'il y ait donation du Saint-
Esprit, il ne suffit pas qu'une relation nouvelle
quelconque s'établisse entre l'àme qui le reçoit
et ce divin Esprit, il faut encore que cette âme
possède Celui que l'Eglise appelle si justement le
don de Dieu ; car ce que l'on donne à quelqu'un
devient son bien, sa possession i ; et qu'est-ce
i.« Ad dationem Spiritus Sancti, non sufRcit quod sit
nova relatio, qualiscumque est creaturae ad Deum; sed
MISSION, DONATION, HAB. DU SAINT-ESPRIT 65
que posséder une chose, sinon avoir la faculté
d'en user librement et d'en jouir à volonté? Ha-
bere autem dicimur id quo libère possumus uti vel
frui ut volumus^. Or, seule la créature raisonnable
est capable de posséder Dieu et de jouir de lui,
ou d'une manière parfaite comme les bienheu-
reux dans le ciel, ou d'une manière initiale et
commencée, comme les justes et les saints d'ici-
bas'.
Les êtres privés de raison peuvent bien recevoir
la motion, l'impulsion, l'action de Dieu; ils ne
sauraient ni jouir de sa présence ni user librement
de ses dons ; ils peuvent avoir en eux une par-
ticipation lointaine et analogique de la perfection
incréée, mais quant à posséder la substance
divine et à jouir du Bien souverain, ils en sont
radicalement incapables, car on ne peut possé-
der Dieu et en jouir que par la connaissance et
l'amour, et l'être intelligent seul est capable de
tels actes. Encore a-t-il besoin pour cela d'être
élevé au-dessus de sa condition native et de
recevoir d'en haut une grâce qui le rende parti-
cipant du Verbe divin et de l'Amour qui pro-
cède du Père et du Fils comme d'un seul prin-
oportet quod referatur in Ipsum sicut ad habitum • quia
quod datur alicui habetur aliquo modo ab illo. » (S. Th.,
Sent., 1. 1, dist. xiv, q. ii, a. 2, ad 2.)
1. S. Th., Summ. TheoL, I, q. xxxvm, a i.
2. « Persona autem divina non potest haberi a nobis nisi
vel ad fructum perfectum, et sic habetur per donum gloriae :
aut secundum fructum imperfectum, et sic habetur per
donum gratiae gratum facientis. » (S. Th., Sent.t 1. I,
dist.
XIV, q. II, a. a, ad 2.)
BAB. lAIRT-BIPKIT.
66 PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEU
cipe^. Donc la donation d'une personne divine
implique une présence spéciale de la Divinité
dans la créature qui la reçoit ; présence absolu-
ment distincte de celle par laquelle Dieu est en
toules choses en qualité de cause efficiente.
Nombreux en effet sont les caractères qui dit-
férencient ces deux modes de présence. Ainsi, la
présence de Dieu par manière de cause efficiente^
est commune à tous les êtres sans exception; la
présence de Dieu comme objet de connaissance et
d'amour n'est possible que pour les créatures
intelligentes. La première est universelle et se
réalise nécessairement partout où se rencontre
un effet quelconque de la puissance divine; elle
est même inamissible tant que l'être créé est
maintenu dans l'existence, car Dieu doit être là
pour le conserver. La seconde, s'il s'agit d'une pré-
sence substantielle et non purement objective, est
le privilège exclusif des âmes justes; effet du libre
I. « Habere dicimiirid quo libère possumus uti vel frui ut
volumus. Et per hune modum divina persona non potost
haberi nisi a rationali creatura Deo conjuncta ; ali* autem
creaturae moveri quideni possunt a divina persona, non
tamen sic quod in potestate earum sit frui divina persona,
et uti effectu ejus. Ad quod quandoque pertingit rationalis
creatura, utputa cum sic fit particeps divini Verbi et pro-
cedentis amoris, ut possit libère Deum vere cognoscere et
recte amare. Unde sola creatura rationalis potest habere
divinam personam. Sed ad hoc quod sic eam habeat,
non potest propria virtute pervenire , unde oportet quod
hoc ei desuper detur ; hoc enim dari nobis dicitur quod
aliunde habemus. Et sic divinae personae competit dari et
Csse donum. » (S. Th., Summa TheoL, I, q. xxx.viii, a. i.)
a. Samma Theol., I, q. vni, a. 3.
MISSION, DONATION, HAB. DU SAINT ESPRIT 67
vouloir de Dieu, elle vient avec la grâco et se
perd avec elle. L'une n'apporte, au moins directe-
ment, ni ioie ni consolation; elle est souvent
inconsciente ou ignorée; et combien, parmi les
êtres raisonnables capables de la connaître ou la
connaissant effectivement, voudraient, dans leur
malice, pouvoir s'en défaire en chassant de leur
cœur Celui qu'ils considèrent comme le témoin
importun de leur inconduite et le vengeur de
leurs crimes! L'autre, au contraire, est pleine
de douceur et de suavité; c'est une union de
jouissance commencée ou consommée. Qui pour-
rait confondre deux modes de présence si diffé-
rents l'un de l'autre? Dans l'un. Dieu est en
nous à titre d'agent; dans l'autre, Dieu est à
jious, en qualité de protecteur et d'ami.
IV
Dieu se trouve donc dans les justes d'une manière
toute spéciale, il y habite, suivant l'expression
employée par nos saints Livres. Mais, chose
étonnante. Dieu n'habite pas partout où il est.
Combien d'êtres auxquels il est réellement et
substantiellement présent à titre de cause effi-
ciente, y exerçant son activité, y produisant tel
ou tel effet, et dans lesquels néanmoins il n'ha-
bite pas, au sens que l'Ecriture donne à cette
expression ! Et cela se comprend. Le lieu qui
est l'habitacle de Dieu a, dans toutes les langues,
un nom spécial, c'est un tempile. Or, on ne sau-
rait donner le nom de temple à une demeure
vulgaire, destinée à des usages profanes : le tem-
68 PRÉSENCE ?PFrT\LTî DE DIEU
pie est un lieu consacré et Hédié au culte de
Dieu, qui daigne y habiter et accueillir favora-
blement les prières de pes adorateurs. « Le
temple est un lieu consacré au Seigneur pour
qu'il y habite »), nous dit l'angélique Docteur :
Templum est locus Dei ad inhahitandum sibi conse-
cratas^.
Dans les temples matériels, cette consécration
se fait par le ministère du pontife, avec tout un
ensemble de prières, d'onctions, de cérémonies,
capable de faire comprendre au peuple chrétien
que désormais ce lieu est saint, et qu'il faut s'y
présenter et s'y tenir avec tout le respect dû à
la Majesté souveraine qui l'habite. Dans les tem-
ples spirituels, c'est-à-dire dans les âmes, cette
consécration se fait par la grâce, que nous rece-
vons primitivement dans le saint baptême'; et
si nous avons le malheur de polluer par le
péché ce sanctuaire intérieur, la divine Miséri-
corde a daigné nous donner, dans le sacrement
de pénitence, un moyen d'opérer sa réconcilia-
tion.
Mais parce que la violation d'une chose sainte
est un sacrilège capable d'attirer la colère
divine sur la tête de celui qui le commet, l'apô-
tre saint Paul, voulant faire comprendre aux
i' S. Th., Commeiu. in II Cor., n, 16
a. « Et quidem in materiali templo est quaedam sacra-
mentalis sanctitas, prout templum divino cultui dedicatur ;
sed in fidelibus Christi est sanctitas gratiœ, quam
consecuti
sunt per baptismum, secundum illud, infra yi, 11 : Abluti
estis, tanctifwati estis. » (S. Th., in I Cor m, 17.)
MISSION, DONATION, HA.B. DU SAINT-ESPRIT 69
fidèles de Corinthe la gravité d'une telle profa-
nation et les conséquences redoutables qu'elle
peut entraîner, leur disait : « Si quelqu'un viole
le temple de Dieu, Dieu le perdra : Si quis iem-
plum Dei violaverit, disperdet illum Deas^. » Et la
raison qu'il en donnait, c'est que le temple de
Dieu est saint; « et c'est vous-mêmes, ajoutait-il,
qui êtes ce temple : Templum enim Dei sancium
est, quod esiis vos'. »
Et pour qu'on ne soit pas tenté de croire que
Dieu habite, quoique avec peine et répugnance,
dans les pécheurs, l'Ecriture nous déclare for-
mellement qu'il n'en est point ainsi. Elle nous
dit en effet que la sagesse (et l'on peut entendre
par cette expression la Sagesse incréée et engen-
drée, c'est-à-dire le Verbe) n'entrera pas dans
une âme mauvaise, qu'elle n'habitera pas dans
un corps assujetti au péché : In malevolam ani-
mam non iniroibii sapientia, nec habitabit in corpore
subdito peccatis^. Elle ajoute que l'Esprit-Saint,
lui aussi, qui est un esprit de science, aban-
donne celai qui n'a que l'apparence du bien, et
que la survenance de l'iniquité le met en fuite :
Spiritus enim sancias disciplinée ejfagiet ficium...,
et corripietur a superveniente iniquitate^. Et pour
écarter toute erreur, pour prévenir toute illu-
sion, elle va jusqu'à dire que non seulement
Dieu n'habite pas dans les pécheurs, mais encore
1. I Ccr.. III, 17,
2. Ibid.
3. Sap., I, 4.
4. Sap., I, 5.
J]0 PRESENCE SPÉCIALE DE DIEU
qu'il est loin d'eux : Longe est Dominas ah
impiis ' .
Il est intéressant d'entendre sur ce point le
grand évêque d'Hippone. Dans son livre Sur la
présence de Dieu, adressé à Dardanus, où il traite
ex professo la question de l'habitation divine,
saint Augustin commence par exposer que Dieu
est partout, tout entier dans chaque être et
chaque partie de l'être, puis il ajoute : « Mais ce
qui est plus surprenant, c'est que Dieu, quoique
tout entier partout, n'habite cependant pas dans
tous les hommes. En effet, ce n'est pas à tous
que peuvent s'appliquer les paroles de l'Apôtre :
Ae savez-voas pas que vous êtes le temple de Dieu,
et que le Saint-Esprit habite en vous? (I Cor., m,
i6), car il dit de quelques-uns : Celui qui n'a
pas l'Esprit du Christ ne lui appartient pas. (Rom.,
VIII, 9.) Or, qui oserait penser, à moins d'igno-
rer complètement l'inséparabilité des personnes
divines, que le Père ou le Fils puissent habiter
où le Saint-Esprit n'habite pas, et que le Saint-
Esprit habite quelque part sans le Père et le
Fils? Il faut donc avouer que Dieu est partout
parla présence de sa divinité, mais non par une
grâce d'habitation : Unde fatendum est ubique esse
Deum per divinitatis prœsentiam, sed non ubique
per habitationis gratiam.
« Dieu donc, qui est partout, n'habite pas
dans tous les hommes ; et il n'habite pas non
plus au même degré dans ceux où il établit sa
demeure : Etiam in qaibus habitat, non œqualiter
I. Prov., XV, 29,
MISSION, DONATION, HAB. DU SAINT-ESPRIT jy
habitai. N'est-ce pas- en effet pour cela qu'Elisée
demanda le double esprit qui était dans Elle?
(4 Reg , II, 9.) Et d'oii vient que, parmi les
saints, les uns le sont plus que les autres, sinon
parce que Dieu habite plus pleinement en eux?
Mais si Dieu est plus dans les uns que
dans les autres , que devient la vérité de ce que
nous avons avancé précédemment, savoir que
Dieu est tout entier partout? Pour le savoir,
il faut considérer attentivement ce que nous
avons dit, que c'est en lui-même que Dieu est
tout entier partout, et non dans les hommes, qui
le reçoivent les uns plus, les autres moins. On
dit en efTet qu'il est partout, parce qu'il n'est
absent d'aucune partie de l'univers ; qu'il est
tout entier partout, parce qu'il n'est pas partiel-
lement présent à chaque chose, en sorte qu'une
partie plus ou moins grande de son être réponde
à chaque partie plus ou moins grande des cho-
ses ; mais il est tout entier présent non seulement
à l'universalité des créatures, mais encore à
chaque partie de l'univers. Ceux qui, par le
péché, lui deviennent dissemblables, sont dits
éloignés de lui; ceux-là, au contraire, s'en rap-
prochent, qui lui ressemblent par une pieuse et
sainte vie.
u Mais ceux à qui I)ieu est présent ont beau
être moins capables de le recevoir, il n'en est pas
pour cela moindre lui-même. Et de même qu'il
n'est pas absent de ceux en qui il n'habite pas,
et qu'il est même tout entier en eux, quoiqu'ils ne
le possèdent pas ; ainsi il est présent tout entier
dans ceux en qui il habite, bien qu'ils ne le sai-
sissent pas totalement.
ya PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEU
« Pour habiter dans les hommes, Dieu ne se
partage pas dans leurs cœurs ou dans leurs
corps, en attribuant une partie de lui-même à
ceux-ci et une autre à ceux-là...; mais tout en
demeurant éternellement immuable en lui même,
il peut être présent tout entier à toutes choses,
et tout entier à chacune, quoique ceux en qui il
habite, et dont il s'est fait, par sa bonté et sa
grâce, un temple très cher, le possèdent les uns
plus, les autres moins, selon leur diverse capa-
cité'. »
Ainsi donc, au sentiment de saint Augustin,
Dieu n'habite dans une âme qu'à la condition
d'être saisi et possédé par elle, ce qui a lieu par
la connaissance et l'amour; car posséder Dieu,
c'est le connaître : Hoc est Deum habere, quod
nosse*, non pas, il est vrai, d'une connaissance
quelconque, car « *ls n'appartiennent pas au
temple de Dieu, ces philosophes superbes qui
l'ont connu sans le glorifier et lui rendre
grâces 3 », mais d'une connaissance accompagnée
de charité, et voilà pourquoi u ils appartiennent
au temple de Dieu, ces enfants qui ont été sanc-
tifiés par le sacrement du Christ, et régénérés
par l'Esprit-Saint, et que leur âge rend incapa-
bles de connaître Dieu. Ainsi celui que les phi-
losophes ont connu et n'ont point j^ossédé, est
possédé par les enfants avant même qu'ils soient
I. S. Aug., lib. De Prassentia Dei, seu Epist. ad Dardan.
187 (alias 57), c. v et vi, n. 16-19.
a. Ibid., c. VI, n. 21
3. Ibid.
MISSION, DONATION, HAB. DU SAINT-ESPRIT 78
en état de le connaître. Mais bienheureux ceux
pour qui connaître Dieu, c'est le posséder; car
cette connaissance est la plus complète, la plus
vraie et la plus heureuse i ». En sorte que, chose
extrêmement étonnante, Dieu habite dans quel-
ques-uns de ceux qui ne le connaissent pas
encore, tandis qu'il n'habite point en d'autres qui
le connaissent.
Pour être le temple et rhabîtacle de la Divinité,
il faut avoir la grâce et la charité, c'est la con-
dition indispensable ; aussi non seulement ceux
qui connaissent Dieu sans l'aimer ne possèdent
pas en eux l'hôte divin, mais ceux-là mêmes qui
font des miracles sans être en état de grâce ne le
possèdent pas non plus; car toutes ces choses sont
faites par Dieu en vertu de sa présence ordinaire, ou
par le ministère des saints anges : Agit enim hœc
Deus tanquam ubique prœsens, vel per sanctos
angelos suos^. Et saint Augustin conclut enfin
par ces paroles, qui résument cette longue mais
instructive citation : « Dieu est donc présent par-
tout et tout entier partout ; il n'habite cepen-
dant point partout, mais seulement dans ceux
qui forment son temple et sur lesquels il répand
les trésors de sa grâce et de sa miséricordieuse
bonté. Et ceux en qui il habite le possèdent à des
degrés divers, les uns plus, les autres moins*. »
1. S. Aug., lib. De Prœsentia Dei, c. vi, n. 21.
a. Ibid., c. XII, n. 36.
3. « Deus igitur ubique prœsens est, et ubique totus prae-
sens : nec ubique habitans, sed in templo suo, eu. per gra-
tiam benignus est et propitius. Capitur autem habitans ab
aliis amplius, ab aliis minus. » (Ibid., c. xiii, n. 38.)
74 PI\ÉSEx>CE SPÉCIALE DE DIEU
Cette doctrine de la présence spéciale, de TAût-
bitation de Dieu dans les justes, que le Docteur
de la grâce affirme, quant au fait, en termes si
formels, mais qu'il laisse isuite, relativement à
la manière dont il faut l'entendre, dans une
sorte de pénombre, a été mise en pleine lumière
par son fidèle disciple et interprète, le Docteur
angélique. Voici, en effet, comment celui-ci s'ex-
prime dans son Commentaire sur les paroles de
l'Apôtre : Vous êtes le temple da Dieu vivant :
« Quoique Dieu soit en toutes choses par sa
présence, sa puissance et son essence, il n'habite
pourtant point partout, mais seulement dans
les saints par la grâce. Et la raison en est
que, s'il est en toutes choses par son action y
en tant qu'il s'unit aux créatures pour leur
donner et leur conserver l'être, il n'y a que
les saints qui, par leur opération, c'est-à-dire
par la connaissance et l'amour , peuvent
atteindre Dieu, et 'le contenir en quelque sorte en
eux. Car celui qui connaît et qui aime possède en
lui-même 1 objet connu et aimé^. »
I. « Licet Deus in omnibus rébus dicatur esse perpraesen-
tiam, potentiam et essentiam, non tamen dicitur in eîs
habitare, sed in solis sanctis per gratiam. Gujus ratio est,
quia Deus est in omnibus rébus per suam actionem in quan-
tum conjungit se eis, ut dans esse et conservans in esse. In
sanctis autem est per ipsorum operationem qua attingunt
ad Deum, et quodam modo comprehendunt ipsum, qusB
«st diligere et oognoscere. Nam diligens et cognoscens dici-
tur in se habere cognita et dilecta. » (S. Th., in II Cor.,
c. Ti, i6, lect. 3.)
MISSION. DONATION, HAB, DU SAÎNT-ESPRIT 76
Déjà sur cet autre texte du même Apôtre : Ne
savez^vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et
que VEsprit-Saint habite' en vous? saint Thomas
avait fait les réflexions suivantes : (( U est de la
nature d'un temple d'être l'habitacle de Dieu,
selon ces paroles du Psalmiste : Dieu habite dans
son saint temple (Ps. x, 5) : par conséquent tout
ce qui est la demeure de Dieu peut être appelé
temple. Or Dieu demeure principalement en lui-
même, parce qu'il est seul à se comprendre ; il
peut donc être appelé son propre temple... Il
habite aussi dans une maison consacrée par le
culte spécial qu'il y reçoit... Il habite encore
dans les hommes par la foi que la charité rend
active, suivant ces paroles de l'Apôtre aux Ephé-
siens : Le Christ habite dans vos cœurs par la
foi. (Ephes., m, 17.) Et pour prouver que les
fidèles sont le temple de Dieu, l'Apôtre ajoute
que Dieu habite en eux : et l'Esprit de Dieu habite
en vous... 11 est donc manifeste que le Saint-
Esprit est Dieu, puisque, en établissant son séjour
dans les fidèles, il en fait des temples de Dieu;
car ce n'est que l'habitation de la Divinité qui
constitue un temple : Sola enim inhabitaiio Del,
iemplum Deifacit.
« Mais il faut considérer que Dieu est dans
tout être créé par son essence, sa puissance et sa
présence, remplissant tout des effets de sa bonté,
suivant cette parole de Jérémie : Je remplis le
ciel et la terre. (Jer., xxm, 2/i.) Spirituellement,
Dieu habite comme en sa maison de famille, tan-
quani in familiari domo , dans les saints, dont Tesprit
est capable de le posséder par la connaissance et
l'amour, quorum mens capax est Dei per cognitio-
^6 PKÉSENCE SPECIALE DE DIEU
nem et amorem, lors même qu'ils ne le connais-
sent pas et ne laiment pas d'une manière
actuelle, à condition cependant qu'ils aient, avec
la grâce et par elle, la vertu de foi et de charité,
comme cela a lieu pour les enfants baptisés.
Mais une connaissance qui n'est pas accompa-
gnée de charité est insufQsante pour établir Iha-
bitation de Dieu, comme l'indiquent les paroles
de saint Jean : « Celui qui demeure dans la cha-
rité demeure en Dieu, et Dieu en lui. » (1 Jean.,
IV, i6 ) Voilà pourquoi beaucoup connaissent
Dieu par une connaissance naturelle ou par la
foi informe, et n'ont pas cependant l'Esprit de
Dieu à demeure dans leur cœuri. »
Gest donc une vérité acquise et incontes-
table que Dieu existe d'une manière spéciale
dans les justes ; l'Ecriture, la Tradition, ren-
seignement théologique, s'accordent pour affir-
mer le fait dune présence particuHère de la
Divinité dans les âmes auxquelles lEsprit-Saint
est envoyé ou donné, et qui deviennent par la
grâce le temple et Ihabitacle de l'adorable Tri-
nité. Ce n'est plus simplement par son opération,
à titre d'agent ou de cause efficiente, que Dieu
est en elles ; c'est en qualité d'hôte, d'ami, de
bien souverain, dont elles peuvent déjà commen-
cer à jouir dès cette vie.
Ce nouveau mode de présence, qui n'exclut
point les autres, mais s'y surajoute, n'emporte
aucun changement en Dieu, qui est immuable.
1. S. Th., in I Cor., m, i6, lect. S.
MISSION, DONATION, HAB. DU SAINT-ESPRIT 77
mais il suppose dans la créature une modifica-
tion', un e^ t nouveau produit en elle et deve-
nant le principe d'une nouvelle relation, en vertu
de laquelle la créature se rapporte à Dieu non
plus seulement comme l'effet à sa cause, mais
comme le possesseur à l'objet devenu sa pro-
priété et la matière de sa jouissance; et, de son
coté, au lieu d'une vulgaire relation de causalité
qu'il avait auparavant avec la créature, Dieu
eatre avec elle dans un rapport d'appartenance
et de possession : il devient son bien, son ami,
son époux, l'objet de sa connaissance et de son
amoir.
Cet effet nouveau qui fonde, entre l'âme juste
et Dieu, des rapports si différents de ceux qui
existent entre une créature quelconque et son
Créateur, n'est autre aue la grâce sanctifiante.
Ni les dons de la nature, si élevés et si brillants
qu'on les suppose, ni les grâces gratuites, comme
le don des niracles ou de prophétie, ni la foi
elle-même ou l'espérance séparées de la chanté,
ne suffisent pour nouer de pareilles relations,
pour établir des liens à la fois si doux et si
étroits. « N allas alias ejfectas potest esse ratio qaod
divina persona sit novo modo in creatara raiionali,
nisi gratia gratam faciens *. Nul autre effet que la
1. « Dicendum quod divînam personam esse novo modo
in aliquo, vel ab aliquo haberi temporaliter, non est prop-
ter mutationem divinae personae, sed propter mutationem
creaturae, sicut et Devis temporaliter dicitur Dominus
propter mutationem creaturae. » (S. Th., Summa TheoL, I,
q. îun, a. 2, ad 2.)
2. S. Th., Samma Theol.t I, q. xuii, a. 3.
•yS PRÉSE^'(TE SPéciALE DE DIEU
grâce sanctifiante ne peut être la raison de ce
nouveau mode de présence de la personne
divine. » Mais quelle est an juste la nature de
celte présence? C'est ce qu'il nous ffeiut examiner
maintenant.
CHAPITRE II
Nature de cette présence
I
Quand les saintes Lettres nous disent que
TEsprit-Saint nous est envoyé, nous est donné
lour sanctifier nos âmes, que les personnes
livines habitent en nous par la grâce, comment
■aut-il
entendre ces textes? Faut-il les prendre
ians leur sens naturel et obvie, et admettre la
venue réelle de l'Esprit-Saint, la présence vraie,
physique, substantielle, de l'adorable Trinité dans
l'âme justifiée? ou devons-nous expliquer ces
expressions dans un sens métonymique, et
n'y voir qu'une de ces figures dont abonde le
langage humain, attribuant à l'effet le nom de
la cause? En d'autres termes, est-ce bien la per-
sonne même du Saint-Esprit qui nous est don-
née par la. grâce et avec la grâce, et qui accom-
pagne ses dons en venant elle-même dans nos
cœurs? ou ne recevons-nous en réalité que les
dons créés, la grâce et les vertus infuses qui
forment son inséparable cortège?
11 pourrait sembler, à première vue, que la
mission ou la donation d'une personne divine
doit s'entendre uniijuement de la présence de
cette personne par ses effets et ses dons, par la
communication d'une perfection qui lui est
80 NATURE DE LA PRESENCE DE DIEU
appropriée et qui la manifeste, et non de sa
venue réelle et personnelle; car enfin puisque
Dieu est partout, comment peut-il venir quelque
part autrement que par ses effets?
Aussi les ariens et les macédoniens, ces néga>
teurs obstinés de la divinité du Verbe et du
Saint-Esprit au IV^ siècle, se refusaient-ils à
voir, dans les passages de l'Ecriture où il ejt
question de la mission invisible du Fils et ài
Saint-Esprit, autre chose que l'effusion d^s
grâces créées, à l'exclusion des personnes
divines. Ils avaient pour cela, à leur point de
vue, une excellente raison. Comment admettre
en effet que c'était bien réellement la personne
même du Saint-Esprit que Notre-Seigneur prc-
mettait d'envoyer et qu'il envoya effectivement i
ses apôtres, sans reconnaître la divinité du Sau-
veur? Il n'y a qu'un Dieu qui puisse envoyer
une personne divine. D'autre part, si l'Esprit dt
vérité promis par Jésus-Christ, l'Esprit qui
en répandant la grâce et la charité dans nos
cœurs, fait de nous les enfants adoptifs de Dieu,
est vraiment une personne, il ne peut être, lui
aussi, qu'une personne divine; car il n'y a qu'un!
Dieu qui puisse déifier en communiquant sa
nature.
ku \Ve siècle, les Grecs schismatiques, vou-
lant se soustraire à la nécessité de confesser,
avec les catholiques, que le Saint-Esprit procède
du Père et du Fils, soutinrent, eux aussi, au
concile de Florence, que les promesses faites par
Jésus-Christ aux apôtres de leur envoyer le
Saint-Esprit devaient s'entendre de ses dons, et
non de sa personne. Et pour confirmer leur
NATURE DE LA PRESENCE DE DIEU 8l
prétention, en l'appuyant sur des témoignages
empruntés aux Livres saints, ils en appelaient
aux passages de l'Ecriture où les dons du Saint-
Esprit sont désignés sous son nom, comme dans
le texte d'Isaïe, où le prophète, parlant du Messie
à venir, s'exprimait ainsi : « L'Esprit du Sei-
gneur se reposera sur lui : l'esprit de sagesse et
d'intelligence, l'esprit de conseil et de lorce,
l'esprit de science et de piété, l'esprit de crainte
du Seigneur le remplira i. n
Par des voies différentes, et pour des motifs
d'une tout autre nature, des théologiens catho-
liques, Vasquez en particulier et Alarcon, S. J.,
sont arrivés à la même conclusion. Ne compre-
nant pas comment une personne divine, qui est
déjà réellement et substantiellement présente en
nous, en vertu de son immensité, peut y venir
de nouveau autrement que par ses dons, ils
enseignent que la mission du Saint-Esprit, et son
habitation en nous par la grâce, n'impliquent
nullement une présence substantielle de ce divin
Esprit, spécifiquement distincte de celle qu'il a
en toute créature, mais simplement une exten-
sion de cette présence commune ; en sorte que
là où Dieu était déjà pour conserver les dons de
la nature, il s'y trouve maintenant pour pro-
duire et conserver ceux de la grâce.
Et si on leur dit, avec saint Thomas, que
Dieu est présent dans les justes comme objet de
connaissance et d'amoui:, sicat cogniLum in cogno-
i. Is., XI, a-3.
HAB. lAINT-BSPMT. — f
Sa NATURE DE LA PRESENCE DE DIEU
^cente et amatum in amante'^, ce qui est fort diffé-
rent de sa présence ordinaire en qualité de cause
efficiente, per modum causas agentis*, ils répon-
dent que cela constitue bien efîectivement une
présence spéciale, qui est l'apanage exclusif des
êtres raisonnables, seuls capables de connaître
et d'aimer Dieu, mais une présence qui n'est
point réelle, ni physique, ni substantielle,
attendu que nous pouvons connaître et aimer
des objets distants et éloignés de nous; et si
cette connaissance et cet amour nous rendent
ces objets présents d'une certaine manière, pré-
sents à notre esprit d'une présence idéale et
objective, par leur image et leur forme intelli-
gible, présents à notre cœur d'une présence
morale et affective, ils ne suffisent point cepen-
dant pour les rendre réellement et QkkQciiyQuUîni
présents dans notre âme.
Sainte Thérèse se plaint, dans le récit de sa
vie, d'avoir rencontré de ces théologiens; et
voici comment elle en parle : « J'étais, au com-
mencement, dans une telle ignorance, que je ne
savais pas que Dieu fût dans tous les êtres. Mais
comme, durant cette oraison, je le trouvais si
présent à mon âme, comme la vue que j'avais
de cette présence me semblait si claire, il m'était
absolument impossible d'en douter. Des gens
qui n'étaient pas doctes me disaient qu'il s'y
trouvait seulement par sa grâce. Persuadée du
contraire, je ne pouvais m« rendre à leur senti-
1. S. Th., Summa TheoL, I, q. xliii, a. 3.
3. Id., I, q. VIII, a. 3.
NATURE DE LA PIŒSEÎSCB DE DIEU 8^-
ment, et j'en avais de la peine. Un très savant
théologien de l'Ordre du glorieux saint Domi-
nique me tira de ce doute ; il me dit que Dieu
était réellement présent dans tous les êtres, et il
m'expliqua' de quelle manière il se communique
à nous, ce qui me remplit de là pliis vive con-
solation ^ ))
Aussi, loin de se laisser arrêter par les diffi-
cultés soulevées par Vasquez et les tenants de
son opinion, l'immense majorité des théologiens
a reconnu et confessé que ce ne sont point seu-
lement les dons créés que Dieu nous commu-
nique, quand il verso en nous la grâce sanctir-
fiante, mais que le donateur lui-même accom-
pagne ses dons. Et saint Thomas, toujours si
modéré dans ses- appréciations, ne craint pas de
taxer d'erreur le sentiment contraire : error
diceniium Spiritum Sanctum non dari, sed ejus
dona * ; et il enseigne comme une vérité théolo-
giquement certaine que, par la grâce et avec la
grâce, on reçoit en même temps le Saint-Esprit,
qui devient ainsi l'hôte de notre âme : In ipso
dono gratiœ gralum facientis Spiviias Sanclus habe-
tur, et inhabUat konùnem *.
1. vie de sainte Thérèse écrite pnr elle-même, c. xvin; tra-
duction du R P. Marcel Bouix, S. J.
2. S. Th., Samma. TheoL, l, q. xliii, a. 3, obj. i *.
3. Ibid., in corp. art.
\!i NATURE DE LA PHKSENCE DE DIEU
II
Et de fait, l'Ecriture est tellement claire, telle-
ment explicite, tellement formelle sur ce point,
dans une multitude de passages, qu'il paraît
impossible, sans faire violence au texte, de ne
pas admettre la réalité de cette habitation. Ainsi
quand l'apôtre saint Paul, écrivant aux fidèles de
Corinthe et de Rome, leur disait : « Ne savez-
vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que
TEsprit de Dieu habite en vous ^ ? — Ignorez-
vous que vos membres sont le temple de l'Esprit-
Saint, qui est en vous, que vous tenez de Dieu,
et que vous ne vous appartenez pas 2 ? — Si
quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, il n'est pas
son vrai disciple... Mais si l'Esprit de celui qui
a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts habite
en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ
rendra aussi la vie à vos corps mortels à cause
de son Esprit qui habite en vous* » ; est-il pos-
sible à tout esprit non prévenu de ne pas recon-
naître, dans les membres vivants de Jésus-Christ,
la présence réelle, effective, personnelle de l'Es-
1. « nescitis quia templum Dei estis. et Spiritus Dei habi-
tat in vobis? » {I Cor., m, 16.)
2. « An nescitis quoniam membra vestra templum sunt
Spiritus Sancti, qui in vobis est, quem habetis a Deo, et
non estis vestri? » (I Cor., vi, 19).
3. « Si quis Spiritum Christi non habet, hic non est
ejus... Quod si Spiritus ejus qui suscitavit Jesum a
mortuis,
habitat in vobis ; qui suscitavit Jesum Christum a mortuis,
N-ivificabit et mortaiia corpora vestra, propter
inhabitantem
Spiritum ejus in vobis. » (Rom., viii., 9-1 1.)
NATUKE DE LA PRÉSENCE DE DIEU 85
prit-Sainl, et de ne voir, dans cet Esprit qui est
en nous, que nous tenons de Dieu, et qui habite
nos âmes devenues son temple, rien autre chose
que des dons créés?
Mais si le grand Apôtre avait voulu réellement
affirmer la présence substantielle de l'Esprit-
Saint dans les justes, comment aurait-il pu
s'exprimer d'une façon plus nette et plus lim-
pide? Et par contre, quel singulier langage que
le sien, si, en déclarant que nous sommes le
temple de l'Esprit-Saint, qui est en nous, qui habite
en nous, qui nous a été donné par Dieu, il voulait
simplement nous donner à entendre que Dieu
a déposé dans notre âme le don créé de la
grâce ! Mais c'est à Dieu qu'on élève un temple
et non a ses dons. De plus, une créature ne
devient pas la maison de Dieu parce qu'elle est
ornée des dons divins ou que Dieu opère en elle,
mais bien parce qu'elle est consacrée pour être
vraiment la demeure et l'habitacle de la Divinité.
Puis donc que rien ne nous oblige ici à don-
ner aux termes scripturaires une signification
violente et détournée, un sens figuré que tout
réprouve, ce serait aller contre les règles les plus
élémentaires de l'exégèse que de ne point con-
server aux expressions qui indiquent la présence
réelle de l'Esprit-Saint dans les âmes justes leur
sens naturel et obvie.
De même, quand Notre-Seigneur promet à ses
Apôtres un consolateur autre que lui, alium
Paraclitum^, l'Esprit de vérité qui procède du
1. Joan., XIV, i6.
8B NATURE DE LA PIlÉSENCP DE DIEU
Père, Spiritum veritatis qui a Pâtre procedit i, et
qui doit rendre témoignage au Christ, ille testi-
monium perhibebit de me *, est-il possible de
prendre ces paroles dans un sens métonymique,
et de n'y voir que la promesse du don de la
grâce? Mais la grâce nest pas un consolateur;
elle ne peut pas témoigner en faveur de quel-
qu'un; elle ne procède pas du Père, mais de
toute la sainte Trinité ; et si l'on veut en attribuer
la collation à une personne divine en vertu de
la loi d'appropriation, ce n'est pas au Père, mais
à TEsprit-Saint qu'il faut l'attribuer.
Enfin quand, après sa résurrection, Jésus-
Christ souffla sur les Apôtres en leur disant :
« Recevez le Saint-Esprit, les péchés seront
remis à qui vous les remettrez, ils seront retenus
à qui vous les retiendrez ^ », faudra-t-il ne voir là
encore qu'une figure de langage?
Pour prévenir cette interprétation amoindrie
des Ecritures et nous donner de sa mission
invisible une notion plus exacte, TEsprit-Saint a
pris la précaution de nous dire, par l'organe de
l'Apôtre, que, dans l'œuvre de notre justification,
ce n'est point seulement la grâce et la charité
créée qu'il répand dans nos cœurs, mais qu'il y
vient lui-même en se donnant personnellement
à nous : Charita^ Dei diffusa est in cordibus nostrU
per Spiritum Sanctum qui datas est nobis ^.
1. Joan., XV, 36.
2. Ibid.
3. Joan., XX, 22-a3.
4. Rom.. V, 5.
IIAÏURE DE LA PBÉSEBiîGE DE DIEU 87
Impossible de s'y méprendre ou de tergiverser;
le don créé est ici parfaitement distingué du
donateur; la charité est répandue dans nos
cœurs, l'Esprit-Saint nous est donné ; l'un et
l'autre nous sont communiqués. Aussi saint
Paul nous représente-il, à plusieurs reprises,
le Saint Esprit comme un sceau imprimé sur nos
âmes, comme le gage de la gloire céleste, ou mieux
encore, comme les arrhes de notre béatitude*.
Sur quoi saint Augustin fait cette remarque :
« Que sera donc la chose elle-même qui nous est
promise, si le gage est si précieux? ou plutôt ce
n'est pas un gage, ce sont des arrhes. Car le
gage, donné en nantissement, se reprend quand
la dette est payée, tandis que les arrhes, faisant
partie de la chose promise et étant un commen-
cement de paiement, ne se reprennent pas, mais
se complètent*. » C'est donc bien réellement la
personne même du Saint-Esprit qui vient en
nous avec la grâce.
1. -« ïn quo (Christo) et credentes signatî estîs Spiritu
promissionis sancto, qui est pignus (le grec porte
appajSrav,
les arrhes) haereditatis Bostrae. » (Eph., i, i3-i4.)
« Unxit nos Deus, qui et signavit nos, et dédit pignus
Spiritus in cordîbus nostris. » (II Cor., i, 31-22.)
2. « Qualis res est, si pignus taie est! Nec pignus, sed
arrha dicendus est. Pignus enim quando ponitur, quum
fuerit res ipsa reddita, pignus aufertur. Arrha autem de
ipsa re datur quae danda promittitur, ut, res quando reddi.
tuT, impleatur quod datum est, non mutetur. » (S. Aug.,
De Verbis Apost., sermo xiii.)
8S NATURE DE LA PRESENCE DE DIEU
III
Les saints Pores ne sont ni moins affîrmatifs ni
moins clairs que FEcriture, pour enseigner que
la mission proprement dite d'une personne
divine — nous parlons de la mission invisible
— entraîne, en outre de la collation d'un don
créé, la présence effective et substantielle de cette
personne. Aussi saint Augustin, parlant de l'effu-
sion du Saint-Esprit qui eut lieu le jour de la
Pentecôte, s'exprime de la manière suivante :
(( L'Esprit-Saint vint donc en ce jour à ses
fidèles, non plus par une simple opération ou
une grâce de visite, mais par la présence même
de sa majesté; et ce ne fut pas seulement
l'arôme du parfum sacré, mais sa substance
même qui s'éco/a dans le vase de leurs cœurs i. »
Que dire de plus formel et de plus gracieux en
même temps?
Dans leurs controverses avec les ariens et les
macédoniens, les saints Pères alléguaient fré-
quemment l'habitation du Fils et du Saint-Esprit
dans les âmes comme une preuve manifeste de
leur divinité. Et la raison est assurément excel-
lente ; car pour habiter dans une âme, pour pro-
duire et conserver en elle la grâce sanctifiante,
I. « AfTuit ergo în hac die fidelibus suis, non jam per
gratiam \isitationis et operationis, sed per praesentiam
majestatis; atque in vasa non jam odor basalmi, sed Ipsa
substantia sacri defluxlt unguenti. » (S. Aug., sermo i85,
de Temp.)
NATURE DE LA PRESENCE DE DIEU 8g
il est nécessaire de pénétrer dans l'essence même
de cette âme, ce qui est le propre de la Divinités
Voici comment Didyme l'Aveugle, ce docteur
d'Alexandrie qui y voyait si clair dans les choses
de Dieu, proposait cet argument dans son traité
jadis fameux Du Saint-Esprit, où, suivant l'expres-
sion de saint Jérôme, les Latins ont puisé tout
ce qu'ils ont dit sur cette matière : « Il y aurait
de l'impiété à mettre le Saint-Esprit au rang des
créatures. Un être créé n'habite pas dans un
autre ; les arts et les sciences, les vertus et les
vices, habitent en quelque manière en nous, mais
comme des qualités accidentelles, et non comme
des substances... Or, c'est la propre substance
du Saint-Esprit qui habite dans les justes et qui
les sanctifie, et il n'appartient qu'aux trois per-
sonnes de la Trinité de pouvoir, par leur sub-
stance, pénétrer dans les âmes*. » '
1. « Opcrari aliquem effeclum contingit dupliciter : uno
modo per modum principalis agenlis ; alio modo per mo-
dum inslrumenti. Primo quidem modo, solus Deus opera-
tur interiorem effectum sacramenti : tum quia solus Deus
illabitur animae, in qua sacramenti effectus existit; non
autem potest aliquid immédiate operarî ubi non est ; tum
quia gratia, quae est interior sacrament effectus, est a
solo
Deo. » (S. Th., Summma TheoL, 111, q. lxiv, a. i.)
2. « Cum ergo Spiritus Sanctus, similiter ut Pater et
Filius, mentem et interiorem hominem inhabitare docea-
tur, non dicam ineptum, sed impium est eum dicere
creaturam. Disciplinas quippe, vlrtutes dico et artes... et
affectus in animabus habitare possibile est : nor tamen ut
substantivas, sed ut accidentes. Greatam vero naturam in
sensu habitare impossibile est. » (Didymus, De Spirita
Sancto, n. a5.)
go NATURE DE LA PRESENCE DE DIEU
Et prévenant l'objection qu'on aurait pu lui
faire, en opposant à son sentiment les paroles
de l'Évangile où il est dit que Satan entra dans
le cceur de Judas : Post baccellam introivit in enm
Saionas^, il répond que Satan y entra, non par^
sa substance, ce qui n'appartient qu'à Dieu,
mais par son opération, c'est-à-dire par ses sug-
gestions perfides et ses déceptions pleines de
malice ^.
C'est la doctrine que devait embrasser et sou-
tenir plus tard saint Thomas, lequel prouve, à
la suite de Didyme, la divinité du Saint-Esprit
par le fait de son habitation dans les âmes^.
Quant au démon, il peut bien, il est A^ai, péné-
trer dans le oorps, en mouvoir les membres
malgré la résistance de la volonté, agir sur les
sens et sur l'imagination el indirecLi^ment sur la
1. Joan., XIII, 27.
2. « Introivit ergo Satanas, non sccuncl'nm substnntiam,
sed secundum operationem ; quia introire in aliquem,
increatae naturae est, ejus quae participatur a pluribus...
Non ergo participatione naturae, sive substantiae; implet
quempiam diabolus, aut ejus habitator effîcitur, sed per
fraudulentiam et deceptionem et malitiam habitaie in eo
creditur quem replevit. »> (Didymus, De Splritu Sanato,
n. 61.)
3. « Si Spiritus Sanctus non est Deus, oportet quod sit
aliqua creatura. Planum est autem quod non est creatura
corporalis, nec etiam spiritualis; nulla enim creatura
spiri-
tuali creaturae infunditur, cum creatura non sit participa-
bilis, sed magis participans; Spiritus autem Sanctus infnn-
ditur sanctorum mentibus, quasi ab eis parlicipatus : le-
gitur enim et Ghristus (eo) plenus fuisse, et etiam
Apostoli.
Non est ergo Spiritus Sanctus creatura, sed Deus. » (S. Th.»
Contra Gent., 1. IV, c. xvii.)
NATURE DE LA PRÉSE?sCE DE DIEU
91
volonté, comme on le voit dans les énergu-
mènes; mais il ne saurait envahir le fond de
notre être, ni pénétrer, au moins directement,
dans le sanctuaire de l'intelligence et de la
volonté. Si donc il entre dans le cœur de quel-
qu'un, ce n'est point par sa substance, mais par
les effets de sa malice : par les pensées mau-
vaises qu'il inspire, les actes criminels qu'il
suggère et qu'il ne réussit que trop souvent à
faire accomplir'. C'est le privilège exclusif et
inaliénable de Dieu, la suite naturelle de son
action créatrice et conservatrice, la conséquence
de son absolue souveraineté sur les esprits créés,
de pouvoir pénétrer, par sa substance, jusqu'au
plus intime de leur être pour le soutenir, eti
I. « Sic ergo, cum ex prsemissîs auctoritatibus multipll-
citer appareat Spiritum Sanctum non esse creaturam, sed
verum Deum, manifestum est quod non cogimur dicere
«odem modo esse intelligenduin quod Spiritiig Sanctus
mentes sanctorum impleat et eos inhabitet, sicut diabolos
aliquos implere vel inhabitare dicitur. Habetur enim de
Juda quod post buccellam introivit in eum Satanas (Joan.,
XIII, 27) : et dicit Petrus, ut quidam libri habent :
Anania,
cur implevit Satanas cor taum? (Act., v, 3.) Cum enim dia-
bolus creatura sit, non implet aliquem participa tione sui,
neque potest mentem inhabitare sua participatione vel per
suam substantiam, sed dicitur aliquos implere per effectum'
suae malitiœ ; unde et Paulus dicit ad quemdam : plene
omni dolo et omnifallacia, fili diaboli. (Act., xiii, 10.)
Spiri-
tus autem Sanctus, cum Deus sit, per suam substantiam
mentem inhabitat et sui participatione bonos facit; ipse est
enim sua bonitas, cum sit Deus; quod de nulia creatura
verum esse potest. Nec tamen per hoc removetur quin per
effectum suse virtutis sanctorum impleat mentes. » (S. Th.,
<lontra Gent., 1. IV, c. xviii.)
92 NATURE DE LA PRÉSENCE DE DIEU
dans le sanctuaire de la volonté, pour la faire
agir à son gré, l'inclinant directement et immé-
diatement à tel ou tel acte sans jamais lui faire
violence ^ conformément à ces paroles de lÉcri-
ture : « Cor régis in manu Domini, quociimque
volaerit, inclinahit illad^ : Le cœur du roi est
dans la main du Seigneur, il l'inclinera où il
voudra. »
Saint Cyrille d'Alex-andrie consacre tout un
dialogue à prouver que l'Esprit-Saint habite en
nous, et nous rend, par son union avec notre
âme, participants de la nature divine. S'adressant
à son interlocuteur, Hermias, il lui demande ;
« Ne dit- on pas que l'homme est fait à l'image
de Dieu? — Sans aucun doute, répond Hermias.
— Or, qui imprime en nous cette image, sinon
l'Espiit Saint? — Oui, mais ce n'est pas en tant
que Dieu, c'est comme simple dispensateur de
la grâce. — Alors ce n'est pas lui-même qui
s'imprime comme un sceau sur notre âme, il se
contente d'y graver la grâce? — C'est ce qui
me semble. — Il faut alors appeler l'homme
l'image de la grâce, et non l'image de Dieu 3. »
1. S. Th., Quxst. disput. de verit., q. xxii, a. 8 et 9.
2. Prov., XXI, I.
3. « A. Nonne ad imaginem Dei fabricatum esse in terra
hominem dicimus? — B. Quis dubitat? — A. Quod autem
divinam nobis imprimit imaginem et signaculi instar supra-
mundanam pulchritudinem inserit, nonne Spiritus est? —
B. At non tanquam Deus, sed tanquam divinae gratia&
subministrator. — A. Non ipse itaque in nobis, sed per
ipsum gratia imprimitur? — B. Ita videtur. — A. Oportet
igitur imaginem gratiae, non imaginem Dei vocari homi-
nem. » (S. Cyril. Alex., Dial, 7 de Trinit.)
NATURE DE LA PRESENCE DE DIEU 9^
Nous serions interminable si nous voulions
rapporter, même sommairement, les innombra-
bles passages où les saints Pères établissent la
réalité de l'habitation du Saint-Esprit dans nos
âmes ; ils abondent sur ce point en comparai-
sons aussi gracieuses que variées.
Suivant eux, TEsprit-Saint est un parfum
(l'Église dit : une onction spirituelle, spiritalis
anciio) dont les suaves et pénétrantes émana-
tions s'insinuent dans nos âmes pour les impré-
gner, les transformer, les diviniser et les rendre
capables de répandre autour d'elles la bonne
odeur de Jésus-Christ : Christi bonus odor suinas
Deo (II Cor., n, i5)i.
C'est un sceau qui nous marque à l'eflîgie de
Dieu, qui réforme en nous l'image divine dété-
riorée par le péché, de même qu'un cachet
imprime sa ressemblance sur la cire qu'il presse*.
1. « Si aromatum fragrantia propriam vim in vestes
exprimit, et ad se quodammodo transformat ea in quibus
inest : quomodo non possit Spiritus Sanctus, quandoqui-
dein ex Deo naturaliter existit, divinae naturae participes
illos facere per seipsum in quibus insit? » (S. Cyril.
Alex.^
1. XI, in Joan., c. 11.)
2. « Signati estis Spiritu promissionis Sando. Si Spiritu
Sancto signati ad Deum reformamur, quomodo erit crea-
tum id per quod divinae essentiae imago et increatœ naturae
signa nobis imprimuntur? Neque enim Spiritus Sanctus,
pictoris instar, in nobis divinam essentiam depingit, aliud
quidpiam ab illa existens; neque hoc modo nos ad Dei
similitudinem ducit ; sed quod ipse sit Deus et ex Deo pro-
cédât, in cordibus eorum qui ipsum suscipiunt velut in
cera Invisibiliter instar sigilli imprimitur, et naturam
suam
per communicationem et similitudinem sui ad archetyp
pulchritudinem depingit, Deique imaginera homini resti-
tuit. » (S. Cyril., Thésaurus, assertio xxxiv.)
^94 NATUUE DE LA PRESENCE DE DIEU
Ou plutôt : à l'instar de l'homme qui imprime
le caractère de ses idées aux matières qu'il
façonne, l'Esprit- Saint, ce sceau de Dieu,
s'imprime lui-même dans les âmes, avec cette
différence pourtant, que le caractère divin qui
nous est communiqué est vivant et fait de nous
les vivantes images de la substance divine ^ !
C'est un feu qui nous pénètre, comme le feu
naturel pénètre le métal jusque dans ses plus
intimes profondeurs et lui communique ses pro-
priétés, son éclat, sa chaleur, son rayonnement,
sans toutefois changer sa nature '.
I. (c Quod si homines ad similitudineTn informare mate-
rias nequeunt aliter, nisi ideas ipsorum participent : quo-
modo ad Dei simllitudinem ascendat creatura, nisi divini
characteris sit particeps? Divinus porro charactcr non talis
est, cujusmodi est humanus, sed vivens et vere exislens
imago,
imaginis effectrix, qua omnia quae participant, imagines
Dei constituuntur, » (S. Bas., 1. V, Contra Eiinom.)
a. « Sicut fcrrum quod in medio ignejacet, ferri naturam
non amisit, vehementi tamen cum igné conjunctione igni-
tura, quum universam ignis naturam acceperit, et colore, et
calore, et actione ad ignem transit; sic sanctae virtutes ex
communione quam cum illo habent qui natura sanctus
est, per totam suam subsistentiam acceptam et quasi inna-
tam sanctificationem habent. Diversitas vero ipsis a Spiritu
Sancto hœc est, quod Spiritus natura sanclitas est, illis
vero participatione inest sanctificatio. » (S. Bas., I. III,
Contra Eunom.)
« Accipe exemplum corporeum, parvum quidem et facile,
sed utile simplicioribus. Si ignis per ferri crassitudinem
interius penetrans, totum illud ignem efficit, adeo ut quod
erat frigidum, fiât ferveiis, et quod nigrum erat, fiât
splen-
didum; si ignis, cum sit corpus, in ferri corpus subiens,
obstante nullo agit : quid miraris, si Spiritus Sanctus in
intimos animae recessus ingreditur? » (S. Cyril. Hieros,,
■Gatech.
17.)
NATURE DE LA PRESENCE DE DIEU 9&
C'est un or très pur qui dore pour ainsi dire
les âmes et les rend souverainement belles aux
yeux, de Dieu et de ses anges ^.
C'est une lumière qui, tombant sur les âmes
pures comme les rayons du soleil sur un cristal
transparent, les rend elles-mêmes lumineuses et
capables de répandre autour d'elles la grâce et
la charité'.
C'est un hôte plein de douceur, dulcis hospes
animae, qui vient en nous pour nous réjouir par
sa présence, pour converser familièrement avec
nous, nous incliner au bien, nous consoler dans
nos peines, nous enrichir de ses dons ; mais un
hôte qui, étant Dieu, veut un temple pour
demeure. Aussi consacre-t-il notre âme par sa
grâce, afin qu'elle devienne de la sorte un habi-
tacle digne de lui '.
1. « Quod igitur nos, in terra, filionim gloria veluti
deaurat, hoc est Spiritus Sanctus. » (S. Cyril. Alex., Dial.
7
de Trinit.)
2. « Spiritus cum anima conjunctio non fit appropin-
quando secundum locum... Hic eis qui ab omni sorde pur-
gati sunt illucescens per coinmunionem cum ipso spiritua*
les reddit; et quemadmodum corpora nitida ac pellucida
incidente eis radio fiunt et ipsa splendida, et alium fulgo-
rem «x sese profundunt ; ita animée quae Spiritum in s©
habent illustranturque a Spiritu, fiunt et ipsae
spirituales,
et in alios gratiam emittunt. » (S. Bas., De Spirilu Sancto,
c. IX, n. 23.)
3. « Eam ob rem dii nuncupamur, non gratia solum ad
supernaturalem gloriam evecti, sed quod Deum jam in
nobis habitantem atque diversantem habeamus juxta illud
Prophetae : Quia inhabitabo in ipsiS) et inambalabo inter
eos
(Levit., XXVI, 12). Alioqui respondeant, quœso, nobis qui
tanta pleni sunt inscitia, quomodo templa Dei sumus.
gÔ NATURE DE LA PRÉSENCE DE DIEU
Enfin, c'est Dieu donnant à notre âme une
forme divine, Dieu se faisant la vie de notre
âme, comme l'âme elle-même est la vie de notre
chair ; non pas sans doute que l'Esprit-Saint soit
le principe formel de notre vie surnaturelle,
mais il en est la cause efficiente et intérieure ^.
IV
Devant une telle nuée de témoins, tanlam
hahenies imposiiam nubem iestium \ en face de
témoignages si nombreux, si autorisés, si expli-
juxta Paulum, inhabitantem in nobis Spîrîlum habentes,
nisi Spiritus sit natura Deus. » (S. Cyril., in Euang. Joan.^
I. 9-)
« Si templum Dei, ob illam Sancti Spiritus habitationem,
vocemur, quis Spiritum repudiare audeat, et a Dei substan-
tia rejicere, cum diserte hoc Apostolus asserat, templum
nos esse Dei, propter Spiritum Sanctum, qui in dignis
habitat? » (S. Epiphan., Hœres., 74, n. i3.)
1. « Quatenus Spiritus Sanctus vim habet perficiendi
rationales creaturas absolvens fastigium earum perfectio-
nis, formae rationem habet. Nam qui jam non vivlt secun-
dum carnem sed Spiritu Dei agitur, et filiusDei nominatur,
et conformis imagini Filii Dei factus est, spiritualis dici-
tur. Et sicut Ais videndi in sano oculo. ita est operatio
Spi-
ritus in anima munda. » (S. Bas., De Spiritu Sancto, c.
xivi,
n. 61.)
« Unde vivit caro tua? De anima tua. Unde vivlt anima
tua? De Deo tuo. Unaquaeque harum secundum vitamsuam
\1vat : caro enim sibi non est vita. sed anima carnis est
vita; anima sibi non est vita, sed Deus est animae vita. »
{S. Aug.. Sermo i56, c. vi, n. 6.)
2. Hebr.. xn, 1.
NATURE DE LA PRESENCE DE DIEU 97
rit-as, est-il possible de contester encore le fait
d'une présence vraie, réelle, substantielle de
TEsprit-Saint dans les âmes sanctifiées par la
grâce? AA^ec quel amour les fidèles des premiers
siècles embrassaient cette consolante et précieuse
vérité, avec quelle foi et quelle intrépidité ils la
confessaient au besoin devant les tribunaux,
l'histoire si touchante de sainte Lucie nous le
rappellerait au besoin.
L'illustre vierge de Syracuse venait de faire
distribuer aux pauvres la riche dot que sa mère
avait mise en réserve pour son mariage. Informé
de cette conduite et outré de dépit, le jeune sei-
gneur qui avait demandé sa main et auquel
Lucie avait été fiancée contre sa volonté la
dénonça au préteur Paschase. Celui-ci fit arrêter
sur-le-champ la jeune vierge, et lorsqu'elle com-
parut devant son tribunal, il n'épargna rien
pour lui persuader de renoncer à la religion
chrétienne, qu'il appelait une vaine superstition,
et de sacrifier aux dieux. « Le vrai sacrifice que
nous devons offrir, lui répondit Lucie, c'est de
visiter les veuves et les orphelins, et d'assister
les pauvres dans leurs besoins. Il y a trois ans
que j'offre ce sacrifice au Dieu vivant, et il ne
me reste plus qu'à me sacrifier moi-même
comme une victime qui est due à sa divine
Majesté. — Dites cela aux chrétiens, répliqua
Paschase, et non pas à moi, qui suis obligé de
garder les édits des empereurs mes maîtres. »
Sainte Lucie lui répondit avec une merveilleuse
constance : « Vous gardez les lois de ces princes,
et moi celles de mon Dieu; vous craignez les
empereurs de la terre, et moi celui du ciel; vous
HAB. SAIM-r;»PRlT. — 7
9 8 NATURE DE LA PRÉSE-\CE DE DIEU
avez peur d'offenser un homme, et moi je redoute
le Roi immortel ; vous désirez plaire à vos
maîtres, et moi à mon Créateur; ne pensez pas
pouvoir me séparer de l'amour de Jésus-Christ.
— Tous ces discours finiront, dit le préteur
impatienté, quand on en viendra aux coups. —
Les paroles, repartit la jeune et intrépide vierge,
ne sauraient manquer à ceux à qui Jésus-Christ
a dit : Lorsque vous serez traduits devant les rois
et les présidents, ne vous inquiétez pas de ce que
vous leur répondrez ni de la manière de le faire;
vous trouverez à l'heure même sur vos lèvres ce
que vous aurez à dire ; car ce n'est pas vous qui
parlerez, mais le Saint-Esprit parlera par votre
bouche. — Vous croyez donc que le Saint-Esprit
est en vous ? — Ceux qui vivent pieusement et
chastement sont le temple de l'Esprit-Saint. —
Hé bien! dit Paschase, je vous ferai conduire
dans un lieu infâme afin que le Saint-Esprit vous
abandonne. — La violence extérieure faite au
corps n'ôte rien à la pureté de Tâme ; et si vous
ii.e faites outrager, j'aurai au ciel une double
couronne... » On sait la fin de l'histoire et com-
ment Dieu, par un miracle, sauva l'honneur de
son épouse.
Autre fait non moicis touchant. Eusèbe raconte
de Léonidès, père d'Origène, que durant la nuit,
pendant que l'enfant dormait, le pieux chrétien
qui devait bientôt devenir martyr s'approchait
doucement de son fils et, lui découvrant reli-
gieusement la poitrine, la baisait avec respect
c^^wme un sanctuaire où résidait l'Esprit-Safint.
Concluons donc, avec les théologiens et les
saints, qu'une âme en état de grâce n'est paç
NATUBE DE LA PRÉSE\CE DE DIEU QQ
seulement ornée d'un don créé et souveraine-
ment précieiix, qui la rend participante de la
nature divine, mais qu'elle possède encore véri-
tablement la présence du Saint-Esprit. Le môme
instant physique la met en possession de ce
double trésor ; toutefois nous pouvons, à la suite
de saint Thomas, distinguer, entre la collation
du don créé et celle du don incréé, une double
priorité de raison, suivant le genre de causalité
auquel ils appartiennent. Si nous considérons la
grâce comme une disposition préalable, comme
une préparation nécessaire à la venue de l'hôte
divin, c'est elle qui nous est communiquée tout
d'abord, car la disposition précède naturelle-
ment la forme ou la perfection à laquelle elle
prépare ; si, au contraire, nous considérons
TEsprit-Saint comme l'auteur de la grâce et le
terme auquel elle est ordonnée, c'est lui qui nous
est donné le premier. Et voilà, remarque saint
Thomas, ce qui, absolument parlant, est vrai-
ment primordial : Et hoc est simpliciter esse
priusK
Enfin, ce qui met véritablement le comble aux
I . « Ordo aliquorum secundum naturam potest duplici-
ter considerari. Aut ex parte recipientis vel materiae, et
sic
dispositio est prior quam id ad quod disponit; et sic per
prius recipimus dona Spiritus Sancti quam ipsum Spiritum,
quia per ipsa dona recepta Spiritui Sancto assimilamur.
Aut ex parte agentis et finis ; et sic quod propinquius erit
fini et agenti dicitur esse prius : et ita per prius
recipimus
Spiritum Sanctum quam dona ejus, quia et Filius per amo-
rem suum alia nobis donavit. Et hoc est simpliciter esse
prius, )) (S. Th., Sent. 1. I, d'st. i4, q. n, a. i, quœst^*
2
sol. 2..)
lOO NATURE DE LA PRESENCE DE DIEU
divines libéralités, c'est que ce n'est pas seule-
ment une fois dans la vie, à l'heure solennelle
de notre justification, que nous recevons le
Saint-Esprit; il y a encore mission invisible et
donation de sa divine personne à chaque nou-
veau progrès que nous faisons dans la vertu, à
chaque accroissement de la grâce et de la cha-
rité : par exemple, lorsque nous recevons les
sacrements avec les dispositions requises, ou
que, sous l'influence de la grâce actuelle, nous
produisons des actes de charité plus fervents;
lorsqu'un chrétien renonce au siècle pour em-
brasser un état de perfection ou qu'il affronte le
martyre pour la défense de sa foi i.
Esprit-Saint, combien de fois n'êtes-vous pas
venu dans mon âme! Avec quel incompréhen-
sible amour n'avez-vous pas daigné y fixer votre
demeure! Et je ne le savais pas ; ou, du moins,
cette adorable vérité ne m'apparaissatt que d'une
manière vague et confuse comme dans un rêve.
Aussi quel accueil avez-vous reçu ! Et cependant
vous ne m'avez point abandonné. Daignez, je
vous en conjure, me donner, avec l'intelligence
de vos dons, un cœur pur et vraiment filial, afin
I. « Secundum profectum virtutis aut augmentum gra-
tiae fil missio invisibilis.... sed tamen secundum illud
augmentum gratiœ praecipue missio invisibilis attenditur,
quando aliquis proficit in aliquem novum actum, vel no-
Yum statum gratiae ; ut puta cum aliquis proficit in gra-
tiam miraculorum, aut prophétise; vel in hoc quod ex
fervore charilatis exponit se martyrio, aut abrenuntiat his
quse possidet, aut quodcumque opus arduum aggreditur. »
(S. Th.. Summa TheoL, 1, q. xuii, a. 6, ad a.)
NATURE DE LA PRÉSENCE DE DIEU lOI
que mon âme vous fasse fête à chacune de vos
visites, qu'elle mette sa joie et son bonheur à
vous recevoir, à vous tenir compagnie, qu'elle
oublie tout le créé pour ne plus se souvenir que
de vous, son hôte plein de douceur, son ami, son
consolateur ici-bas, en attendant que vous soyez
un jour l'objet de sa béatitude.
Il est, en effet, une dernière mission de
l'Esprit-Saint qui nous est réservée pour le mo-
ment de notre entrée au ciel et de la prise de
possession du souverain Bien^. Alors ce divin
Esprit viendra en nous non plus dans lombre
et le mystère, mais dans la pleine lumière et les
clartés de la vision ; il se donnera à notre âme
d'une manière parfaite et consommée; il s'ins-
tallera définitivement en elle pour être éternel-
lement, avec le Père et le Fils, sa joie et sa féli-
cité.
Comment faut-il entendre et expliquer cette
présence spéciale, cette venue itérative de l'Esprit-
Saint dans les âmes justes? C'est ce qui fera
l'objet d'un chapitre ultérieur, qu'il nous suffise
pour le moment d'avoir constaté le fait.
Une dernière question avant de clore le pré-
sent chapitre. De quel nom faut-il appeler
l'union établie par la grâce entre notre âme et
I. « Ad beatos est facta missio in ipso principio bea-
titudlnis. » (S. Th., Summa Theol.,l, q. xliii , a. 6, ad
3.)
103 NATURE DE LA PRÉSENCE DE DIEU
TEsprit-Saint? Est-ce une union substantielle,
semblable à celle qui existe eiUre notre corps et
notre âme, ou une simple union par accident,
analogue à celle qui existe entre le cavalier et
sa monture, entre le vase et la liqueur qu'il con-
tient?
Pour écarter plus efficacement l'erreur de ceux
^i restreignent la mission d'une personne
divine à la collation de dons créés, certains
théologiens et publicistes n'ont pas craint de
donner au rapprochement que la grâce établit
entre le Saint-Esprit et l'âme juste le nom d'union
substantielle', mais cette locution doit être abso-
lument mise de côté, comme inexacte et capable
d'engendrer une idée fausse ; et si le choix de
vocables traduisant fidèlement la pensée doit
être, en toute circonstance, l'objet d'une sérieuse
attention, c'est surtout dan.s un ordre de ques-
tions si difficiles et si délicates, où tout est de
conséquence, qu'il importe d'éviter avec le plus
grand soin les expressions fausses ou incorrectes.
Or, une union substantielle, c'est, à parler rigou-
reusement, celle qui a pour terme une unité de
substance, soit que l'on prenne le mot de sub-
stance pour désigner une nature substantielle,
soit qu'on l'emploie pour signifier une personne
ou un suppôt 1.
L'homme nous fournit un exemple de cette
double unité substantielle : car de l'union du
1. « Substantia dupliciter dicitur, uno modo pro esscntia
sive natura; alio modo pro supposito, sive hypostasi. »
îàTxh., Samma Theol, lil, q. ii, a. 6, ad 3.)
NATURE DE LA PRÉSENC-E DE DIEU Io3
corps et de l'âme résulte en lui une seule nature
et une seule personne. En Jésus-Christ il y a deux
natures et une seule personne, parce que ces deux
natures n'ont qu'une subsistance, celle du Verbe
qui, en prenant la nature humaine, se l'est unie
substantiellement. Rien de semblable entre notre
âme et FEsprit-Saint; leur union ne supprime ni
la dualité des natures ni la distinction des per-
sonnes. Gardons-nous donc de parler ici d'union
substantielle, et servons-nous exclusivement des
termes de présence substantielle, d'habitation vraie
et réelle, qui ont l'avantage de traduire exacte-
ment la doctrine de l'Écriture et l'enseignement
théologique ; ils disent toute la vérité sans expo-
ser le lecteur à des méprises dangereuses.
CHAPITRE III
Mode de cette présence
Ce n'est plus seulement en qualité d'agent que
Dieu est dans l'âme juste, c'est à titre d'hôte et
d'ami, comme objet de connaissance et d'amour.
C'est une vérité incontestable, hautement
afiRrmée par la sainte Écriture, les Pères et les
théologiens : en versant la grâce dans nos âmes,
l'Esprit-Saint y vient lui-même personnellement
et s'y établit à demeure. Reste à déterminer le
mode de cette présence particulière aux justes
et à montrer comment Dieu est en eux, non
plus seulement en qualité d'agent ou de cause
efficiente, mais encore à un titre nouveau par-
faitement distinct du premier. Quel est ce titre?
Tel est le problème dont il s'agit maintenant de
donner la solution.
Nous abordons la partie la plus délicate et la
plus abstruse de la question que nous nous
sommes proposé de traiter ; et c'est tout particu-
lièrement ici qu'un guide sûr et expérimenté
est vraiment nécessaire. Grâce à Dieu, pas n'est
besoin d'gJler le chercher au loin, car nous avons
la bonne fortune de le posséder en notre angé-
lique Docteur saint Thomas, en qui l'esprit le plus
pénétrant se trouvait allié à la plus haute sain-
MODE DE CETTE PRÉSENCE lOb
teté. Il pourra donc parler d'expérience; à nous
de le suivre de très près et de ne le quitter point,
si nous ne voulons nous exposer, comme tant
d'autres, ou bien à rester en deçà de la vérité,
en n'apportant qu'une explication défectueuse et
insuffisante, ou bien à dépasser le but, en tom-
bant dans l'exagération et l'erreur, et en faisant
de l'habitation du Saint-Esprit une sorte d'union
hypostatique : double écueil contre lequel nom-
bre d'écrivains sont venus se briser.
Nul ne sera surpris de rencontrer sur cette
question de l'union de notre âme avec Dieu, et
surtout de la manière dont il faut la concevoir,
une certaine diversité de sentiments entre les
théologiens catholiques; le contraire serait plu-
tôt assez étonnant dans une matière aussi ardue,
où la révélation ne projette que de faibles et
obliques rayons. La plupart des docteurs se sont
rangés, il est vrai, à la suite de saint Thomas;
mais quelques-uns l'ont fait en interprétant d'une
façon peu coî*recte, pour ne pas dire complète-
ment inexacte, la pensée du maître, qui leur
paraissait manquer de clarté, non pas qu'elle fût
obscure en réalité, mais ils la jugeaient ainsi
parce qu'ils ne l'avaient pas considérée sous son
véritable jour ; d'autres ont cru pouvoir s'éman-
ciper d'une tutelle qui leur semblait gênante et
qui n'était, en définitive, qu'une condition de
sécurité, et ils ont tenté, à leur détriment, de se
frayer une voie nouvelle; un petit nombre a
poussé la témérité jusqu'à condamner ouverte-
ment l'explication donnée par l'angélique Doc-
teur. Chemin faisant, nous examinerons les
raisons des uns et des autres.
30& MODE DE CETTE PBÉSE?;CE
Mais comment discerner, parmi les diverses
opinions qui ont été soutenues et les explica-
tions variées qui ont été tentées, celle qui offre
le plus de garanties de vérité et qui doit réunir
tous les suffrages ? A quels signes reconnaître le
bien ou le mal fondé de tel ou tel sentiment?
Nous avons pour cela un critérium excellent,
-ane norme facile et sûre, prise des entrailles
mêmes du sujet. Pour être plausible, l'explication
de la présence spéciale de Dieu dans les justes
doit réaliser tout ce que promet, tout ce que
contient le concept de mission, de donation,
d'habitation du Saint-Esprit; elle doit consé-
quemment impliquer une présence à la fois
substantielle et spéciale de la Divinité. Si l'une ou
Fautre de ces conditions fait défaut,, si, par
exemple, la manière d'entendre l'habitation du
Saint-Esprit dans l'âme juste, proposée par tel
ou tel théologien, suppose effectivement une
présence substantielle de cette divine personne,
mais uniquement à titre de cause efficiente,
, l'explication susdite est, par le fait même, con-
Taincue de caducité, et doit être rejetce sans
plus ample examen; car nous n'y retrouvons pas
eette présence spéciale que suppose la mission
invisible de l'Esprit-Saint. De même, si l'explica-
Uon proposée entraîne*une présence particulière,
il est vrai, mais purement idéale, — les philoso-
phes disent objective, — de la personne envoyée,
elle est encore manifestement insuffisante ; car
Thabitation de Dieu en nous suppose une pré-
sence effective et réelle de la Divinité.
Examinons, à la lumière de ces principes, les
différentes solutions qui ont été données à l'in-
MODE DE CETTE PRÉSENCE IO7
téressant problème de Funion de notre âme avec
Dieu par la grâce.
I
Dans un opuscule en langue latine publié à
Tournai en 1890, et contenant par ailleurs d'excel-
lentes choses, un docteur en théologie du diocèse
de Cologne, M. l'abbé Oberdoerffer, trouvant que
la doctrine de saint Thomas sur l'inexistence
substantielle de Dieu dans les justes était assez
obscure, voire même incomplète, et contenait
plutôt une indication du fruit et de l'efTet de
l'habitation divine qu'une explication propre-
ment dite de ce mode particulier de présence,
tentait de pénétrer plus avant dans l'intelligence
de ce mystère, et d'en donner une explicatioa
plus claire, plus précise et plus complète 1. Voici
en résumé celle qu'il proposait.
Par son opération et sa vertu toute-puissante.
I. « Etiam adjecta hac S. Bonaventurae expositione, noa.
possumus non lateri satis obscuram permanere S. Thoniaî
doctrinam; eamque adhuc mancam apparere, declaranti
non dissentimus. Continent quidem S. Thomae effata
totam veritatem, sed indigere nobis videntur explicatione.
S. Doctor potius fructuni et effectum inliabitationis indi-
casse videtur, quam explicuisse in quonam proprie consi-
stât singularis preesentiae modus. Ut profundius penetre-
mus hoc niysteriuni, considerabimus accuratius et pressius
id quod docet S. Thomas, dicendo nos possidere Spiritum
Sanctum per gratiam gratum facientem. » (D^ P. Ober-
doerffer, De inhabita tione Spir. S. in animabus jusiorum^
c. II, p. 3i.)
I08 MODE DE CETTE PRESENCE
et cofiséquemment par sa substance qui s'iden-
tifie avec elles, Dieu est présent en toutes choses,
comme auteur de la nature, pour les conserver
dans l'existence, les mouvoir à l'action et les
conduire à leur fin naturelle. Or, ce n'est pas
seulement à ce tiire qu'il est dans les justes,
mais encore en qualité d'auteur surnaturel pour
conserver en eux la grâce sanctifiante, ai sasti-
neat grotiam, pour leur prêter son concours dans
la production des actes salutaires et les amener
finalement à la gloire, terme suprême de leurs
destinées. « Nous avons donc ici, conclut le
docte écrivain, en outre du mode ordinaire, un
mode particulier de présence spécial à l'âme
juste : Hahemus igitur eiiam sub hac ratione, prseter
modam ordinariam prasseniiae pariicalarein quem-
dam^. »
Est-ce que tel est bien le concept que nous
devons nous faire de cette présence nouvelle et
spéciale, de cette habitation de Dieu en nous qui
est le fruit de la grâce sanctifiante et l'apanage
exclusif des justes? Nous avons le regret de ne
pouvoir partager sur ce point l'opinion du doc-
teur allemand.
En eflet, dire que Dieu est dans les justes, non
plus seulement pour conserver leur être et les
mouvoir à leurs opérations naturelles, mais
encore pour soutenir et conserver la grâce et
les mouvoir à des actes surnaturels, qu'est-ce
autre chose qu'affirmer sa présence en eux en
1, D'' Oberdoerffer, op. cit., c. n, p. 33.
MODE DE CETTE PKÉSENCB
109
qualité de cause efficiente? Or, ce n'est point là
un mode de présence spécial aux justes, un mode
formellement et spéciJQquement distinct de celui
qui appartient à tous les autres êtres ; ce n'est
que le mode ordinaire, élevé, si l'on veut,
agrandi, perfectionné, plus large, plus étendu,
mais au fond le même que dans l'ordre naturel :
c'est la présence de Dieu en qualité d'agent, per
modum caasse ageniis^.
Le savant auteur l'a soupçonné, sinon claire-
ment compris, car il se fait cette objection :
« Les pécheurs qui se préparent à la justification
peuvent, avec le secours de la grâce actuelle,
faire des actes surnaturels : pourquoi donc alors
dit-on que Dieu n'habite pas en eux, mais seu-
lement dans les justes''? »
Nous ajouterons, nous : Ce ne sont pas seule-
ment des motions actuelles que l'Esprit-Saint
opère dans les pécheurs, des grâces d'illumina-
tion et d'inspiration qu'il daigne leur accorder;
souvent encore il conserve dans leurs âmes les
vertus théologales de foi et d'espérance. Or, si
la présence spéciale de Dieu dans la créature
raisonnable consiste à soutenir, à conserver les
dons gratuits et infus, et à concourir avec elle à
la production des actes surnaturels, pourquoi
dit-on que Dieu n'habite pas dans les pécheurs ?
Et il le faut bien dire, puisque telle est la doc-
trine unanime des théologiens, fondée sur les
I. S. Th„ I, q. VIII, a. 3.
a. D^ Oberdoerffer, loc. cit., p. 33.
IIO MODE DE CETTE PRÉSENCE
données de la révélation ; puisque tel est l'ensei-
gnement formel du saint concile de Trente, qui
déclare, en termes d'une clarté parfaite, que
toutes les bonnes œuvres pratiquées par un chré-
tien en état de péché, tous les actes de vertu
qu'il peut faire, sous linfluence de la grâce
actuelle, pour se préparer à la justification, ne
sont point l'effet de la présence du Saint-Esprit
au fond de son âme, mais la conséquence d'une
simple impulsion de ce divin Esprit frappant à
la porte d'un cœur qu'il n'habite pas encore :
Spiritiis Sancti impulsum, non adhuc quidem inha-
hiiantis, sed tantam moveniis i.
Les vertus mêmes de foi et d'espérance,
miséricordieusement conservées par la bonté
divine, au milieu du cataclysme occasionné par
le péché, comme une étincelle cachée sous la
cendre et facile à rallumer, comme un germe de
vie surnaturelle qui ne demande qu'à se déve-
lopper, ne sont point le fruit de l'habitation du
Saint-Esprit, puisque ce n'est que par la grâce
sanctifiante que l'Esprit du Père et du Fils pro-
cède temporellement et vient habiter nos âmes*.
Ce n'est donc point une opinion personnelle que
défendait saint Thomas, mais la doctrine de
l'Église qu'il formulait, quand il enseignait que
la grâce sanctifiante seule est le principe d'un
nouveau mode de présence divine en nous, et
1. Trid. sess. XIV, c. iv.
2. <f Secundum solam gratiam gratum facientem mittitur
et prpcedit temporaliter persona divina. » (S. Th., Summa
Tkeol., I, q. xLiii, a. 3.;
MODE DE CETTE PRESENCE III
que nulle autre perfection surajoutée à la subs-
tance de notre âme n'est capable de lui rendre
Dieu présent comme objet de connaissance et
d'amour 1.
Or si, pour constituer cette présence spéciale,
il suffisait que Dieu se trouvât quelque part
comme auteur de la vie surnaturelle, à l'effet de
conserver la grâce et de mouvoir la créature
raisonnable à des actes surnaturels, nous le
demandons derechef : pourquoi prétendre que
Dieu n'habite pas dans les pécheurs? Ne con-
serve-t-il pas en beaucoup d'entre eux des
principes de vie surnaturelle, la foi et l'espérance?
Ne concourt-il pas avec eux, par l'influence de
la grâce actuelle, à la production des actes
préparatoires à la justification?
M. l'abbé Oberdoerffer répond : « Cette objec-
tion n'est pas dénuée de fondement. On peut-
dire que l'existence de Dieu dans les pécheurs
par la grâce actuelle est une ombre de la pré-
sence qu'il a dans les justes. Mais la puissance
opérative qui sanctifie la créature et l'élève
jusqu'à la ressemblance divine établit en elle
une présence de Dieu si singulière et si sublime,
que la raison humaine est incapable de la con-
cevoir et de la comprendre parfaitement. C'est
donc avec raison que cette présence est appelée
I. « NuUa alia perfectîo superaddita substantise facit
Deum esse in aliquo sicut objectum cognitum et amatum,
nisi gratia; et ideo sola gratia facit singularem modum
essendi Deum in rébus. » (S. Th. Summa Theol., I, q. viii,
a. 3, ad 4.)
112 MODE DE CETTE PRESENCE
la présence et l'habitation de Dieu par excel-
lence 1. »
Que la présence de Dieu dans les justes, aux-
quels il confère, avec la grâce qui les justifie,
tout ce magnifique cortège de vertus infuses et
de dons du Saint-Esprit qui accompagnent la
grâce sanctifiante, puisse légitimement être appe-
lée l'habitation de Dieu par excellence, du moins
pendant l'état de voie, nous n'y contredirons
pas. Mais si le mode spécial de présence, qui est
le fruit et la conséquence de la mission invisible
ou de la donation d'une personne divine, consiste
essentiellement à soutenir la grâce, à conserver
les dons gratuits qui sont en nous les principes
de la vie divine, à nous faire accomplir des actes
surnaturels, nous ne concevons plus pourquoi on
ne peut pas dire, en rigueur de termes, que Dieu
habite véritablement dans les pécheurs qui ont
conservé la foi et l'espérance, et pourquoi cette
présence n'est qu'une ombre de celle que possè-
dent les justes. Qu'elle soit moins parfaite, d'ac-
cord ; qu'elle soit d'une autre nature, non seule-
ment rien ne le prouve, mais tout, au contraire,
nous autorise à le nier. Cette explication n'étant
pas satisfaisante, il en faut chercher une autre
plus plausible,
n
Un savant chanoine régulier qui enseignait la
théologie à Munich au commencement du siècle
I. D' OberdoerfTer, loc. cit., p. 33.
MODE DE CETTE PRESENCE Il3
dernier, Gaétan-Félix Yerani, pensa l'avoir trou-
vée. Après avoir examiné avec soin l'explication
thomiste, ne parvenant pas à comprendre com-
ment la présence de Dieu dans les justes, en
tant qu'objet de connaissance et d'amour, pou-
vait être une présence réelle et physique,
puisqu'on peut connaître et aimer des choses
absentes! — toujours la même objection, —
il se tourna d'un autre côté. Volontiers, nous
dit-il, il aurait adopté, par motif de piélé, l'opi-
nion qualifiée de pieuse par Suarez, d'après
laquelle la grâce sanctifiante et la charité
réclament par elles-mêmes, en vertu d'une
exigence connaturelle, la présence intime, vraie,
personnelle de Dieu dans l'âme sainte, si la
raison avait pu également le lui persuader; mais,
ajoute-t-il mélancoliquement, les fondements sur
lesquels repose ce sentiment ne sont pas assez
convaincants '.
1. « Censent plures Thomistae personas divînas esse in
justis tanquam objectum cognitum in cognoscente, vel
amatum in amante. Sed hoc videtur captu difficile, quia
possumus cognoscere, et amare res omnino dissitas, adeo ut
objecta ita cognita et amata non sint in cognoscente secun-
dum proprium esse reale, quod habent in se, sed ad sum-
mum in ratione cogniti : quo pacto non recte dicerentur
personae divinae esse in justis ex \i missionis, cum
peccatores
etiam cognoscunt per habitum fidei personas divinas, adeo
ut istse in esse cognito dicantur esse in peccatoribus. »
(Verani, Theologia speculativa universa, t. III., de Trin.^
disp. XV, sect.vii, n. 3.)
2. « Hanc sententiam Suarez vocat piam, et ob pietatem,
libenter ipsi adhaererem, si ratio id etiam mihi suaderet ;
etenim rationes, quibus innititur, non adeo convincunt. »
(Verani, ibid., n. l\.)
BAB. SAIST-ESPRIT. — 8
Il4 MODE DE CETTE PRÉSET^CE
Et après s'être mis en quête d'une explication
mieux fondée, Aoici celle qu'il propose : « Je
pense, dit-il, que le mode nouveau et spécial
suivant lequel la personne divine se trouve dans
la créature raisonnable en raison de la gTace
sanctifiante consiste en ce que Dieu est présent
à l'âme comme un époux à son épouse, un ami à
son ami intime, o^ mieux encore comme un
père est dans son fils tendrement aimé efe l'objet
constant de ses pensées, de ses affections, de sa
sollicitude à lui créer une position brillante :
car, en faisant de l'homme un ami et un fils
adoptif de Dieu, la grâce sanctifiante exige que
Dieu prenne de lui un soin tout spécial, qu'il
l'entoure d'une providence particulière.
« Par cette façon de parler, ajoute le docte
chanoine, il est facile de comprendre que Dieu
est dans les justes d'une manière tout à fait
distincte de celle par laquelle il se trouve en
toute chose par son essence, sa présence et sa
puissance ; car si sa providence est universelle
et s'étend à tous les êtres, elle est plus attentive à
l'égard du just^, en raison même de l'amour
dont il est l'objet. Aussi quand, par le don de
la grâce sanctifiante, les personnes divines sont
envoyées pour la première fois à une créature
raisonnable, celle-ci commence d'être aimée par
Dieu d'un, amour spécial, d'être gouvernée
d'une manière particulière ; et l'on comprend
ainsi comment les personnes divines se trouvent,
en vertu même de leur mission invisible, pré-
sentes d'une nouvelle manière dans les justes.
'^Fn effet, si l'on peut dire, conformé:: ent à l'adage
bien connu, que l'âme se trouve plus dans l'objet
MODE DE CETTE PRESENCE Il5
qu'elle aime que dans le corps qu'elle anime,
parce que toutes ses pensées, toutes ses solli-
citudes se portent vers l'objet aimé, on peut affir-
mer également, avec non moins de vérité, que par
la grâce sanctifiante les personnes divines se
trouvent d'une manière nouvelle et spéciale dans
les justes, en raison de la providence particulière
dont ils sont l'objet *. »
Nous admettons sans difficulté cette providence
spéciale, cette sollicitude paternelle de Dieu à
l'égard des justes ; et quand il s'agit de ceux qui
possèdent la grâce non point seulement pour un
temps, mais qui doivent la conserver jusqu'à la
fin, ou du moins la recouvrer un jour pour ne
plus la perdre, c'est-à-dire des élus, cette provi-
dence a, en théologie, un nom particulier, elle
s'appelle la prédestination. Mais cette sollicitude
de Dieu pour ceux qui l'aiment et qui en sont
aimés, si attentive qu'on la suppose, ne suffît
point, par elle-même, pour leur procurer une
présence à la fois substantielle et spéciale de la
Divinité, comme le reconnaît du reste très loya-
lement l'ancien professeur de Munich*. Son
1. Verani, loc. cit., n. n-12.
2. « Licet Deus dicatur esse in justo ut amicus in amico,
inde non sequitur praesentia physica personae missae in
crea-
lura, ad quam dicitur missa ; etenim ex eo quod amicus
intime diligatur, non constituitur per hoc physice praesens
amico inti^ie diligenti ; sed tantum affective et objective,
ut objcctam intime amatum. Ergo, licet Deus per gratiam
gratum facientem dicatur esse in creatura rationali, ut
amicus in amico intime dilecto, non sequitur praesentia
physica Dei in creatura amata ratione donorura gratiae. »
(Vt-rani. ibid., n. 1:4.)
Il6 MODE DE CETTE PRESENCE
explication n'entraîne point une véritable habi-
tation, une présence effective et réelle de Dieu
dans l'âme en état de grâce, distincte de la
présence d'immensité, mais une simple union
d'affection. Mais, se hâte-t-il d'ajouter : la grâce
et l'amour d'amitié n'exigent point une présence
physique et réelle de Dieu dans l'âme juste i.
A rencontre de cette opinion, nous avons
établi dans un précédent chapitre, et prouvé,
croyons-nous, jusqu'à l'évidence, que la mission
invisible ou la donation d'une personne divine,
réalisée à chaque collation ou accroissement de
la grâce sanctifiante, implique au contraire une
présence nouvelle et substantielle de la Divinité,
par conséquent une présence vraie, réelle, phy-
sique, et non pas seulement objective et morale.
Nous verrons plus loin que l'amour de charité
exige, lui aussi, une présence effective de Dieu
dans l'âme sanctifiée et ne saurait se contenter
d'une simple union d'affection.
III
Pour compléter l'énumération des opinions
plus ou moins défectueuses relatives à la manière
d'entendre et d'expliquer l'habitation du Saint-
Esprit dans les justes, ce serait ici le lieu d'exa-
I. « Amor, quem creatura rationalis elicit in statu viae
circa Deum, non exigit terminari ad Deum ut bonum
intime prœsens per realem et physicam praesentiam amati. »
(Ibid.. n. lAO
MODE DE CETTE PRESENCE
117
miner et de juger la célèbre théorie de Petau,
d'après laquelle l'inhabitation divine par la grâce
est propre à la personne du Saint-Esprit, au lieu
d'être, suivant le sentiment général des théolo-
giens, commune à toute la sainte Trinité et
simplement appropriée à la troisième personne ;
mais cette question demande une étude à part,
que nous aborderons en son temps ^
Mal accueillie à son apparition et jusqu'à notre
époque par les écoles théologiques qui l'ont
communément réprouvée, cette théorie a trouvé
de nos jours une certaine faveur auprès de quel-
ques individualités de France et d'Allemagne.
Elle a eu notamment pour défenseur et pour
patron un religieux français, prématurément
enlevé à son Ordre, qu'il honorait par ses talents,
et à l'Église, qu'il édifiait par son zèle, le R. P.
Ramière, de la Compagnie de Jésus. Voici en
quels termes il s'en expliquait dans un ouvrage
intitulé : Les Espérances de r Église.
(( Lessius donne comme parfaitement certaine
la doctrine d'après laquelle le Saint-Esprit est
présent dans l'âme juste, non seulement par ses
dons, mais encore par sa substance. Il en a
le droit, puisque la doctrine opposée, manifeste-
ment contraire à l'Écriture et à la Tradition, est
qualifiée d'erreur par les docteurs les plus
autorisés. Il n'est dans cette grande question
qu'un seul point sur lequel plane encore quelque
obscurité. C'est la part spéciale du SaintrEsprit,
I. Cf. supra.
Il8 MODE DE CETTE PT^Éf^E^CB
dans cette œu^re de sanctification qui lui est
partout attribuée dans les saintes Écritures. Deux
choses sont indubitables : d'abord que le Saint-
Esprit ne saurait venir habiter dans l'âme juste
sans que les autres divines personnes y habitent
avec lui. Aussi Notre-Seigneur dit-il que si quel-
qu'un l'aime, il sera aimé de son Père, et que les
trois, divines personnes viendront en lui et feront
en lui leur demeure'. D'un autre côté, ce n'est
certainement pas sans motif que la mission qui a
pour objet la sanctification des âmes est attribuée
au Saint-Esprit, et non au Fils. Si dans cette mis-
sion il n'y avait rien de propre au Saint-Esprit,
s'il ne faisait rien que le Père et le Fils ne fissent
également, il ne serait donc pas réellement
enA'oyé par le Père et le Fils, et les assurances si
positives que Jésus-Christ nous donne dans He
discours après le Cène, qu'il nous enverra ce
divin Esprit et que son Père nous l'enverra en
son nom, ne seraient que de vaines paroles.
// Jaut donc admelire nécessairement qu'il y a entre
l'aine juste et V Esprit-Saint une union qui ne
s'étend pas de la même manière aux autres per-
sonnes, ^lais quelle est cette union? C*est ce que
le Père Pet!au lui-même n'ose déterminer'^ ; on
nous permettra de n^être pas plus hardi que
lui ^ »
Ce n'est effectivement pas sans motif que la
mission invisible qui a pour objet la sanctifica-
j. Joan., XIV, 23.
^j. Petav., De Triait. ,\. VIII, cap. vi, n. 6.
3. Ramière, Les Espérances de l'Éjlse. Appendice, xii. note
MODE DE CETTE PRÉSENCE IIQ
tion des âmes et l'union à Dieu par la charité
est attribuée au Saint-Esprit, La raison de cette
attribution, comme nous l'expliquerons plus au
long dans un chapitre ultérieur, se trouve dans
Tanalogie frappante qui existe entre le caractère
propre de la troisième personne, savoir la bonté
et l'amour, et Tinhabitation divine par la grâce,
cette efîusion merveilleuse d^amour et de bonté.
Aussi, quoique effectuée en réalité par les trois
personnes, quoique commune à la Trinité tout
entière, cette admirable union de la créature et
du Créateur est-elle attribuée au Saint-Esprit
comme si elle lui appartenait en propre ^. Et c'est
à juste titre, observe Léon XIII, car u si des
vestiges de la puissance et de la sagesse divine
se manifestent même chez le pécheur, le juste
seul participe à l'amour, qui est la caractéristi-
que de l'Esprit-Saint. Ajoutez à cela que ce même
Esprit est appelé saint, parce qu'étant le premier
et suprême amour, il pousse les âmes à la
sainteté, qui consiste en définitive dans l'amour
de Dieu. Voilà pourquoi l'Apôtre, qui appelle les
justes le temple de Dieu, ne les nomme pas
expressément le temple du Père et du Fils, mais
du Saint-Esprit (I Cor., vi. 19) : Ne savez-vous
pas que vos membres sont le temple de rEspvlt-
I. a Haec autem mira conjunctio, quae suo nomine
inhahltatlo dicitur, tametsi verissime elBcitur praesenti
totius Trinitatis numine, ad eum veniemiis et mansionem
apad eum faciemus (Joan., xiv, aS), attamen de Spiritu
Sancto tanquam peculiaris praedicatur. » (Encyel. Divinuin
illud munus Leonis PP. XIII.)
120 MODE DE CETTE PRESENCE
Saint qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu^? »
Lors donc que l'Écriture ou les Pères nous
représentent l'Esprit-Saint comme Thôte de nos
âmes, il ne faut voir en cela qu'une simple
appropriation fondée sur l'usage en vigueur
dans l'Église, d'attribuer au Saint-Esprit les
œuvres de la Divinité où domine l'amour. Mais
partir de là pour affirmer entre ce divin Esprit
et les âmes justes je ne sais quelle union parti-
culière à la troisième personne et ne s'étendant
pas de la même manière aux deux autres, et
surtout pour lui attribuer en propre la produc-
tion d'un effet quelconque dans les créatures,
prétendre que « si dans la mission (invisible) il
n'y avait rien de propre au Saint-Esprit, s'il ne
faisait rien que le Père et le Fils ne fissent
également, il ne serait pas réellement envoyé »,
c'est se méprendre étrangement sur le sens et la
portée des paroles de l'Écriture et des Pères, c'est
scinder l'unité d'opération en Dieu, contrairement
au dogme catholique, d'après lequel toutes les
œuvres extérieures sont communes aux trois per-
I . « Siquidem divinae potentîae et sapîentîae vel in homîne
improbo apparent vestigia ; caritatis, quse propria Spiritus
veluti nota est, alius nemo nisi justus est particeps. Atque
illud cura re cohaeret, eumdem Spiritum nominari Sanctum,
ideo etiam quod ipse, primus summusque Amor, animos
moveat agatqae ad sanctitatem, quae demum amore in
Deum continetur. Quapropter Apostolus quum justos
appellat templum Del, taies non expresse Patris aut Filii
appellat, sed Spiritus Sancti : An nescitis quoniam membra
vestra templum sunt Spiritus Sancti, qui in vobit est, quem
hahetis a Deo ? » (Ibid.)
MODE DE CETTE PRÉSENCK 121
sonnes à cause de l'unité de leur nature ; car où
il n'y a qu'une nature, il ne doit y avoir qu'une
seule puissance et une seule opération*.
IV
Apr^s toutes ces tentatives infructueuses abou-
tissant invariablement, en dehors de l'opinion
de Petau, la plus improbable de toutes, à l'une
ou à l'autre de ces deux hypothèses : ou d'une
présence substantielle de Dieu dans les justes,
mais en qualité de cause efficiente, présence
commune à tous les êtres et ne différant qu'ac-
cidentellement dans les saints de ce qu'elle est
dans les pécheurs et même dans les êtres
inanimés ; ou d'une présence spéciale aux êtres
raisonnables doués de la grâce, mais purement
objective ; il est temps de proposer enfin le vrai
mode de cette présence de l'Esprit-Saint, à la
fois substantielle et spéciale, que la grâce sancti-
fiante vaut à l'âme juste, sans sacrifier ni l'une
ni l'autre de ces deux conditions, et sans intro-
duire cette union propre et personnelle au
Saint-Esprit, que préconisait le Père Ramière, à
la suite de Petau. Il nous suffira pour cela
d'exposer le sentiment de saint Thomas, non
pas tel qu'il a été compris par celui-ci ou celui-
1. «
Facere quemcumque eflfectum in creaturis est com-
mune toti Trinitati propler unitatem naturae, quia ubi est
una natura, oportet quod sit una virtus et una opéra tio. »
(S. Th , m, q. XXIII, a. a.)
122 MODE DE CETTE PRESENCE
là, mais tel qu'il résulte des paroles mêmes et
des textes comparés du saint Docteur.
D'après l'enseignement de l'angélique maître»
Dieu peut être substantiellement présent à une
créature de trois manières différentes : d'abord
à titre d'agent, ou de cause efficiente, c'est le
mode ordinaire commun à tous les êtres sans
exception ; en second lieu, comme objet de connais-
sance et d'amour, c'est la présence spéciale aux
justes de la terre et aux saints du ciel ; enfin en
vertu d'une union hypostatique, c'est ainsi que le
Yerbe s'est uni à notre humanité en ISotre-
Seigneur 1.
Le premier mode de présence est universel ;
il se rencontre partout où il existe un effet quel-
conque de la puissance divine, naturel ou
surnaturel ; car tout être créé, étant essentielle-
ment dépendant vis-à-vis de Dieu, ne peut
ni arriver à l'existence ni s'y maintenir sans
I. « Deus dicitur esse in re alîqua dnpliciter : uno modo
per modam causie agentis, et sic est in omnibus rébus
creatis
ab ipso ; alio modo sicut objectum operationis est in opé-
rante, quod proprium est in operationibus ànxmse, secundum
quod cognitain est in cognoscenie, et desideratum in deside-
rante. Hoc igitur secundo modo Deus specialiter est in
rationali creatura, quae cognoscit et diligit illum actu vel
habitu. Et quia hoc habet rationalis creatura per gratiam,
dicitur esse hoc modo in sanctis per gratiam. i> (S. Th.,
1,
q. vm, a. 3.)
En ajoutant aux deux modes précédents celui qui est
indiqué dans la réponse ad U"" du même article,
nous avons
bien les trois modes de présence substantielle. Le troisième
est ainsi formulé : « Est autem alius singularis modus
essendi Deum in homineper unionem. » (Ib.J., ad 4"°.)
MODE DE CETTE PRESENCE 123
Faction immédiate, et parlant sans la présence
intime de son Créateur. Nous avons suffisam-
ment expliqué plus haut ce mode de présence
pour être dispensé d'y revenir.
La présence de Dieu comme objet de connais-
sance et d'amour n'appartient qu'aux créatures
raisonnables, seules capables de le connaître et
de l'aimer. Mais ce second mode de présence
peut s'offrir à nous sous une double forme qu'il
importe extrêmement de bien discerner, si nous
Aoulons éviter la méprise dans laquelle sont
tombés un cerlain nombre de théologiens, et
prévenir l'objection que nous avons déjà ren-
contrée sur notre chemin, et qui revient sans
cesse sous la plume des adversaires de la doctrine
de saint Thomas. Ou bien, en effet, il s'agit
d'une présence purement objective et morale,
ou, au contraire, il est question d'une présence
effective et réelle. Dans la première hypothèse,
tous ceux qui connaissent et aiment Dieu, fut-ce
par une connaissance et un amour purement
naturels, jouissent d'une certaine présence de
Dieu; car il est dans leur intelligence par son
image, son idée, sa similitude intellectuelle ;
dans leur volonté par un attrait qui les porte
vers lui, par un lien d'affection qui les unit
à lui. Mais ce n'est point là une présence vraie et
réelle ; et, lors même que, par impossible, Dieu
résiderait exclusivement dans le ciel, il serait
néanmoins présent, de cette présence idéale et
affective, à quiconque fait de la Divinité Tobjet
de sa contemplation et de son amour. Dans la
seconde hypothèse au contraire, c'est-à-dire, s'il
s'agit d'une présence physique et substantielle,
124 MODE DE CETTE PRESENCE
non seulement la connaissance et l'amour natu-
rels ne sont pas capables de faire habiter Dieu
dans une âme, mais ni la connaissance surnatu-
relle que donne la foi, ni l'amour de désir
qu'engendre l'espérance, ne peuvent donner un
tel résultat ; seule la grâce sanctifiante et la
charité nous valent un si grand honneur ^
Quant au troisième mode de présence subs-
tantielle, il ne se rencontre que dans le Christ^
par suite de Tunion hypostatique : union
ineffable et incompréhensible, qui nous autorise
à attribuer au Fils de Dieu tout ce que fait ou
souffre la nature humaine par lui assumée ; union
admirable, qui donne un prix infini à chacune
des actions et des souffrances de l'Homme-Dieu,
et lui permet de satisfaire, d'une manière adé-
quate, à la justice de Dieu outragé par le
péché.
Ces trois modes de présence se trouvent réunis
en Notre-Seigneur. En effet, Dieu est en lui,
comme en toute créature, à titre d'agent, conser-
vant l'humanité sainte du Sauveur qu'il a créée
et unie au Verbe. Il y est encore, par la grâce
sanctifiante, de cette présence qui est spéciale aux
justes et aux saints ; car depuis le premier instant
de son existence, Tâme du Christ connaît et aime
Dieu d'une connaissance surnaturelle accompa-
gnée de charité ; elle le connaît, non à travers
i. « Nulla alia perfectîo superaddita substantîœ facit
Deum esse in aliquo sicut objectum cognitum et amatum,
aisi gratia ; et ideo sola gratia facit singularem modum
essendi Deum in rébus. » (S. Th., I, q. vin, a. 3 ad
4".)
MODE DE CETTE PRESENCE I2&
les ombres de la foi, mais dans les clartés de la
vision béatifîque ; elle le possède aussi parfaite-
ment qu'il peut être possédé par une créature
elle l'aime d^un amour de jouissance consommée,,
aussi est-elle vraiment bienheureuse . Enfin ,
comme couronnement de cette double union,
déjà pourtant si parfaite, vient s'ajouter V union
hypostatlqae, par laquelle le Verbe communique
à la nature humaine, qu^il a épousée dans le
sein de la bienheureuse Vierge, sa propre
subsistance, en sorte que, suivant la parole de
l'Apôtre, la plénitude de la Divinité habite cor-
porellement dans le Christ*, étant unie non
seulement à son âme, mais encore à son corps'.
Et qu'on ne dise pas que Thabitation de Dieu
par la grâce est parfaitement inutile, sinon
impossible, à une âme qui a Tincomparable
avantage d'être unie personnellement au Verbe.
Elle est si peu inutile que l'union hypostatique
1 . « In ipso inhabitat omnis plénitude divinitatis corpo-
raliter. » (Col. ii, g.)
2. « Gratia habitualis est solum in anima; sed gratia»
idest, gratuitum Dei donum, quod est uniri divinae per-
sonae, pertinet ad totam naturam humanam, quae
componitur ex anima et corpore. Et per hune modum
dicitur plenitudo divinitatis in Christo corporaliter
habitare :
quia est unita divina natura non solum animae, sed etiam
corpori. Dicunt etiam quidam quod divinitas dicitur in
Christo habitare corporaliter, idest, tribus modis, sicut
corpus habet très dimensiones : uno modo, per essentiam,
praesentiam et potentiam, sicut in ceteris creaturis ; alio
modo per gratiam gratum facientem, sicut, in sanctis ;
tertio,
per unionem personalem, quod est proprium ipsi Christo. »
(S. Th., III, q, n, a. lo, ad a.)
126 MODE DE CETTE PBÉSEItCE
elle-même, sans la possession et la jouissance
de Dieu par les actes de l'intelligence et de la
volonté, ne suffirait pas pour béatifier celte âme.
Dieu lui-même, la félicité subsistante, serait
incapable de bonheur s'il ne se connaissait pas
et ne s'aimait pas ; car il ne pourrait sans
cela jouir du bien infini et trouver, dans la con-
templation de sa divine essence, cette suprême
délectation qui est requise pour la béatitude. Afin
donc que l'âme du Christ soit bienheureuse, elle
doit avoir, en outre de son union personnelle
avec le Verbe, celte union à Dieu par l'opération
qui consiste dans la vision de la divine essence
et dans la fruition qui l'accompagne ; et pour cela
il lui faut une grâce créée qui la dispose et la
rende apte à produire des actes si fort élevés
au-dessus de toute puissance naturelle, et n'étant
naturellement à la portée que de Dieu seuP.
I. « Necesse est ponere in Ghristo gratiam creatam. Cujus
ratio necessitatis hinc sumi potest quod animae ad Deum
duplex potest esse conjunctio : una secundum esse in iina
persona, quse singulariter est animae Christi ; alia
secundum
operationem, quse est communis omnibus cognoscentibus
et amantibus Deum. Prima quidem conjunctio sine secunda
ad bealitudinem non sufïicit : quia nec ipse Deus beatus
esset, si se non cognosceret et amaret : non enim in seipso
delectaretur, quod ad bealitudinem requiritur. Ad hoc ergo
quod anima Christi sit beata, praeter unionein ipsius ad
Verbum in persona, requiritur unio per operationem, ut
scilicet videat Deum per essentiam, et videndo fruatur. Hoc
ûutem excedit natuialem potentiam cujuslibel creaturae,
soli autem Deo secundum naturam suam conveniens est.
Oportet igitur supra naturam animae Christi aliquid sibi
addi, per quod ordinctur ad praedictam bealitudinem ; et
MODE DE CETTE PRESENCE 12 7
Cette doctrine de saint Thomas, sur le triple
mode de présence substantielle que Dieu peut
avoir dans les choses, se trouve reproduite en
termes presque identiques à la question des
missions divines ^ Le saint Docteur y ajoute
pourtant un trait particulier et de grande impor-
tance, sur lequel nous aurons à revenir ; il dit
que par son opération, c'est-à-dire par ses actes
d'intelligence et de volonté, la créature raison-
nable atteint Dieu en lui-même : Sua operaiione
atiingit ad ipsum Deum. Nous indiquerons plus
loin le sens et la portée de ces paroles.
Mais nous ne saurions passer sous silence un
article magistral où Tangélique Docteur donne
à sa pensée des développements plus étendus,
des explications qui la rendent plus accessible à
notre intelligence, mais qu'il n'a pas jugé à
propos de reproduire plus tard dans les œuvres
de sa maturité, où il condensait davantage la
doctrine. Voici cet article. Après s'être demandé
si Dieu est en toutes choses par sa puissance, sa
présence et son essence, dans les saints par la
grâce, et dans le Christ par son être, il répond
de la manière suivante :
hoc dicimus gratiam. Unde necesse est în anima Christi
gratiam creatam ponere. » (S. Th., Qq. disput.. De \erit.,
q. XXIX, a. I.)
I. S. Th.. I, q. xLiu, a. 3.
128 MODE DE CETTE PRESENCE
{( La distinction de ces modes provient en
partie de la créature, en partie de Dieu. Elle
provient de la créature, en tant que celle-ci est
diversement ordonnée et unie à Dieu, non par
une simple diversité de raison, mais bien par
une diversité réelle. En effet, comme on dit de
Dieu qu'il est dans les choses suivant qu'il leur
est uni et en quelque sorte appliqué, il en résulte
que là où le mode d'union et d'application dif-
fère, le mode de présence est lui-même différent.
Or la créature est unie à Dieu de trois façons :
d'abord, par une simple similitude, car tout être
créé possède en lui-même une participation et une
ressemblance de la bonté divine, sans toutefois
atteindre la substance même de Dieu ; c'est le
mode ordinaire d'union, d'après lequel Dieu est
en toutes choses par son essence, sa présence et
sa puissance.
« En second lieu, ce n'est plus par une simple
similitude que la créature est unie à Dieu, mais
elle l'atteint lui-même, considéré dans sa subs-
tance, au moyen de son opération : c'est ce qui
a lieu quand elle adhère par la foi à la vérité
première, et par la charité à la bonté souveraine;
tel est le second mode, suivant lequel Dieu
existe d'une manière spéciale dans les saints, en
vertu de la grâce.
(( En troisième lieu, la créature atteint Dieu
non plus seulement par son opération, mais par
son être ; ce qu'il ne faut pas entendre de l'être
qui est l'acte de l'essence, car nulle créature ne
peut se changer en Dieu, mais de l'être qui est
l'acte de l'hypostase ou de la personne, à l'union
de laquelle la nature cr-^^e a été élevée : tel est
MODE DE CETTE PRESENCE I29
le dernier mode suivant lequel Dieu est dans le
Christ par une union liypostatique.
« Considérée du côté de Dieu, la diversité des
modes d'union n'est pas réelle, mais seulement
rationnelle ; elle provient de ce que l'on distin-
gue en Dieu l'essence, la puissance et l'opération.
Or l'essence divine, éta«t absolue et indépen-
dante de toute créature, ne se trouve dans les
êtres créés que parce qu'elle les rapproche
d'elle-même par son opération ; et en tant qu'elle
opère dans les choses, elle est en elles par présence,
car il faut que l'agent soit présent de quelque
manière à son œuvre ; et parce que l'opération
divine ne se sépare pas de la vertu active d'où
elle émane, on dit que Dieu est dans les choses
par sa puissance ; enfin, comme la vertu et la
puissance de Dieu est identique à son essence, il
en résulte que Dieu est dans les choses par son
essence*. »
Tels sont, d'après saint Thomas, les trois modes
de présence substantielle que Dieu peut avoir
da«ns une créature, les trois sortes de rapproche-
ment et d'union qui peuvent exister entre le
Créateur et l'œuvre de ses mains. Du côté de Dieu,
union avec la créature, avec toute créature à titre
d'agent, pour la conserver et ki mouvoir à ses
différents actes ; union avec la créature raison-
nable et sainte comme objet de sa connaissance et
de son amou/c ; enfin union avec la nature
humaine par assomption de cette nature et son
élévation jusqu'à la personnalité divine pour cons-
j . S. Th., Sent., lib. I, dist. xxxvii, q. i, a. a.
HAB. SAINT-ESPRIT. — 9
l3o MODE DE CETTE PRESENCE
tîtuer ce composé admirable que nous appelons
l'Homme-Dieu.
Du côté de la créature, union avec Dieu par
simple similitade, c'est-à-dire par les dons créés
qui lui ont été départis comme au-tant de parti-
cipations et d'imitations analogiques de la divine
bonté ; union par l'opération, c'est-à-dire par les
actes de l'intelligence et de la volonté, au moyen
desquels l'être créé se porte vers Dieu, vérité
première et souverain Bien, l'atteint en lui-même
et le possède au point de pouvoir en jouir d'une
manière initiale pendant l'état de voie, en atten-
dant la jouissance consommée qui aura lieu
dans le ciel ; union enfin dans l'unité de personne
avec Dieu, que la foi nous montre réalisée en
Jésus-Christ, dont l'humaine nature subsiste par
la subsistance même du Yerbe qui lui a été
communiquée.
Il est manifeste que ces divers modes de
présence et d'union sont absolument irréduc-
tibles, et qu'il existe entre eux non pas une
simple différence de degrés, une différence acci-
dentelle ou de plus et de moins, mais une
différence formelle, essentielle et vraiment spé-
cifique. Autre chose, en effet, est d'avoir Dieu
présent en nous en qualité de cause efficiente;
autre chose de le posséder comme notre fin
dernière et Tobjet de notre jouissance ; à plus
forte raison, de ne former qu'une seule personne
avec lui. Dans le premier cas, la créature n'atteint
pas Dieu lui-même, bien qu'il lui soit intimement
présent; elle ne jouit pas de lui, souvent m.ême
elle en est incapable; si elle possède quelque
éhose de Dieu, ce n'est pas sa substance, ce n'est
MODE DE CETTE PRESENCE l3l
qu'une similitude, une participation analogique,
une imitation lointaine de sa bonté. Conjungitur
creaiura Deo tripliciter. Primo modo secundum
similitudinem tantum, in quantum inveniiur in crea-
iura aliqua similitudo divinœ honitatis, non quod
aitingat ipsum Deum secundum substanliam : et
isia conjunctio invenitur in omnibus creaturis per
esseniiam, prœsentiam et potentiam^. Dans le
second cas, au contraire, l'être raisonnable doué
de la grâce possède réellement Dieu au fond de
son cœur, il atteint la substance divine par les
actes de ses facultés intellectuelles, il jouit de
Dieu. Secundo creatura attingit ad ipsum Deum
secundum substantiam suam consideratum, et non
secundum similitudinem tantum; et hoc est per
operationem : scillcet quando aliquls fide adhœret
ipsi primae veritati, et charitate ipsi summae bonitati;
et sic est alias modus quo Deus specialiter est in
sanctis per gratiam*.
Ce serait pourtant se tromper que de considérer
ces divers modes de présence comme étant réel-
lement distincts en Dieu ; car, en dehors des
relations opposées d'origine, aussi réellement
distinctes entre elles que les personnes divines
elles-mêmes qu'elles constituent, tout en Dieu
est parfaitement un ; la substance, les facultés,
les opérations, les perfections dont les concepts
paraissent le plus opposés, se fondent en lui dans
une unité et une simplicité parfaite, et ne se
distinguent que virtuellement.
I. S. Th,. loc. cît
a. Ibid.
l32 MODE DE CETTE PRESENCE
On nous pardonnera de nous être quelque peu
attardé sur ces notions, elles nous ont paru néces-
saires pour préparer la voie et éclairer notre
marche vers le but désiré; et quiconque sait
qu'une question clairement posée, et dont tous
les termes ont été bien élucidés, est à moitié
résolue, reconnaîtra sans peine qu'elles ne sont
ni un hors-d'œuvre, ni une superfétation.
VI
Avant de pousser plus loin notre marche,
arrêtons-nous un instant, jetons un regard
rapide en arrière pour reconnaître le chemin
parcouru, et prenons solidement possession du
terrain conquis.
Quand, se faisant l'interprète de l'Écriture et
de la Tradition, saint Thomas déclare que Dieu
est dans les justes d'une manière nouvelle et
spéciale, qu'il habite le sanctuaire de leur âme,
cela ne signifie point, comme l'entend le D^*
Oberdoerffer, qu'il est en eux pour soutenir et
conserver la grâce sanctifiante, ut sustineat gra-
tiam, pour les mouvoir à leurs opérations surna-
turelles ; il y est assurément de cette manière et
dans ce but, mais c'est le mode ordinaire et
commun de présence.
Cela ne signifie pas davantage qu'il leur est
uni par les liens d'une affection particulière,
qu'il les entoure d'une protection spéciale, qu'il
en fait l'objet constant de ses pensées et de sa
sollicitude, comme le prétendait Verani. Borner
à cela l'union de Dieu avec les âmes saintes, c'est
MODE DE CETTE PRESENCE i33
aboutir, bon gré mal gré, à la négation d'une
habitation véritable du Saint-Esprit en elles, et
la remplacer par une simple union morale, aussi
incapable de répondre aux exigences d'une
amitié parfaite que de satisfaire pleinement aux
promesses si claires du Sauveur affirmant que,
si quelqu'un l'aime, il sera aimé du Père et que
les trois divines personnes viendront en lui et y
jQxeront leur séjour i.
Pour caractériser nettement ce mode d'union
avec Dieu, qui est propre aux justes, saint
Thomas déclare que Dieu est en eux comme
objet de connaissance et d'amour, en sorte qu'ils
peuvent, par leur opération, atteindre la subs-
tance divine*, et commencer, dès cette vie, à
jouir du Bien souverain 3.
Mais suffît-il, pour constituer celte présence
spéciale, que Dieu soit connu et aimé d'une
connaissance et d'un amour surnaturels quel-
conques ? Nullement. Le fidèle en état de péché
mortel connaît Dieu non seulement par les
I. Joan., xjv, 23.
3. « Super istum modum autem communem est unus
specialis, qui convenit naturae rationali, in qua Deus
dicitur
esse sicut cognitum in cognoscente, et amatum in amante.
Etf quia cognoscendo et amando creatura rationalis sua
operatione attingit ad ipsum Deum, secundum istum specia-
lem modum, Deus non solum dicitur esse in creatura
rationali, sed etiam habitare in ea, sicut in templo suo. »
(S. Th., I., q. xLHi, a. 3.)
3. « Per donum gratiae gratum facientis perficitur crea-
tura rationalis ad hoc quod libère non solum ipso dono
creato utatur, sed ut ipsa divina persona fruatur. » (S.
Th.»
Ibid., ad i™.)
334 MODE DE CETTE PMF.SE?<CE
âiEQières de la raison, mais encore par celles de
let foi ; il l'aime pareillement, non seulement
d'un amour naturel, mais encore d'un amour
surnaturel qui a son principe dans la vertu
d'espérance ; il peut même avoir ce commence-
ment de dilection que le concile de Trente
énumère parmi les dispositions préparatoires à
k justification! ; et pourtant Dieu n'habite pas
encore en lui, il s'apprête seulement à entrer
ians son cœur, il frappe à la porte, demandant
qu'on lui ouvre. Ecce sio ad ostium et palso^.
Aussi avons-nous entendu saint Thomas nous
dire plus haut que la connaissance de Dieu,
même surnaturelle, si elle n'est accompagnée de
sharité, est insuffisante pour faire habiter la
tainte Trinité dans une âme^. A^oilà pourquoi il
déclare, à plusieurs reprises, que la grâce sanc-
tifiante seule, à l'exclusion de toute autre
perfection, produit la présence spéciale de Dieu
1. « Disponuntur autem ad ipsam justitiam, dûm excitati
di>ina gratia, et adjuti, fidem ex auditu concipienles,
libère moventur in Detim, credentes vera esse, quae
divinitus
.?evelata et promissa sunt, atque... in spem erigunlur,
Sdentes Deum sibi propter Christum propitium fore;
îliumque, tanquam omnis justitiae fontem, diiigere inci-
lâunt. » (Trid., sess. VI, c. vi.)
2. Apocal., ni, 20.
3. « Gognilio sine dilectione non sufBcit ad inhabiiatio-
aem Dei secundum illad (i Joan., iv, 16) : Qui manet in
jaritate, in Deo manet, et Deus in eo. Inde est quod multi
eognoscunt Deum vel j>er naturalem cognitioncm, vel per
ûdem informem, quos tamen non inhabitat Spiritus Dei. )>
^^.'Th., in I ad Cor., c. n, lect. 3.)
MODE DE CETTE PRESENCE î3s
comme objet de connaissance et d'amour'. Par
conséquent, ni les vertus surnaturelles de foi d,
d'espérance ou les actes qu'elles inspirent, ni les
grâces actuelles, ni les grâces gratuites, comme
le don de prophétie ou le pouA oir de faire des
miracles, ni, à plus forte raison, les qualités
naturelles ne suffisent pour faire habiter Dieu
dans une âme.
Pour qu'il y ait vraiment habitation du Smnt-
Esprit, il faut, au jugement de saint Thomas,
autre chose que l'action de Dieu produisant obl
conservant la grâce ; autre chose que la présence
des habitudes surnaturelles et des actes qui en
découlent ; autre chose qu'une providence spé-
ciale, si attentive qu'on la suppose ; il faut la
présence vraie, réelle, substantielle de TEsprit-
Saint comme objet de connaissance et d'amour.;
il faut la possession et la jouissance au moin*
initiale du souverain Bien, atteint en lui-même
par les actes de l'intelligence et de la volonté
créées ; il faut un commencement de cette union
bienheureuse qui se consommera un jour dans
le ciel, et une sorte d'aAant-goût de réternelle
félicité.
Mais c'est encore là une énigme ; qui noiis
l'interprétera ? une formule précieuse peut-être^
mais difficile à saisir, si nous en jugeons par les
interprétations diverses qui en ont été données^
I. (f Nulla alia perfectio superaddita substantiee facit»
ûeuni esse in aliquo sicut objectam cognitum et amatum^
nisi gratia ; et ideo sola gratia facit singularem moduai
essenJi Deum in rébus. » (S. Th., 1., q. vm, a. 3^ ad 4.)
l36 MODE DE CETTE PRESENCE
OÙ d'autres se sont trompés, serons-nous plus
heureux? Où ils ont failli, pouvons-nous nous
flatter d'atteindre sûrement la vérité? Si, pour
comprendre et expliquer un dogme d'un ordre
si relevé, nous en étions réduit à nos seules
lumières ; si, pour pénétrer dans les profondeurs
d'un mystère fort au-dessus de notre portée,
nous ne pouvions compter que sur nos propres
ressources, nous aurions assurément lieu de
craindre, en nous rappelant les paroles de l'Esprit-
Saint : « Ne vise point à ce qui te dépasse, ne
prétends pas sonder ce qui est au-dessus de tes
forces : Altiora te non quœsieris, et fortlora te
non scruialas fueris » ^ ; car nous touchons ici à ce
qu'il y a de plus grand, de plus saint, de plus
profond dans la vie intérieure et mystique, nous
sommes vraiment au cœur de l'ordre surnaturel.
Mais celui dont nous n'avons fait jusqu'ici que
suivre les enseignements et exposer la doctrine,
saint Thomas, voudra bien, nous l'espérons,
nous assister du haut du ciel et nous obtenir de
Dieu les lumières dont nous avons besoin. Comp-
tant sur son assistance fraternelle et le secours
de son intercession, nous irons humblement et
courageusement de l'avant.
I. Eccli., m, 32.
CHAPITRE IV
Explication du mode particulier de
présence dont Dieu honore les justes de
la terre et les saints du ciel
§ I. — Comment Dieu est présent par sa subs-
tance à l'intelligence et à la volonté des bienheu-
reux, en tant que vérité première et bien souverain.
En énumérant les différents modes de présence
substantielle que Dieu peut avoir dans les êtres
créés, saint Thomas, comme on a pu le remar-
quer, n'en compte que trois : à titre d'agent,
comme objet de connaissance et d'amour, et par
union hypostatique. N'en aurait-il pas, par hasard,
omis ou oublié un quatrième : celui qui convient
aux élus du cieH? Car, si Dieu doit être uni
I. Ne faudrait-il pas également, à ces trois sortes de pré-
sence substantielle de la Divinité, en ajouter une autre,
que nous voyons, semble-t-il, réalisée dans la sainte Eucha-
ristie et dans l'âme qui reçoit cet auguste sacrement, et
que
l'on pourrait appeler sa présence sacramentelle ? Nous ne le
pensons pas. Sans doute, Dieu est très réellement présent
dans le sacrement de nos autels, puisque, suivant la défini-
tion du saint concile de Trente (Sess. XIII, c. i, et can.
i),
l'Eucharistie contient véritablement, réellement, substan-
p38 explication du mode particulier
d'uiic façon effective et intime à ceptaines créa
tares, c'est assurément aux esprits bienheureux
admis à le contempler face à face, et trouvant
dans sa possession leur suprême félicité. Eh
bien ! non : le saint Docteur n'a rien oublié ou
omis, et l'énumération qu'il nous donne est
complète, attendu que l'union de la Divinité avec
tellement, le corps, le sang, l'âme et la dmnité de Xotre-
Seigneur Jésus-Christ, par conséquent le Christ tout entier,
30US '.es espèces du pain et du vin ; mais cette présence de
là Di\inité ne constitue pas un mode nouveau et distinct
'les autres.
Ce qui est nouveau, c'est la manière d'exister que l'huma-
mté du Verbe possède dans le Saint-Sacrement, et qui est
fort différente de celle qu'elle a dans le ciel. Dans la
sainte
liostie, le corps du Sauveur est contenu tout entier ; et
qpioique composé de parties, il n'y occupe pas d'étendue,
it y est à l'instar d'une substance spirituelle ; c'est ce
qui
î?onstitue son état sacramentel, par opposition à son état
ermnaturel. Mais dans quelque état que l'on considère
ïfeumanité du Christ, elle conserve avec la Di\1nité un
genre
iFnnion qui ne varie pas et qui est toujours le même, une
anioo bypostatique. C'est ce qui résulte clairement des
pkarolfes du concile de Trente, lorsqu'il déclare que,
aussitôt
ïpres îa consécration, le vrai corps et le vrai sang de
Notre-
Seigneur existent sous les espèces du pain et du vin, ainsi
•^ue son âme et sa divinité ; toutefois le corps se trouve
sous l'espèce du pain en vertu même des paroles de la con-
sécration, le sang et l'âme y sont également, mais par
soncomitance, en vertu de cette connexité naturelle qui
îéclame l'union de toutes les parties du Christ, lequel, une
Ifeis ressuscité d'entre les morts, ne meurt plus ; quant à
la
Svinité du Sauveur, elle est présente à cause de cette admi-
^ble union hypostatique qui tient le corps et l'âme du
Sauveur indissolublement enchaînés à sa divinité. (Trid.,
îess. XIH, c. ni.)
DE LA PRESENCE DE DIEU 1 3§
les justes de la terre n'est pas d'une nature
abi&oluinenl différente de celle qui est l'apanage
des saints jouissant de la béatitude. D'après la
déclaration expKcite et formelle du SouveraiB
Pontife Léon XIII, « cette admirable union,
appelée de son vrai nom inhabitation, ne diffère
que par la condition ou l'état de celle qui j^iit le
bonheur des habitants du ciel : Hase autem min&
conjunciio, qaae sao noinine inhabitatio dicltur^
condUioixe ianium seu staiu ah ea discrepat qus.
cœUies Deus beando complecliiar^. » Elle en difïère
comme le commencement d'une œuvre se dis-
tingue de son conronnenient, comme la semence
se discerne du fruit arrivé à maturité. La grâce,
en effet , est la semence de la gloire ; elle
inaugure ici-bas, quoique d'une manière impar-
faite, la vie qui nous est réservée dans le ciel.
Or la vie éternelle consiste dans la connais-
sance du seul Dieu véritable et de son envoyé
Jésus-Christ : Hœc est viia œierna, ut cognoscanî
te solum Deujn veram, et quem misistl, Jesam
Christum * ; non pas dans celte connaissance
médiate, abstraite, obscure, qui est notre partage
en cette vie, et que nous puisons dans les œuvreig
de Dieu ', et dans la vérité révélée ; mais dans la
vue directe et immédiate, dans la contemplation
1. Encycl.Divinum illud munus.
2. Joan., XVII, 3.
3. « Quod notum est Dei;, manifestum est in illis. Deu*
enim illis manifestavit. Invisibilia enim ipsiiis, a
creatura
mundi, per ea quae facta sunt, intellecta ronspiciuntur. »
(Rom., 1, 19-30.)
l40 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
claire, faciale, intuitive de la divine essence ;
dans la possession et la jouissance du souverain
Bien ; c'est dire, en d'autres termes, qu'elle con-
siste dans la présence réelle et substantielle de
Dieu dans l'esprit et le cœur des bienheureux
en tant qu'object direct de leur connaissance et
de leur amour : ut cogniium in cognoscente et
amatum in amante.
Si donc nous voulons nous faire une idée nette
et précise de ce genre de présence, il faut la
considérer non pas telle qu'elle s'offre à nous
dans la personne des justes de la terre, où elle
n'est encore qu'à l'état rudimentaire, sous forme
de germe ; mais telle qu'elle existe dans les
saints du paradis, en qui elle est parvenue à son
complet épanouissement ; de même que, pour
se bien rendre compte de ce qu'est l'homme, de
sa nature, de ses facultés, de ses opérations, il
faut l'étudier non pas à l'état d'embryon ou de
fœtus, pendant les premiers mois de son existence
dans le sein maternel, mais à l'état d'être parfait,
durant cette période de la vie où il est arrivé à
son plein développement, à sa perfection régu-
lière et normale. Cherchons donc comment Dieu
est uni aux bienheureux déjà parvenus au terme
de leur pèlerinage.
C'est une vérité de notre foi que les élus dans
le ciel voient Dieu face à face, ouvertement,
clairement, intuitivement, sans intermédiaire, tel
qu'il est dans l'unité de son essence et la trinité
de ses personnes i. C'est dans cette claire vue et
I. « Auctorilate apostolica definimus quod omnes beati.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU I^I
dans la jouissance qui l'accompagne que consiste
la couronne de justice promise, comme récom-
pense, à nos œuvres méritoires i. Mais comment
une telle vision qui n'appartient et ne peut
appartenir naturellement qu'à Dieu, devient-elle
possible à la créature ? Comment s'accomplira-
t-elle en fait ?
D'après l'enseignement des philosophes scolas-
tiqiies, notre intelligence, ou plutôt toute intel-
ligence créée, quelle qu'elle soit, n'est pas et ne
peut pas être la cause efficiente totale et exclusive
de son acte de connaître. Faculté passive autant
qu'active, indigente de recevoir tout autant qu'elle
est capable de produire, apte à connaître toute
chose, mais indéterminée par elle-même et indif-
férente à saisir ceci ou cela, l'intelligence créée
etiam ante resumptionem suorum corporum..., viderunt et
vident divinam essentiam visione intuitiva et etiam faciali,
nulla mediante creatura in ratione objecti visi se habente,
sed divina essentia immédiate se nude, clare et aperte eis
ostendente, quodque sic videntes eadem divina essentia
perfruuntur, necnoh quod ex tali visione et fruitione,
eorum animae, qui jam decesserunt, sunt vere beatse, et
habent vitam et requiem aeternam. » (Ex Const. Benedidas
Deas, Bened. XTI, an. i336.)
Item conc. Florent, (an. idSg) in decreto unionis definivit
:
animas sanctorum post mortem « in cœlum mox recipi et
intueri clare ipsum Deum trinum et unum, sicuti est, pro
meritorum tamen diversitate alium alio perfectius. »
1. « In reliquo reposita est mihi corona justitiae, quam
reddet mihi Dominus in illa die justus judex : non solum
autem mihi, sed et iis qui diligunt adventum ejus. »
(II Tim., lY, 8.)
l/i2 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
demeure inerte i, tant qu'elle n'est pas complétée»
actuée, fécondée par une qualité accidentelle»
une forme qui lui vient du dehors, s'unit à elle
d'une union très étroite, la perfectionne, la
détermine, la rend capable de produire son acte,
et devient avec elle coprincipe du verbe mental
en qui et par qui elle connaît. Cette forme, cette
détermination, cette actuation de l'intelligence,
n'est autre que Timage ou la représentation
intellectuelle de l'objet qu'il s'agit de connaître,
celui-ci étant presque toujours hors d'état de
pouvoir s^unir directement et par lui-même à la
faculté cognitive. D'où cet axiome emprunté à
saint Augustin, que la connaissance est le produit
d'un double facteur, l'objet et la faculté*.
Dans l'ange, nature parfaite qui ne connaît
pas d'enfance, ce complément nécessaire à l'in-
telligence lui A^ent directement de Dieu, de qui,
au moment même de sa création, il reçut, avec
l'être, les idées infuses de toutes choses. Pour
l'homme, au contraire, qui n^arrive que lente-
ment et par degrés, en passant par les différentes
1. Il n'y a d'exception que pour l'intelligence de l'ange
dans la connaissance de lui-même. Pour se connaître, l'ange
n'a pas besoin d'une espèce intelligible distincte de sa
pro-
pre substance; car celle-ci, étant immatérielle et
intelligible
en acte, et intimement unie à l'entendement, joue par
elle-même le rôle de forme intelligible, en sorte :iue
l'ange
se connaît par lui-même, par sa substance. (Cf. S. Th., 1,
q. Lvi, a. I.)
2. « Liquido tenendum est, quod omnis res quamcu raque
cognoscimus, congenerat in nobis notitiamsui, ab utroque
enim notitia paritur, a cognoscente et cognito. » (S. Aug.,
De Trin., lib. IX, c. xn. n. i8.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU 1^3
étapes de l'enfance, de l'adolesceiftee et de la
jeunesse, à cet âge parfait où il a son plein déve-
loppement physique et intellectuel, ce complé-
ment indispensable lai vient originairement
des sens. C'est l'espèce impresse, la forme
inteliigibl-e des scolastiques. Et remarquons en
passant que, nonobstant l'origine extrinsèqiie de
cet élément, notre acte de connaissance intellec-
tuelle, notre intelligere, ne cesse pas pour cela
d'être appelé et d'être réellement un acte vital,
un mouvement immanent, un motus ab intrinseco;
car l'espèce intelligible ou limage de l'objet
s'unit à notre faculté par mode de forme pour
Tactuer, la perfectionner, la spécifier, en la
déterminant à connaître tel objet plutôt que tel
autre.
Ces principes posés, demandons-nous quelle
sera, dans la vision béatifîque, la forme intelligible
qui, en s'unissant à notre esprit, lui permettra
de voir Dieu tel qu'il est en lui-même.
H
Toutes les fois que saint Thomas aborde cette
question, et il le fait dans une multitude de
passages, il enseigne qu'aucune image, aucune
forme intelligible créée n'est capable de repré-
senter adéquatement l'essence divine, attendu que
cette essence est infinie, tandis que tout être
créé, quel qu'il soit, substance ou accident, ne
reçoit jamais de l'acte créateur qu'une nature
terminée, finie, limitée à un genre et a une
espèce, et se trouve dès lors radicalement inca-
l44 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
pable de représenter quidditativement celui qui
est la plénitude de l'être. Il est donc de toute
nécessité que l'essence divine elle-même s'unisse
à l'intelligence des bienheureux et joue le rôle
de forme intelligible i. Aussi, d'après l'angélique
Docteur, prétendre que Dieu est vu au moyen
d'une image, d"une espèce intelligible, d'une
représentation créée, c'est nier équivalemment la
vision intuitive : Unde dicere Deum per similitudi-
nem vider i, est dicere divinam essentiam non videri;
quod est erroneum^.
Mais cette union de l'essence divine avec l'in-
telligence créée est-elle possible?
Oui, car Dieu est la vérité subsistante, comme
il est l'être même, et la vérité est la perfection
de l'intelligence. Ipse enim sicut est suum esse, ita
est sua Veritas, quœ est forma intellecias^. Il y a
1. « Manifestum est quod cuin inlellectus noster nihil
cognoscat nisi per aliquam speciem ejus, impossibile est
quod per speciem rei unius cognoscat essentiam alterius ;
et quanto magis species per quam cognoscit intellectus»
plus distat a re cognita, tanto intellectus noster imperfec-
tiorem cognitionem habet de essentia rei illius... Manifes-
tum est autem ex superioribus quod nuUum creatum
communicat cum Deo in génère. Per quamcumque igitur
speciem creatam non solum sensibilem sed intelligibilem,
Deus cognosci per essentiam non potest. Ad hoc igitur
quod ipse Deus per essentiam cognoscatur, oportet qu« d
ipse Deus fiât forma intellectus ipsum cognoscentis, et
conjungatur ei non ad unam naturam constituendam, sed
sicut species intelligibilis intelligenti. Ipse enim sicut
est
suum esse, ita est sua veritas, quae est forma intellectus.
>.■
(S. Th., Comp. Theol. Opusc. III, cap. cv.)
2. Summa Theol. , I, q. xii, a. 2.
5. S. Th., Comp. Theol., cap. cv.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU 1^5
pourtant une condition préalablement requise,
c'est que l'intellect créé soit préparé et disposé à
cette union par une force, une perfection surna-
turelle, qui l'élève au-dessus de sa condition na-
tive ; de même que, avant d'enseigner à quel-
qu'un une science supérieure, la théologie par
exemple, ou le calcul infinitésimal, il faut, par
une préparation convenable, le rendre capable
de recevoir cet enseignement. Cette force, cette
qualité surnaturelle, qui élève, corrobore et pré-
pare notre âme à cette bienheureuse union, n'est
autre que la lumière de gloire i.
Ainsi, d'après saint Thomas, pour voir Dieu
intuitivement, deux choses sont nécessaires •
l'une qui se tient du côté de la faculté créée et
qui a pour but de fortifier, d'agrandir, d'élever
sa puissance, c'est le rôle de la lumière de gloire ;
l'autre qui se tient du côté de l'objet, c'est
l'union directe et immédiate de l'essence divine
avec l'intelligence créée appelée à la contem-
pler 2.
Inutile de rechercher si cette divine essence
remplit rigoureusement, vis-à-vis de notre intel-
ligence, les fonctions d'espèce impresse, ou si
I. « Necesse est autem quod omne quod consequitur ali-
quam formam, consequatur dispositionem aliquam ad for-
mam illam. Intellectus autem noster non est ex ipsa sua
natura in ultima dispositione existens respectu formae
illius quae est veritas, quia sic a principio eam asseque-
retur. Oportet igitur quod cum eam consequitur, aliqua
dispositione de novo addita elevetur, quam dicimus gloriœ
lumen. » (Lbid.)
a. Cf. I, q. xn, a. 2.
HAB . SAINT-ESPRIT. — lO
1^6 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
elle oe le fait que d'une maitieFe impropre, et
dans un sens purement analogique ; chacun sait,
en effet, que, si la nature divine est la forme
exemplaire, le prototype de toutes choses, elle
ne saurait être le principe formel intrinsèque
d'aucune créatures et que, si certaines perfec-
tions sont communes au Créateur et à la créa-
ture, il y a, dans la manière de les posséder, une
telle disparité, que l'on ne peut rien attribuer à
l'un et à l'autre dans une acception identique*.
Au reste, pour prévenir toute méprise, saint
Thomas déclare explicitement que, dans la vision
béatifique, l'essen<je divine joue le rôle d'espèce
intelligible, sans être, à proprement parler, la
forme de l'intelligence créée ^.
Nous pouvons donc considérer conanae une
chose indubitable que Tessence divine s'unit
directement à rintelligence des bienheureux dans
le ciel, pour être, avec elle, coprincipe de la
vision béaitiSque ; et puisque c'est cette même
essence qu'il s'agit de voir, elle est en même temps
1. « Non est possibiîe Deum aliquo modo în composifio-
nem alicujus venire, ncc sicut principium formate, nec sicut
principium materiale. » (S. Th., Sumnia TheoL, I, q. m, a.
8.)
2. « Impossibile est aliquid prsedicari de Deo et creaturis
uTiivoce. » (Id., ibid., I, q. xiii, a. 5.)
3. « Restât ergo ut illiid quo intellectus creatus Deum
per essentiam videt, sitdivina essentia. Mon autein oportet
quod ipsa divina essentia fiât forma intellectus ipslus, sed
quod se habeat ad Ipsum ut forma. » (S. Th., Qq,. disp., de
verit., q. vni, a. i.)
Et iterum : « In visione qua Deus per essentiam videbitur,
ipsa divina essentia erit quasi forma intellecSus, qua
inteUi-
.get. » {Summa TheoL, Supnl., a. xcii, a. i. ad 8.V
DE LA PRÉSENCE DE DIEU 1^7
le terme et l'objet de celte vision ; en sorte que
cette divine essence est à la fois l'alpha et
l'oméga, le principe et le terme de cette opération
vitale qui constitue la béatitude formelle des
saints.
Comment dès lors ne pas reconnaître, entre la
Divinité et les élus du ciel, une union vraie et
réelle, puisque Dieu ne peut être vu et possédé
qu'à la condition d'être présent à leur esprit par
lui-même, et non par son image, per suam essen-
tiam et non per speciem esseniiœ reprœsenlaiivam ;
une union spéciale et formellement distincte de
celle qu'il peut avoir et qu'il a effectivement avec
les autres créatures, puisque ce n'est plus seule-
ment à titre d'agent qu'il est dans les bienheu-
reux, mais encore et surtout comme objet de
connaissance et d'amour, de connaissance intui-
tive, d'amour béatifique; une union enfin qui,
sans aboutir à l'unité de substance, et, tout en
respectant la double personnalité de Dieu et de
l'être créé, les met dans de tels rapports d'inti-
mité que l'un devient la béatitude et la suprême
perfection de l'autre.
Ce que sera cette vision de Dieu, cette contem-
plation de la beauté infinie, ce qu'elle apportera
de joie, de douceur, de délices, nul ne le sait,
hormis celui qui la donne et celui qui en jouit,
nemo scit, nisi qui accipit^. Les auteurs inspirés,
auxquels l'Esprit-Saint a daigné en révéler quel-
que chose, nous disent que ce sera le plein ras-
I. Apoc, n, 17.
1^8 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
sasiement de tous nos désirs', un vrai torrent de
délices capable non seulement de remplir notre
cœur, mais de l'inonder véritablement*; ce sera
sûrement une connaissance non pas sèche et
froide comme un pâle rayon d'hiver, mais ar-
dente, savoureuse, souverainement délectable,
qui engendrera dans la volonté un amour im-
mense, irrésistible, ininterrompu, et une jouis-
sance aussi grande que le comportera la capacité
de notre cœur.
III
Présent par sa substance à Fintelligence des
bienheureux. Dieu pourrait-il être absent de leur
volonté? Ce qui se passe dans la première de ces
facultés ne se répercute-t-il pas dans la seconde ?
Ce qui a lieu dans l'ordre de la connaissance n'a-
t-il pas son retentissement nécessaire dans l'ordre
de l'amour? N'est-ce pas une vérité universelle-
ment admise par les philosophes , que toute
forme est suivie d'une inclination proportion-
née 3? L'amour, en effet, suit naturellement la
connaissance, et l'union est la fin régulière de
l'amour. Voyant Dieu face à face, les saints du
ciel sont dans l'heureuse nécessité de l'aimer.
1. « Qui replet in bonis desiderium tuum. » (Ps.
cii, 5.) — « Satiabor cum apparuerit gloria tua. » (Ps.
XVI, i5.)
2. « Inebriabuntur ab ubertate domus tuse ; et torrents
voluptatis tuae potabis eos. » (Ps. xxxv, 9.)
3. «■
Quamlibet formam sequitur aliqua inclinalio. »
s. Th., Summa Theol., I, q. lxxx, a. i.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l49
Et de vrai, comment leur volonté poiirrait-
«11e ne pas se porter, avec un élan irrésistible,
vers celui que leur intelligence connaît claire-
ment et lui propose ouvertement comme le sou-
verain Bien? Et puisqu'ils le possèdent, sans
crainte de le perdre, comment ne pas trouver en
lui la suprême délectation ? Mais la jouissance ne
va pas sans la présence effective de l'objet aimé.
Si donc Dieu est réellement uni à leur intelli-
gence en tant qu'objet de connaissance, il doit
également, disons mieux, il doit à plus forte rai-
son être vraiment et effectivement uni à leur
volonté comme objet d'amour, car « l'amour est
plus unitif que la connaissance : Amor est magis
unitivus quam cogniiio^. » Au reste, une simple
union d'affection serait absolument insuffisante
pour la jouissance parfaite et consommée que sup-
pose la béatitude.
L'union d'affection existe assurément, puisque
les bienheureux aiment Dieu et en sont aimés,
«t que l'amour consiste formellement dans ce lien
moral qui rapproche et enchaîne les cœurs ; mais
l'amour tend et aspire à l'union réelle, et il la
produit dans la mesure du possible : et suivant
que l'union est réelle ou seulement affective, il y
a deux manières d'aimer, l'une de jouissance,
l'autre de désir. Or, c'est l'union de jouissance
qui règne dans le ciel, puisque tout désir légitime
y est satisfait. Nous verrons ce que nous avons
cru, nous posséderons ce que nous avons espéré
et recherché dans la voie, nous jouirons enfin
. S. Th., P-II'% q. xxviiT, a. i, ad i.
l5o EXPLICATION DU MODE PARTIGULIEB
pleinement, sûrement, éternellement, du bien
suprême. C'est alors que l'œuvre de notre déifi-
cation sera complète et achevée, et que nous
serons parfaitement semblables à Dieu, tout
pénétrés, tout imbibés de Dieu, tout divins.
Déjà sans doute, nous lui ressemblons, ayant
en nous un don créé souverainement précieux,
qui est une participation formelle de sa nature ^ ;
déjà nous sommes ses fils par adoption, avec
droit à l'héritage paternel ; mais le dernier mot
de notre destinée n'est pas dit; ce que nous
serons un jour ne paraît pas encore : Charissimi,
nunc filii Dei samas, et nondum apparaît quid eri-
mus'' . C'est quand il se montrera à nous sans
ombres et sans voiles, quand nous le verrons
face à face et à découvert, quand il nous appa-
raîtra tel qu'il est, que nous lui serons pleine-
ment semblables. Scimus quoniam, cum appa-
ruerit, simltes ei erimus, qaoïiiam videbimus eam
sicuii est'. C'est alors que nous vivrons de sa
vie, le connaissant et l'aimant, quoique d'une
manière finie et limitée, comme il se connaît et
s'aime lui-même : Tune cognoscam sicut et cogni-
ius sum^ ; car la vie intime de Dieu consiste dans
la connaissance et l'am.our qu'il a de son être et
de ses divines perfections.
I. « Maxima et pretîosa nohîs promîssa dona-vît, xit per
haec efficiamirii divinae consortes nalurae. » (II Petr.»
1,4.)
2. 1 Joan., III, a.
,3. Ibid.
A. 1 Cor., xni, la.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l5l
Cette fin obtenue, notre désir de savoir sera
pleinement satisfait, notre soif de bonheur com-
plètement apaisée, car l'essence divine, unie à
notre intelligence, sera un principe suffisant
pour nous faire connaître toute vérité : et ,
d'autre part, possédant la source de tout bien et
de toute bonté, que pourrions-nous désirer
encore 1?
Alors sera définitivement accomplie la prière*
que le Sauveur formulait la veille de sa mort
pour ses disciples et pour ceux qui devaient
croire en lui dans la suite des siècles : « Père
saint, gardez en votre nom ceux que vous m'avez
donnés, afin qu'ils soient un comme nous...
Qu'ils soient tous un, ô Père, comme vous êtes
en moi et moi en vous. Qu'eux aussi soient un
en nous, afin que le monde voie que vous
m'avez envoyé. Et je leur ai communiqué la
gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient
un comme nous. Moi en eux, vous en moi ; qu'ils
soient consommés dans^ l'unité. Et ego clarita-
I. « HoG autem fine adepto, necesse est naturale deside-
rium quietari : quia essentia divina, quae modo praedicto
conjungetuT intellectui Deuni videntis, est suffîciens prin-
cipium omnia cognoscendi, et fons totius bonitatis, ut nihil
restare possît ad desiderandum. Et hrc eliam est perfectis-
simus modus divinam simili tudinem consequendi, ut scili-
cet ipsum coguoscamus eo modo quo se ipse cognoscit, sci-
licet per essentiam suara ; licet non comprehendamus
ipsum, sicut ipse se comprehendit, non quod aliquam ejus
partem ignoremus, cum partem non habeat, sed quia non
Ita perfecte ipsum cognoscemus siçut cognoscibilis est. ».
<S. Th., Comp. TheoL, cap. cvi.)
l53 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
tem quam dedisti mihi, dedi eis, ut sint unum, sicut
et nos unum sumus. Ego in eis, et tu in me, ut sint
consummati in unum^. »
Ainsi 1 "union, l'union de tous avec Dieu»
l'union de tous en Dieu, l'union consommée, tel
est le vœu suprême du cœur de Jésus, pleine-
ment réalisé dans la gloire, et recevant dès cette
vie, par la grâce et la charité, un premier accom-
plissement.
Demandera-ton encore maintenant, si l'inexis-
tence de Dieu dans les saints, en tant qu'objet de
connaissance et d'amour, est une présence vrai-
ment substantielle? Ceux qui ne parvenaient pas
à comprendre que cette sorte de présence pût être
effective et réelle, et ne se bornât pas à une
simple union objective et morale, seront-ils plus
heureux actuellement? Nous osons croire que
les difficultés si souvent proposées sur ce point
auront disparu comme par enchantement, et que
les lecteurs qui auront bien voulu nous suivre
jusqu'ici, comprendront sans peine maintenant
le sens et la portée des paroles suivantes de
saint Thomas : « Par son opération, c'est-à-dire
par la connaissance et l'amour, la créature rai-
sonnable atteint la substance même de Dieu ;
voilà pourquoi, au lieu de dire que, suivant ce
mode spécial de présence, Dieu est dans l'âme
juste, on dit qu'il habite en elle comme dans son
temple. Et quia cognoscendo et amando creatura
rationalis sua operatione attingit ad ipsum Deum,
secundum Istum specialem moduni Deus non solum
I. Joan., XVII, ii-aS.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l53
•dicitar esse in creatura rationali, sed etiam habiiave
in ea sicut in templo sao *. »
Ils comprendront également la raison de l'in-
sistance que semble mettre le saint Docteur à
répéter que la grâce sanctifiante peut seule pro-
curer ce mode particulier de présence. Sola
gratia facit singularem modum essendi Deum in
rébus*. C'est que la connaissance que nous
avons de Dieu dans l'ordre naturel, étant une
connaissance indirecte et abstractive, ne le rend
pas véritablement présent à notre âme ; il n'est
dans notre intelligence que par le concept qui le
représente, et par conséquent d'une manière
purement idéale et objective, et non point effec-
tive et réelle.
La foi nous le fait connaître, il est vrai, plus
parfaitement que la raison, car elle nous initie,
quoique d'une manière obscure et énigmatique,
aux secrets de sa vie intime ; mais la foi toute
seule, séparée de la charité, ne suffît pas à rendre
Dieu véritablement présent à Tentendement du
fidèle, à le faire habiter en lui ; ce que possède le
pécheur qui a la foi, ce n'est pas Dieu lui-même,
mais l'idée de Dieu, c'est-à-dire un concept sur-
naturel qui le représente. Seule la grâce sancti-
fiante, au moins lorsqu'elle est parvenue à son
apogée et à son plein développement, comme
dans les saints du ciel, demande, requiert,
amène la présence vraie, réelle, substantielle, de
Dieu dans l'âme bienheureuse en tant qu'objet de
1. S. Th., I, q. xLiii, a. 3.
2. Id., q. VIII, a. 3, ad 4.
l54 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
connaissance et d'amour : la présence de l'essence
divine dans son intelKgence pour la rendre
capable de voir Dieu tel qu'il est ; la présence
du Bien souverain dans sa volonlé pour qu'elle
puisse jouir de lui et se délecter dans sa posses-
sion.
CHAPITRE V
Explication du mode particulier de
présence dont Dieu honore les justes de
la terre et les saints du ciel
(suite)
s //. — Comment la grâce produit dans les Justes
de la terre une présence de Dieu analogue à celle
^ont jouissent les saints dans le ciel.
I
Maïs pouvons-nous en dire autant efes saints
d'ici-bas ? Pouvons-nous légitimement appli-
quer aux justes, encore dans la voie, ce qui con-
vient aux élus déjà arrivés au terme, et affirmer
que la grâce produit en eux une présence, à la
fois réelle et spéciale, de Dieu comme objet de
connaissance et d'amour ? N'y a-t-il pas entre ces
deux états une différence capitale? N'est-il pas
manifeste, tout d'abord, que l'essence divine n'est
point unie directement et immédiatement à l'in-
telligence des voyageurs, comme nous l'avons dit
des conrpréhenseurs, pour être le principe et le
l56 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
terme d'une connaissance intuitive? Sans aucunr
doute, autrement nous verrions Dieu face à face,
et la foi aurait fait place au plein jour de la
vision.
Mais, tout en confessant avec l'Apôtre que
notre connaissance présente de la Divinité est
essentiellement obscure et énigmatique, impar-
faite et spéculaire^ nous n'allons pas cependant
jusqu'à en conclure que Dieu ne nous honore pas
véritablement, dès cette vie, de cette présence subs-
tantielle et spéciale que l'Ecriture et la Tradition
nous donnent comme l'apanage de quiconque est
en état de grâce : ce serait méconnaître les
richesses de notre vocation et les trésors sans
prix que Dieu daigne conférer à ses enfants adop-
tifs en leur envoyant son Esprit-Saint. Mais
alors, en quoi consiste cette union de Dieu avec
nos âiTies? C'est ce qu'il nous faut expliquer.
D'après une doctrine empruntée aux saintes
Lettres par l'angélique Docteur, la grâce n'est
pas autre chose qu'une inchoation en nous de la
gloire future : Gratia nihil aliud est quam inchoatio
gloriœ in nobis^. En conséquence, nous possédons
déjà, en germe et d'une façon initiale, ce qui cons-
tituera un jour notre béatitude. Et puisque la béati-
tude formelle consiste dans l'acte par lequel la
créature raisonnable prend possession du souve-
I. « Videmus nunc per spéculum in aenigmate : tune
autem facie ad faciem... Nunc cognosco ex parte : tune
autem cognoscam sicut et cognitus sum. » (1 Cor., xiii»
a. S. Th., IP-IP% q. xxiv, a. 3, ad a.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU lÔj
rain Bien et jouit de lui, il faut que, dès cette vie,
le juste atteigne, lui aussi, par son opération, la
substance divine, qu'il entre en contact avec elle
par la connaissance et l'amour, et commence à
jouir de Dieu. C'est ce qui a lieu eflectivement
par la connaissance expérimentale et savoureuse
qui est le fruit du don de sagesse, et surtout par
l'amour de charité : connaissance et amour qui
supposent, non pas la vue, non pas la pleine pos-
session et l'entière jouissance, mais la présence
réelle et sentie de l'objet connu et aimé.
Ce n'est encore, il est vrai, qu'un point lumi-
neux, bien faible et à peine perceptible pour le
commun des chrétiens; mais, je le demande, si
le laboureur qui sème un gland ne savait pas
que ce fruit provient d'un grand arbre et qu'il
contient un principe de reproduction, comment,
à le considérer avec des yeux de chair, pourrait-
il conjecturer ce qui en sortira un jour? Or, la
grâce est, suivant l'expression du prince des
apôtres, une semence : Renati non ex semine
corruptibili sed incorruptibili per verbum Dei^,
semence précieuse et incorruptible, destinée à
s'épanouir au soleil de l'éternité, mjûs ne possé-
dant encore que d'une façon rudiiuentaire la
riche frondaison qu'elle offrira plus tard. L'habi-
tation du Saint-Esprit en nous, qui en est la con-
séquence et l'accompagnement nécessaire, n'est»
elle aussi, qu'un germe : nondum apparuit quid
erimus^\ voilà pourquoi l'Apôtre, parlant de la
i.IPetr., I, 33.
3. 1 Joan., III. a.
l58 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
gloire future, se sert presque toujours du mot de
révélation : ad futur am gloriam quœ revelabiiur in
nobis'^. Un jour les ténèbres qui nous environnent
se dissiperont, le voile qui recouvre les mystères
de la vie surnaturelle sera enlevé, et nous con-
naîtrons alors, avec un sentiment d'admiration
profonde et d'ineffable gratitude, le trésor que
nous portons actuellement cacbé au fond de nos
cœurs.
En attendant, pour nous guider au milieu de
la nuit du temps présent, nous avons le flambeau
de la foi et la lumière de la vérité révélée, qu'il
importe de ne point perdre de vue, suivant la
recommandation de saint Pierre : Habemus fir-
miorem propheticum sermonem, cui bene faciiis
attendentes quasi lucernœ lucenii in caliginoso loco,
donec dies eluceseat, et lucifer oriatur in cordibus
vestris^. Or, c'est la parole même de Dieu qui
nous apprend et nous certifie que, par la grâce et
avec la grâce, le Saint-Esprit nous est envoyé,
nous est donné, qu'il habite en nous, avec la
ferme volonté d'y demeurer toujours, en sorte
qu'il nous est loisible de commencer dès mainte-
nant à jouir de sa divine personne^. Mais la jouis-
sance suppose la présence effective de l'objet
aimé, suivant l'observation très juste de saint
1. Rom., vTii, i8.
2. n Petr., I, 19.
3. « Per donum gratiae gratum facîentîs pprBcilur crea-
tura rationalis ad hoc quod libère non soluni ipso dono
creato utatur, sed ut ipsa divlna personafruatur. » (S. Th.,
I, q. XLiii, a. 3, ad i.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU iBg
Bonaventure : « Pour jouir d'une chose, il faut,
outre la présence de cet objet, la disposition con-
venable du sujet appelé à jouir ; par conséquent,
pour jouir de l'Esprit-Saint, sa présence est né-
cessaire, ainsi que le don créé, ou l'amour, qui
nous unit à lui. Adfruendum eo qmo fruendum est,
requiritar prœsentia fruibilis et etiam dispositio
débita, fruentis ; unde requiritar prœsentia Spiriius
Sancii et ejas donum, scilicet amor qao inhœreatur
ei^. » On voit par là que, au moment de notre jus-
tification, nous recevons une double charité, l'une
créée, Tautre incréée; l'une par laquelle nous
aimons Dieu, l'autre par laquelle nous en sommes
aimés* ; l'une qui est une des trois vertus théolo-
gales, l'autre qui est la personne même du Saint-
Esprit.
Dieu est donc réellement, physiquement, subs-
tantiellement présent au chrétien qui a la grâce ;
et ce n'est pas une simple présence matérielle,
c'est une vraie possession accompagnée d'un com-
mencement de jouissance ^ ; c'est une union
incomparablement supérieure à celle qui relie les
autres êtres à leur Créateur, et qui n'est surpassée
1. S. Bonav., Comp. Theol. verit., 1. I, c. ix.
2. « Ex jam dictis patet, quod in justificatione duplex
charitas nobis datur, scilicet creata et increata, illa qua
dili-
ginius et illa qua diligimur, » (S. Bonav., loc. cit.)
3. « Gratia gratum faciens disponit animam ad haben-
dam divinam personam. » (S. Th., I, q. xliii, a. 3, ad 2.)
— « Habere autem dicimur id quo libère possumus uti vel
frui ut volumus. Et per hune moduni divina persona non
potest haberi nisi a rationali creatura Dec conjuncta. » (I»
q. xxxvm, a. i.)
ï6o EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
que par F union des deux natures , divine
et humaine, dans la personne du Verbe incarné ;
une union qui, parvenue à un certain degré, est
vraiment un avant-goût des joies célestes, une
sorte d'inchoation et de prélude de la béatitude.
Aussi saint Thomas ne craint-il pas d'affirmer
qu'il y a, dès cette vie, dans les saints, un com-
mencement imparfait du bonheur futur, qu'il
compare aux bourgeons, espoir et prémices de la
récolte prochaine'. En parlant de la sorte, il
exprimait sans doute ce qu'il avait expérimenté
lui-même, et les grands serviteurs de Dieu ne
tiennent pas un autre langage. Qu'où parcoure
les œuvres de sainte Thérèse, surtout le Château
intérieur, et Ton se convaincra facilement que
cette illustre maîtresse de la science mystique
partageait entièrem^ent le sentiment de notre
angélique Docteur. Tel est le mystère de vie que
chaque fidèle justifié porte en soi, et qui est le
fond de l'état chrétien. Essayons de pénétrer
plus avant dans l'intelligence de cette consolante
vérité.
I . « Spes futuree beatitudinis potest esse in nobîs propter
duo : primo quidem, propter aliquam prseparationem,
vel dispositionem ad futuram beatitudinem, quod est
per modum meriti : alio modo, per quamdam inchoationem
imperfectam futurœ beatitudinis in viris sanctis etiam in
hac vita. Aliter enim habetur spes fructificationis arbo-
ris, cum \irescit frondibus; et aliter, cum jam prlmordia
fructuum incipiunt apparere. » (S. Th., l'-II", q.
lxix,
a. 3.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l6l
II
Au jugement de saint Thomas, suîvî en cela
par le plus grand nombre des docteurs, à quel-
que école qu'ils appartiennent, la grâce sancti-
fiante établit entre Dieu et l'âme juste, par l'in-
termédiaire de la charité, une vraie et parfaite
amitié.
Trois choses, en effet, sont requises pour qu'il
y ait amitié entre deux êtres ; il faut, tout d'abord,
que l'affection qui les' unit soit une véritable
dilection, c'est-à-dire un amour de bienveillance
les portant l'un et l'autre à se vouloir, à se sou-
haiter, à se faire du bien, à rechercher non leur
utilité propre ou leur avantage personnel, mais
l'avantage de la personne aimée ; il faut, en
second lieu, que leur amour soit mutuel ; et enfin
qu'il soit fondé sur une certaine communauté de
biens, par exemple sur une ressemblance de
caractère ou sur une similitude de condition et de
vie ; car on n'unit bien que ce qui se ressemble,
la ressemblance jouant dans Tordre moral le
rôle de l'affinité dans le monde des corps i. Doii
I. « Non quilibet amor habet rationem amicitiae, sed amor
qui est cum benevolentia, quando scilicet sic amamus ali-
quem ut ei bonum velimus..; sed nec benevolentia sufïîcit
ad rationem amicitiae, sed requiritur qusedam mutua ama-
tio, quia amicus est amico amicus. Talis autem mutua
benevolentia fundatur super aliqua communications Cum
ergo sit aliqua communicatio hominis ad Deum, secundum
quoi nobis suam beatitudinem communicat, super hanc
HAB. SAINT-ESPRIT. — II
102 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
cet adage que l'amitié suppose ou produit une
certaine parité entre ceux qu'elle unit : Amicitia
aut pares invenit aut facit. Et suivant la nature
des différents biens qui nous sont communs avec
d'autres, proviennent les différentes sortes
d'amour : l'amour fraternel fondé sur la commu-
nauté de sang, l'amour conjugal basé sur la
communauté de vie et de droits, l'amour entre
citoyens qui repose sur la communauté de
patrie.
Or, quiconque possède, avec la grâce, la cha-
rité, qui en est l'inséparable compagne, aime
Dieu pour lui-même d'un amour souverain et
il en est aimé à son tour. Ego diligentes me di-
ligoK
C'est une chose bien surprenante que cette
mutuelle dilection du Créateur et de la créature.
Que nous aimions Dieu, la beauté infinie, la
bonté inépuisable, l'océan de toutes les perfec-
tions, quoi de plus naturel, de plus conforme
tout à la fois à la loi divine et aux inclinations
de notre cœur? Mais que l'Être infini attache
quelque prix à notre amour, que ûon seulement
il nous permette de Taimer, mais qu'il nous y
invite en termes d'une tendresse fort touchante
comme lorsqu'il nous dit : « Mon fils, donne-
icommunicationem oportet aliquam amicîtîam fundari..,
Amor auteni super hanc communicalionem fundatus,
est charitas. Unde manifesturn est quod charilas amicitia
quaedam est hominis ad Deum. » (S. Th., II'-II", q.
xxiii,.
a. I.)
I. Prov., viu, 17.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l63
moi ton cœur : Prœbe, fili mi, cor tuum mihi i ;
mes délices sbnt d'être avec les enfants des
hommes : Deliciœ meœ esse cum filiis hominum " ;
qu'il nous en fasse même un commandement,
le premier de tous et celui qui résume tous les
autres 3, en s'engageant à nous payer de retour ;
voilà ce qui est de nature à nous jeter dans la
stupeur. Job n'en peut revenir et il s'écrie :
<( Mon Dieu, qu'est-ce donc que l'homme, pour
que votre cœur se repose ainsi sur lui^^? » Et
le grand évêque d'Hippone disait de son côté :
« Seigneur, que suis-je donc à vos yeux, pour que
vous m'ordonniez de vous aimer, que votre colère
s'allume contre moi, et que vous me menaciez
d effroyables maux si je vous refuse mon amour,
com^me si ce n'était pas une assez grande misère
que de ne pas vous aimer ^ ? »
On comprend sans peine que Dieu réclame nos
adorations et nos hommages ; c'est dans l'ordre,
puisqu'il est l'Être souverainement parfait. Qu'il
daigne également nous admettre à l'honneur de
le servir, c'est une chose qu'expliquent suffisam-
1. Prov., XXIII, 36.
2. Prov,, vïii, 3i.
3. « Diliges Dominum Deum tuum ex loto corde tuo, et
in tota anima tua, et in tota mente tua. Hoc est maximum
«t primum mandatum. » (Matth., xxii, 37-88.) — « Pleni-
tudo legis est dilectio. » (Rom., xiii, 10.)
4. « Quid est homo, quia magnificas eum? aut quid ap-
ponis erga eum cor tuum? » (Job, vu, 17.)
5. « Quid tibi sum ipse, ut amari te jubeas a me, et
nisi faciam, irascaris mihi, et mineris ingentes miserias ?
Parvane ipsa est, si non amem te ? » (S. Aug., Conf., 1. I,
c. V.)
l64 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
ment, d'une part, sa condescendance infinie, de
l'autre, la qualité de serviteurs qui nous revient
en tant que créatures. Mais croire qu'il puisse
s'établir entre lui et nous des rapports de familia-
rité, des liens d'étroite union, bref, une véritable
amitié, n'est-ce pas une ambition démesurée, un
rêve, une chimère? Si, parmi les hommes, l'ami-
tié n'est pas de mise entre un serviteur et son
maître, comment serait-elle séante, comment
serait-elle possible entre le Maître des maîtres et
ses chétifs serviteurs? N'est-ce pas une vérité,
passée à l'état de proverbe, que la majesté et
l'amour ne vont point ensemble et ne sauraient
s'asseoir sur un même trône? En effet, pendant
que la majesté éloigne et tient à distance, l'amour
rapproche et unit; la majesté inspire le respect
et la crainte, l'amour chasse la crainte et pro-
voque la familiarité et l'abandon. Comment d n-
cilier des choses tellement dissemblables qu'elles
en paraissent incompatibles ?
Et puis, qu'est-ce que Dieu peut bien trouver
en nous qui attire son amour et lui fasse désirer
le nôtre? Qu'a-t-il besoin de nous? Quel intérêt
a-t-il à nous aimer? La créature lui serait-elle,
par hasard, nécessaire pour satisfaire ce besoin
du cœur, pour goûter cette joie intime, si douce
et si convoitée, d'aimer et de se sentir aimé? A
qui le prétendrait le Psalmiste répond : « J'ai dit
au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, et vous n'avez
nul besoin de mes biens i. » Dieu se suffit pleine-
I. « '^ixl Domino : Deus meus es tu, quoniam bonorum
meon > non cgcs. » (Ps. xv, a.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l65
ment à lui-même ; en lui se trouve tout bien,
toute beauté, toute joie, toute félicité. Le Père
aime le Fils qu'il engendre d'un amour infini ;
le Fils aime le Père d'un amour égal ; et le terme
de cette mutuelle dilection est la personne même
du Saint-Esprit, l'Amour subsistant.
Avant que le monde fût, avant que les anges,
ces aînés de la création, eussent entonné, en
l'honneur du Très-Haut, leur cantique de
louange!, alors que Dieu seul était, il se voyait,
il se contemplait, il se disait dans son Verbe,
qu'il engendrait en lui communiquant sa nature ;
et, ravi de la beauté ineffable qui leur est com-
mune, il se reposait en ce Verbe avec une com-
plaisance infinie, l'étreignant dans un embrasse-
ment paisible, ardent, vivant, qui se nomme le
Saint-Esprit; il était en lui-même, et par lui-
même, souverainement, ineffablement, infini-
ment heureux 2.
Ce n'est donc point par indigence que Dieu
exige de la créature le tribut de son cœur ; ce
n'est point pour accroître, encore moins pour
acquérir sa propre félicité, que Dieu nous aime
et réclame notre amour ; c'est uniquement par
bonté, pour manifester ses perfections en les
communiquant, pour trouver sa gloire dans le
bonheur des créatures ^. Gomme le soleil répand
I. « Ubi eras... cum me laudarent simul astra matutîna,
et jubilarent omnes filii Dei? » (Job, xxxviii, 7.)
a. « In se et ex se beatissimus. » {Conc. Vatic, Const. Dei
Filius, c. 1.)
3. « Hic solus verus Deus, bonitate sua et omnipotenti
virtute, non ad augendam suam beatitudinem, nec ad
l66 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
sa lumière et la fleur son parfum, sans aucun
profit pour qui les concède, mais au grand
avantage de qui les reçoit ; ainsi Dieu, dont la
nature est éminemment libérale et communica-
tive, ne demande qu'à répandre ses dons et à
faire des heureux i. S'il exige notre amour, ce
n'est pas qu'il en retire aucun fruit pour lui-
même ; mais c'est qu'en accomplissant ce que
réclament l'ordre et la nature des choses, nous
devons y trouver nn immense profit. Ce qu'il
veut, en conséquence, c'est qu'en le servant et
en laimant, nous nous enrichissions de précieux
mérites, et nous rendions dignes de participer
un jour à sa béatitude 2.
acqurirendam, sed ad manifestandam perfectionem suam
per bona, quae creaturis impertitur, liberrimo consilio,
simul ab initio temporis, utramque de nihilo condidit crea-
turam, spiritutilem et corpoTalem, angelicam videlicet et
mundanam, ac dernde humanam quasi communem ex
spirilu et corpore constitutam. » {Conc. Vatic, Const. Dei
Filius, c. I .)
Saint Hilaire avait depuis longtemps formulé la même
pensée, quand il disait : « Hominem, non quod offîcio ejus
in aliquo eguerit, instJtuit ; sed quia bonus est,
participem
beatltudiiiis suae condidit, «t rationalc amimal in usum
lar-
gifindée sute aeternitatis ^ita sensuque perfecit. » (S,
Hil.,
in Ps. II, n. i5.)
I. « Ipse solus est maxime liberalis, quia non agit propter
suam utilitatem, sed solum propter suam bonitatem. »
(S. Th., I, q. XLiv, a. 4, ad i.)
3. « Amari se a nobis exigit, non utique amoris in se
nostri fructum aliquem sui causa ipse percipiens, sedamore
ipso nobis potius, qui eum amabimus, profnturo >am
amari ;se, sibique nos obsequi, idcirco ut nobis bene sit,
expetit, ut digni beatitudinis suœ ac bonîtatis suœ munere i
DE LA PRÉSENCE DE DIEU ïGy
Toutefois, si Dieu nous aime et veut que nous
l'aimions ; si la dilection mutuelle non seule-
ment est possible, mais réellement existante
entre l'âme qui a la grâce et la Divinité, où
trouver le troisième élémenit de. l'amitië, cette
communauté de biens, cette similitude de con-
dition et de vie, cette sorte de parité qu'elle sup-
pose et réclame? Y a-t-il rien de commun entre
le Créateur et la créature ? Ne sont-ils pas infint-
ment distants l'un de l'autre, séparés par un
abîme infranchissable, et que rien ne peut
combler ? Sans doute, car Dieu est grand»
immense, infmi, et l'être créé est si petit, si peu
de chose, si voisin du néant ! Et pourtant, ô mer-
veille, la sagesse divine a trouvé le secret de
rapprocher des termes si éloignés l'un de l'autre;
et ce que la sagesse a conçu, l'amour l'a réalisé.
Pour nous faire ses amis. Dieu s'est abaissé,
l'Apôtre dit anéanti, en descendant jusqu'à nous
pour nous élever jusqu'à lui ; il s'est fait, pour
ainsi dire, notre égal en prenant notre nature • ;
il nous a emprunté notre indigence et nos mi-
sères pour nous enrichir par son dénuement ' ;
per meritum amoris sui et obsequii judicemur. Bonitatis
autein usus, ut splendor solis, ut lumen ignis, ut odor
succi» non praebenti proficit, sed utenti. » (S, Hil., in
Ps.
II, n. i5.)
1. « Qui, cum in forma Dei esset, non rapinam arbitra-
lus est esse se aequalem Deo ; sed semetipsum exinanivit,
formam servi accipiens, in similitudinem hominura factus^
et habita inventus ut homo. » (Philip., n, 6-7.)
2. « Scitis gratiam Domini nostri Jesu Ghristi, quoniam
propter vos egenus factus est, cum esset dive»,, ut illius
inopia vos divites essetis. w (II Cor., vin, 9.)
l68 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
il nous a amoureusement départi des biens
immenses et souverainement précieux en nous
communiquant sa nature ' , en nous donnant le
titre et la qualité d'enfants adoptifs*, avec droit
à l'héritage paternel 3.
Aussi l'Eglise, ne pouvant contenir ses senti-
ments d'admiration en présence d'une bonté si
merveilleusement condescendante, s'écrie-t-elle
avec les accents d'un saint enthousiasme : « Oi
l'admirable échange I Le Créateur du genre)
humain a daigné prendre un corps et une âme,
naître d'une Vierge, et devenu homme sans le'
concours de l'homme, nous faire part de sa divi^
nité : admirabile commerciumf Creator generis\
humani animaium corpus samens, de Virglne nasci
dignatus est ; et procedens homo sine semine, lar-
gitus est nobis suarn deitatem*. »
A l'exemple du roi Alexandre, qui, voulant
jadis honorer de son amitié le fils de Mathatias,
commença par l'élever à la dignité de grand-
prêtre, lui envoya la pourpre et une couronne
d'or, avec ces mots : « Vous êtes apte à devenir
notre ami : Aptus es ut sis amicus noster ^ » ; Dieu
peut, lui aussi, sans déroger à sa propre dignité,
I. « Maxima et pretiosa nobis promissa donavit, ut per
haec efficiamini divinae consortes naturae. » (II Petri,
1.4.)
a. « Videte qualem charilatem dédit nobis Pater, ut filii
Dei nominemur et simus. » (I Joan., m. i.)
3. o Si autem filii, et hœredes : haeredes quidem Dei,
cohaeredes autem Ghristi. » (Rom., vm, 17.)
4. Ex oflQc. Circumcisiomt.
5. IMachab., x, 19.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU 169
s'unir à nous par les liens de l'amitié, depuis
que, par un prodige de condescendance absolu-
ment inespéré, il a daigné nous admettre à faire
partie de sa maison i, et nous introduire authen-
tiquement dans sa race : Ipsius enim et genus
sumus\
III
La charité réalise donc toutes les conditions
d'une vraie et parfaite amitié entre Dieu et
l'homme : elle est un amour de bienveillance,
un amour mutuel, un amour fondé sur une com-
munauté de nature, en attendant la communauté
de bonheur dont elle est le gage.
Etant une amitié véritable, elle doit en avoir
les prérogatives et en combler les exigences. Or,
que demande l'amitié ? Quel genre d'union
réclame-t-elle entre ceux qu'elle rapproche? Se
montre-t-elle satisfaite d'un simple accord de
pensées et de vouloirs, d'une communauté de
biens extérieurs, et d'un lien d'afifection? Est-ce
là le but final de toutes ses visées, le terme de
ses aspirations ? Non ; ce qu'elle veut, ce qu'elle
désire, ce qu'elle réclame, ce à quoi elle tend de
toutes ses forces, ce qu'elle effectue dans la,
mesure du possible, c'est l'union réelle et intime,
c'est la vie en commun, c'est la jouissance réci-
proque des deux êtres qui s'aiment.
I. « Jam non estis hospites et advense, sed estis civet
sanctorum et domestici Dei. » (Ephes., n, 19.)
a. Act., XYU, a8.
170 EXPUCATION DU MODE PARTICULIER
En effet, comme l'observa Judicieusement saint
Thomas, l'amour étant, sui\:ant l'expression de
saint Denys, une force unitive, amor quilibet est
vk uniliva, il est de l'essence de l'amour de tendre
à l'union ; et plus l'amour est parfait, plus par-
faite aussi est l'union qu'il convoite. Or, deux
sortes d'union peuvent exister entre amis : l'une
purement affective et morale, consistant dans une
inclination habituelle, un attrait, un penchant
qui nous porte vers la personne aimée, nous
rappelle son souvenir, nous fait trouver joie et
plaisir à penser à elle ; l'autre effective et réelle,
lorsque ceux qui s'aiment sont présents l'un à
l'autre, qu'ils peuvent vivre et converser en-
semble. De ces deux espèces d'union, Tune
constitue l'amour lui même, l'autre est l'effet de
l'amour'.
Dans les amitiés humaines, l'union réelle, la
vie en commun peut bien être désirée, convoitée,
poursuivie, il n'est pas toujours possible de la
I. « Duplex est unio amanlis ad amatum : una quidem
secandum rem, puta cum amatum prœsentialiter adest
amanti ; alla vero secandum ajfecium... Primam unionem
amor facit effective, quia movet ad desiderandum et quae-
pendum praesentiam amati quasi sibi con\'enientis et ad se
pertinentis. Secundam autem unionem facit formai iter,
quia ipse amor est talis unio vel nexus. » ;(S. Th., Sixmma
TheoL, l'-II", q. xxvm» a. i.)
« Unio tripliciter se habet ad amorem : Quaedam enim
unio est causa amoris; et hœc est... unio similitudinis.
Quaedam vero unio est essentialiter ipse amor ; et hœc est
unio secundum coaptationem aifectus,.. Qasadam vero
unio est effectus amoris : et haec est unio realis, quam
amans quœrit de re amata. » (S. Th., ibid^ ad a.)
I>E LA PRÉSFNCE DE DIEU I7I
réaliser; les devoirs d'état, les exigences des
affaires ou de la santé, les mille nécessités de la
vie iinposent souvent une séparation doulou-
reuse et plus ou moins longue à ceux-là mêmes
dont les cœurs sont le plus unis, et ils s'estiment
heureux de pouvoir se retrouver de temps en
temps. Mais à Dieu rien n'est impossible ; pour
lui, ni le temps ni la distance ne sont des obs-
tacles. Puis donc que son amour souverainement
efficace peut réaliser sans difficulté ce qu'il
désire, ne pouvons-nous pas légitimement con-
clure que la dilection qu'il porte à l'âme juste
lui impose une sorte de nécessité de venir pex-
sonnellement en elle, de demeurer avec elle,
et de ne la point priver de la consolation de sa
présence ?
N'est-ce pas ce que l'apôtre bien-aimé voulait
donner à entendre par les paroles suivantes :
« Celui qui demeure dans la charité demeure
en Dieu, et Dieu en lui. Qui manet in charitate
in Deo manet, et Deus in eo^ry? N'est-ce pas ce que
le Sauveur lui-même a prorais quand il a dit :
(( Si quelqu'un m'aime, il gardera mes comman-
dements, et mon Père l'aimera, et nous vien-
drons à lui, et nous ferons en lui notre
séjour 2 » ?
On dira peut-être : Cette présence effective du
Bien-Aimé n'appartient point à l'exil, elle est
réservée pour la patrie ; en attendant, une simple
présence morale, une union de cœur et d'affec-
1. 1 Joan., IV, 16.
3. Joan., XIV, a3.
172 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
lion répond suffisamment, pendant l'état de
voie, aux exigences de l'amitié.
Comme une mère très aimante et tendrement
aimée, qui, séparée physiquement de son fils,
lui est néanmoins toujours présente comme
objet de connaissance et d'amour . présente à
sa mémoire par son image très chère, présente
à son cœur par je ne sais quelle douce complai-
sance qui le ravit, et quel invincible attrait qui
l'emporte vers elle ; ainsi Dieu ne se sépare
point de quiconque a la charité, il est l'objet
constant de ses pensées, le centre de ses affec-
tions. L'âme sainte n'a pas de plus doux plaisir
que de l'aimer, de lui dire son amour, de s'en-
tretenir familièrement avec lui 1 ; car « loin
d'être pénible ou de provoquer l'ennui, sa con-
versation est une source de joie et d'allégresse :
Non enim habet amariiudlnem conversatio illias, nec
tœdium convicius illius, sed Iceiitiam et gaadiam^. »
Ne pouvant rien donner à celui qu'elle aime,
parce qu'il est la plénitude de l'être et de la per-
fection, l'âme se dédommage de son impuissance
en se complaisant dans sa béatitude, en se réjouis-
sant à la pensée qu'il possède toutes choses,
qu'il est le souverain Bien, qu'il est Dieu. Et,
I. « Hoc videtur esse amicitiee maxime proprîum simul
conversari ad amicum. Conversatio autem hominis ad
Deum est per contemplationem ipsius, sicut et Apostolus
dicebat : Nostra conversatio in cœlis es^ (Philip., m. 20).
Qaia
igitur Spiritus sanctus nos amatores Dei facit, consequens
est quod per Spiritum sanctum Dei contemplatores consti
tuamur. » (S. Th., Contra Cent., IV, c. xxii.)
a. Sap., VIII, 16.
DE LA PRÉSEXCE DE DIEU 178
«'identifiant en quelque sorte à son Bien-Aimé,
elle épouse ses intérêts avec plus d'ardeur que
s'il s'agissait d'elle-même, elle travaille de toutes
ses forces à étendre et à promouvoir son règne,
à amener l'accomplissement de sa volonté très
sainte, à procurer sa gloire : heureuse quand
elle le voit honoré, servi, aimé; triste au spectacle
des offenses commises contre sa divine Majesté ;
sensible, en un mot, à tout ce qui le touche.
De son côté, avec quel zèle, quel empresse-
ment, quelle délicatesse Dieu remplit à son
égard l'office d'un véritable ami i : l'éclairant
dans ses obscurités et ses doutes, la soutenant
dans ses moments de faiblesse, l'encourageant
dans ses efforts, la défendant contre ses ennemis,
la consolant dans ses peines et l'introduisant
parfois dans ces celliers mystérieux où l'on boit
à longs traits le vin généreux de la sainte cha-
rité I Aussi l'âme ravie s'écrie-t-elle avec l'épouse
des Cantiques : u J'ai trouvé celui que mon cœur
aime, je le tiens et ne le quitterai plus : Inverti
quem diligit anima mea ; tenui eum, nec dimittam^. »
Que peut-on désirer de plus en ce monde?
Aussi l'apôtre saint Paul nous invite-t-il à nous
réjouir, non pas dans la possession effective du
bien suprême, mais dans l'espérance de l'obtenir
un jour, spe gaudentes 3.
I . Voir, dans la Somme contre les Gentils, les deux magni-
fiques chapitres xxi et xxii du IV* livre, où saint Thomas
expose les effets produits par l'Esprit-Saint dans les âmes
où il habite.
a. Gant., m, 4.
S. Rom., in, u.
174 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
Assurément, cette vie d'union morale avec
Dieu, par la contemplation et l'amour, est chose
infiniment précieuse, et nous n'aurions janïais
osé élever plus haut nos désirs. Et pourtant, là
ne s'est point arrêtée la libéralité divine, et les
lois de l'amour réclament davantage.
IV
S'il en était de la charité comme de la foi et
de l'espérance, qui supposent, en vertu même de
leur nature, l'absence et l'éloignement de leur
objet — puisque la foi a pour objet ce qu'on ne
voit pas, et l'espérance ce qu'on ne possède pas,
— nous serions bien obligés de nous résigner et
d'attendre, jusqu'à notre entrée dans le ciel, la
réelle possession de Dieu. Mais, loin de sup-
poser l'éloignement de son objet principal, la
charité en implique, au contraire, la présence et
la possession ; car « elle se rapporte à ce que
l'on possède déjà : Amor charitatis est de eo
quod jam habetar^. » Aussi est-elle la plus grande
des vertus théologales*, non pas qu'elle ait un
objet plus digne et plus relevé que les autres,
puisque tous les trois regardent Dieu immédia-
1. S. Th., Samma Theol.AK H", q. liti, a. 6.
2. « Nunc autem manent fides, spes, charitas : tm haec;
maj<»r autem horum est charitas. » (I Cor,, xiii, i3.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l'jb
tement, mais parce qu'elle s'en rapproche davan-
tage 1.
Sans doute, comparativement à la pleine pos-
session de Dieu qui nous attend dans la patrie,
■et à la fruition consommée qui doit
y être notre
partage, notre richesse spirituelle d'ici-bas peut
passer pour pauvreté, et notre union à Dieu, si
étroite qu'on la suppose,- peut paraître un éloi-
gnement et un exil. C'est ce qui arrachait à
l'Apôtre ces gémissements : « Tant que nous
sommes dans ce corps, nous nous trouvons
comme en exil loin du Seigneur : Dum sumus
in corpore, peregrinamur a Domino ' » ; c'est ce qui
lui faisait souhaiter la dissolution de son être,
pour se voir plutôt réuni à son Dieu : Desiderium
àahens dissolvi, et esse cum Christo\ Il n'en est
pas moins vrai cependant que, même durant le
temps de l'épreuve, la charité nous unit directe-
ment et immédiatement à Dieu ; car, dès cette vie,
Dieu « est véritablement présent à ceux qui
i'aiment par l'inhabi-tation de la grâce : Est
1 . « Cum très virtutes theologicae respiciant Deum sicut
proprium objectum, non potest una earum dici major
altéra «x hoc quod sit circa nxa^us olyectum, sed ex eo quod
una se habeat propinquius ad objectum quam alia. Et hoc
modo charitas est major aliis ; nam aliae important in sua
ratione quamdam distantiam ab objecte ; est enim fides de
non visis, spes autemde non habitis; sed charitas est de
eo quod jam habetur ; est enim amatum quodammodo in
amante. » (S. Th., la II»% q. i,xvi, a. 6.)
2. II Cor., v, 6.
3. iPhilip., I, iï3. — « Audemus autem, et bonam volun-
tatem habemus magis peregrinari a corpore, et présentes
«sse ad Dominum. » (II Cor., v, 8.)
176 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
prœsens se amantibus etiam in hac vita per graiiœ
inhabliationem 1.
Et quoi d'étonnant à cela? La charité de la
voie n'est-elle pas la même que celle de la patrie?
La foi doit disparaître un jour devant les clartés
de la vision, comme les ténèbres s'enfuient à
l'approche de la lumière ; l'espérance doit faire
place à la possession de la fin dernière, car on
n'espère plus ce que l'on tient, et dont on a la
jouissance ; la science elle-même sera détruite,
scientia destruetur - ', nous voulons parler de la
science de Dieu, telle que nous pouvons l'acquérir
en ce monde : science essentiellement imparfaite,
parce qu'elle n'atteint pas son objet directement,
mais seulement par reflet, au moyen des créa-
tures 3, et que les êtres créés sont incapables de
nous faire connaître leur auteur tel qu'il est en
lui-même.
Tout ce que nous savons de Dieu à l'heure
présente, tout ce que nous pouvons en apprendre,
est immensément au-dessous de la réalité ; « ce
que nous avons actuellement de science et de
prophétie est très imparfait, nous dit l'Apôtre :
Ex parte cognoscimas, et ex parte prophetamus '^ . »
Aussi quand viendra le moment de la grande
révélation, quand le voile qui dérobe la Divinité
1. S. Th., Samma TheoL, IV II", q. xxviii, a. i, ad i.
a. I Cor., XIII, 8.
3. « Quod notum est Dei, manifestum est in illis. Deus
enim illis manifestavit. Invisibilia enim ipsius, a creatura
mundi, per ea quae facta sunt, intellecta conspiciuntur. »■
(Rom., I, 19-30.)
k. I Cor., xiu, ^
DE LA PRÉSENCE DE DIEU I77
à nos regards sera levé, quand l'état parfait sera
arrivé, toute cette science partielle et incomplète
disparaîtra soudain, comme disparaissent, aux
approches de la virilité, les faiblesses et les im-
perfections de l'enfance : Cum autem venerit quod
perfectum est, evacuabitur quod ex parte estK
Mais « la charité ne passe pas : Charitas num-
quam excidif^. » Sa flamme s'avivera en présence
du Bien suprême, ses ardeurs redoubleront
d'intensité, sa nature ne changera pas. Or, dans
le ciel, la charité réclame l'union réelle, l'union
parfaite, l'union consommée de la volonté créée
avec le souverain Bien. Ne semble-t-il pas naturel
qu'elle exige également, dès cette vie, la présence
vraie et substantielle de l'Esprit-Saint, pour que
nous puissions commencer à jouir de lui, puis-
que c'est dans ce but qu'il nous est donné 3?
Cette conclusion s'impose à quiconque réfléchit
que, si la connaissance de la voie diffère essen-
tiellement de celle de la patrie, il n'y a, par
contre, entre la charité du ciel et celle de la terre,
qu'une simple différence de degrés, de plus et de
moins ; aussi tout en étant incapables actuellement
de connaître Dieu par essence, de le voir tel qu'il
est, nous pouvons cependant l'aimer en lui-même.
1. I Cor., XIII, 9
2. Ibid.,8.
3. « Quod datur alicui habetur alîquo modo ab îllo.
Persona autem divina non potest haberi a nobis nisi vel ad
fructum perfectum, et sic habetur per donum gloriae ; aut
secundum fructum imperfectum, et sic habetur per donum
gratiae gratum facientis. » (S. Th., Sent., I, dist. xiv, q.
ii, a.
3. ad 3.)
HAB. lAIMT-BBPHlT. — 1%
lyo EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
directement et immédiatement i. Il n'est pas im-
possible de trouver sur la terre, au milieu des
ombres et des ténèbres de la foi, des âmes qui
ont une charité habituelle plus grande que celle
de beaucoup d'anges dans le ciel; il le faut bien,
puisque, après leur départ de ce monde, ces
âmes saintes sont élevées au-dessus d'un grand
nonibre de chœurs angéliques ; quelques-unes
même méritent de prendre place parmi les séra-
phins. Toutefois, si parfaite que soit leur charité
habituelle, elle a moins d'aideur que celle du
dernier bienheureux admis à voir Dieu face à
face'.
Les choses étant ainsi, qui s'étonnera d'entendre
saint Thomas affirmer « qu'il y a dès cette vie,
dans les saints, un commencement imparfait de
la béatitude future : Quamdam inchoaiionem imper-
fectam fuiurœ beatiludinis in viris sanctis etiam in
hac vita'^? » Mais il faut pour cela que l'Esp rit-Saint
leur soit uni en qualité d'hôte, d'ami, d'époux
plein de tendresse, qu'il habite réellement dans
ieur cœur comme dans un temple vivant, oii il
(reçoit leurs adorations et leurs hommages, et se
I. Cf. S. Th., Sent., III, dist. xxvii, q. m, a. i, ad 3.
3. (( Aliqui homines etiam in statu viae sunt majores
aliquibus Angelis, non quidem actu, sed virtute, in quan-
tum scilicet habent charitatem tantae virtutis, ut possint
mereri majorem beatitudinis gradum quara quidam Angeli
haheant; sicut si dicaraus, semen alicujus mqgnae arboris
esse raajus virtute quam aliquam .parvam arborem, cum
.tamen raulto minus sit in actu, » (S. Th.,.It g. cxyii, a.
s«
ad 3.)
3. S. Th., la II**, q. Lxix, a. a.
DE LA PRESENCE DE DIEU 17^
livre à eux pour être, dès maintenant, au moins
dans une certaine mesure, l'objet de leur jouis-
sance. Ainsi se trouve partiellement vérifiée
Texaetitude de la formule employée par l'angéli-
que Docteur, quand, pour bien caractériser la
présence spéciale de Dieu dans les justes, il dit
que l'Esprit-Saint habite en eux « comme objet
de leur amour, sicut amaium in amante ^ » .
Mais Tautre partie de la formule est-elle égale-
ment vraie? Dieu est-il réellement et substantiel-
lement présent aux justes de la terre « comme
objet de leur connaissance, sicai cognilum in
cognoscente » ? En d'autres termes, si l'amour de
charité réclame la présence effective de l'Esprit-
Saint dans ceux qui ont la grâce, peut-on en dire
autant de leur connaissance ?
La réponse de saint Thomas est aflîrmative.
Mais pour prévenir toute méprise, le saint Docteur
a soin d'avertir que toute connaissance, même
surnaturelle, n'a pas cet effet ; ainsi, la connais-
sance de Dieu que nous donne la foi ne suffît
pas pour le faire habiter dans notre âme. Pour
qu'il y ait mission, donation, et conséquemment
habitation des personnes divines dans une âme,
il ne suffît pas d'une connaissance quelconque et
toute théorique, il faut une connaissance prove-
nant d'un don approprié à la personne qui nous
I. S. Th.. I. q. xLiii, a. 3.
l80 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
est envoyée, nous unissant et nous rendant
semblables à elle ; une connaissance en quelque
sorte expérimentale, qui ne s'acquiert que par
une union intime avec Dieu, et qui est le fruit du
don de sagesse*.
En effet, de même qu'on peut connaître théo-
riquement ou par ouï-dire la saveur d'un fruit
sans l'avoir jamais porté à ses lèvres, sans même
l'avoir jamais eu sous les yeux ou à sa disposition,
mais qu'il n'est pas possible de la connaître
expérimentalement tant qu'on n'a pas goûté ou
mangé ce fruit: ainsi, tant qu'il s'agit de con-
naître Dieu d'une science spéculative, sa présence
réelle et physique n'est point nécessaire, son
image suffit; mais quand il est question de le
connaître expérimentalement, de goûter, de sentir,
de savourer ses divines suavités, la présence
purement idéale de ce divin objet ne suffît plus,
et sa présence vraie, réelle, substantielle, devient
une nécessité qui s'impose. Or, c'est précisément
pour que nous puissions jouir de leurs divines
personnes que le Fils et l'Esprit-Saint nous sont
envoyés et donnés, et que le Père les accompagne,
(r Nous ne pouvons avoir en nous les personnes
divines, dit saint Thomas, que pour en jouir :
ou d'une manière parfaite, comme cela se réalise
I. « Non qualiscumque cognitio suffîcit ad raiionem
missionis, sed soluni illa quae accipitur ex aliquo dono
appropriato personae, per quod effîcitur in nobis
conjurictio
ad Deum, secundum modum proprium illius personae,
scilicet pcr araorem, quando Spiritus Sanctus datur. Unde
cognitio ista est quasi experimentali». » (S. Th., Sent., I,
dist.
XIV, q. Il, a. a, ad 3.)
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l8l
dans la gloire, ou d'une manière imparfaite, et lel
est le fruit de la grâce sanctifiante : Persona
divina non potest haberi a nobis, nisi vel adfructum
perfectum, et sic habetur per donum gloriœ, aul
secundum Jructum imperfectum, et sic habetur per
donum graiiœ graium facientis i. w
En se donnant à nous, en s'imprimant dans
nos âmes, les personnes divines y laissent cer-
tains dons qui sont les principes formels de cette
jouissance ; nous avons nommé la charité et le
don de sagesse' : la charité, qui nous assimile à
l'Esprit-Saint, Tamour incréé ; le don de sagesse,
par lequel nous devenons semblables au Verbe
divin, connaissant Dieu d'une connaissance ana-
logue à celle par laquelle Dieu se connaît lui-
même, c'est-à-dire d'une connaissance qui s'épa-
nouit en amour ; car le Verbe divin, ce terme de
la connaissance paternel' e, n'est pas un verbe
quelconque, mais un verbe qui spire et produit
l'amour 3.
I. S. Th., Sent., I, dîst. xiv, q. ii, a. 2, ad 2.
3. « Vel potius sicut id per quod fruibili conjungimur,
in quantum ipsae personae dmnse quadam sui sigillationc
in animabus nostris relinquunt qusedam dona quibus for-
maliter fruimur, scilicet amore et sapientia ; propter quod
Spiritus Sanctus dicilur esse pignus haereditatis nostrae. »
(Ibid., ad 2.)
3. « Ad hoc quod aliqua persona divina mittatur ad
aliquem per gratiam, oportet quod fiât assimila tio illius
ad
divinam personam quœ mittitur, per aliquod gratiae do-
num. Et quia Spiritus Sanctus est amor, per donum chari-
tatis anima Spiritui Sancto assimilatur. Unde secundum
donum charitatis attenditur missio Spiritus Sancti ; Filius
autem est verbum, non qualecumque, sed spirans amorem...
l82 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
Une analogie empruntée à la manière dont
notre âme se connaît noiisi aid«ra à comprendre
ce qu'est cette connaissance expérimentale de
Dieu, fruit et conséquence de la grâce. Dans
rétat présent d'union avec le corps, notre âme ne
se connaît pas directement et par intuition, elle
ne voit pas sa propre substance ; mais elle en
infère l'existence des actes dont elle est le prin-
cipe et la source.
Il y a pourtant une différence notable entre la
nanière dont elle se connaît elle-même, et la
façon dont elle arrive à connaître les autres
âmes. S'agit-il de connaître l'âme du prochain :
nous raisonnons sur les actes extérieurs dont
nous sommes témoins, mouvements de vie, actes
d'intelligence et de volonté, et nous concluons à
l'existence d'un principe substantiel, vivant, intel-
lectuel et libre, qui est la racine et la source de
ces opérations. Est-il question de connaître
l'existence de notre propre âme : ne pouvant pas
l'atteindre directement, nous sommes bien encore
obligés de recourir au procédé déductif; mais
alors, au lieu de prendre pour base unique du
raisonnement les manifestations extérieures de la
vie, nous pouvons nous appuyer sur des données
Non igitur secundum quamlibct perfectionem intellectus
mittitur Filius, sed secundum talem instructionem intel-
lectus, qua prorumpat in affectum ainoris... Et ideo
signanter dicit Augustinus, quod Filius mittitar, cum a
quoquam cognoscitur atque percipitar. Perceptio autem
experimentalem quamdara notitiam significat ; et haec
proprie dicitur sapientia, quasi sapida scientia. » (S. Th.,
I,
q. xLiii, a. 5, ad a.)
DE fLA PRÉSENCE DE DIEU l83
de conscience et des faits de l'ordre interne; car
ici nous ne constatons pas simplement la vi«,
nous la sentons en nous, nous avons conscience
de nos pensées, de nos vouloirs et de tous ces
mouvements dont nous sommes à la fois les
témoins >et les acteurs. Nous obtenons ainsi une
sorte de connaissance expérimentale du principe
de ces actes, connaissance indirecte et obscure,
connaissance déductive, tant qu'on voudra, mais
différant singulièrement de cette science toute
théorique que nous pouvons acquérir de l'exis-
tence 'de l'âme d'aoatrui. De là oeAte parole de saint
Thomas : a que notre âme se connaît par sa
présence : Et ideo dicitur se cognoscere per suam
prmseniiam^. »
Ainsi en est-il, proportion gardée, de la manière
dont nous pouvons connaitre la présence de Dieu
au fond de nos cœurs. Non seulement nous
savons théoriquement que Dieu habite dans les
justes, mais par le don de sagesse nous gmilons
sa divine présence. Et bien que personne ne
puisse, sans une révélation spéciale, avoir la
certitude absolue ^e le Saint-Esprit test en lui,
« nul ne sachant d'une certitude de foi, incom-
patihle avec «toute 'erreur, s'il est en état de grâce,
comme l'a déclaré Je concile de Tîrente : Cum
nattas scire maleat certitadine fidei, cui non potest
suhesse falsum, se gratiam Dei esse consecutum^ » ;
nous ne sommes pourtant pas réduits sur ce point
à une complète ignorance ; car, suivant là parole
I. S. Th., Summa TheoL^ I, q. Lxxxvn, «. 'K
a. Trid., sess. VI, c. ix.
l84 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
de l'Apôtre, « l'Esprit-Saint lui-même rend à
notre âme le témoignage que nous sommes
enfants de Dieu : Ipse enim Spiritus testimonium
reddii spiritai nostro quod sumusfilii Dei^ » : non
pas sans doute par une voix extérieure s'adres-
sant à l'oreille du corps, mais, comme l'explique
saint Thomas, « par l'effet de l'amour filial qu'il
produit en nous : per ejfectum amoris filialiSy,
qiiem in nohis facit^ ».
Nous ne voyons pas cet hôte intérieur, un voile
impénétrable nous dérobe l'éclat de sa présence,
la cloison de la chair nous sépare du Bien-Aimé ;
aussi « gémissons-nous dans l'attente de notre
pleine adoption. Et ipsi intra nos gemimus,
adoptionemfiliorumexpectantes^\ )> Mais, que dis-je?
ce n'est même pas une cloison, c'est un simple
treillis à travers lequel le Bien-Aimé nous
contemple. En ipse siat post parietem nosiruniy
respiciens per Jenestras , prospiciens per cancellos^ ;
et quand, dans sa bonté, il daigne passer la main
et faire sentir davantage sa présence, notre cœur
en est tout ému.
Pour faire comprendre cette vtrité, sainte
Thérèse se sert d'une comparaison ingénieuse.
Elle dit qu' « il en est en quelque sorte de l'âme
comme d'une personne qui, se trouvant avec
d'autres dans un appartement très clair, cesserait
tout à coup de les voir si l'on fermait les fenêtres
1. Rom., VIII, i6.
2. S. Th., in Epist. ad Rom. viii, lect. 3.
3. Rom., VIII, a3.
4. Gant, v,, 9
DE LA PRÉSENCE DE DIEU l85
sans néanmoins cesser d'être certaine de leur
présence... Pourvu que cette âme soit fidèle à
Dieu, jamais, à mon avis, Dieu ne manquera de
lui donner cette vue intime et manifeste de sa
présence ^ »
Si vous demandez à quels signes on peut
reconnaître la présence du Saint-Esprit dans une
âme, saint Bernard, parlant de lui-même, répond
qu'il la connaissait au mouvement de son cœur :
Ex motu cordis intellexi prœsentiam ejus ; c'est-
à-dire par la fuite des vices et des affections
charnelles, par les reproches intérieurs qui lui
étaient adressés au sujet de ses fautes les plus
secrètes, par l'amendement de sa vie et le renou-
vellement de l'homme intérieur. « Vous me
demandez, dit-il, comment je peux connaître la
présence de Celui dont les voies sont impéné-
trables. Sitôt qu'il est présent, il réveille mon
âme endormie : il meut, il amollit, il blesse mon
cœur dur comme la pierre et malade ; il se met
à arracher et à détruire, à édifier et planter, à
arroser ce qui est sec et aride, à éclairer ce qui
est dans les ténèbres, à ouvrir ce qui est fermé,
à réchauffer ce qui est froid, à redresser ce qui
est tortueux, à aplanir ce qui est raboteux. Et
ainsi, quand l'époux entre dans mon âme, je
reconnais sa présence, comme je l'ai dit, au
mouvement de mon cœur*. »
Saint Thomas déclare de son côté que, en
5. Sainte Thérèse : Le Château intérieur, 7« demeure, ch. I.
— Traduction du Père Marcel Bouix, S. J.
a. S. Bern., serm. 74 in Gant.
k
l86 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
dehors d'une révélation particulière, qui n'est
accordée que par un privilège tout gratuit, chacun
peut avoir de la présence de Dieu au fond de
son cœur un triple signe conjectural : d'abord
le témoignage de sa conscience, lorsque, par
exemple, on a conscience d'aimer Dieu et d'être
prêt, moyennant sa sainte grâce, à tout souffrir et
à tout sacrifier plutôt que de l'offenser ; ensuite,
l'empressement à écouter, et surtout à mettre en
pratique la parole de Dieu, conformément à cette
observation du divin Maître : (( Celui qui est de
Dieu écoute volontiers la parole de Dieu : Qui
ex Deo est, verba Dei audit n ; enfin ce savourement
intérieur de la divine sagesse, qui est comme un
avant-goût de la félicité future ^.
11 avait bien goûté les suavités divines, celui
qui s'écriait : « Oh! qu'il est bon, qu'il est doux
votre esprit, ô Seigneur I quam bonus et suavis
est, Domine, spiritus- tuus'^I n- Saint Augustin, qui
savait apprécier ces douceurs spiritueifes, laissait,
lui aussi, échapper de ses lèvres cette exclama-
tion brûlante : « Qui- me donnera, ô mon Dieu,
1. « Sunt autem tria signa hujusconjecturationis, scilicet'
gratiae Dei. Primum est testimonium conscientiae. Gloria
nostra hxc est, testimonium conscientiœ nostrse (II Coc, i,.
12)... Secundum est verbi Dei auditus non solum ad
audiendum, sed etiam ad faciendum ; unde (Joan-, viii, 47) :
Qui ex Deo est, verba Dei audit... Tertium signum est
internus gustus divinae sapientiae, quae est quasi quaedani
prselibatio futurœ beatitudinis ; unde in Ps. xxxiii. 9 :
Gustate et videte, quoniam suavis est Dominus, scilicet per
gratiam suam in nobia. » (S. Th., Opusc. in., de Humanitate
Christi, c. xxiv.)
a. Sap., XII, I.
DE LA PBÉSE?vGE DE DIEU 187
cette grâce, que vous daigniez venir dans soion
cœur, l'enivrer de délices, et ,que j'oublie mes
maux pour vous embrasser, vous qui êtes .mon
unique bien ! Quis mihi dabit ut verdas in cor
meum, et inehries illud, ul oblivùcar mala, et unum
bonam amplecter te^I n
¥1
Dieu est donc réellement et strbstantîeriement
présent en qualité d'hôte, d'ami, d'époux, de
bien souverain, à toute âme qui a la grâce et la
charité : il lui est uni d'une façon toute spéciale
qui est le privilège exclusif des justes, car seule
la grâce sanctifiante l-es met en état d'atteindre
Dieu, par leur opération, comme fin dernière et
objet de béatitude^.
Mais il y a union et union. Toujours actuelle
dans les bienheureux qui, ne cessant et ne devant
jamais cesser de voir et d'aimer Dieu, vivent
dans un acte continuel et ininterrompu de con-
templation et de jouissance, qui constitue leur
béatitude ; purement habituelle dans les enfants
qui ont reçu la grâce du saint baptême, mais
1. S. Au^., Con/., Jib. I, c. v.
2. « Novus modus secunduiii quem Deus est în creatura
rationali, est sicut cognitum in cognoscente et amatum
in amante. Gognoscere autem Deum, et amare Deum in
^juantum est objectum beatitudinis, estper gratiam ^ratum
facientem. » (S. Th., Opusc. lx, de Humanit. Christi, c.
XXIV.)
l88 EXPLICATION DU MODE PARTICULIER
dont rintelligence n'est pas encore éveillée,
Tunion à Dieu, qui est le fait des adultes encore
dans la voie, tient le milieu entre la perfection
de celle des premiers et Timperfection de celle
des seconds ; habituelle seulement pendant le
sommeil et les mille occupations de la journée
qui absorbent l'activité de notre esprit, elle devient
actuelle, quand nous nous tournons vers Dieu
d'une manière réfléchie, nous appliquant à le
connaître et à l'aimer, à marcher en sa présence,
à vivre dans son intimité.
Ce n'est qu'au ciel que nous pourrons être
pleinement, parfaitement, totalement, insépara-
blement unis à Dieu, comme à notre fin dernière;
mais en attendant, nous devons dès ici-bas tendre
à cette bienheureuse union, la désirer, la deman-
der, travailler de toutes nos forces à la rendre
actuelle dans la mesure du possible, écarter tout
ce qui y fait obstacle : le péché d'abord qui
pourrait ou la détruire en nous faisant perdre
l'amitié de Dieu, ou l'afFaiblir en diminuant les
ardeurs de la sainte charité ; puis l'attache aux
créatures, aux biens et aux plaisirs de la terre,
véritables chaînes qui retiennent notre âme cap-
tive et l'empêchent de prendre son essor vers le
souverain Bien ; enfin la dissipation d'esprit qui
emporte nos pensées et nos affections loin de
celui qui doit en être le centre.
Et puisque la béatitude — nous entendons la
béatitude formelle — est une opération', l'acte
de nos facultés intellectuelles s'unissant par la
I. S. Th., Summa Theol., U II-, q. m, a. a.
DT LA PRÉSENCE DE DIEU 189
contemplation et l'amour à la vérité première et
au Bien souverain, c'est-à-dire au seul objet
capable de nous rendre heureux, il est clair que.
si nous comprenons bien nos véritables intérêts,
si nous voulons faire des progrès sérieux dans la
perfection et avoir, dès cette vie, comme un
avant-goût de la félicité future, il nous faut tra-
vailler à resserrer de plus en plus les liens qui
nous unissent à Dieu, vaquer à l'étude des
perfections et des bienfaits divins, et surtout
multiplier les actes de charité, car « c'est le pri-
vilège de l'amour de nous unir immédiatement
L Dieu : Chariias est quœ diligendo animam immé-
diate D20 conjungit spiritualis vinculo unionis^. »
S'élevant au-dessus de la science, il entre confi-
demment pendant que la science reste dehors.
Aussi est-ce une maxime donnée par les maîtres
que la perfection de la vie chrétienne consiste
en l'amour de Dieu, et que nos progrès dans la
sainteté doivent se mesurer, non par l'accroisse-
ment de la science, mais par l'augmentation de
la charité. C'est ce qui faisait dire à l'apôtre saint
Paul écrivant aux fidèles de Colosses : « Par-
dessus tout, ayez la charité, qui est le lien de la
perfection : Super omnia auiem hœc, charilatem
habete, quod est vinculum perfectionis\ »
Au reste, pour beaucoup aimer, pas n'est
besoin de beaucoup savoir ; car, si la connais-
sance est le principe de l'amour, elle n'en est
point la mesure. « Nous voyons, dit saint Thomas»
I. S. Th,, II' II", q. XXVII, a. 4, ad 3.
a. Col., III, i4.
Jt§0 EXPUCATIOW DU MODE PARTICULIER
des persoiines simples qui sont ferventes dans
l'amour de Dieu, et qui ont l'esprit assez peu
ouvert quand il s'agit de le connaître ^ » On
peut donc aimer Dieu avec beaucoup d'ardeur,
sans avoir des connaissances très étendues sur sa
nature et ses attributs, de même qu'on peut
avoir approfondi tous les secrets de la théologie
et n'éprouA-er que froideur pour les choses divi-
nes. Cependant, quand la science est inspirée et
perfectionnée par la charité, elle donne un
nouvel aliment à sa flamme.
Scrutons donc, à l'exemple de l'épouse des
Cantiques, scrutons avec une sagacité affinée par
l'amoui", toutes les beautés, toutes les amabilités,
toutes les perfections du Bien-Aimé'. Attachons-
nous à lui de toutes nos forces, disons comme
le Psalmiste : « Pour moi, mon bonheur c'est
d'être uni à Dieu : Mihi autem adhœrere Deo
bonum est'^ n'y vivons dans son amour, vivons de
son amour, jouissons de sa divine présence et
de son intimité, et que notre conversation,
comme celle de l'Apôtre, soit dans le ciel \ En
agissant de la sorte, nous réaliserons tout à la
fois la parole du disciple bien^imé et le vœu
de l'amitié : « Dieu sera en nous, et nous en
1. « Videmus sensibiliter quosdam simplices ferventes
esse in amore divine, qui tamen sunt valdc hebetes in
cQgnitione divinae sapientiae. » (S. Th., SerU.^ I,dist xv,
q.
IV, a 2, obj. 4.)
2. Gant., V, 9-17.
3. Ps. LXXII, 28.
4. « Nostra autem conversatio in cœlis est. » (Philip.,
m, 20.)
DE LA PRESENCE DE DIEU igi
lui : Qui manet in charitate, in Deo manet, et
Deus in eo^. »
L'union à Dieu, l'union actuelle, tel doit être
l'objet de nos vœux les plus ardents, le but de
nos efforts, le terme vers lequel nous devons
orienter toute notre vie spirituelle : car c'est
dans cette bienheureuse union que consiste la
perfection de la voie comme elle constituera un
jour la perfection et le bonheur de la patrie.
I. I Joan.,iY, i6.
TROISIÈME PARTIE
L'INHABITATION DIVINE PAR LA GRACE N'EST
PAS LA PROPRIÉTÉ PERSONNELLE DU SAINT-
ESPRIT, MAIS LE PATRIMOINE COMMUN DE
TOUTE LA SAINTE TRINITÉ. — ELLE EST
L'APANAGE DE TOUS LES JUSTES, TANT DE
L'ANCIEN QUE DU NOUVEAU TESTAMENT.
NAVIT. tAIRT-ISPIIT. — lA
CHAPITRE PREMIER
Quoique attribuée ordinairement à l'Esprit-
Salnt, l'inhabitation divine par la grâce
ne lui est pas exclusivement propre,
mais commune aux trois personnes.
Nous avons jusqu'ici parlé indifFéremment de
l'habitation du Saint-Esprit ou de la sainte Tri-
nité dans les âmes en état de grâce, nous con-
formant en cela au langage de l'Ecriture elle-
même, qui attribue tantôt à l'une, tantôt à l'autre
des personnes divines, le séjour que Dieu daigne
faire dans les justes. Ainsi, le même apôtre
qui avait écrit aux fidèles de Gorinthe : « Ne
savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu
et l'habitacle de l'Esprit-Saint?! w enseignait aux
Ephésiens « que le Christ habite en nous par
la foi * ». Et Notre-Seigneur lui-même disait à ses
disciples : u Si quelqu'un m'aime, il gardera ma
parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons
1. M Nescitis quia templum Dei estis, et Spîritus Dei
habitat in vobis ? » (i Cor., m, i6.)
a. « Christum habitare per fidem in cordibus vestris. »
<Eph., m, 17.)
igS l'inhabitation divine
à lui, et nous établirons en lui notre demeure i. ))
L'on ne saurait toutefois méconnaître que
c'est le Saint-Esprit qui est le plus souvent
désigné comme l'hôte de nos âmes. Tandis que,
une fois à peine, le texte sacré fait mention de
la présence en nous du Père et du Fils, il parle
fréquemment de la venue et de l'habitation de
l'Esprit-Saint dans nos cœurs. L'Ecriture le repré-
sente comme le don de Dieu par excellence,
donum Dei*, le don principe de tous les dons, la
source de la vie surnaturelle ^, l'auteur de notre
sanctification, le gage de la béatitude céleste^.
C'est lui qui répand dans nos cœurs la grâce et
la charité 5, lui qui nous fait enfants de Dieu 6,
et qui distribue à son gré les dons divins"^. Maître
intérieur, il éclaire les intelligences, leur ensei-
gnant toute vérité s ; il touche et amollit les
I. « Si quis dilîgit me, sermonem meum servabit, et
Pater meus diliget eum, et ad eum veniemus, et mansio-
nemapud eum faciemus. » (Joan., xiv, aS.)
a. Act., VIII, 20.
3. « Qui crédit in me, sicut dicit Scriptura, flumina de
ventre ejus fluent aquae vivœ. Hoc autem dixit de Spiritu,
quem accepturi erant credentes in eum. » (Joan., vu,
38-39.)
4. « Unxit nos Deus, qui et signavit nos, et dédit pignus
Spiritus in cordibus nostris. » (II Cor., i, 21-22.)
5. « Charitas Dei difTusa est in cordibus nostris per Spi-
ritum Sanctum, qui datus est nobis. » (Rom., v, 5.)
6. « Accepistis Spiritum adoptionis filiorum, in quo
clamamus : Abba, Pater. ))(Rom., viii, i5.)
7. « Haec autem omnia operatur unus atque idem Spi-
ritus, dividens singulis prout vult. » (I Cor., xii, 11.)
8. « Gum autem venerit iile Spiritus veritatis, docebit vos
omnem veritatem. » (Joan., xvi, i3.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES I97
cœurs, les inclinant suavement et fortement à
robservance fidèle des commandements divins i.
C'est lui qui nous console dans nos peines, nous
conseille dans nos incertitudes, nous apprend h
prier, à demander ce qui est expédient pour le
salut, formulant lui-même nos demandes avec
des gémissements inénarrables 2 ; lui encore qui
nous réveille de notre assoupissement, nous
pousse au bien 3, nous dirige dans nos voies et
nous introduit finalement dans la véritable terre
promise, où règne la parfaite rectitude ^.
Les saints Pères ne tiennent pas un autre lan-
gage. Pour eux également, l'Esprit-Saint est le
grand don de Dieu, l'hôte intérieur qui, en se
donnant lui-même, nous communique en même
temps une participation de la nature divine, et
fait de nous des enfants de Dieu, des êtres divins \
1. « Spiritum meum ponam in medio vestri, et faciam
ut in praeceptis meis arabuletis, et judicia mea
custodiatia,
et operemini. » (Ezech., xxxvi, 27.)
2. « Spiritus adjuvat infirmitatem nostram : nam quid
oremus, sicut oporiet, nescimus ; sed ipse Spiritus postulat
pro nobis gemitibus inenarrabilibus. » (Rom., vm, 26.)
3. « Quicumque Spiritu Del aguntur, ii sunt filii Del. »
(Rom., VIII, i4.)
4. <» Spiritus tuus bonus deducet me in terram rec-
tam. » (Ps. Gxui, 10.)
5. « Per hune (Spiritum) quilibet sanctorum deus est ;
dictum est enim ad eos a Dec : Ego dixi, dit estis et filii
Excelsi omnes. Necesse est autem eum qui diis causa est ut
dii sint, Spiritum esse divinum et ex Deo. Ut enim quod
cremantibus causa est ut sint cremantia, id cremans esse
necesse est, et quod sanctis causa est ut sint sancti, id
neces-
sario sanctum est ; ita et eum qui diis causa est ut dii
sint,
Deum esse necesse est. » (S. Basil., Contr. Eunom., 1. V.
198 l'inhabitation divine
des hommes spirituels et des saints ^ Aussi
se plaisent-ils à le désigner comme l'Esprit
sanctificateur, le principe de la vie céleste
et divine 2. Quelques-uns vont même jusqu'à
l'appeler la forme de notre sainteté 3, Tâine de
notre âme, le lien qui nous unit au Père et au
Fils, celui par qui ces divines personnes habitent
en nous.
Une telle insistance à attribuer l'inhabitation
par la grâce ainsi que l'œuvre de notre sanctifi-
cation et de notre filiation adoptive à la troi-
sième personne de l'auguste Trinité ne serait-
elle pas un indice, un signe, une preuve que le
Saint-Esprit a, avec nos âmes, des rapports spé-
ciaux, un mode d'union qui lui est propre et
qu'il ne partage point avec les autres personnes ?
Car enfin, s'il réside en nous au même titre
absolument, et de la même manière que le Père
et le Fils, pourquoi le représenter sans cesse, de
préférence aux autres personnes, comme Ihôte
de nos âmes, et lui attribuer constamment une
I. « Spiritus cura anima conjunctio non fit appropin-
quando secundum locum... Hic eis qui ab omni sorde
purgati sunt illucescens, per communionem eu m ipso
spirituales reddit. » (S. Basil., de Spir. Sanct.,c. ix.)
a. « Sicut ignis calor alius est qui ipsi inest, alius quem
^usb aut alteri hujusmodi rei impertit, ita etiam Spiritus
«t in se habet ipsam viiam ; et qui ejus sunt participes,
divine Tivunt, vitam divinam et cselestem habentes. » (S.
Basil., Contr. Eunom., l. V.)
3. « Quatenus Spiritus sanctus vim habet perficiendi
nationales creaturas absolvens fastigium earum perfectionis,
formai ralionem habet. » (S. Basil , de Spir. Sanct., c.
xxvi.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES IQÇ
présence et une action qui seraient, en réalité,
communes à la Trinité tout entière ? De là ©et né
le système de l'inhabitation propre au Saint-
Esprit.
D'après quelques théologiens, l'état de grâce
aurait pour résultat d'établir une union directe
et immédiate de nos âmes avec ce divin Esprit,
et, par lui, avec le Père et le Fils, en vertu de
l'inséparabilité des personnes divines. Telle est
la célèbre théorie qui a eu, sinon pour auteur^
du moins pour principal patron et défenseur,
im homme de grande érudition, l'un des plus
illustres représentants de la théologie positive
au XVIP siècle, Denis Petau, de la Compagnie
de Jésus.
Mais l'immense majorité des docteurs, à quel-
que école qu'ils aient appartenu, s'est toujours
montrée réfractaire et hostile à cet enseigne-
ment ; et convaincue, à bon droit, que la loi
d'appropriation suffît pleinement à expliquer les
textes de l'Ecriture et des Pères qui semblent
faire de la présence spéciale de Dieu dans les
justes l'apanage de l'Esprit-Saint, elle a cons-
tamment soutenu que la Trinité tout entière
habite en nous par la grâce, et qu'il n'y a pas
d'union plus réelle ou plus immédiate avec la
troisième personne qu'avec le Père et le Fils ;
toutefois, quoique commune aux trois personnes,
l'inhabitation divine par la grâce est appropriée-
au Saint-Esprit à raison de son caractère per-
sonnel et de la nature même de Tunion entre
Dieu et l'homme, qui est le fruit de la sainte
charité.
La question semblait donc vidée, lorsque des^
300 L INHABITATION DIVINE
tentatives nouvelles faites à notre époque, dans
le but de ressusciter une opinion qui paraissait
définitivement jugée et condamnée, sont venues
tout remettre en cause et réveiller un litige que
l'on pouvait croire apaisé. Devant cette levée de
boucliers, il nous a paru que les intérêts de la
saine doctrine demandaient que la question ne
fût pas complètement passée sous silence, mais
traitée au moins sommairement ^ ; c'est ce que
nous allons faire avec l'aide de Dieu.
Le problème à résoudre est celui-ci : Quand
l'Ecriture et les Pères nous parlent de l'habita-
tion du Saint-Esprit dans nos cœurs, sans faire
mention des autres personnes, faut-il prendre
cette formule au pied de la lettre, et croire que
l'Esprit-Saint s'unit à nos âmes d'une union qui
lui est propre et lui appartient à un titre parti-
culier? ou bien, au contraire, faut-il considérer
cette union comme commune aux trois per-
sonnes de l'adorable Trinité et simplement appro-
priée à l'une d'entre elles ? Petau, Ramière, Schee-
ben, d'autres encore, tiennent pour la première
interprétation ; les théologiens scolastiques, saint
Thomas, saint Bonaventure, Albert le Grand,
Suarez, les théologiens de Salamanque, de nos
1. N. B. — Ceux des lecteurs qu'une étude plus appro-
fondie pourrait intéresser, la trouveront à l'appendice
placé
à la fin du volume.
COMMUTEE AUX TROIS PERSONNES 201
jours les ÉÉm. Cardinaux Franzelin et Mazzella,
les RR. PP. Kleutgen, Pesch, Tepe, S. J., etc.,
etc., adoptent la seconde. Quel que soit le senti-
ment que l'on embrasse sur la manière dont le
Saint-Esprit est uni à l'âme juste, le dogme catho-
lique exige qu'on admette aussi en elle une pré-
sence véritable du Père et du Fils.
Les personnes divines, en effet, n'ayant qu'une
seule et même nature individuelle, sont nécessai-
rement inséparables. « L'Esprit-Saint, dit saint
JeanChrysostome, ne saurait être présent quelque
part sans que le Christ y soit aussi; car partout
où se trouve une personne divine, la Trinité y est
tout entière'. » Saint Augustin parle dans le
même sens : a Qui oserait penser, à moins
d'ignorer complètement l'inséparabilité des per-
sonnes divines, que le Père çt le Fils puissent
habiter oii le Saint-Esprit n'habite pas, et que le
Saint-Esprit habite quelque part sans le Père et le
Fils? 2,)
Aussi les théologiens s'accordent-ils à recon-
naître, avec saint Thomas, que les deux person-
nes divines qui, à raison de leur procession
1. « Non potest Spiritu sancto praesente non adesse
Christus. Ubi enim una Trinitatis hypostasis adest, iota
adest Trinitas. » (S. Joan. Ghrys., m Epist. ad Rom.^
vm, 9.)
2. « Quis porro audeat opinari, nisi quisquis insepara-
bilitatem penitus Trinitatis ignorât, quod in aliquo habi-
tare possit Pater aut Filius, in quo non habitet Spiritus
Sanctus, aut in aliquo Spiritus Sanctus, in quo non et
Pater et Filius? » (S. Aug., 1. de Prœsentia Dei, cap. v,
n. lô.)
202 L INHABITATION DIVINE
éternelle, peuvent être envoyées et données à la
créature raisonnable pour la sanctifier, ne le sont
jamais l'une sans l'autre ; jamais le Fils ne vient
éclairer l'intelligence sans que l'Esprit-Saint ne
vienne enflammer la volonté ; leurs missions
invisibles, quoique distinctes, si l'on considère
les effets particuliers suivant lesquels elles s'opè-
rent et le mode d'origine des personnes, se
trouvent cependant unies dans une racine com-
mune, la grâce sanctifiante, qui ne permet pas
que l'une ait lieu sans l'autre ^. Quant au Père, il
est présent, lui aussi, en vertu de la circuminces-
sion ; et, s'il n'est pas envoyé, parce qu'il ne pro-
cède de personne, il vient néanmoins de lui-
même, se donne à l'âme juste et habite en elle
avec le Fils et le Saint-Esprit, pour la sanctifier
de concert avec eux.
Tout en admettant cette présence vraie et subs-
tantielle des trois personnes divines, qu'il n'aurait
pu, du reste, contester sans se mettre en oppo-
sition manifeste avec l'enseignement unanime
des Pères et des Docteurs, et sans détruire i'éco-
I. « Cum missio importet originem personae mîssae, et
inhabitationem per gratiam, si loquamur de missione
quantum ad originem, sic missio Filii distinguitur a mis-
sione Spirilus Sancti, sicut et generatio a processione. Si
autem quantum ad effectum gratiœ, sic communicant
duae missiones in radice gratiœ, sed distinguuntur in effec-
tibus gratiae, qui sunt illuminatio intellectus et inflam-
matio affectus. Et sic manifestum est quod una non potest
esse sine alia, quia neutra est sine gratia gratum faciente,
nec una persona separatur ab alia. *> (S. Th., Samm.
TheoL,
I, q. xuii, a. 5, ad 3.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 2o5
nomie du mystère de la Trinité, Petau prétend
que le Saint-Esprit habite dans Fâme juste d'une
manière spéciale, qu'il possède avec elle un mode
d'union qui lui est personnel et qu'il ne partage
point avec le Père et le Fils. A l'en croire, la
troisième personne résiderait en nous par elle-
même, directement et immédiatement; les deux
autres n'y seraient que d'une manière indirecte»
par concomitance, en vertu delà communauté de
nature qui les rend inséparables.
Et, pour bien expliquer sa pensée, il apporte
en exemple ce qui se passe dans le mystère de
l'incarnation. « Le Père et le Saint-Esprit, dit-il,
ne demeurent pas moins dans le Christ que le
Verbe lui-même ; mais le mode d'union est diffé-
rent. Car, en outre de l'union qui lui est com-
mune avec les autres personnes, le Verbe en
possède une spéciale, qui lui appartient en propre,
attendu qu'il est comme la forme qui fait du
Christ un homme divin, ou plutôt un Dieu,
et le Fils de Dieu. C'est ainsi que les trois per-
sonnes habitent, il est vrai, toutes dans le
juste ; mais l'Esprit-Saint est seul comme la
forme qui le sanc'ilie et le rend fils adoptif de
Dieu par la communication de sa propre subs-
tance.
({ Qu'on relise, ajoute-t-il, tous les témoignages
des anciens Pères que nous avons exposés plus
haut, ou, ce qui vaut mieux encore, qu'on par-
coure les passages de l'Ecriture qui parlent ou
bien simplement de l'union de Dieu avec les
justes, ou en particulier de l'habitation du Fils
en eux, et l'on trouvera que la plupart attestent
que c'est par l'Esprit-Saint qu'elle s'opère, comme
20^ l'inhabitation divine
par sa cause prochaine, et, pour ainsi parler,
formelle'. »
Le Saint-Esprit est donc, d'après Petau, uni
aux justes d'une union qui lui est propre, et qui,
sans être hypostatique, est néanmoins analogue
à celle du Verbe avec la nature humaine en
Jésus-Christ. Dans le Verbe fait chair, la nature
humaine est unie directement à la personne du
Fils. et. par cl!c, à la divinité et aux deux autres
personnes de la Trinité sainte. La personne du
Verbe est ainsi le point de jonction des deux
nati res divine et hum.aine, comme elle est le
Hen qui unit l'humanité du Christ aux personnes
du Père et du Saint-Esprit. De même, dans
Tœuvre de notre déification par la grâce, c'est la
personne du Saint-Esprit qui est le terme direct
et immédiat de notre union avec Dieu, c'est elle
qui nous met en relation avec le Père et le Fils
I. « Pater ecce, atque Spiritus Sanctus in homineChristo
non minus inanet, quam Verbum ; sed dissimilis est
t'i:; évuTiàp^.eax; modas. Verbum enim, praeter communem
illuai, qucm cum reliquis eumdem habet, peculiarcin
allerum obtinet, ut sit formée instar, divinum, vel Deum
polius facientis, et hune Filium. Sic in homine justo très
uiique personae habitant. Sed solus Spiritus Sanctus quasi
forma est sanctificans, et adoptivum reddens sul commu-
aicatione filium... Relegantur omnia veterum Patrum
testimonia, qube superius exposita sunt : et, quod iis
praes-
tantius est, Scripturae loca illa recenseantur, quae cum
justis conjungi, \el in iis habitare aut Deum simpliciler,
aut privatim Filium docent ; inveniemus eorum pleraque
testari, per Spiritum Sanctum hoc fieri, velut proximam
caiisam, et, ut ita dixerim, formalem. » (Petav., de Trin.,
I. Vm. c. VI, n. 8.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 20D
et sert en quelque sorte de trait d'union entre
eux et nous.
Le célèbre Jésuite soutient que tel est le senti-
ment de l'antiquité, et il en appelle également
aux Livres saints pour établir et corroborer son
opinion. Que faut-il penser de ces prétentions?
II
Si nous nous en rapportons à un juge com-
pétent, loin d'être l'expression fidèle de la vérité
révélée, la doctrine de l'inhabitation personnelle
de l'Esprit-Saint dans les justes est, au contraire,
en opposition manifeste avec l'enseignement tra-
ditionnel, et ne repose que sur une interprétation
erronée de l'Ecriture et des Pères. Ce juge, dont
on ne peut ni suspecter l'impartialité ni récuser
la sentence, c'est l'immense armée des Docteurs,
qui, nonobstant la diversité de leurs tendances
et leur antagonisme d'école, se sont néanmoins
trouvés d'accord sur ce point. Les théologiens
les plus éminents de la Compagnie de Jésus,
anciens et modernes, se rencontrent ici avec les
frères et disciples du Docteur Angélique ; et bien
qu'un des leurs fût en cause, ils n'ont été — nous
sommes heureux de leur rendre ce témoignage
— ni des derniers ni des moins ardents à le
combattre.
C'est que vraiment la lutte s'imposait. En effet,
attribuer à la personne du Saint-Esprit dans
l'œuvre de notre sanctification, le rôle du Verbe
dans l'incarnation, c'était se mettra An contradic-
2o6 l'inhabitation divine
tion avec les principes théologiques les plu»
incontestables, introduire une nouveauté, et
alfîrmer, bon gré mal gré, entre l'Esprit-Saint et
chacune des âmes justes, une sorte d'union
hypostatique contraire à toutes les données de la
foi. Il suffît, pour s'en convaincre, de se rappeler
que, en Dieu, tout est commun aux trois per-
sonnes, la nature, les attributs, les opérations
extérieures, les rapports qui en résultent, tout,
hormis les relations opposées d'origine qui cons-
tituent et distinguent les personnes, et ce qui, au
dehors, peut être qualifié de fonction hypos-
tatique ' .
En vain, pour étayer son opinion, Petau fait-il
appel à l'antiquité et tente-t-il d'établir que si
l'Esprit-Saint ne vient pas seul dans nos cœurs,
seul du moins il est le terme direct et immédiat
de l'union 2; l'antiquité lui répond, par l'organe
de saint Thomas, que, contrairement à ce qui se
passe dans le mystère de l'incarnation, où le
rapprochement des deux natures, divine et
humaine, quoique effectué par la Trinité entière,
se termine à la seule personne du Verbe, l'union
établie par la grâce entre Dieu et l'homme est
I. « Omnia sunt unum, ubi non obviât relationis oppo-
siiio. » (Ex. Conc. Florent. Decretum pro Jacobitis.)
». « Quod ex antiquorum... testimoniis sequi videtur, id
est ejusmodi : Illam cum justorum animis conj unctionem
Spiritus Sancti..., communi quidem personis tribus conve-
nire di%initati, sed quatenus in hypostasi, sive persona
inest Spiritus Sancti adeo, ut certa quaedam ratio sit, qua
se Spiritus Sancti persona sanctorum justorumque men-
tibui applicat, quae ceteris personis eodem modo non con-
venlt. » (Petav., de Trin., 1. VIII, c. vi, n. 6.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 2O7
commune aux trois personnes, non seulement
dans son principe effectif, mais encore dans son
terme ^ ; et l'Ecole tout entière ajoute, par la
bouche de ses plus grands Docteurs, qu'aucune
union réelle de la Divinité avec les créatures ne
saurait appartenir en propre à une personne
divine sans être par le fait une union hy pos-
ta tique.
Car de deux choses l'une ; ou l'union se fait
directement avec l'essence commune, et dans ce
cas elle appartient également aux trois per-
sonnes ; ou elle se fait dans ce qui est propre à
l'une d'entre elles, dans son hypostase, et alors
elle est hypostatique. Or, la doctrine catholique
ne connaît, en fait, d'autre union hypostatique
entre Dieu et la créature, que celle du Verbe
avec l'humanité dans la personne de Jésus-
Christ.
Sans doute, l'Esprit-Saint aurait pu s'incarner,
lui aussi, il aurait pu s'unir personnellement à
toutes les âmes ornées de la grâce, mais alors les
justes ne seraient pas seulement des hommes
spiritualisés et divinisés, ils seraient Dieu, ils
seraient le Saint-Esprit. Concluons donc avec
saint Thomas que la venue ou l'inhabitation de
Dieu dans nos âmes, au lieu d'être l'apanage
exclusif, la propriété de la troisième personne,
I. « Assumptio quae fit per gratiam adoplionis..., com-
munis est tribus personis et ex parte principii, et ex parte
termini. Sed assumptio quœ est per gratiam unionis (hypo-
staticee) est communis ex parte principii, non autem ex
parle termini. » (S. Th., III, q. m, a. 4, ad 3.)
2o8 l'inhabitation divine
est, au contraire, le patrimoine commun de la
Trinité tout entière. Et ideo adventus vel inhabi-
iaiio convenu toti TrinilatiK
S"il en est ainsi, pourquoi l'Ecriture et les
Pères attribuent-ils presque constamment à
l'Esprit-Saint la présence de Dieu en nous parla
grâce? Pourquoi désignent-ils ce divin Esprit, de
préférence aux autres personnes, comme l'hôte
de nos âmes? C'est eu vertu de la loi d'appro-
priation.
III
Qu'est-ce que l'appropriation? C'est l'attribu-
tion faite à une personne divine d'une perfection
ou d'une opération commune aux trois per-
sonnes. Nous en avons un exemple dans les
paroles suivantes du Symbole : « Je crois en
Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et
de la terre », où nous attribuons à la première
personne de la sainte Trinité la toute-puissance
et la création, qui appartiennent cependant à
toutes les trois. C'est encore par appropriation
que nous attribuons au Sainl-Esprit la concep-
tion de Jésus-Christ dans le sein de la bienheu-
reuse Vierge Marie en disant : « Je crois en
Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, Notre-Sei-
gneur, qui a été conçu du Saint-Esprit. »
Pourquoi ces sortes d'attribution, que Ton ren-
contre fréquemment dans l'Écriture, dans les-
I. S. Th., Sent., 1. 1, dist. xv, q. ii, a. i, ad 4.
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 209
Pères, dans les symboles, dans la liturgie? Pour
la manifestation de la foi : Ad manifestationem
Jidei^i répond Saint Thomas.
Il est, en effet, convenable, ajoute le saint
Docteur, d'approprier aux personnes divines les
attributs essentiels afin d'instruire par là les
fidèles et de les amener, au moyen de ces véri-
tés naturellement accessibles à la raison, à la
connaissance de ce que l'Apôtre appelle les pro-
fondeurs de Dieu, profanda Dei*, c'est-à-dire du
mystère de sa vie intime et des caractères dis-
tin ctifs des personnes. Sans doute, la Trinité est
une vérité tellement au-dessus de notre portée
qu'il est impossible de l'atteindre et de la démon-
trer par les seules forces de notre esprit; et
même après que Dieu a daigne nous la révéler,
elle demeare encore couverte d'un voile impéné-
trable et enveloppée d'obscurité, Lant que nous
cheminons loin du Seigneur. Nous pouvons
1. « Ad manifestationeih fidei conveniens fuit essentialia
attributa personis appropriari. Licet enim trinitas persona-
rum demonstratione probari non possit, convenit tamen
ut per aliqua niagis manifesta declaretur. Essentialia vero
attributa sunt nobis magis manifesta secundum rationem
quam propria personarum; quia ex creaturis, ex quibus
cognitionem accipimus, possumus per certitudinem deve-
nire in cognitionem essentialium attributorum, non autem
in cognitionem personalium proprietatum. Sicut igitur
similitudine vestigii vel imaginis in creaturis inventa uti-
mur ad manifestationem personarum, ita et essentialibus
attributis. Et haec manifesta tio personarum per essentialia
attributa appropriatio iKjminatur. » (S. Th., I, q. xxxix,
a. 7.)
2. 1 Cor., n, 10.
BAB. «AINT-ESPBIT. — iS
:3IO L INHA.BITATION DIVINE
cependant, en nous servant des vérités déjà
acquises, projeter sur les données de la foi
comme un faisceau lumineux qui, en les éclai-
rant davantage, nous met en état d'en obtenir
une plus grande compréhension et une intelli-
gence très fructueuse. Pour obtenir ce résultat,
rien de mieux que de recourir soit aux simili-
tudes lointaines de la Trinité sainte que le Créa-
teur a imprimées dans ses œuvres sous forme
de vestiges ou d'images, soit à l'analogie qui
exista entre les propriétés particulières de telle
ou t3lle personne et les attributs essentiels qui
lui sont appropriés ^
C'est ainsi que, pour faire connaître le Père,
nous lui attribuons lOi puissance, Véternité, Vunité^^
parce que ces perlections, quoique communes
aux trois personnes, offrent une certaine ressem-
blance avec les propriétés personnelles du Père.
La puissance, en effet, étant un principe, une
source d'opération, convient à la première per-
I. « Ratio., flde illustra ta, cum sedulo, pie et sobrie
quaeril,
aliquam, Deo dante, mysteriorum intelligentiam eamque
fructuosissimam, assequitur, tum ex eorum, quae natura-
liter cognoscit, analogia; tum e mysteriorum ipsorum
nexu, inter se et cum fine hominis ultime ; nunquam
tamen idonea redditur ad ea perspicienda, instar verita-
tum, quœ proprium ipsius objectum constituunt. Divina
enim mysteria, suapte natura, intellectum creatum sic
excedunt, ut etîam révéla tione tradita et fide suscepta,
ipsius tamen fldei velamine contecta, et quadam quasi
caiigine obvoluta maneant, quamdiu in bac mortali vita
peregrinamur a Domino : per fldem enim ambulamus, et
non per speciem. u (Conc. Vatic, Const. ■û«i
Filius, c. iv.)
a. S. Tb., I, q. xxxix, a. 8.
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 211
sonne de la Trinité, qui est elle-même le prin-
cipe, l'origine, la source de Têtre divin. Elle lui
convient encore sous un autre rapport, c'est-à-
dire pour nous faire bien comprendre que, à la
différence de ce qui se passe ici-bas, où nos^
pères de la terre perdent leurs forces en avan-
çant en âge, le Père céleste demeure éternelle-
ment tout-puissant. L'éternité est de même jus-
tement appropriée au Père, parce qu'elle est
comme lui sans principe. Quant à l'unité, qui
désigne une entité absolue et ne présupposant
rien, elle convient pareillement à celle des per-
sonnes divines qui ne présuppose rien, parce
qu'elle ne procède d'aucune autre.
La sagesse, la beauté, V égalité, sont appropriées
au Fils 1 : la sagesse, parce que, procédant par
voie d'intelligence comme terme de la connais-
sance paternelle, il est lui-même la sagesse
engendrée; la beauté, parce que par sa proces-
sion il est la parfaite image du Père et l'éclat
de sa substance; l'égalité enfin, parce que^
comme Verbe, il est consubstantiel au Père,
étant l'expression adéquate de sa science.
Au Saint-Esprit nous attribuons Vamour, la
bonté, Idi Jouissance- : l'amour, parce que l'Es-
prit-Saint procède du Père et du Fils par voie
d'amour, comme le terme subsistant de leur
mutuelle dilection; la bonté, parce que cette
perfection, étant la raison et l'objet de Tamour,
offre une analogie frappante avec le caractère
I. S, Th., I, q. XXXIX, a. 8.
a. Ibid. /
212 L INHABITATION DIVINE
propre de la troisième personne; la jouissance,
parce que, étant, en vertu même de sa proces-
sion, le fruit de l'amour unique et infini que se
portent mutuellement le Père et le Fils en qua-
lité de souverain bien, il est leur joie et leur
félicité.
Ce que nous venons de dire des attributs
essentiels s'applique également aux œuvres exté-
rieures de Dieu — operibas ad extra, comme dit
l'Ecole, — lesquelles, bien qu'appartenant au
même titre aux trois personnes, puisqu'elles pro-
cèdent d'une puissance qui leur est commune
comme la nature, sont cependant attribuées tan-
tôt à l'une, tantôt à l'autre d'entre elles, dans le
but de la faire mieux connaître, grâce à la simi-
litude qui existe entre telle opération et le carac-
tère distinctif de telle personne. Ainsi nous
approprions au Père la création et tout ce qui
porte l'empreinte de la puissance ou le cachet
de premier principe; au Fils l'illumination des
intelligences et tout ce qui est du ressort de la
sagesse ; au Saint-Esprit les œuvres de la bonté
et de l'amour, les inspirations, les bons mouve-
ments, la vie de la grâce, les dons spirituels, la.
rémission des péchés, la sanctification des âmes,
la filiation adoptive, l'inhabitation de Dieu en
nous.
(( C'est avec beaucoup d'à-propos, remarque
Léon Xlll, que l'Eglise a coutume d'attribuer au
Père les œuvres divines oii éclate la puissance,
au Fils celles où brille la sagesse, au Saint-Esprit
celles où domine l'amour. Non que toutes les
perfections et toutes les œuvres extérieures ne
soient communes aux trois personnes, car les
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 2l3
œuvres de la Trinité sont indivisibles comme l'es-
sence elle-même de la Trinité, Faction des divines
personnes étant aussi inséparable que leur essence^;
mais parce que, en vertu d'une certaine compa-
raison, et pour ainsi dire d'une affinité qui se
remarque entre les œuvres et les propriétés des
personnes, telle œuvre est attribuée ou, comme
on dit, appropriée à telle personne plutôt qu'à
telle autre 2. »
IV
On serait donc mal venu à prétendre qu'une
perfection, une fonction, une opération est pro-
pre à telle ou telle des personnes divines, sous
le spécieux prétexte qu'elle lui est constamment
attribuée dans les saintes Lettres ou les écrits
des Pères. C'est aux théologiens qu'il appartient
de discerner ce qui est vraiment propre et per-
sonnel et ce qui est simplement approprié, en se
basant sur les enseignements de la foi et les
principes théologiques afférents à l'unité de
l'essence divine et à la distinction des personnes.
Or, à quelques exceptions près, l'ensemble des
Docteurs s'accorde à voir dans l'inhabitation par
la grâce et l'union spéciale de Dieu avec les
justes comme objet de leur connaissance et de
leur amour, non point une propriété de TEsprit-
Saint, mais une œuvre commune aux trois per-
1. S. A-ug., de Trin., 1. I, c. iv et v.
2. Encycl. Divinum illud manas, Leonis PP. XIII.
2i4 l'inhabitation divine
sonnes et appropriée pour de justes motifs à
l'une d'entre elles i. Il faudrait, pour qu'elle
appartînt en propre à la troisième personne, que
celle-ci fût, à l'exclusion des deux autres, ou la
cause efficiente de la grâce et de la charité, ou
du moins le terme direct et immédiat de la con-
naissance expérimentale et de l'amour de jouis-
sance dont sont gratifiés les saints, d'une ma-
nière parfaite dans le ciel, et inchoativement
ici-bas. C'est ce qu'il est facile d'établir.
La présence de Dieu dans les êtres créés étant
fondée, comme nous l'avons prouvé précédem-
ment^, sur son opération, on conçoit que si
l'Esprit-Saint exerçait quelque part une action
indépendante et personnelle: si, par exemple,
les actes de charité produits par les justes
étaient son œuvre particulière, il existerait en
eux, à titre d'agent, d'une façon qui lui appar-
tiendrait en propre. Il en serait de même si la
grâce et la charité, quoique produites par la
Trinité tout entière, avaient pour résultat de nous
unir d'une manière spéciale à la personne de
l'Esprit-Saint, comme à notre fin dernière, à
l'objet particulier de notre connaissance et de
notre amour.
Mais ni l'une ni l'autre de ces hypothèses ne
se peut soutenir : la première, parce qu'elle va
1. « Tota Trinitas in nobis habitat per graliam, sed spe-
cialiter alicui personae appropriari potest inhabitatio per
aliquod aliud donum, quod habet similitudinem cum
ipsa persona, ratione cujus persona mitti dicitur. » (S.
Th.,
qq. disp.. De verit., q. xxvii, a. a, ad 3.
2. Cf. c. 1, p. i5-ai.
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 2l5
directement contre un principe universellement
admis en théologie et plusieurs fois cité par les
conciles, savoir que les œuvres extérieures sont
communes aux trois personnes : Opéra ad extra
sunt tribus personis communia ^ ; la seconde, parce
que l'état de grâce ici-bas, non plus que la gloire
dans le ciel, n'a point pour eflet de nous unir
particulièrement à telle ou telle des personnes
divines, mais à Dieu considéré dans l'unité de
son essence et la trinité de ses personnes. Ce
n'est pas l'Esprit-Saint comme personne distincte,
c'est l'essence divine qui est noire fin dernière,
l'objet dont la possession réelle, mais obscure,
constitue en cette vie l'avant-goût de notre féli-
cité, et dont la claire vue doit faire un jour notre
béatitude parfaite et consommée.
Soit donc qu'on la considère dans sa cause
«ffîciente, soit qu'on l'envisage dans ses effets,
I. « Tria ergo ista (supposita nempe divina) unum
sunt, natura scilicet, non persona ; nec tamen très
istœ personaB separabiles aestimandse sunt; cum nulla an te
aliam, nulla post aliam, nulla sine alia vel extitisse,
vel qaidpiam opérasse aliquando credatur : inseparabi-
les eniïïi inveniuntur et in eo, quod sunt, et in eo, quod
Jaciunt. » — Et iiifra : « Incarnatlonem Filii Dei tota Tri-
nitas opérasse credenda est; quia inseparabilia sunt opéra
Trinitatis. Solus tamen Filius formam servi accepit in sin-
gularitate personse. » (Ex. Symb. fidei Gonc. Tolet., xi.)
Et iterum : « Hse très personœ sunt unus Deus, et non
très dii : quia trium est una substantia» una essentia, una
natura... omniaque sunt unum, ubi non obviât relationis
oppositio. » Hinc « Pater et Filius non duo principia Spi-
ritus sancti, sed unum principium : sicut Pater et Filius et
Spiritus sanctus non tria principia creaturœ, sed unum
principium ». (Ex. Gonc. Later., nr, c. Firmiter.)
2i6 l'inhabitation divine
c'est-à-dire dans les rapports d'intime union
qu'elle établit, en qualité d'amitié parfaite, entre
Dieu et l'âme, la grâce ou la charité ne fonde
pas de relations spéciales entre l'Esprit-Saint et
nous; et l'union dont elle est le principe appar-
tient au même titre aux trois personnes. Toute-
fois, quoique commune à toute la Trinité, l'inha-
bitation divine, étant une œuvre d'amour, une
conséquence et un fruit de l'amour, est tout
naturellement attribuée à celle des personnes
qui est en Dieu l'Amour subsistant, comme
l'explique très bien le Catéchisme du Concile de
Trente. « Quoique toutes les œuvres extérieures,
dit-il, soient communes aux trois personnes,
nombre d'entre elles sont attribuées comme en
propre au Saint-Esprit, pour nous faire com-
prendre qu'elles proviennent de l'immense cha-
rité de Dieu à notre égard. De fait, comme
l'Esprit-Saint procède de la volonté divine em-
brasée d'amour, on peut reconnaître par là que
les effets qui lui sont appropriés ont leur source
dans l'amour souverain de Dieu envers nous'. »
Lors donc que l'Ecriture ou les Pères nous
représentent l'Esprit-Saint comme l'auteur de la
I. « Quamvis sanclissimae Trinitatis opéra, quae extrin-
secus fiunt, tribus personis communia sint, ex iis tamen
multa Spiritui sancto propria tribuunlur, ut intelligainus
illa in nos a De! immensa charitate proficisci : nam, cum
Spiritus sanctus a divina voluntate, veluti amore inflam-
mata, procédât, perspici potest eos effectus, qui proprie ad
Spirilum sanctum refcruntur, a summo erga nos Dei
amore oriri. » (Ex Gatech. Rom., p. 1, a. viii, n. 8.)
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES 217
grâce et de la charité, et l'hôte de nos âmes, au
lieu de vouloir trouver dans ces expressions le
signe manifeste d'une causalité particulière à
ce divin Esprit, ou l'indice d'une union directe
et immédiate avec nos âmes qui lui serait per-
sonnelle, il n'y faut voir qu'une appropriation
fondée sur le rapport d'analogie qui existe entre
les dons de la grâce et la caractéristique de l'Es-
prit-Saint.
Il est, en effet, tout naturel d'attribuer les
effets de l'amour, comme la grâce, la charité,
Tinhabitation divine, à celle des personnes
divines qui procède en qualité d'amour. Sans
doute, c'est de la Trinité entière que provient,
comme de sa cause efficiente, la vertu de charité;
sans doute, l'exemplaire primordial auquel elle
nous assimile, c'est, avant tout, l'amour essentiel
commun aux trois personnes; en d'autres termes,
c'est Dieu en tant que charité absolue ; cepen-
dant, si l'on considère le caractère propre de
chacune des personnes divines, il est incontes-
table que la charité offre une plus grande analo-
gie, une similitude plus frappante avec le Saint-
Esprit qu'avec le Père et le Fils.
Qu'est-ce, en effet, que la charité, sinon un
lien doux et fort qui nous unit à Dieu, une incli-
nation habituelle qui nous porte vers lui, et par-
tant une imitation expressive de celle des per-
sonnes divines qui est, en vertu même de sa
procession, l'amour du Père et du Fils, le nœud
qui les rapproche? Voilà ce que voulait donner
à entendre l'apôtre saint Paul, quand il disait
que « la charité est répandue dans nos cœurs
par le Saint-Esprit, qui nous a été donné : Cha-
ai8' l'iNHABITATIOW DIVINE
riias Dei diffusa est in cordibus nostris per Spirilnm
sanctum, qui datas est nobis ^. »
Toute cette doctrine a été admirablement résu-
mée par saint Thomas en quelques phrases
substantielles qui méritent d'être citées : « Il faut
savoir, dit-il, que les biens qui nous viennent
de Dieu se rapportent à lui comme à leur cause
efficiente et exemplaire : Comme à leur cause
efficiente, en tant qu'ils sont les effets de la puis-
sance divine; comme à leur cause exemplaire,.
en tant qu'ils imitent, dans une certaine mesure,
les perfections qui sont en Dieu. Puis donc que
le Père, le Fils et le Saint-Esprit n'ont qu'une
seule et même puissance, ainsi qu'une seule
essence, il en résulte que tout ce que Dieu
opère en nous provient en réalité des trois per-
sonnes comme de sa cause efficiente; néanmoins
la connaissance que Dieu nous donne de lui-
même par le don de sagesse est une représen-
tation propre du Fils ; de même, l'amour par
lequel nous aimons Dieu représente tout parti-
culièrement le Saint-Esprit. Ainsi, quoique la
charité qui est en nous soit l'œuvre du Père, du
Fils et du Saint-Esprit, elle est dite néanmoins
spécialement répandue dans nos cœurs par
l'Esprit-Saint". »
I. Piom., V, 5.
a. « Sciendum est quod ea quae a Deo in nobis sunt, redu-
cunlur in Deum sicut in causam effîcientem et exempla-
rem : in causam quidem elTicientem, in quantum virtute
opeialiva divina aliquid in nobis effîcitur; in causam vera
exemplarem, secundum quod id quod in nobis a Deo est
aliruo modo Deum imitatur. Cum ergo eadem virtus sit
COMMUNE AUX TROIS PERSONNES SIQ
Tel est l'enseignement de tous les scolastiques,
telle l'interprétation qu'ils ont constamment
donnée aux textes mis en avant par les tenants
de l'habitation propre au Saint-Esprit. Tous
déclarent formellement qu'il n'y a pas d'union
plus réelle, plus immédiate avec la troisième
personne de la sainte Trinité qu'avec le Père et
le Fils. Et, joignant sa propre voix à celle des
représentants les plus autorisés de la science
théologique, le Souverain Pontife Léon XIII
canonisait en quelque sorte, en l'adoptant, l'en-
seignement commun de l'Ecole. Voici, en effet,
comment il s'expliquait sur le point en litige
dans son Encyclique Divinum illud munus :
<( Quoique produite très réellement par la Tri-
nité tout entière présente dans l'âme, cette
admirable union, appelée de son vrai nom inha-
hitatlon, est néanmoins attribuée à l'Esprit-Saint,
comme si elle lui appartenait d'une façon spé-
ciale, de Spiritu Sancto tanquam peculiaris prœdi-
catur^. » Elle ne lui est donc pas propre ni per-
Patris et Filiiet Spiritussancti, sicut ci ...Jem esseiitia,
opor-
tet quod omne id quod Deus in nobis effîcit sit, sicut a
causa efficiente, simul a Pâtre et Filio et Spiritu Sancto ;
verbum tamen sapientias, quo Deum cognoscimus nobis a
Deo immissum, est proprie repraesentativum Filii, et simi-
liter amor, quo Deo diligimus, est proprium repraesentati-
vum Spiritus Sancti. Et sic charitas quae in nobis est,
licet
sit effectus Patris et Filii et Spiritus sancti, tamen
quadam
speciali ratione dicitur esse in nobis per Spiritum sanctum,
»
<S. Th., Contr. Cent., 1. IV, c. xxi.)
I. <( Haec autem mira conjunctio, quae suo nomine inha-
bitatio dicitur... tametsi verissime efficitur piijesenti
totius
aao l'inhabitatton divine
sonnelle, mais seulement appropriée : lanquam
peciiliaris prœdicaiur ; c'est le terme consacré
pour désigner une simple appropriation.
Ce serait donc à l'heure actuelle une témérité
de soutenir encore que l'habitation divine, dont
parlent si fréquemment les Livres saints, est la
propriété de la troisième personne, et non le
patrimoine commun de toute la sainte Trinité.
Trinitatis nu mine, ad eum veniemus et mansionem apnd eum
faciemas (Joan., xiv, 28), attamen de Spiritu sancto tan-
quam peculiaris praedicatur. » (Encycl. Diuinum illad wu-
nui.)
CHAPITRE II
li'habitation de Dieu dans les âmes n'est
pas l'apanage exclusif des saints de la
nouvelle alliance, irais la dot commune
des justes de tous les temps.
Mais cette union de nos âmes avec Dieu est-
elle propre aux saints de la nouvelle alliance,
ou commune à tous les justes?
Ici encore, nous nous heurtons à une opinion
singulière de Petau, qui voyait, dans l'habita-
tion du Saint-Esprit par la grâce, un privilège
de la loi évangélique. Ce n'était là, du reste,
qu'une conséquence et un corollaire de sa doc-
trine sur la cause formelle de notre adoption en
qualité d'enfants de Dieu. Distinguant, à la suite
de Lessius, la sainteté ou la justification par la
grâce de la filiation adoptive, au point que,
d'après lui, l'une peut se séparer de l'autre, et
que l'homme peut être juste, d'une justice sur-
naturelle, sans être enfant de Dieu, Petau pré-
tend que la véritable cause, la raison formelle de
notre adoption divine, n'est point la grâce sancti-
fiante, mais la substance même de l'Esprit-Saint
2 2 2 L HABITATION DE DIEU DANS LES AMES
appliquée à notre âme. Car, de même que la
cause formelle de la filiation naturelle n'est
autre que la communication, par voie de géné-
ration, d'une nature semblable à celle du géné-
rateur; de même, la vraie cause de la filiation
surnaturelle et adoptive, c'est la nature divine
elle-même, s'identifiant avec la personne de l'Es-
prit-Saint, librement communiquée à l'homme.
Ainsi, d'après l'éminent Jésuite, la participa-
tion à la nature divine, qui fait de nous des justes
et des enfants de Dieu, ne consiste point, comme
l'ont toujours cru et enseigné les théologiens
catholiques, dans le don créé de la grâce sancti-
fiante, mais dans la personne même de l'Esprit-
Saint, s'unissant directement et sans intermé-
diaire à nos âmes, et les divinisant par l'appli-
cation de sa propre substance i. A l'entendre, la
grâce et la charité accompagnent, il est vrai,
dans l'économie présente, le don incréé, comme
une sorte de lien entre la divinité et nous,
comme une disposition préalable et un moyen
d'union; mais elles ne sont en définitive qu'un
magnifique accessoire, nullement nécessaire
pour notre régénération spirituelle, à telles
enseignes que, lors même qu'aucune qualité
créée ne serait versée dans nos âmes, la seule
présence de l'Esprit-Saint suxxîrait pleinement
I. « Patres eosdem asseverantes audivimus, cum nullo
interjecto medio sanctos nos fieri per ipsam Spiritus sub-
stantiam, tum nullam id creaturam posse perficere ; lametsi
substantiae Dei, qua sanctificamur, cornes sit infusa quali-
tas, quam vel gratiain, vei charitatem dicimus. » (Petav.,
-xit rrin., 1. VIII, c. vi, n. 3.
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 22^
pour nous diviniser et faire de nous des saints
et des enfants de Dieu'.
Par contre, sous la Loi ancienne, appelée par
r Apôtre une loi de crainte et de servitude, ne-
produisant que des esclaves, in servitutem gene-
rans *, l'Esprit-Saint, qui est un esprit d'adoption
et d'amour, n'avait pas encore été donné. Les
hommes étaient alors justifiés par un don créé
qui les purifiait de leurs péchés, les rendait
agréables à Dieu et dignes de la vie éternelle ;
ils possédaient, comme nous, une justice inhé-
rente, la grâce sanctifiante, qui faisait d'eux des
justes et des saints, mais ne leur conférait ni le-
titre ni la qualité d'enfants de Dieu ; car l'Esprit-
Saint n'était en eux que par son opération et.
ses effets, et nullement par sa substance, ce don
de Dieu par excellence étant réservé pour une
économie meilleure et plus parfaite.
« Si quelqu'un, dit Petau, veut se donner la
peine de considérer attentivement les passages
des anciens que nous avons cités, il se convain-
cra, je n'en doute pas, que, de l'avis des Pères,
il y eut après l'avènement et la mort du Christ,
une communication particulière de l'Esprit-Saint,
telle qu'elle n'avait pas encore eu lieu jusqu'a-
lors. D'après eux, ce nouveau mode de com-
1. « Utrumque enim intervenît; et Spiritus ipse sanc-
tus, qui filios faeit, adeo ut, si nulla infunderetur creata
qualitas, sua nos ipse substantia adoptivos filios effîceret
;
et charitatis habitus ipse, sive gratiae, quae est \1nculum
quoddain, sive nexus, quo cum animis nostris illa Spiritus
sancti substantia copulatur. » (Ibid.)
a. Gai., IV, 24.
224 l'habitation DE DIEU DANS LES AMES
munication date du jour où le Saint-Esprit des-
cendit sur les apôtres sous forme de langues de
feu. Jusqu'à cette époque, ce divin Esprit n'était
dans les saints que par son opération, opérât ione
tenus; à partir de ce jour, il y vint en personne,
substantialiter i. »
Parlant, dans un autre passage, de la présence
substantielle de l'Esprit- Saint dans les âmes, le
même auteur ajoute : « D'après un certain
nombre de Pères, ce n'est qu'après l'accomplis-
sement du mystère de l'incarnation, après la
descente du Fils de Dieu sur la terre pour le salut
du monde, qu'un si grand et si étonnant bien-
fait, fruit de l'avènement, des mérites et du sang
de Jésus-Christ a été accordé aux hommes. Les
justes de l'ancienne Alliance n'avaient pas été
honorés d'une telle faveur, car, suivant la parole
de saint Jean l'Évangéliste (vu 89), 1 Esprit-Saint
ne leur avait pas encore été donné, parce que
Jésus n'avait pas encore été glorifié : Nondum
ernt Spiritus datas, quia Jésus nondum fuerat glori-
ftcatus^. »
1. <( Non dubito quin, si quisista ipsa loca veterum
accu-
rate considerare velit, ita sensisse ilios existimet,
propriam
quamdam, post adventum Christi, atque obitum, commu-
nicationem cœpisse esse Spiritus sancti, qualis antea non
erat ;
cujus etiam ab eo tempore factum initium docent, quo in
apostolos sub ignis specie descendit, tanquam hactenus,
xax' èvépyexav, id est operatione tenus, in sanctis fuerit;
dein-
ceps autem o^oirabôx;, id est substantialiter. » (Petav., de
Trin., 1. VIII, c. vn, n. i.)
2. « (Quos Patres) qui attente pervestigare voluerit, intel-
lig-et occultum quemdam, et inusitatum missionis commu-
nicationisque modum apud illos celebrari, quo Spiritus ille
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 2^5
u
En niant la présence substantielle du Saint-
Esprit dans les patriarches, de même qu'en lui
attribuant une présence propre et personnelle
dans les Saints de la nouvelle Loi, le docte Jésuite
a beau faire appel à l'antiquité et à l'autorité des
Écritures pour établir son sentiment, il se met
en opposition manifeste avec elles. En effet, si
l'on excepte saint Cyrille d'Alexandrie, dont la
pensée véritable peut être sujette à contestation,
les saints Pères enseignent d'un commun accord
que, s'il y eut, relativement à l'inhabitation
divine par la grâce, une différence entre les
Saints de l'Ancien et du Nouveau Testament, ce
fut une simple différence de degré, de mesure et
de manifestation extérieure.
Ecoutons saint Léon le Grand : « Lorsque, au
jour de la Pentecôte, l'Esprit-Saint remplit les
disciples du Seigneur, ce ne fut pas la pre-
divinus in justorum sese anîmos insînuans, cum illis copu-
latur..., ita, ut substantia ipsa Spiritus sancti nobiscum
jungatur, nosque sanctos, ac justos, ac Dei denique filios
effîciat. Ac nonnuUos etiam antiquorum illorum dicentes
audiet, tantum istud tamque stupendum Dei beneficium
tune primum hominibus esse concessum, postquam Dei
Pilius homo factus ad usum hominum, salutemque des-
cendit, ut fructus iste sit adventus, ac meritorum, et san-
guinis ipsius, veteris testamenti justis hominibus nondum
attributus ; quibus nondum erat Spiritus datus, quia Jésus
nondum fuerat glorificafus, ut evangelista Joannes scribit.
»
(Petav.. de Trin., 1. VIII, c. iv, n. 5.)
MA». •▲IMT-UPUT.
— ift
226 l'habitation de dieu dans les AMBS
mière communication d'un tel bienfait, mais
une effusion plus abondante : Non fuit inohoatio
muneris, sed adjectio largitatis, attendu que les
patriarches, les prophètes, les prêtres et tous les
saints des temps antérieurs avaient été vivifiés et
sanctifiés par ce même Esprit. La vertu des dons
divins avait toujours été la même, seule la me-
sure de leur collation avait varié i. » Saint Atha-
nase dit, de son côté : « C'est un seul et même
Esprit qui, aujourd'hui comme alors (sous l'an-
cienne Loi), sanctifie et console ceux qui le
reçoivent; de même que c'est un seul et même
Verbe qui, même alors, appelait à l'adoption
divine ceux qui en étaient dignes. Car il y avait
sous l'ancienne Alliance des fils qui étaient rede-
vables de leur adoption au Fils et non à un
autre 2. »
Non moins explicite que les Pères, l'Ecriture
nous parle de saints personnages appartenant au
I. « Gum in die Pentecostes discipulos Domini Spiritus
sanctus implevit, non fuit inchoatio muneris sed adjectio
lar-
gitatis ; quoniam et patriarchae et prophetae et sacerdotes
omnesque sandi, qui prioribus fuere teraporibus, ejusdem
sunt Spiritus sancti sanctificatione vegetati..., ut eadem
semper fuerit virtus charismaium, quamvis non eadem semper
fuerit mensara donorum. » (S. Léo M., de Pentec, sermo lu
c. 3.)
a. « Unus idemque Spiritus est, qui tune (in veteri Test.)
et qui nunc sanctiflcat et consola tu r eos, qui eum reci-
piunt; quemadmodum unum est et idem Verbum Filius
ad adoptionem promovens etiara tune eos, qui digni erant.
Nam erant et in veteri Testamento filii, non per alium quam
per Filium adoptati- » (S. Athan., Orat. 5j contra Arian.)
n. 35-26.)
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 227
Testament ancien et remplis néanmoins du
Saint-Esprit. Ainsi il est dit de saint Jean-Baptiste
qu'il serait grand devant Dieu et rempli de
TEsprit-Saint dès le sein de sa mère : Erit ma-
gnus coram Domino... et Spiritu sancto replehitur
adhuc ex utero matris suœ^. Le jour oii elle reçut
la visite de Marie, Elisabeth fut, elle aussi, rem-
plie du Saint-Esprit : Et repleta est Spiritu sancto
Elisabeth^. Enfin, l'évangéliste saint Luc rapporte
également du vieillard Siméon que l'Esprit-Saint
était en lui : Et Spiritus sanctus erat in eo^. Et
tout se passait longtemps avant la Pentecôte.
Aussi, appuyé sur le fondement inébranlable
de la révélation, le Pontife Romain déclarait-il
« hors de doute que l'Esprit-Saint a habité par
la grâce dans les justes qui précédèrent le Christ,
comme cela est écrit des prophètes, de Zacharie,
de Jean-Baptiste, de Siméon et d'Anne. Certam
quidem est, in ipsis eliam hominihus jusiis qui ante
Christum fuerunt, insedisse per gratiam Spiritum
sanctum, quemadmodum de prophetis, de Zacharia,
de Joanne Baptista, de Simeone et Anna scripium
accepimus^. »
Que signifie alors la parole de saint Jean affir-
mant que, avant la glorification de Jésus-Christ,
le Saint-Esprit n'avait pas encore été donné?
Nonduni erat Spiritus datas, quia Jésus nondum
erat glorificatus^. Elle signifie, au jugement de
1. Luc, I, i5.
2. Luc, I, 4i.
3. Luc, II, 25.
4. EncycL Divinam illud munas,
5. Joan., VII, 89.
2 28 l'habitation de dieu dans les AMES
saint Augustin, de saint Jérôme, de saint Atha^
nase, que, « après la glorification du Christ, ii
devait y avoir une certaine donation de l'Esprit-
Saint telle qu'elle n'avait pas encore eu lieu jus-
qu'alors. Non pas que ce divin Esprit n'eût pas
été réellement donné avant cette époque, mais il
ne l'avait pas été de la même manière. En effet,
s'il n'avait pas été donné, de quel Esprit étaient
donc remplis les prophètes quand ils parlaient?
Car l'Ecriture dit ouvertement et montré en
maints endroits que c'est par le Saint-Esprit qu'ils
ont parlé ^ » . Saint Thomas explique dans le
même sens le texte évangélique : « Quand il est
dit que l'Esprit-Saint n'avait pas encore été
donné, il ne faut pas entendre ces paroles dans
ce sens que nul, avant la résurrection du Christ,
n'avait reçu l'Esprit sanctificateur, mais bien
dans ce sens que, à partir de cette époque, la
donation de ce divin Esprit fut plus abondante et
plus commune 2 » ; et il ajoute ailleurs : « Et
1. « Quod dicit Evangelista : Spiritas nondum erat datas,
quia Jésus nondum erat glorificatus, quomodo intelligitur,
nisi quia certa illa Spiritus sancti datio vel mlssio post
clarification em Christi futura erat, qualis nnnquam antea
fuerat ? Neque enim antea nulla erat, sed talis non fuerat.
Si enim antea Spiritus sanctus non dabatur, quo impleti
Prophetse locuti sunt ? Gum aperte Scriptura dicat, et mul-
tis locis ostendat, Spiritu sancto eos locutos fuisse. »
(S. Aug., de Trin., 1. IV, c. xx, n. 29.)
2. « Nondum erat Spiritus datas, quia nondum Jésus fuerat
glorificatus : quod non est sic intelligendum quod nullus
ante Christi resurrectionem Spiritum sanctificantem acce-
perit ; sed quia ex illo tempore quo Christus surrexit,
ince-
pit copiosius et communius Spiritus sanctificationis dari. »
(S. Th., iii Rom., c. i, lect. 3.)
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 2 29
accompagnée de signes visibles, comme cela eut
lieu le jour de la Pentecôte ^ ».
Petau a beau distinguer un double mode sui-
vant lequel ce divin Esprit peut être présent aux
âmes saintes ; par son opération d'abord, et par
ses effets, xar'èvépYeiav, ce qu'il accorde aux
anciens justes ; puis par sa substance, otJCJicobcbq,
ce qui, d'après lui, serait le privilège de la Loi
nouvelle : saint Augustin ne connaît pas cette
distinction ; il enseigne, au contraire, très expli-
citement, que le Saint-Esprit avait été donné
avant l'Incarnation, aussi réellement qu'il le fut
depuis; toutefois, sous la loi de grâce, la mission
de l'Esprit-Saint devait avoir une propriété qui
lui avait fait défaut sous l'économie mosaïque :
elle devait être accompagnée d'une mission
visible, signe et indice de celle qui s'accomplis-
sait invisiblement au fond des âmes. Nulle part,
en effet, comme l'observe le grand évêque d'Hip-
pone, nous ne lisons, à propos des personnages
de l'Ancien Testament, que, par suite de la visite
de l'Esprit-Saint, ils se soient mis à parler un
idiome nouveau et inconnu pour eux 2; nulle
I. « Quod dicitur : Nondum erat Spiritus datas... intelli-
gendum (est) de abundanti datione et visibilibus signis;
sicut datus fuit eis post resurrectionem et ascensionem in
linguis igneis. » (S. Th., in /oan., vu, 89, lect. 5.) — «
Missio
invisibilis estfacta ad Patres veteris Testament!... Cam
ergo
dicitur : Nondum erat datus Spiritus, intelligimus de illa
datione cum signo \isibili quae facta est in
die.Pentecostes. »
(S. Th., Summa Theol., I, q. XLin, a. 6, ad i.)
« Quomodo ergo Spiritus nondum erat datus, quia Jésus
nondum erat clarificatus, nisi quia illa datio, vel donatio,
vel missio Spiritus sancti habitura erat quamdam proprie-
23o l'habitation de dieu dans les AMES
part, il n'est question d'une mission visible, les
théophanies de l'ancienne Loi n'ayant pas, au
jugement de saint Thomas, les caractères d'une
véritable mission i.
m
Aussi, quand, traitant ex professa la question
des missions divines, l'angélique Docteur se
demande si la mission invisible de l'Esprit-Saint
est le partage de tous ceux qui sont en état de
grâce, et conséquemment de tous les justes sans
exception, à quelque époque qu'ils aient vécu :
Utrum missio invisihilis fiât ad omnes qui suni par-
ticipes gratiœ, la réponse est résolument aiïirma-
tatem suam in ipso adventu, qualis antea nunquam fuit ?
Nusquam enim legimus, linguis quas non noverant homî-
nes îocutos, veniente in se Spiritu sancto, sicut tune
laclura
est, cum oporteret ejus adventum signis sensibilibus
demonstrari (Act., ii, 4), ut ostenderetur totum orbem ter-
ranim atque omnes gentes 1*1 linguis variis constitutas,
credituras in Ghristum per donuni Spiritus sancti. » (S.
Aug.,
de Trin., i. IV, c. xx, n. ag.)
1. « Ad patres autem veteris Testamenti missio visibilis
Spiritus sancti fieri non debuit ; quia prius debuit perflci
missio visibilis Filii quam Spiritus sancti, cum Spiritus
sanctus manifestet Filium, sicut Filius Patrem. Fuerunt
autem factae visibiles apparitiones divinarum personarum
patribus veteris Testamenti ; quae quidem missiones visibi-
les dici non possunt ; quia non fuerunt factœ, secundum
Augxistinum {de Trin., 1. II, c. xvn), ad designandam inba-
bitationem divinae personae per gratiam, sed ad aliquid
aliud
manifestandum. » (S. Th., Summa TheoL. I, q. xlui, a. 7,
ad 6.)
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 23 1
tiv8^ Donc, conclut-il, les patriarches de l'An-
cien Testament furent favorisés, eux aussi, d'une
mission invisible de ce divin Esprit. Ergo dicen-
dum quod missio invisibilis est fada ad patres vete-
ris Testamenti^ . Un raisonnement facile va nous
montrer la légitimité de cette conclusion.
La mission invisible est ordonnée à la sanctifi-
cation des créatures raisonnables, et elle a lieu à
chaque collation ou accroissement de la grâce
sanctifiante, toutes les fois, en un mot, que la
charité, compagne inséparable de la grâce, fait de
quelqu'un l'ami de Dieu, et que, unie au don
de sagesse, elle le rend capable d'atteindre et de
posséder le souverain bien par la connaissance
et l'amour. Or, les anciens justes étaient, comme
nous, les amis de Dieu ; l'Ecriture le dit formel-
lement d'Abraham : Credidit Abraham Deo, et
reputatum est illi ad justitiam, et amicus Dei appel-
latus est^', comme nous, ils étaient capables de
s'unir à la Divinité par les opérations de leur
intelligence et de leur volonté. Rien ne leur man-
quait donc pour qu'ils fussent véritablement le
temple et l'habitacle de l'Esprit-Saint.
Cette conclusion n'étonnera point si l'on réflé-
chit que les patriarches de l'antiquité possédaient
le même genre de sainteté que le chrétien; la
grâce qui les justifiait, les rendait comme lui
I. « Missio invisibilis fit ad sanctificandam creaturara.
Omnis autem creatura habens gratiam sanctificatur. Ergo
ad omnem creaturam hujusmodi fit missio Invisibilis. »
(S. Th., Summa TheoL^ I, q. xuii, a. 6.)
3. Ibid., ad i.
3. Jac, II, 23.
a3a l'habitation de dieu dans les âmes
saints, enfants de Dieu et héritiers de la vie éter-
nelle. Car, suivant l'enseignement du concile de
Trente, « la justification ne consiste pas unique-
ment dans la rémission des péchés, mais encore
dans la sanctification et le renouvellement de
l'homme intérieur par la réception volontaire de
la grâce et des dons, en sorte que l'homme
devient juste, d'injuste qu'il était; d'ennemi, il
devient ami et héritier en espérance de la vie
éternelle! ». Ils recevaient donc, au moment de
leur justification, le pardon de leurs péchés, la
grâce sanctifiante et tout cet admirable cortège
de vertus et de dons surnaturels qui l'accompa-
gnent, et, avec la grâce, le Saint-Esprit.
Mais, suivant la remarque des saints Docteurs,
cette donation réelle et invisible de l'Esprit-Saint
ne devait pas alors être accompagnée d'une
mission visible, inopportune à pareille époque ;
car la mission visible du Fils devait précéder
celle du Saint-Esprit 2. Il convenait effective-
ment, avant que la troisième personne de la
sainte Trinité se manifestât extérieurement et se
I. « Justificatio non est sola peccatorum remîssio, sed et
sanctificatio, et renovatio interioris hominis per volunta-
riam susceptionem gratiœ, et donorum ; unde homo ex in-
justo fit justus, et ex inimico amicus, ut sit haeres
secundum
spem vitae œterne... Unde in ipsa justificatione cum remis-
sione peccatorum haec omnia simul infusa accipit homo
per Jesum Ghristum, cui inseritur, fidem, spem, et cari-
tatem. » (Trid., sess., VI, c. vu.)
a. « Ad patres veteris Testamenti missio visibilis Spiritus
stncti fieri non debuit quia prius debuit perfici missio
visi-
biiis Filii quam Spiritus sancti. » (S. Th., Summa Theol.,
I, q. XLiii. a. 7, ad 6.)
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 233
fît distinctement connaître, que la plénitude des
temps, marquée dans les conseils divins pour
l'Incarnation du Verbe et son apparition au
milieu des hommes, fut arrivée.
Au reste, avant de proposer à un peuple enclin
à l'idolâtrie, comme était le peuple juif, le
dogme de la Trinité, il était nécessaire de lui
inculquer au préalable et de graver avec force
dans son esprit la vérité fondamentale de l'unité
de Dieu. L'unité de Dieu, opposée au poly-
théisme, voilà le dogme partout rappelé dans
l'Ancien Testament. « Ecoute, Israël, le Sei-
gneur notre Dieu est un. Audi, Israël, Dominas
Deus nosier, Dominas anus est\ » A peine quelques
allusions voilées à la trinité des personnes ; si
parfois il est question du Verbe de Dieu et de
son Esprit, il en est fait mention en termes si
vagues que c'est pour nous un problème difficile
à résoudre, de savoir si les docteurs juifs les
connurent comme personnes distinctes.
Sous la Loi nouvelle, au contraire, après que
le Verbe fait chair eut daigné sô montrer aux
hommes et habiter au milieu d'eux, le mystère
de la sainte Trinité leur est révélé et annoncé
ouvertement, c'est une vérité que tous doivent
coQQaitre et professer. A la lumière discrète du
Testament ancien, proportionnée à la faiblesse
d'un peuple encore enfant, a succédé le plein
jour de la révélation chrétienne ; le moment est
donc propice pour une manifestation extérieure
et distincte des personnes divines. De là cette
Deut., Yi, 4.
234 > l'habitation de dieu dans les AMES
judicieuse observation de saint Grégoire de
Nazianze : « Après l'apparition du Fils de Dieu
dans la chair, il était convenable que le Saint-
Esprit se montrât également d'une manière
sensible : Decebat enim, postqaam Filius corpo-
raliier nobiscum versatus est, etiam iliam (Spiritum
sanctum) apparere corporaliter^, »
IV
Ce qui ressort de tout ce que nous avons dit
jusqu'ici, ce qui découle de l'étude des Livres
saints et de celle des Pères faite sans esprit de
parti et en dehors de toute préoccupation systé-
matique, ce que les docteurs les plus autorisés
s'accordent à enseigner, c'est que toute âme
juste, à quelque âge du monde qu'elle ait vécu,
à quelque degré de sainteté qu'elle se trouve,
quV/ile ait déjà atteint les sommets de la perfec-
tion ou qu'elle en soit encore à ses premiers pas
dans la cairière de la justice, qu'elle soit l'âme
d'uii adulte ou celle d'un onfant, toute âme en
état de grâoî possède er* elle l'Hôte divin : Qai-
libei sanctas Deo unitur per graiiam '. L'union, il
est vrai, peut être plus ou moins parfaite ; ses
degrés peuvent varier à l'infini, mais le fond du
mystère est partout le même.
Le lecteur est maintenant à même d'apprécier
l'opinion de Petau réservant aux saints de la Loi
i. S. Greg. Naz., oral. Ui (al. 44), n. ii.
^. S. Th., Summa Theol, III. q. ii, a. lo, obj. 3.
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 235
nouvelle la qualité d'enfants de Dieu et de tem-
ples de l'Esprit-Saint, qu'il refusait aux justes du
Testament ancien, et établissant ainsi une sorte
de dualisme dans l'œuvre de la sanctification
humaine. Sans doute, ici comme précédemment,
quand il était question de l'habitation person-
nelle du Saint-Esprit, le docte Jésuite en appelle
à l'autorité des Pères ; mais pas n'est besoin,
pour expliquer leur langage, de recourir à cette
étrange théorie, il suffît de se rappeler la double
différence qu'ils établissent entre la mission de
l'Esprit-Saint avant et après l'Incarnation.
Avant l'apparition sur la terre du Verbe fait
chair, le Saint Esprit avait été réellement envoyé
et donné aux âmes saintes ; mais cette mission
invisible n'avait jamais été accompagnée de la
mission extérieure et visible si fréquente plus
tard, surtout dans les premiers siècles de l'Eglise,
où les fidèles avaient besoin d'être affermis dans
la foi au mystère de la sainte Trinité. De plus,
si l'Espril-Saint était présent dans les anciens
justes non seulement par son opération, mais
encore par sa substance, ce n'était cependant
pas avec cette plénitude, cette abondance, cette
sorte de profusion, qui forment le caractère dis-
tinctif de la Loi évangélique.
Ce que l'on peut concéder à Petau, c'est que
rinhabitation divine par la grâce et la filiation
adoptive, quoiqpie réelles sous l'économie sinaï-
tique*, n'appartenaient cependant pas aux fils
I. L'Apôtre dit formellement des anciens patriarches
qu'ils étaient enfants de Dieu : <( Qui sunt Israelitae,
quo-
rum adoptio est filiorum. » (Rom., ix, 40
a36 l'habitation de dieu dans les âmes
d'Israël, comme maintenant aux chrétiens, en
vertu même de leur loi, vi legis, mais par la foi
au Messie à venir et par une application anti-
cipée de ses mérites futurs.
La nature des deux lois explique suffisamment
cette différence. La loi mosaïque était une loi
essentiellement figurative et provisoire i ; une loi
imparfaite et inefficace par elle-même, ne con-
duisant rien à la perfection 2 ; elle préfigurait,
elle annonçait la grâce future, mais ne la don-
nait pas ; elle formulait des préceptes, imposait
des prohibitions, faisait connaître le péché 3,
mais elle était impuissante à l'effacer^. La sanc-
tification qu'elle opérait était une sanctification
extérieure et charnelle, emundaiio carnis'', qui
rendait l'homme apte à prendre part au culte
divin, sans toutefois le changer et le renouveler
intérieurement.
Il y avait bien alors, il est vrai, en outre de la
justice légale, une justice véritable et intérieure
qui purifiait l'homme de ses fautes et le rendait
agréable aux yeux de Dieu; mais cette justice
surnaturelle ne provenait pas de la loi elle-
même, elle était accordée non aux œuvres de la
loi, mais à la foi et par les mérites du Christ à
1. « Haec omnia in figura contingebant illis. » (I Cor.,
X, II.)
2. « Nihil enim ad perfectum adduxit lex. » (Hebr.,
VII, 19.)
3. « Per legem cognitio peccaii. » (Rom., m, 20.)
4. « Impossibile est sanguine taurorum et hircoram
a^iferri peccata. » (Hebr.. x, 4.)
5. Ibid., IX, i3.
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 287
venir ^ La vraie sainteté, celle qui efface le
péché et transforme un homme en une créature
divine, devait être l'effet et la propriété de la loi
évangélique, appelée pour cela la loi de grâce.
Aussi saint Thomas ne fait-il pas difficulté de
dire que les justes de l'Ancien Testament qui
possédaient la charité et la grâce de l'Esprit-
Saint, et qui, non contents des promesses ter-
restres attachées à la pratique fidèle des obser-
vances légales, attendaient principalement les
promesses spirituelles et éternelles, apparte-
naient, sous ce rapport, à la Loi nouvelle-.
Toutefois, bien qu'ils possédassent une justice
et une sainteté de même nature que la nôtre,
bien qu'ils fussent, au même titre que nous, fils
adoptifs de Dieu par la grâce, ils ne vivaient
cependant pas dans la condition et l'état de fils,
mais plutôt comme des serviteurs ^ : semblables
en cela, suivant la comparaison de l'Apôtre, à
ces enfants de noble extraction qui, tout en
étant les héritiers véritables de la fortune pater-
nelle et les vrais maîtres de tout, ne diffèrent
pas des serviteurs, et sont soumis à des tuteurs
et des curateurs jusqu'au temps fixé par leur
1. « Non justificatur homo ex operibus legîs, nisi per
fidem Jesu Ghristi. » (Gai., 11, 16.)
2. « Fuerunt tamen aliqui in statu veteris Testamenti
habentes caritatem et gratiam Spiritus sancti, qui princi-
paliter expectabant promissiones spirituales et aeternas ;
et
secundum hoc pertinebant ad legem novara. » {Summa
TheoL, I»-IP% q. cvn, a. i, ad 2.)
3. « Verum, si et illi in filiis Dei numerabantur, con-
ditione tamen perinde erant ac servi. » (Encycl. Divinum
illud munus.)
2 38 l'habitation de dieu dans les AMES
père^. Incapables d'entrer en possession de l'hé-
ritage céleste, ils étaient assujettis aux mille
pratiques asservissantes de la loi, qui leur servait
de précepteur pour les conduire au Christ 2.
Mais, quand vint la plénitude des temps, quand
sonna l'heure marquée par les décrets éternels,
Dieu envoya son Fils pour nous délivrer du joug
et de la servitude de la loi, et nous communi-
quer d'une manière parfaite la qualité et l'état
de fils adoptifs^. Et parce que nous sommes ses
enfants, il a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de
son Fils qui crie : Père, Père^. La plénitude de
la mission divine devait donc être le privilège de
la loi évangélique.
Est-ce à dire que les justes de Tancienne
Alliance, Abraham, Isaac et Jacob, Moïse et
Josué, David et Jérémie, et tant d'autres dont
I. « Quanto tempore haîres parvulus est, nihil dîffert a
servo, cum sit dominus omnium. Sed sub tutoribus et
actoribus est usque ad prsefinitum tempus a pâtre : ita et
nos, cum essemus parvuli, sub elementis mundi eramus
servientes, «(Gai., iv, i-'6.)
a. « Lex paedagogus noster fuit in Christo. » (Gai.,
m, 24.)
3. « At ubi venit plénitude temporis, misit Deus Filium
suum..., ut eos qui sub lege erant, redimeret, ut adoptio-
nem filiorum reciperemus. » (Gai., iv, 4-5.)
4. « Quoniam autem estis filii, misit Deus Spiritum Filii
sui in corda vestra clamantem : Abba. Pater. » (Ibid., 6.)
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 289
l'Ecriture célèbre en termes si magnifiques la foi,
le zèle, la fidélité, la douceur et les autres vertus,
fussent inférieurs en sainteté aux justes de la Loi
nouvelle, et n'aient possédé au même degré ni la
grâce, ni TEsprit-Saint ?
A. parler en général, il semble bien qu'il en
ait été ainsi ; car les moyens de sanctification
mis à la disposition du genre humain avant l'in-
caination du Verbe étaient incomparablement
moins puissants que les nôtres. Purement figu-
ratifs, les sacrifices anciens se réitéraient perpé-
tuellement, parce qu'ils n'avaient par eux-mêmes
aucune vertu capable de perfectionner ceux en
faveur de qui ils étaient offerts, et de purifier
leur conscience', tandis que Jésus-Christ, par
une oblation unique, a rendu parfaits pour tou-
jours ceux qu'il a sanctifiés \ Les sacrements de
k Loi mosaïque, au lieu d'être, comme ceux de la
Loi nouvelle, des causes efficaces de la grâce,
n'étaient également que des signes et des sym-
boles ; ils préfiguraient la grâce qui devait être
produite par la passion du Christ, mais ne la
produisaient pas s. C'est pourquoi l'Apôtre les
1. « Umbram habens lex futurorum bonorum, non
ipsam imaginem rerum : per singulos annos eisdem ipsis
hostiis, quas offerunt indesinenter, nunquam potest acce-
dentes perfectos facere; alioquin cessassent offerri, ideo
quod nuUam haberent ultra conscientiam peccati, cultores
semel mundati. » (Hebr., x, i-a.)
2. « Una enim oblatione consummavit in sempit«*num
sanctiflcatos. » (Ibid., i4.)
3. « Novae legis septem sunt sacramenta... QuaB multum
a sacramentis dijSerunt antiquae legis. Illa enim non causa-
bant gratiam, sed eam solum per passionem r4hristi dan-
2^0 l'habitation de dieu dans les AMES
appelle « des éléments impuissants et vides :
infirma et egena elementa^ » ; « impuissants, dit
saint Thomas, parce qu'ils étaient vides et ne
contenaient pas la grâce' ».
Une autre considération de l'angélique Doc-
teur, que devait s'approprier plus tard le concile
de Trente 3, nous aide à comprendre pourquoi,
sous la Loi évangélique, le niveau de la sainteté
est généralement plus élevé que sous la Loi
ancienne : c'est que qui est mieux préparé à la
grâce la reçoit avec plus d'abondance. Illi qui
magls sant parati ad percepiionem graiiœ, plenlo-
rem gratiam consequuniur \ Or, depuis l'avèce-
ment du Sauveur, et par suite de cet avènement,
le genre humain tout entier était mieux disposé
et plus apte qu'auparavant à recevoir les dons
divins ; soit parce que le prix de notre rançon
avait été payé et le diable vaincu, soit parce que,
grâce à la doctrine du Christ, les choses divines
nous sont mieux connues 5.
dam esse figurabant; haec vero nostra et continent gratiam,
et ipsam digne susclpientibus confenint. » (Gonc. Florent.,
ex decreto pro Armenis.)
1. Gai., IV, g.
2. « Infirma quidem, quia non possunt a peccato mun-
dare ; sed haec infirmitas provenit ex eo quod sunt egena,
id est, eo quod non continent in se gratiam. » {Summa
Theol. l'-ll", q. cih, a. a.)
3. « Justi nominamur et sumus, justitiam in nobis reci-
pientes, unusquisque suam secundum mensuram, quam
Spiritus sanctus partitur singulis prout vult, et secundum
propriam cujusque disp»sitionem, ei cooperationem. » {Trid.^
sers. VI, cap. vu.)
4. S. Th., in I Sent., dist. xv, q. v, a. a.
5. « Quia per adventum Christi remotum est obstaculum
DOT COMMUNE DE TOUS LES JUSTES 2^1
Le saint Docteur ajoute, dans un autre pas-
sage, que, avant l'Incarnation, les mérites et les
satisfactions du Rédempteur n'existant pas
encore réellement, la grâce était départie avec
moins d'abondance qu'après l'accomplissement
de ce mystère i. Et comme la mission invisible
de l'Esprit-Saint ne va point sans la collation
première ou l'accroissement de la grâce, on
peut donc affirmer que cette mission s'est faite,
en règle générale, avec une plus grande pléni-
tude après l'Incarnation qu'auparavant. Et ideo,
loqaendo communiter, plenior fada est missio post
Incarnationem quant ante^.
Mais si, au lieu de considérer l'état général
du genre humain, on réfléchit sur les condi-
tions particulières dans lesquelles se trouvèrent
certains personnages antiques, pris individuel-
lement, rien n'empêche de croire qu'ils reçu-
rent la mission de l'Esprit-Saint avec une telle
plénitude qu'ils s'élevèrent jusqu'à la perfection
de la vertu 3. Et si l'on met en parallèle la grâce
personnelle des Saints de l'Ancien et du Nou-
antiquse damnationis, totum humanum genus effectum est
paratius ad perceptionem gratiae quam ante : tum propter
solutionem pretii, et victoriam diaboli ; tum etiam propter
doctrinam Christi, per quam clarius nobis innotescunt
divina. » (Ibid.)
I . « Quia nondum erat meritum Christi in actu, nec satis-
factio ante Incarnationem ; ideo non erat tanta gratiae
plenitudo sicut et post. » (De verit., q. xxix, a. 4. ad
lo.)
a. S. Th., in I Sent., dist. xv, q. v, a. a.
3. « Sed verum est quod ad aliquas spéciales personas est
in veteri Testamento plenissima facta missio secundum per-
fectionem virtutis. » (Ibid.)
■AB .
SAINT-ltPBIT. — lA
2^2 l'habitation DE DIEU DANS LES AMES
Yeau Testament, on doit reconnaître avec saint
Thomas que, par la foi au Médiateur, beaucoup
d'anciens justes furent aussi bien pourvus, quel-
ques-uns même mieux partagés que nombre de
chrétiens'.
Il est cependant une grâce après laquelle les
patriarches antérieurs au Messie devaient long-
temps soupirer sans pouvoir l'obtenir sous l'éco-
nomie mosaïque ; il est une mission invisible de
l'Esprit-Saint qui était réservée pour l'époque
de la nouvelle Alliance : c'était la grâce d'être
admis à la vision de Dieu, c'était la mission
pleine et consommée qui se fait à l'entrée des
justes dans la gloire.
I . « Sancti veteris Testamenti dupliciter possunt consi-
derari : vel quantum ad gratiam personalem, et sic per
fidem Mediatoris consecuti sunt gratiam aeque plenam his
qui sunt in novo Testamento, et multis plus et multis
minus; vel secundum statum naturae illius temporis, et
sic cum adhuc coniinerentur obnoxii divinae seiiterit*iae
pro
peccato primi parentis, nondum soluto pretio, erat in eis
aliquod impedimentum, ut non ad eos ita plena missio
fieret, sicut fit in novo Testamento etiam per traductionem
in gloriam, in qua omnis imperfectio naturae amovetur. »
(Ibid., ad a.)
QUATRIÈME PARTIE
BUT ET EFFETS DE LA MISSION INVISIBLE DE
L'ESPRIT -SAINT ET DE SON HABITATION
DANS LES AMES.
CHAPITRE PREMIER
But de la mission invisible de TEsprit-Salnt
et de sa venue dans les âmes : la sancti-
fication de la créature. — Pardon des
péchés, justification.
Après avoir établi le fait d'une présence à la
fois substantielle et spéciale de Dieu dans lea
âmes justes et expliqué, à la suite de saint Tho-
mas, le mode de cette présence, laquelle, pour
être fréquemment désignée dans l'Ecriture sous>
le nom d'habitation du Saint-Esprit, ne saurait
cependant être considérée comme appartenant
en propre à la troisième personne, mais lui est
simplement attribuée par appropriation, il nous
reste à étudier, à la lumière de la révélation, le
but de la venue de l'Esprit-Saint en nous, ainsi
que les multiples effets qui sont la suite ordi-
naire, le résultat constant, on pourrait presque
dire la conséquence obligée, de sa divine pré-
sence.
Si un sujet doit nous intéresser, c'est assuré-
ment celui-là; rien ne nous est plus personnel,
rien n'a pour nous un si grand prix, rien ne
nous importe davantage. Nécessaire en tout
temps aux chrétiens qui ont la légitime ambi-
tion de ne point demeurer étrangers aux choses
de l'ordre surnaturel, phis indispensable encore
à notre époque de naturalisme effréné, oh. l'on
2^6 atlSSION INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
ne semble apprécier que les biens matériels et
les dons de la nature, pour réagir contre cette
tendance funeste, élever les esprits et les cœurs,
donner une haute idée de la grâce et en inspirer
une estime profonde, cette étude non seulement
n'offre rien de rebutant et d'aride, mais elle est
pour nous jeter dans de vrais abîmes de grati-
tude, d'admiration, de confiance et d'amour.
L'Apôtre saint Paul souhaitait vivement aux
premiers fidèles cette connaissance des biens
spirituels. « Je ne cesse, écrivait-il aux Ephé-
siens, de rendre grâces pour vous et de faire
mémoire de vous dans mes prières, afin que
Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous
donne l'esprit de sagesse et de révélation, qu'il
éclaire vos cœurs et vous fasse connaître quelle
est l'espérance attachée à votre vocation et quels
trésors de gloire forment l'héritage des saints i. »
Présenter un tableau sommaire mais suffisam-
ment complet des dons qui se rattachent à la
venue de l'Esprit-Saint dans nos âmes, tracer
une esquisse des secrètes opérations de cet Hôte
intérieur et des espérances dont il est le gage et
les prémices, telle est ki tâche ardue mais sou-
verainement douce qui s'impose maintenant à
nous comme couronnement de l'œuvre que nous
ivons entreprise.
I. '( IS'on cesso gratias agens pro vobîs, memoriam vestri
faciens in orationibus meis, ut Deus, Domini nostri Jesu
Christ! pater gloriae, det vobis spiritum sapientiae et
revela-
tionis in agnitioneejus : illuminatos oculos cordis vestri,
ul
sciatis quae sit spes vocationis ejus, et quic divitiae
gloriœ
haereditatis ejus in sanctis. » (Ephes., i, 16-18.)
PARDON DES PECHES, JUSTIFICATION 247
I
Que l'Esprit-Saint soit envoyé et donné aux
justes avec la grâce, qu'il daigne faire de leur
âme sa demeure, son temple, son trône, c'est
une vérité aussi incontestable qu'elle est conso-
lante, sur laquelle nous n'avons pas à revenir.
La question qui se pose présentement à nous est
celle-ci : Pourquoi cette mission? Oii tend cette
donation? Quel est le but, la fin, le motif de
cette habitation ? Si, même parmi les hommes,
les personnages éminents, les princes du sang,
les grands dignitaires d'un Etat, ne sont point
envoyés pour des sujets de médiocre impor-
tance ; si les missions qu'on leur confie revê-
tent, en vertu même de leur condition ou de
leur office, un cachet de grandeur tout particu-
lier, quelle doit donc être l'importance d'une
mission confiée à une personne divine?
Quand Dieu, voulant sauver le genre humain
perdu par la faute de notre premier père, dai-
gna, dans sa miséricorde, envoyer son propre
Fils pour opérer notre rédemption, ce témoi-
gnage d'infinie bonté arrachait à l'évangéliste
saint Jean ce cri d'admiration : « Dieu a tant
aimé le monde qu'il a donné son Fils unique
pour que quiconque croit en lui ne périsse
point, mais qu'il ait la vie éternelle i. » Toute-
I. « Sic Deus dilexit mundum, ut Filium suum unige-
nitum daret, ut omnis qui crédit in eum, non perlât, sed
habeat vitam œternam. » (Joan., ni, i6.)
2^8 MISSION INYISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
fois, si étonnante que puisse paraître cette mis-
sion, elle s'explique, dans une certaine mesure,
par l'importance du but à atteindre et la gran-
deur du résultat qu'il s'agissait d'obtenir.
Mais, quand il est question d'un enfant qu'on
baptise, d'un pécheur qui se convertit, d'un
juste qui croit en sainteté, oii sont les grandes
choses pour l'accomplissement desquelles il
faille envoyer l'Esprit-Saint? où les intérêts ma-
jeurs qui réclament sa présence? D'autant plus
qu'il ne s'agit point ici d'une mission passagère,
dune visite de courte durée, non pas même
d'un séjour temporaire plus ou moins prolongé.
Quand le Saint-Esprit vient dans un cœur, c'est
pour s'y établir à demeure et n'en plus sortir, à
moins qu'on ne l'y contraigne par le péché. Ad
eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus i.
Qu'est-ce donc, encore un coup, qui l'amène?
et pourquoi vient-il ? Serait-ce uniquement pour
recevoir dans ce temple vivant et saint nos ado-
rations et nos louanges, nos prières et nos
actions de grâces? Serait-ce pour nous encou-
rager par sa présence dans nos luttes et nos com-
bats de chaque jour, un peu à la façon d'un
aïeul vénérable qui suit d'un regard sympathi-
que et rajeuni par l'amour les ébats de ses
petits-fils, sans toutefois y prendre une part
active ? Non. S'il vient, c'est poir" agir, car Dieu
est essentiellement actif; il est, disent les théo-
logiens, un acte pur.
Aussi, loin d'être stérile et infructueuse, la
I. Joan., iiv, 23.
PARDON DES PÉCHÉS, JUSTIFICATION 2^9
présence en nous de l'Esprit sanctificateur, son
union avec nos âmes, est, au contraire, souve-
rainement féconde. Nous arracher à l'empire
des ténèbres et nous transférer dans le royaume
de la lumière ; créer en nous l'homme nouveau
et renouveler la face de notre âme en la revê-
tant de justice et de sainteté ; nous infuser avec
la grâce une vie infiniment supérieure à celle de
la nature, nous rendre participants de la nature
divine, faire de nous des enfants de Dieu et des
héritiers de son royaume ; dilater nos puissances
en ajoutant à leurs forces natives des énergies
de surcroît, nous emplir de ses dons et nous
rendre capables de faire des œuvres méri-
toires de la vie éternelle ; bref, travailler effica-
cement, incessamment, amoureusement, à la
sanctification de la créature, ad sanciificandam
creaturam^, voilà le but de sa mission, voilà le
grand œuvre qu'il vient entreprendre et qu'il
mènera à bonne fin si nous savons ne pas
résister à ses inspirations et lui prêter le con-
€Ours qu'il réclame et sans lequel rien ne peut
aboutir.
Mais il importe de descendre ici dans le détail
et d'étudier séparément chacun des bienfaits que
nous vaut sa divine présence ; c'est l'unique
moyen de les bien connaître.
I. S. Aug., De Trin.y 1. m, cap iv.
250 MISSIO>' INVISIBLE DE l" ESPRIT-SAINT
II
Le premier effet de la mission invisible de
TEsprit-Saint, le premier fruit de son entrée
dans une âme où ii ne résidait pas encore, le
premier don qu'il lui accorde, c'est un entier et
généreux pardon ; car, depuis la déchéance ori-
ginelle, partout oii il pénètre pour la première
fois, fut-ce dans le cœur d'un enfant qui vient
de naître et sur le front duquel coule l'eau sainte
du baptême, il trouve un pécheur, c'est-à-dire
un enfant de colère : Eramus natura fdil irœ^.
Pour apprécier à sa juste valeur cette grâce de
pardon, il faudrait avoir la parfaite intelligence
ÔM péché, en comprendre toute la malice, se
rendre un compte exact des effroyables consé-
quences qu'il entraîne pour le coupable, en cette
vie d'abord, et surtout dans l'éternité. Mais
coiLment sonder cet abîme avec nos faibles
lumières? Qui dit péché, dit offense de Dieu,
mépris de Dieu, révolte contre Dieu. Or, qu'est-
ce qu'un Dieu offensé, méprisé, irrité? Quelles
peuvent bien être les suites de sa colère, quels
les effets de sa vengeance? Sans doute nous ne
devons point transporter en Dieu nos passions ;
et, quand nous parlons de colère et de ven-
geance divines, il est manifeste qu'il en faut
écarter tout ce qui sent le trouble, l'émotion, la
I. Ephes., n, 3.
PARDON DES PECHES, JUSTIFICATION 25 1
désordre ; mais aussi que de vraies, de saintes,
de terribles réalités se cachent sous ces mots,
qui reviennent si fréquemment dans l'Ecriture !
C'est que, en effet, Dieu ne serait pas la bonté
absolue s'il ne se montrait l'ennemi implacable
du mal ; il ne serait pas la justice et la sainteté
même, s'il laissait impuni un acte dont la ma-
lice est à certains égards infinie'. S'il est grand
dans les œuvres de sa miséricorde, il ne Test
pas moins dans les manifestations de sa justice ;
s'il récompense magnifiquement tout ce qui est
fait pour sa gloire, il tire une vengeance écla-
tante des outrages commis contre sa majesté
sainte. Toujours il agit en Dieu, quand il rému-
nère la vertu comme lorsqu'il châtie le crime.
Quelle perspective cette simple co:?sidération
ouvre devant un regard attentif! Aussi le saint
homme Job, pénétré du sentiment profond de
la justice divine, se déclarait-il « incapable d'en
supporter le poids, comme s'il avait sur sa tête
les flots d'une mer en furie : Semper quasi
tumenies super me fluctus limui Deum, et pondus
ej us ferre non potui'-. » Et le grand Apôtre disait
de son cuté que c'est une chose épouvantable
de tomber entre les mains du Dieu vivant : Hor-
renduni est incidere in nianus Dei viventis\
Tomber entre les mains des hommes, d'un
ennemi puissant et cruel, paraît une chose déjà
1. « Peccatum contra Deum commissum quamdam infi-
nitatem habet ex infinitate divinae MajestaUs. » (S. Th.,
CI, q. I, a. 2, ad 2.)
3. Job-, XXX.1, 23.
3. tiebr., x, 3i.
252 MISSION INVISIBLE DE L^ESPRIT-SAINT
singulièrement effrayante. Et pourtant, que peut
un faible mortel en comparaison de Celui qui
porte le monde et auquel nul pécheur ne sau-
rait échapper? Aussi, Notre-Seigneur disait-il à
ses disciples : « Ne craignez pas ceux qui tiient
le corps et ne peuvent ensuite plus rien contre
vous. Je vous dirai, moi, qui vous devez crain-
dre : c'est Celui qui, après vous avoir ôté la vie
du corps, peut encore envoyer votre âme dans^^
les flammes éternelles. En vérité, je vous le dis :
c'est celui-là qu'il faut craindre ^ »
Mais Dieu n'attend pas l'autre vie pour exercer
ses vengeances contre les transgresseurs de sa
loi sainte et les contempteurs de son adorable
majesté ; dès ici-bas le châtiment du pécheur
commence, et pour être, ordinairement du
moins, purement intérieur et partant invisible,
il n'en est pour cela ni moins réel, ni moins
terrible. Ecoutez.
Aussitôt que l'homme a consommé son ini-
quité et commis une faute grave, Dieu lui retire
son amitié ; au lieu de le considérer et de le
traiter comme un enfant très aimé, que l'on
entoure de soins et de tendresse, il le regarde
d'un œil irrité 2 et le traite en ennemi ; car
i.« Ne terreamini ab his qui occidunt corpus, et post
haec non habent amplius quid faciant. Ostendam autem
vobis quem timeatis : timete cum qui, postquam occident,
habet potestatem mittere in gehennam : ita, dico vobis :
Hune timete. » (Luc, xii, 4-5.)
a. « Vullus autem Domini super facientes mala. » (Ps..
XXX.111, 17.)
PARDON DES PÉCHÉS, JUSTIFICATION 253
« Dieu hait l'impie et son impiété : Odio sunt
Deo impius et impietas ejus i. »
Comme première manifestation de cette haine,
il lui ôte tous les biens surnaturels dont il
l'avait comblé : la grâce sanctifiante d'abord,
cette perle évangélique que Notre -Seigneur
nous a acquise au prix de son sang, et pour la
conservation de laquelle nous devrions être prêts
à tout sacrifier ; puis la sainte charité, qui faisait
de l'homme l'objet des divines complaisances et
donnait à ses actions tout leur prix. Dieu retire
encore au pécheur les vertus infuses et les dons
du Saint-Esprit, qu'il avait répandus dans son
âme comme autant de germes divins ne deman-
dant qu'à s'épanouir en fleurs et en fruits de
sanctification et de salut, et ne lui laisse que la
foi et l'espérance comme une dernière planche
de salut, comme un dernier témoignage de mi-
séricorde.
Le voilà, cet infortuné, dépouillé de tout I D'en-
fant de Dieu qu'il était, il est devenu l'esclave de
Satan ; le vase d'honneur s'est changé en vase
d'ignominie ; l'héritier du ciel n'a plus à attendre
de Celui qui a cessé d'être son père, et qui
demeure son juge, qu'une efîroyable vengeance
et des supplices éternels.
Avez-vous jamais assisté à la dégradation
d'un soldat, d'un officier félon? On amène le
coupable sur la place publique, et là, en pré-
sence de ses camarades, on lui enlève successi-
vement tous les insignes de son grade : ses déco-
Sap., xiT, g.
254 MISSION INVISIBLE DE l' ESPRIT-SAINT
rations d'abord, s'il en a, car, ayant forfait à
rhonneur, il est indigne de porter le signe de
l'honneur, puis son épée. Cette épée, dont il
^tait si fier et qui lui avait été confiée pour la
défense de la patrie, est brisée sous ses yeux,
et on en jette au loin les tronçons déshonorés,
car c'est l'épée d'un traître. On lui arrache ses
épaulettes, ses galons, tout ce qui rappelle l'uni-
forme, et on le livre ainsi dépouillé et couvert
d'ignominie au peloton d'exécution. Faible
image de la dégradation spirituelle infligée dès
cette vie au pécheur.
Extérieurement, il est vrai, rien ne trahit
l'affreux changement qui vient de s'opérer dans
son âme; il va et vient, il vaque à ses affaires, et
peut-être qu'en voyant sa santé aussi florissante
qu'auparavant, sa fortune intacte, sa réputation
sauve, il serait tenté de croire dans son aveugle-
ment que, après tout, le péché n'est pas un si
grand mal ; peut-être que, nonobstant l'avertis-
sement de l'Esprit-Saint, il aurait la témérité de
dire : « J'ai péché, et que m'est-il arrivé de
fâcheux ^ ? .)
Ce qu'il lui est arrivé de fâcheux ? Ah ! s'il
pouvait contempler les ravages épouvantables
opérés dans son âme par un seul péché mortel,
bien autre serait son langage. Cette âme, aupa-
ravant si belle aux yeux de Dieu et de ses anges,
a perdu soudain tout son éclat "^ et ne présente
1. « Ne dixeris : Peccavi, et quid mihi accidit triste? »
(Eccli., V, 4.)
2, « Egressus est a filia Sion omnis dccor ejus. » (Thren.,
1, ^O
PARDON DES PECHES, JUSTIFICATION 255
plus maintenant que l'aspect hideux et repous-
sant d'un visage rongé par la lèpre. Cette âme,
naguère encore toute resplendissante des clartés
de la grâce, tout imprégnée du parfum des
vertus ^ s'est couverte tout à coup d'affreuses
ténèbres et répand autour d'elle l'infection d'un
cadavre ; car elle est morte devant Dieu, morte
et corrompue comme les cadavres des tombeaux ;
morte, non pas sans doute à la vie de la nature
— dans cet ordre elle est immortelle, — mais à
la vie plus haute et incomparablement plus pré-
cieuse de la grâce.
En perdant la grâce, le pécheur a tout perdu :
l'amitié de Dieu, le droit à l'héritage éternel,
les mérites précédemment acquis, et jusqu'à la
possibilité d'en acquérir de nouveaux, lant qu'il
n'aura pas recouvré la divine charité. Tout a
péri, tout a sombré dans le naufrage.
Mais ce qui achève surtout de faire du péché
le plus grand des malheurs, c'est qu'il est en
même temps la perte de Dieu. L'âme en état de
grâce est le temple de l'Esprit-Saint, la demeure
des trois personnes divines, qui se donnent à elle
pour être, d'une manière initiale, dès cet exil,
l'objet de sa jouissance et comme un avant-goût
du paradis. Mais à peine le péché mortel est-il
consommé, que ces hôtes divins se retirent, en
redisant cette parole effrayante dont retentit l'an-
cien temple de Jérusalem aux approches de sa
ruine : « Sortons d'ici, sortons d'ici » ; et l'âme
ainsi abandonnée devient l'asile des démons, le
1. « Ghristi bonus odor sumus Deo. » (II Cor., n, i5.)
256 MISSION INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAIWT
repaire des reptiles et des bêtes venimeuses qui
sont les passions déchaînées.
Comprenez-vous maintenant la grandeur du
bienfait que Dieu daigne accorder à une créature
pécheresse en lui octroyant le pardon de ses
offenses? Laissée à elle-même, abandonnée à ses
seules ressources, jamais elle n'aurait pu sortir du
triste état où elle s'était jetée par sa faute ; mais
Dieu, dont, suivant la belle parole de l'Eglise,
« le propre est de faire toujours miséricorde et
de pardonner 1 », lui tend une main secourable
pour la retirer de l'abîme. Bien qu'il soit l'of-
fensé, c'est lui qui prend l'initiative de la récon-
ciliation et fait les premières avances. Il l'invite
au repentir par de secrètes terreurs, l'éclairé sur
les conséquences de ses crimes, l'attire par les
attraits de sa grâce; il lui présente de saintes
amorces, lui tend de salutaires embûches, frappe
sans se lasser à la porte de son cœur ; et sitôt
que l'âme, cédant aux pressantes sollicitations
de son amour, se jette repentante à ses pieds en
disant comme le prodigue : « Père, j'ai péché,
je ne suis pas digne d'être appelée votre
enfant », il se penche miséricordieusement vers
elle, s'empresse de la relever, la serre dans ses
bras, lui rend son Esprit-Saint, qui reprend aus-
sitôt possession de son sanctuaire, apportant
avec lui, comme don de joyeux avènement, la
grâce et la paix. Tout est pardonné, tout est
effacé, tout est oublié; les anciennes relations
1. « Deus, cui proprieri est miserum semper, et parcere. »
(Ex Breviar. Ord. Praed.)
PARDON DES PECHES, JUSTIFICATION 267
sont reprises, et, dans son bonheur d'avoir
retrouvé la brebis perdue, le Bon Pasteur se
dédommage des jours mauvais par un redouble-
ment de tendresse.
III
La venue de TEsprit-Saint, ou sa rentrée dans
une âme, n'aurait d'autre résultat que de lui
apporter la rémission de ses péchés et une grâce
de pardon, qui ne voit qu'elle serait déjà un bien
inestimable? Mais là ne se bornent pas les lar-
gesses de l'hôte divin.
Non content d'oublier les offenses de celte
âme et de lui faire remise de la dette contractée
envers la justice divine, il s'empresse de la puri-
fier de ses souillures, de la guérir de ses plaies,
de la revêtir d'une robe d'innocence ; il abat le
mur de séparation que le péché avait dressé
entre elle et Dieu^, il brise ses chaînes, il l'ar-
rache à l'empire des ténèbres poui' la transférer
dans le royaume de la lumière', et, se réconci-
liant pleinement avec elle, il lui rend, avec les
autres biens qu'elle avait perdus, son amour et
la grâce qui justifie. Pardon, justillcation, c'est
une seule et même chose, ou, si l'on aime
1. « Iniquitates vestrae diviserunt inter vos et Deum ves-
trum. )) (Is., Lix, 2.)
2. « Eripuit nos de potestate tenebrarum, et transtulit
in regnum Filii dilectionis suae. » (Col., i, i3. — Cf.
etiam
I Petr., n, 9.)
■AB. •▲IMT-liPKir.
— 17
258 MISSIOIS INVISIBLE DE l'eSPHIT-SAJNT
mieux, c'est le double aspect, le double effet
d'une grâce unique, d'un dan surnaturel et
permanent versé dans notre âme et connu sous
le nom de grâce sanctifiante, qui efface nos
fautes et nous rend vraiment justes, saints et
agréables à Dieu.
L'hérésie protestante ne l'entend point ainsi.
Pour elle, la grâce divine n'est qu'une dénomi-
nation extrinsèque, une simple faveur extérieure
de Dieu, laquelle ne met en nous rien de réel,
rien de positif, aucun élément de sanctification
véritable; elle n'implique ni mutation, ni réno-
vation intérieure, en sorte que la justification du
pécheur consiste exclusivement dans la rémis-
sion des péchés, sorte d'amnistie qui, sans rien
changer dans la personne et les dispositions mo-
rales du coupable, le dispense de subir la peine
encourue, l'autorise à reprendre sa place dans la
société avec tous ses droits antérieurs et fait dis-
paraître jusqu'au souvenir de son crime.
Au jugement des pseudo-réformateurs, le péché
pardonné n'est pas réellement effacé, mais sim-
plement couvert ; en saisissant par la foi la jus-
tice de Jésus-Christ, le pécheur s'en fait comme
un riche manteau qui dissimule, en les recou-
vrant, les plaies hideuses de son âme, et les
soustrait en quelque sorte aux regards divins.
Satisfait de l'oblation volontaire de son Fils et
du prix de notre rançon , Dieu se résout à ne
point tirer vengeance des outrages commis
contre son adorable Majesté; et le coupable,
quoique non amendé, est déclaré juste et ren-
voyé absous.
Tout autre est le concept catholique de la jus-
PARDON DES PECHES, JUSTIFICATION 269
ifîcation. Au lieu d'y voir une simple condona-
tion de la peine et une non-imputation de la
faute, l'Eglise enseigne que la justification du
pécheur implique la réelle disparition du péché,
sa destruction, son anéantissement, ainsi que la
sanctification, la rénovation de l'homme intérieur
par la susception volontaire de la grâce et des
dons. C'est ce que le Concile de Trente a solen-
nellement défini dans sa sixième session i.
Et, de vrai, l'on ne conçoit pas qu'il en puisse
être autrement. Qu'un juge humain qui ne voit
pas le fond des consciences et doit s'en rapporter
aux témoignages extérieurs, renvoie absous un
accusé dont la culpabilité n'est pas clairement
établie, c'est une nécessité qui s'impose, s'il ne
veut pas s'exposer à condamner un innocent.
Qu'un souverain, désireux de ramener la paix
dans ses Etats et d'effacer jusqu'aux dernières
traces des discordes civiles, ou obligé de comp-
ter avec des adversaires redoutables et voulant
leur enlever tout motif d'agitation, consente
par politique à pardonner à des coupables juste-
I. « Justificatio non est sola peccatorum remissio, sed et
sanctificatio, et renovatio interioris hominis per volunta-
riam susceptionem gratiae et donorum. tJnde homo ex in-
juste fit justus, et ex inimico amicus, ut sit havres
secundum
spem vitae œternae. » (Trid., sess. VI, cap. vu.)
« Si quis dixerit, homines justificari vel sola imputatione
justitise Ghristi, vel sola peccatorum remissione, exclusa
gratia et caritate, quee in cordibus eorum per Spiritum
sanctum dlfîundatur atque illis inhœreat; aut etiam gra-
tiam, qua justiûcamur, esse tantum favorem Dei, anathema
ait. » (Ibid., can. 11.)
200 MISSION INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
ment condamnés et nullement repentants, cela
se comprend encore.
Mais que Dieu, qui, suivant la parole de l'Ecri-
ture, « scrute les reins et les cœurs ^ », et « de-
vant qui tout est à nu et à découvert' » ; que
Dieu, le défenseur par essence de l'ordre et du
droit, puisse laisser le crime impuni, le désordre
invengé, la justice violée; qu'il consente à par-
donner au pécheur non repentant et à fermer les
yeux sur des iniquités toujours vivantes; qu'il
déclare juste et tienne pour tel quelqu'un qui
serait en réalité souillé de crimes, c'est ce que la
raison et le bon sens, non moins que la foi, se
refusent à admettre ; c'est une hypothèse contre
laquelle protestent tous les attributs divins : la
souveraineté réclame, la sainteté réclame, la jus-
tice réclame; il y a une dette à payer, une
offense à réparer, un tort à redresser ; tant que
Dieu sera Dieu, il devra exiger du coupable une
satisfaction qui s'impose, jamais il ne pourra le
renvoyer absous e1 non amendé.
S'il en était autrement, notre justice ressem-
blerait à celle des scribes et des pharisiens, que
Notre-Seigneur condamnait en termes si énergi-
ques, quand il disait : u Malheur à vous, scribes
et pharisiens hypocrites, parce que vous êtes
semblables à des sépulcres blanchis qui exté-
rieurement semblent beaux, mais au dedans
sont remplis d'immondices ; ainsi de vous, au
1. « Scrutans corda et renés Deus. « (Ps. m, lo.)
2. « Omnia nuda et aperta sunt oculis ejus. » (Hebr., iv,
:3.)
PARDON DES PECHES, JUSTIFICATION 26 1
dehors vous paraissez justes aux yeux des hom-
mes, mais au dedans vous êtes pleins de fourbe-
rie et d'iniquité^. »
Si donc le pécheur aspire au pardon divin, il
n'a pour y parvenir qu'une seule voie, le repen-
tir ; s'il veut que ses iniquités ne lui soient j^as
imputées, l'indispensable condition, c'est quelles
soient vraiment effacées par l'infusion de la
grâce. Voilà la vraie notion de la justification,
telle que l'Eglise l'a toujours comprise et ensei-
gnée, telle qu'elle résulte de l'étude attentive
des Livres saints et des documents de la Tradi-
tion.
IV
Ce n'est pas, en effet, une fois en passant, ou
en termes vagues et obscurs, que l'Ecriture
énonce ce dogme ; c'est en une multitude de pas
sages et par des expressions aussi claires que
variées. Ainsi elle dit que les péchés sont ôtés',
effacés 3, lavés ^, purifiés^. Saint Paul, rappelant
1 . « Vae vobis, scribse et pharisœi hypocritœ, qui sîmiles
estis sepulcris dealbatis, quae a foris parent hominibus
spe-
ciosa, intus vero plena sunt ossibus mortuorum et omni
Bpurcitia : sic et vos a foris quidem paretis hominibus
justi,
intus autem pleni estis hypocrisi et iniquitate. » (Matth.,
xxni, 27-28.)
2. « Ec€e Agnus Dei, ecce qui toUit peccatum mundi. »
(Joan., I, 29.)
3. « Pœnitemini igitur et convertimini, ut deleantur pec-
cata vestra. » (Act., in, 19.)
4. « EfFundam super vos aquam mundam, et mundabi-
mini ab omnibus inquinamentisvestris. » (Ezech., xxxvi, a5.)
5. « Purgationem peccatorum faciens. » (Hebr., i, 3.)
2 02 MISSION INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
aux Corinthiens leurs anciennes souillures effa-
cées par le baptême, leur disait : « Vous fûtes
tout cela, mais vous avez été lavés, mais vous
avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés
au nom de Noire-Seigneur Jésus-Christ et par
lEsprit de Dieui. » Et si parfaite est cette puri-
fication, que le pécheur justifié est plus blanc que
la neige'.
Si, au lieu de s'en tenir exclusivement à un
ou deux passages de l'Ecriture qui nous repré-
sentent les péchés comme couverts et non impu-
tés, nos adversaires avaient considéré l'ensemble
des textes se rapportant à la \orité qui nous
occupe, ils auraient rencontré une foule de té-
moignages attestant que les péchés pardonnes
n'existent réellement plus, qu'ils ont disparu
comme la neige fondue au soleil 3; ils auraient
entendu le même psalmiste qu'ils exaltent à
l'envi quand il dit : « Heureux ceux dont les
iniquités sont remises et les péchés couverts ;
heureux l'homme à qui Dieu n'a point imputé
de péché ^ », traduire sa pensée sous une autre
1. « Et haec quidem fuîstis : sed abluti estis, sed sanc-
lificati estis, sed justificati estis, in nomine Domini
nostri
Jesu Christi, et in Spiritn Dei nostri. » (I Cor., vi, ii.)
2. « Lavabis me, et super nivem dealbabor. » (Ps. l, 9.)
— « Si fuerint peccata vestra utcoccinum, quasi nix dealba-
buntur. » <Is., i, 18.)
3. « Sicut in sereno glacies, sohentur peccata tua. »
(Eccli., m, 17.)
4. « Beati quorum remissae sunt iniquitates, et quorum
tecta sunt peccata. Beatus vir cui non imputavit Dominus
peccatum. » (Ps. xxxi, i-a.)
PAÎIDON DES PÉCHÉS, JUSTIFICATION 263
forme non moins expressive et affirmer que
« aillant l'orient est distant de l'occident, autant
Dieu éloigne de nous nos iniquités i » ; ils
auraient appris d'un autre prophète que Dieu
jette nos péchés au fond de la mer^, l'Esprit-
Saint voulant par cette figure de langage signi-
ficative nous bien faire entendre que les péchés
pardonnes sont chose disparue et dont il n'est
plus question ; enfin, ils auraient pu lire dans
Isaïe ces paroles que le Seigneur adressait à son
peuple : « C'est moi, moi-même, qui efface vos
péchés à cause de moi'. »
Or, comme l'observe Bossuet, ne serait-ce pas
faire injure à Dieu de penser que ce qu'il a éloi-
gné de nous y demeure encore? que ce qu'il a
effacé, détruit, anéanti, subsiste toujours? que
les souillures qu'il a lavées et purifiées n'ont
point disparu? Dans le sens ordinaire du mot,
laver ne veut pas dire couvrir, mais rendre pur;
sa signification sera-t-elle amoindrie, si c'est
Dieu même qui nous lave, non avec le sang des
taureaux et des boucs, mais avec le sang de son
propre Fils? Si jadis le sang des animaux pou-
vait conférer la pureté légale, le sang précieux
de Jésus-Christ sera-t-il moins efficace pour puri-
1. « Quantum distat ortus ab occidente, longe fecit a
nobis iniquitates nostras. » (Ps. en, 12.)
2. « Deponet iniquitates nostras, etprojiciet in profundum
maris omnia peccata nostra. » (Mich., viï. 19.)
3. « Ego sum, ego sum ipse, qui deleo iniquitates tuas
piopter me, et peccatoruni tuorum non recordabor. » (Is.,
xxiii, 25.)
264 MISSION INVISIBLE DE l' ESPRIT-SAINT
fier nos consciences des œuvres de morti? Con-
cluons donc que, pour Dieu, justifier quelqu'un,
ce n'est pas seulement le déclarer juste et le
tenir pour tel, c'est faire qu'il le soit effective-
ment ; pardonner les péchés, ce n'est pas seule-
ment exempter de la peine, c'est effacer la
faute ; les couvrir, c'est faire qu'ils ne soient
plus.
11 y a, en effet, suivant la judicieuse remarque
de saint Augustin, deux manières de couvrir une
plaie : lune pour la guérir, l'autre pour la ca-
cher. Le médecin couvre la blessure afin de la
soustraire au contact de l'air et aux inlluences
pernicieuses, le malade la couvre par fausse
honte ou par crainte d'une opération doulou-
reuse ; le premier la couvre d'une substance
bienfaisante qui la fait disparaître ; l'autre la
couvre et l'entretient. (( Que ce soit Dieu, dit le
saint Docteur, qui couvre vos plaies, et non pas
vous ; car, si vous les couvrez parce que vous
en rougissez, le médecin ne les guérira pas. Que
le médecin les couvre et les guérisse ; car il les
couvre d'une substance salutaire. Quand le mé-
decin a lui-même couvert une plaie, elle se gué-
rit : quand c'est le malade qui la couvre, elle est
seulement dissimulée*. »
I. « Si sanguis hircorum et taurorum, et cinis vitulae as-
persus inquinatos sanctificat ad emundationern carnis :
quanto magis sanguis Ghristi... emundabit conscientiam
nostram ab operibus mortuis, ad serviendum Deo viventi? »
(Hebr., ix, i4.)
a. « Deus tegat vulnera ; noli tu. Nam si légère volueris
crubescens, medicus non curabit. Medicus tegat, et curet ;
PARDON DES PECHES, JUSTIFICATION 205
A l'appui de la doctrine que nous venons
d'exposer touchant la justification, saint Tho-
mas apporte une raison théologique aussi belle
que profonde. Il fait observer d'abord que, en
justifiant le pécheur. Dieu lui rend ses bonnes
grâces et son amitié ; ce qui suppose la collation
d'un don fait à la créature et la rendant digne
d'être aimée. Gomme preuve de cette assertion,
il suffît de rappeler la différence capitale qui
existe entre l'amour de Dieu et celui de la créa-
ture, entre la grâce de Dieu et la faveur de
l'homme. Notre amour à nous suppose le bien,
il est ordinairement provoqué par les bonnes
qualités et les perfections que l'on a remarquées
dans l'objet aimé; plus tard, il pourra se tra-
duire par des bienfaits, mais dans le principe, il
est causé par le bien préexistant. « L'amour de
Dieu, au contraire, crée et verse dans les choses
le bien qui les lui rend aimables : Amor Dei
est infundens et creans bonitatem in rehas^. » Et
suivant la nature du bien conféré, on distingue
en Dieu un double amour : l'un commun et
général s'étendant à tout ce qui existe et ayant
pour effet l'être naturel des choses ; l'autre spé-
cial et d'un ordre plus sublime, par lequel Dieu
élève la créature raisonnable au-dessus de sa con-
dition naturelle et l'appelle à la participation de
sa propre félicité.
emplastro enim tegit. Sub tegmine medici sanatur vulnus,
sub tegmine vulnerati celatur vulnus. » (S. Aisg., Enarr. a'
in Ps. XXXI, n. la
1. S. Th., I, q. XX,
2 06 MISSION INVISIBLE DE l'eSPRIT-SAINT
C'est ce dernier genre de dilection qui est en
cause quand on affirme simplement de quel-
qu'un qu'il est aimé de Dieu, parce qu'alors
Dieu lui veut le bien souverain et éternel qui est
lui-mèrne. Lors donc qu'on dit d'un homme
qu'il a la grâce et l'amitié de Dieu, le mot grâce
n'indique point ici un simple sentiment de bien-
veillance, une faveur extrinsèque provoquée par
le bien qui se trouve en lui, mais il désigne un
don surnaturel, provenant de Dieu, et transfor-
mant d'une façon mervcii' t'use celui qui le reçoit
et qui devient par là l'objet des divines complai-
sances 1.
I. « Quantum ad primum fsumendo scilîcet gratiam pro
dilectîone) est differentia attendenda circa gratiam Dei et
gratiam hominis : quîa enim bonum creaturae provenit ex
voluntate divina, ideo ex dilectione Dei, que vult creaturae
bonum, profluit aliquod bonura in creatura. Voluntas
autem hominis movetur ex bono praeexistente in rébus ; et
inde est quod dilectio hominis non causât totaliter rei
bonitatem, sed prœsupponit ipsam vel in parte vel in toto.
Patet igitur quod quamlibet Dei dilectionem sequitur ali-
quod bonum in creatura causatum quandoque, non tamen
dilectioni œternae coaeternum. Et secundum hujusmodi
boni ditTerentiam differens consideratur dilectio Dei ad
crea-
turam : una quidem communis, secundum quam diligit
omnia qnse sunt, ut dicitur Sap., xi, 25, secundum qnam
•esse naturale rébus creatis largitur ; alia autem dilectio
eî^t
specialis, secundum quam trahit créât uram rationalem
supra conditionem naturae ad participa tionem divini boni;
et secundum banc dilectionem dicitur aliquem diligere sim-
pliciter, quia secundum banc dilectionem vult Deussimpli-
citer creaturae bonum aeternum, quod est ipse. Sic igitur
per hoc quod dicitur homo gratiam Dei habere, significatur
-quiddam supernaturale in homine a Deo proveniens. »
<S. Th., I' IP*, q. ex, a. i.)
PARDON DES PECHES, JUSTIFICATIOlf 267
C'est quelque chose d'ineffable que le change-
ment opéré dans l'âme par la grâce. Le péché
lui avait donné la mort, la grâce lui rend la vie.
Le péché avait fait d'elle une criminelle, une
esclave de Satan, un sarment destiné au feu ; la
grâce lui confère, avec la justice et la sainteté,
le titre d'enfant de Dieu et le droit à l'héritage
éternel. Le péché l'avait enlaidie, souillée, enté-
nébrée ; avec la grâce elle est belle, elle est pure,
elle est lumineuse. Oh ! s'il nous était donné
de pouvoir contempler une âme en état de
grâce ! C'est un spectacle à ravir les anges, à
réjouir le cœur même de Dieu, qui est la joie per
sonnifiée.
CHAPITRE II
Notre justification par la grâce est
une véritable déification, — Gomment
la grâce sanctifiante est une partici-
pation physique et formelle de la
nature divine.
1
Un autre effet de la mission invisible de l'Es-
prit-Saint et de sa présence en nous, c'est notre
déification par la grâce. « Vous serez comme des
dieux : Eriiis sicut dit », avait dit l'antique ser-(
pent, le tentateur infernal, à nos premiers pa-
rents pour les amener à cueillir le fruit défendu.
« Du jour où vous mangerez de ce fruit, vos
yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux,'
sachant le bien et le maP. » Et, cédant à un
orgueil insensé, ils portèrent à leurs lèvres le
fruit fatal, et leurs yeux s'ouvrirent effective-
ment, mais ce fut pour contempler avec épou-
vante l'abîme où leur désobéissance venait de les
précipiter. Au lieu de la science universelle et
de la divinisation promises, ils perdirent pour
I. Gen., m, 5.
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 2t)t)
eux-mêmes et pour toute leur postérité la jus-
tice originelle dans laquelle ils avaient été c^éé^.
ainsi que les magnifiques prérogatives qui en
étaient la suite.
Depuis cette terrible déchéance, l'homme naît
pécheur ; avant même d'avoir pu commettre une
faute personnelle, il est, par le fait de sa descen-
danc3 d'Adam, un ennemi de Dieu et un enfant
de colère, en sorte que qui nous engendre nous
ilonre la mort ; car il ne nous transmet qu'une
nature découronnée, amoindrie, privée de la
grâce sanctifiante, qui est la vie de notre âme.
Ajoutez à cela les autres conséquences du péché
dorigine, l'ignorance, la concupiscence, la dou-
leur et la nécessité de mourir, et vous aurez une
idée du triste héritage que nous trouvons à notre
mtrée dans ce monde.
Mais, ô merveille de la bonté divine ! cette
léification, dont la promesse n'était . qu'un
eurre sur les lèvres de Satan, nous est de nou-
veau proposée, et cette fois par Dieu lui-même,
ion seulement comme une chose à laquelle nous
mouvons légitimement prétendre, mais encore
<omme un but que nous devons atteindre. C'est
îour nous rendre possible cette suprême exalta-
ion, c'est pour nous mériter cet insigne bienfait
[ue le Fils de Dieu a daigné s'abaisser jusqu'à
lous et se revêtir de notre humanité, u II s'est
ait homme, dit saint Athanase, pour faire de
lous des dieux 1. » « Il est descendu, ajoute saint
1. « Ut Dominus induto corpore factus est homo, ita et
los homines ex Verbo Dei deificamur. » (S. Ath., serm. it,
:ontra Arianos.)
270 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
Augustin, pour nous faire monter ; et, tout e»
conservant sa nature, il a voulu prendre la
nôtre, afin que, tout en restant nous-mêmes dans
notre propre nature, nous puissions participer à
la sienne : avec cette différence toutefois, que la
participation à notre nature ne l'a point fait dé-
choir, tandis que la communication de la sienne
nous élève singulièrement 1. »
Que si, ébloui par tant de grandeur, quelqu'un
ne peut se faire à la pensée qu'une simple créa
ture puisse être appelée de Dieu à de si hautes
destinées, nous lui dirons avec saint Jean Ghry-
sostome : « Vous hésitez à croire que de ieh
honneurs puissent êb-e votre partage? Apprenei
de l'abaissement du Verbe incarné à admettre ce
que l'on vous enseigne de votre sublime dignité.
Car enfin, autant que la raison humaine peut
être arbitre de ces choses, il y a beaucoup plus
de difficulté à ce qu'un Dieu devienne homme»
qu'à ce que l'homme soit constitué fils de Dieu.
Lors donc que vous entendez dire que le Fil-s de
Dieu s'est fait fils de David et d'Abraham, ne
doutez plus que vous.» le fUs d'Adam, vous i>e^,
deviez être ûls de Dieu. Car ce n'est pas enj
vain et sans résiultat que le Verbe est descendu
si bas, mais c'a été pour nous élever à sa hau-
I. « Descendit ergo ille (Filins Dei) ut nos ascenderemus !
et manens in natura sua factus est particeps natur;e nos-
trae, ut nos manentes in natura nostra efficeremur partici-
pes naturae ipsius. Non tamen sic : nam illum naturœ nos-
trse ptarticipatio non fecit deteriorem ; nos aulera facit
na-
turae illius participatio meliorca. » (S. Aug., Epi&t.
cxl. ad
Honoratum, cap. iv, n. 10.)
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 27 1
leur. Il est né selon la chair pour vous faire
naître selon l'esprit ; il est né de la femme afin
que vous ne fussiez plus simplement le fils de la
femme 1. »
Si surprenante que puisse paraître cette doc
trine de notre exaltation surnaturelle, elle n'en
est pas moins une vérité de foi, enseignée par le
prince des apôtres en termes si clairs, si for-
mels, si explicites, qu'ils ne laissent pas lieu au
plus léger doute. « Par Jésus-Christ, dit-il. Dieu
ncus a communiqué les grand-es et précieuses
grâces qu'il avait promises, vous rendant par là
participants de la natm-e divine : Ut per hœc effir-
ciamini divinœ consortes naturœ-. )> Cette partici-
pation de la nature et de la vie de Dieu n'est
autre que la grâce sanctifiante, en sorte que le
don qui nous justifie, nou^ déifie en même
temps, et que la justification est une vraie déifi-
cation.
C'est ce que déclare sans ambages le grand
1. « Quod si ambigis de iis quse ad tuum spectant haao-
rera, de illius (Verbi se. divini) humilitate disce credere
€tiain quLe super tuam dignitatem dicuntur. Quantum
enim ad cogitationes bominum spectat, multo est diffî-ciliws
Deum hominem fieii, quam horainem Dei filium conse-
crari. Cum ergo audi^is quod Filius Dei filius sit et David
et Abrahse, dubitare jam desiae quod et tu, qm filius es
Ad«&, futurus sis filius Dei. Non eniai frustra nec vaae
ad
tantam humilitatem ipse descendit, sed ut nos ex huiniln
sublimaret. Natus est enim secundum camem, ut tu nas-
cercris spiritu : natus est ex muliere, ut tu desineres
lUius esse muixris. » (S. Joan. Chrys., Ji-oadL n in Matth.
a. a.)
2. II Petr., I, 4.
272 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
éveque d'Hippone.' Commentant ces paroles du
psalmiste : « J'ai dit : Vous êtes des dieux et les
fils du Très-Haut », il s'exprime de la manière
suivante : « Celui qui nous justifie est le même
qui nous déifie : Qal aaiem jasiificat, ipse deijî-
cai, parce qu'en nous justifiant, il nous fait en-
fants de Dieu... Or, si nous sommes enfants de
Dieu, nous sommes par là même des dieux, ron
sans doute par le fait d'une génération naturelle,
mais par une grâce d'adoption. Unique, en ef'et,
est le Fils de Dieu, un seul Dieu avec le Père,
Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ... Les
autres qui deviennent dieux le deviennent par sa
grâce ; ils ne naissent pas de sa substance pour
être ce qu'il est, mais ils arrivent jusqu'à lui par
un bienfait de sa libéralité i. »
Nul ne s'étonnera dès lors d'entendre les saints
Docteurs déclarer que la justification est le chef-
d'œuvre de la puissance divine. Saint Thomas,
I . « Videte in eodem psaîmo quibus dicat : Ego dixi, dii
estis, et Jîlil Excelsi omnes. Manifestum est ergo, quia
homi-
nes dixit deos, ex gratia sua deificatos, non de substantia
sua natos. lUe enim justificat, qui per semetipsum non ex
alio justus est; et ille deificat, qui per seipsum non alte-
rius participatione Deus est. Qui autem justificat, ipse
dei-
ficat, quia justificando filios Dei facit. Dédit enim
potesta-
tem filios Dei fieri (Joan., i, 12). Si filii Dei facti
sumus, et
dii facti sumus : sed hoc gratiae est adoptantis, non
naturae
generantis. Unicus enim Dei Filius Deus et cum Pâtre unus
Deus, Dominus et Salvator noster Jésus Christus, in princi-
pio Verbum et Verbum apud Deum, Verbum Deus. Ceteri
qui fiunt dii, gratia ipsius fiunt, non de substantia ejus
nascuntur ut hoc sint quod ille, sed ut per beneficium per-
veniant ad eum, et sint cohœredes Ghristi. » (S. Aug., in
Ps. xux, n. a.)
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 27S
toujours si exact dans ses appréciations, ne
craint pas d'affirmer qu'elle est supérieure à la
création elle-même, sinon quant au mode d'agir,
au moins quant à l'effet produit ; car lacté créa-
teur, quoique exclusivement divin par sa nature,
n'aboutit en définitive qu'à la production dune
substance sujette à changement, tandis que la
justification a pour terme la participation à la
nature divine, et qu'elle fait d'un pécheur un être
divin, un fils de Dieu, un héritier de la béati-
tude éternelle 1. En parlant de la sorte, Fangé-
lique Docteur ne faisait que reproduire la pen-
sée de saint Augustin, qui avait dit lui-même
huit siècles auparavant : « Justifier un pécheur
est une plus grande chose que de créer le ciel
et la terre ; car le ciel et la terre passeront, mais
la justification et le salut des prédestinés ne pas-
seront pas 2. »
1. « Opus aliquod potest dîci magnum dupliciter : una
modo ex parte modi agendi, et sic maximum opus est opus
cieationis, in quo ex nihilo fit aliquid ; alio modo potest
dici opus magnum propter magnitudinem ejus quod fit,
et secundum hoc majus opus est justificatio impii, quae
terminatur ad bonum aeternum dîvinae participationis,
quam creatio cœli et terrae, quae terminatur ad bonum
naturae mutabilis. » (S. Th., I' II", q. cxin, a. 9.)
2. « Prorsus majus hoc esse dixerim (nempeutexinjusto
justus fiât), quam est cœlum et terra, et quaecumque cer-
nuntur in cœlo et in terra. Cœlum enim et terra traiisibit,
praedestinatorum autem... salus et justificatio permanebit.
»
(S. Aug , in Joan. tract, lxxu, n. 3.)
I
MAM. SAINT-S8PKIT. — if
74 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
II
Essayons de pénétrer plus avant dans la con-
naissance de ces magnifiques secrets et de scru-
ter, autant du moins que la chose est possible
ici bas, le mystère de notre déification par la
grâce.
Et d'abord, comment s'opère cette déification?
Par quel procédé merveilleux se fait l'inoculation
de la vie de Dieu k la créature raisonnable ? Elle
s'accomplit régulièrement par le baptême et
constitue une génération véritable ayant pour
terme une vraie naissance.
C'est cette nouvelle génération dont il est si
-souvent fait mention dans les saintes Lettres,
cette seconde naissance tant célébrée par les
Pères et rappelée pour ainsi dire sans cesse dans
la sainte Liturgie : génération incomparablement
supérieure à la première, puisque, au lieu d'une
vie naturelle et humaine, elle nous transmet une
vie surnaturelle et divine ; naissance admirable
qui fait de chacun de nous « cet homme nouveau
dont parie l'Apôtre, créé selon Dieu dans la jus-
tice et la sainteté véritable * » : génération toute
spirituelle et pourtant véritable, dont le principe
n'est ni la chair, ni le sang, ni la volonté de
l'homme', mais le libre vouloir de Dieu : volun-
I. « Indaite novum hominem, qui secundum Deum crea-
tus est in justitia et sanrtitate veritaiis. » (Ephes., iv,
24,)
a. « Qui non ex sanguinibus, neque ex voluntate carnis,
neque ex voluntate viri, sed ex Deo nati sunt. » (Joan..
f. t3.)
lA GRACE ET LA NATURE DIVINE 27S
tarie genuit nos verbo veriiatis^; naissance mys-
térieuse qui provient non d'une semence sujette
à corruption, mais d'une semence incorruptible
par la parole de Dieu : Renaii non ex semine cor-
ruptibili, sed mcorruptibili per verbum Dei^; géné-
ration et naissance aussi indispensables pour
vivre de la vie de la grâce que la génération et
la naissance charnelles pour vivre de la vie de la
nature. Car c'est la vérité même qui a dit :
« Quiconque ne renaît de l'eau et de l'Esprit-
Saint ne peut entrer dans le royaume de Dieu.
Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est
né de l'Esprit est esprit s. » Et le concile de
Trente dit de son côté : « Ce n'est qu'à la condi-
tion de renaître en Jésus-Christ que Ton peut
être justifié, puisque cette seconde naissance est
le fruit delà grâce qui justifie'. »
Mais quelle est au fond la nature de cet élément
divin et régénérateur que le baptême dépose
dans nos âmes et qui fait de nous des êtres déi-
formes? En quoi consiste ce principe radical de
vie surnaturelle qu'un sacrement nous commu-
nique et que d'autres signes sacrés sont destinés
1. Jac, I, i8.
2. I Petr., I, 23.
3. « Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritu sancto, non
potest introire in regnum Dei. Quod natum est ex carne,
caro est, et quod natum est ex Spiritu, spiritas est. »
(Joan.,
m, 5-6.)
4. « Nisi in Christo renascerentur (homines), nunquam
justificarentur ; cum ea renascentia per meritum passionis
ejus gratia, qua ^usti fiunt, iUi&tribuatur. » (Trtd.,
sess- vi,
c. 3.)
^76 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
à entretenir, à développer et à ressusciter si
nous avons le malheur de le perdre? Et puisque
ce don précieux, cause formelle de notre justi-
fication et de notre déification, n'est autre que la
grâce sanctifiante, qu'est-ce que la grâce qui
nous sanctifie?
Notre -Seigneur et Rédempteur Jésus -Christ
daigna s'en expliquer lui-même un jour en faveur
d'une pécheresse qu'il voulait convertir. Nous
avons nommé la Samaritaine. Seulement, au lieu
d'une définition savante, qui serait restée forcé-
ment incomprise, le bon Maître profita de la
circonstance où se trouvait cette femme, qui
venait faire sa provision d'eau matérielle au puits
de Jacob, pour lui parler de la grâce sous l'em-
blème d'une eau mystérieuse, possédant d'admi-
rables propriétés. Il commença par lui demander
a boire, car, dit le texte sacré, il était fatigué de
la marche et c'était l'heure où la chaleur du jour
est plus accablante; puis, voyant cette femme
étonnée d'une pareille demande, parce que les
Juifs n'avaient pas de rapports avec les Samari-
tains, il ajouta : « Si vous connaissiez le don de
Dieu ! Si scires donum Dei ! Si vous connaissiez
le don de Dieu, et si vous saviez qui est celui
pui vous demande à boire, qeut-être l'auriez-vous
prié vous-même, et il vous aurait donné une eau
vive^. »
Donum Dei, le don de Dieu. Voilà bien, en
en'et, la vraie notion de la grâce. C'est un don.
1. « Si scires donum Dei, et quis est qui dicit jtibi : Da
mihi bibere, tu forsitan petisses ab eo, et dedisset tibi
aquam
\i\ain. » (Joan., n, 10.)
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 277
par conséquent quelque chose de gratuit, quel-
que chose qui nous est accordé sans aucun droit
ni mérite de notre part. Il est vrai que tout ce
que nous avons, tout ce que nous sommes,
notre corps, notre âme, nos facultés, nos actes,
nos biens extérieurs, tout, en un mot, nous
vient de Dieu et peut être appelé un don de sa
libéralité, suivant la parole de l'Apôtre : or Qu'a-
vez- vous que vous n'ayez reçu? Quid hahes quod
non accepisti^? » Mais si toute chose, toute perfec-
tion est, dans un sens vrai, un don de Dieu, ce
n'est pas le don de Dieu. Le don de Dieu par
excellence, celui devant lequel tous les autres
s'effacent, c'est la grâce. La grâce, en effet, est
le plus précieux, le plus magnifique, le plus
nécessaire, le plus gratuit de tous les dons.
Mais pourquoi la grâce est-elle comparée à
l'eau? Parce qu'elle produit spirituellement tous
les effets de l'élément liquide dans l'ordre maté-
riel. L'eau purifie, rafraîchit, désaltère et féconde.
Elle purifie ce qui est souillé, et lui rend sa
netteté, son lustre, sa beauté première : symbole
de la purification intime opérée par la grâce,
qui non seulement fait disparaître les souillures
produites par le péché et rend à l'âme son éclat
naturel, mais ajoute encore à sa beauté native
un charme incomparable, qui ravit le cœur de
Dieu et lui arrache ces paroles : « Vous êtes
toute belle, ô ma bien-aimée, il n'y a point de
tache en vous ". »
I. I Cor., IV, 7.
a. « Tota pulchra es, arnica mea, et macula non est in
te. » (Gant., iv, 7.)
278 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
L'eau tempère la chaleur, elle rafraîchit Tat-
mosphère qu'un soleil brûlant avait convertie en
fournaise, elle soulage nos membres fatigués :
symbole de la grâce, cette rosée céleste qui
amortit l'ardeur des passions et diminue peu à
peu, sans toutefois parvenir à l'éteindre complè-
tement ici-bas, la fièvre de la concupiscence.
L'eau désaltère et calme la soif • image de la
grâce, qui étanche la soif inextinguible du cœur
humain. Créé pour le bonheur, l'homme y tend
sans cesse avec une avidité insatiable, et il n'est
rien qu'il ne mctle en œuvre pour y parvenir.
Mais trop souvent, hélas ! il cherche le bonheur
dans les biens terrestres et périssables, dans les
jouissances sensibles, qui ne font qu'irriter sa
soif, au lieu de lapaiser. C'est ce que Notre-
Seigneur voulait donner à entendre à la Samari-
taine quand, lui montrant Teau matérielle, figure
des biens fugitifs de ce monde, il lui disait :
(( Quiconque boit de cette eau aura encore soif;
mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai
n'aura plus jamais soif*. »
Mais que signifie cette expression d'eau vive,
aqaam vivam*, employée par le Sauveur pour
désigner la grâce?
On donne ordinairement, dit saint Augustin,
le nom d'eau vive, par opposition à l'eau sta-
gnante des citernes ou des marais, à celle qui
1. « Omnis qui bibit ex aqua hac, sitiet iterum : qui
autem biberit ex aqua quam ego dabo ei. non sitiet in aeter-
nuni. M (Joan.. iv, i3.)
2. Joan., IV, 10.
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 279
jaillit de terre, qui coule, qui se meut, tout
en demeurant en communication avec sa source,
et qui offre ainsi l'apparence de la vie. Si cette
eau, quoique provenant d'une fontaine, est
recueillie dans un réservoir, si son cours est
interrompu, si elle est séparée de sa source, elle
ne peut plus porter le nom d'eau vive'. Or,
quelle est la source de la grâce, sinon l'Esprit-
Saint? Si donc elle est appelée une eau vive,
c'est, suivant la réflexion de saint Thomas, parce
qu'elle ne se sépare pas de son principe, c'est-à-
dire <ie l'Esprit-Saint, qui habite dans le cœur
des vrais fidèles 2.
Une dernière propriété de l'eau, que nous ne
pouvons passer sous silence, c'est sa merveil-
leuse fécondité. Où l'eau abonde, la terre se
couvre d'un riche manteau de verdure, les ger-
mes se développent, les fleurs éclosent comme
par enchantement, les fruits se multiplient, les
récoltes se succèdent nombreuses et variées ; là
où elle est absente, tout se dessèche, tout lan-
guit, tout meurt; c'est le désert avec ses sables
arides, avec sa triste monotonie. Elément indis-
I. « Viva aqua dicitur vulgo illa quae de fonte exit. Illa
enîm quae colligitur de pluvia in lacunas ant cisternas,
aqua
viva non dicitur. Et si de fonte manaverit, et inloco aliquo
collecta steterit, nec ad se illud unde manabat admiserifc,
sed interrupto meatu, tanquam a fontis tramite sépara ta
fuerit; non dicitur aqua viva : sed illa aqua viva dicitur,
quae manans excipitur. » (S. Aug., In Joan., tract, xv, n.
12.)
a. « Hujusmodi autem flumina (de quibus mentio fît in
Joanne vu, 38) sunt aquae vivae, quia sunt continuatae suo
priikcipio, scilicet Spiritui saacto InbabitaatL » (S. Th.,
Iti
Joan.^ VII, lect. 5.)
28o NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
pensable de toute vie physique, l'eau est une
admirable figure de la grâce, avec laquelle notre
âme produit une riche moisson de vertus et de
mérites, mais sans laquelle la vertu laissée à ses
seules ressources est radicalement incapable de
produire aucun fruit de salut, et demeure à
jamais stérile pour le ciel.
Ce n'est pas que la nature même déchue ne
puisse, par ses propres forces, produire quelque
bien de l'ordre naturel ; mais ces actions humai-
nes, ces vertus d'un ordre inférieur, semblables
aux eaux de la vallée, n'ont pas en elles-mêmes
la puissance de s'élever jusqu'au ciel. Seules les
œuvres et les vertus chrétiennes, qui procèdent
de la grâce et reçoivent leur impulsion de
l'Esprit-Saint, peuvent porter l'âme jusqu'aux
hauteurs de la céleste Jérusalem; descendues des
montagnes éternelles, elles remontent comme
d'elles-mêmes à leur point de départ. Voilà
pourquoi Notre-Seigneur disait en parlant de la
grâce : « L'eau que je donnerai deviendra dans
celui qui la recevra une fontaine d'eau vive
rejaillissant jusque dans l'éternité'. »
« Que j'aime, disait sainte Thérèse, cet endroit
de l'Evangile ! dès ma plus tendre enfance, sans
comprendre comme maintenant le prix de ce que
je demandais, je suppliais très souvent le divin
Maître de me donner de cette eau admirable ; et
partout où j'étais, j'avais toujours un tableau qui
me représentait ce mystère, avec ces paroles
I. « Aqua, quam ego dabo ei, flet in eo fonsaquae salien-
tis in vitam aeternam. » (Joan., nr, i4.)
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 28 1
écrites au bas : Domine, da inihi hanc aquam :
Seigneur, donnez-moi de cette eau^. »
Purifier, rafraîchir, désaltérer, c'est le propre
de la grâce médicinale : grattas iiaturam sanantis'^,
comme l'appelle saint Thomas ; élever nos facul-
tés et nos actes au-dessus des exigences et des
forces de la nature, rendre nos œuvres méritoires
de la vie éternelle, devenir en nous le principe
d'une vie supérieure et divine, est le fruit de la
grâce proprement surnaturelle, gratiœ elevantis.
Dans l'état de justice originelle, la grâce
n'avait pas à produire la première sorte d'effets,
car la purification suppose la souillure, le besoin
de rafraîchissement est l'indice d'un excès de
chaleur, et la soif, quand elle est ardente, est
une souffrance qui peut devenir très vive. Or,
dans l'état d'innocence, il n'y avait ni souillure,
ni désordre, ni peine. La grâce n'avait donc pas
alors à guérir une nature qui n'était point
malade, à rétablir un équilibre qui n'avait pas
été rompu, à réparer des ruines qui n'existaient
pas encore; son rôle dans cet ordre de choses
se bornait à prévenir. Mais, après la chute, la
grâce est d'abord un remède destiné à guérir nos
blessures, un bain salutaire où nous devons
nous plonger pour nous purifier, un tonique
puissant dont la vertu doit rendre à notre âme
les forces morales que le péché lui avait enlevées.
Dans les deux états, l'état présent de déchéance
comme dans celui d'innocence, la grâce sancti-
1. vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, ch. xxx.
2. S. Th.^ I' II", q. cix, a. 3. — Cf. etiam, aa. a et
9.
282 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
fiante est la \Taie forme de la sainteté, la cause de
lîotre déification, le principe de la vie surnatu-
relle et divine, bref, elle est celte source d'eau
vive qui rejaillit jusque dans l'éternité : fons aquae
salientis in vitam œtemam^.
III
Expliquer la nature de la grâce par ses effets
est le procédé, sinon le plus profond, du moins
le plus populaire, disons, le seul vraiment popu-
laire, parce qu'il est à la portée de toutes les
intelligences; voilà pourquoi Notre-Seigneur y
eut recours dans la circonstance que nous
venons de rappeler. ?>ui pourtant ne trouvera
mauvais que des chrétiens d'élite, des hommes
instiniits, des théologiens, cherchent à pénétrer
plus avant dans l'intime des choses. A ceux qui,
mus non par une vaine curiosité, mais par le
désir louable de mieux connaître les bienfaits de
Dieu, nous demanderaient ce quest, en elle-
même, la grâce sanctifiante, nous répondrons^
avec l'Ecole, que c'est un don surnaturel et per-
manent, inhérent à notre âme, une participation
de la nature et de la vie divine, qui fait de
l'homme un juste et un enfant de Dieu.
C'est un don surnaturel, c'est-à-dire tellement en
dehors et au-dessus des exigences et des aspirations
de la nature, qu'il ne saurait appartenir à aucun
I. Joan., IV, i4.
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 283
être créé ni comme constitutif ou portion inté-
grante de son essence, ni comme développement
normal de ses facultés, et ne lui est dû à aucun
titre '. La grâce est donc quelque chose d'essen-
tiellement gratuit, un surcroît divin par lequel
la nature se trouve non seulement fortifiée et
perfectionnée dans sa propre sphère, mais encore
agrandie et élevée à une sphère supérieure.
De plus, c'est un don permanent. A l'inverse
de la grâce actuelle, qui est un secours qui passe,
une illumination de l'intelligence, une impulsion
donnée à la volonté, bref, une motîori transi-
toire destinée à nous faire produire un acte supé-
rieur aux forces de la nature, la grâce propre-
ment dite ou sanctifiante est un don stable et
permanent, qui, reçu dans l'essence même de
rame, devient en elle comme une seconde nature
d'un ordre transcendant, un principe dévie sur-
naturelle, la racine fixe d'actes méritoires. Il ne
convenait pas, en effet, comme l'observe l'angé-
lique Docteur, que nous fussions moins bien
pourvus dans l'ordre de la grâce que dans celui
de la nature, qu'il y eût ici un principe stable d'o-
pération, des formes, des puissances toujours pré-
sentes et pretes pour l'action, tandis que là tout
I. <( I>onum gratige excedit omnem facultatem naturae
creatœ, cum nihil aliud sit quam quœdam participatio
naturae divinge, quae excedit omnem aliam naturain. »
(S. Th., I' II", q. cxii, a. i.) — Hinc prop. 21 damnata
in
Baio : « Humanae naturae sublimatio et exaltatio in con-
sortium divinae naturae débita fuit integritati primée con-
ditionis, et proinde naturalis dicenda est, et non
supernatu-
ralis. »
284 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
se bornerait à un secours actuel élevant nos
facultés et les appliquant à une action détermi-
née pour disparaître avec elle ^
Mais, bien que la grâce joue dans l'ordre sur-
naturel le rôle de l'âme dans celui de la nature,
bien qu'elle soit un principe de vie, une semence
divine', suivant l'expression de saint Jean,
laquelle demeure en nous pour nous préserver
du péché et nous faire porter des fruits de sanc-
tification et de salut ; ce serait se tromper que
de la considérer comme un être subsistant en
lui-même, une sorte de substance ou du moins
d'élément substantiel que Dieu surajouterait à
notre âme, car, suivant la remarque de saint
Thomas, la substance d'un être se confond avec
sa nature 3. Or, la grâce est quelque chose d'es-
1. « Non est conveniens quod Deus minus provideat his
quos diligit ad supernaturale bonum habendum, quam
creaturis quas diligit ad bonum naturale habendum. Crea-
turis autem naturalibus sic prosidet, ut non solum moveat
eas ad actus naturales, sed etiam largiatur eis formas et
vir-
tutes quasdam, quae sunt principia actuum, ut secundum
seipsasinclinentur ad hujusmodi motus; et sic motus qui-
bus a Deo moventur, fiunt creaturis connaturaleset faciles,
secundum illud Sap., viii, i : Et disponit omnia suaviter.
Multo igitur magis illis quos movet ad consequendum
bonum supernaturale œternum, infundit aliquas formas,
seu qualitates supernaturales, secundum quas suaviter et
prompte ab ipso moveantur ad bonum œternum conse-
quendum; et sic donum gratiae qualitas quaedam est. »
(S. Th., I» II", q. ex, a. 2.)
2. I Joan., III, 9.
3. « Omnis substantia vel est ipsa natura rei, cujus est
substantia, vel est pars naturae; secundum quem modum,
materia vel forma substantia dicitur. » (S. Th., l'II",
q. ex,
a. 2, ad a.)
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 285
sentiellement supérieur non seulement à la
nature humaine, mais à toute nature créée et
créable. Elle ne saurait donc être ni une subs-
tance ni une forme substantielle i.
Reste qu'elle soit un accident surnaturel, une
forme non subsistante 2, une qualité d'ordre
divin inhérente à notre âme, suivant la notion
que nous en donne le Catéchisme du Concile de
Trente, une sorte de lumière, de splendeur,
comme un reflet de la beauté de Dieu tombant
sur les âmes et les rendant toutes belles et toutes
resplendissantes^. De là cette parole de saint
Thomas : « Ce qui est en Dieu substantiellement
existe sous forme d'accident dans l'âme qui par-
ticipe à la bonté divine : Id qaod subslanlialiter
est in Deo, accidentaliter fit in anima participante
divinam boniiatem" . » C'était exprimer en d'autres
termes ce qu'avait déjà dit le chef du Collège
Apostolique, quand il appelait la grâce une par-
ticipation de la nature divine 5.
Mais en quoi consiste cette participation?
Serait-ce, comme le veulent certains théologiens,
une simple participation morale consistant dans
une rectitude de volonté, en vertu de laquelle
I. '(Et quia gratia est supra naturam humanam, non
potest esse quod sit substantia aut forma substantialis; sed
est forma accidentalis ipsius animae. » (Ibid.)
3, « Gratia est... forma accidentalis ipsius animae. »
(Ibid.).
3. « Gratia est qualitas divina in anima inhaerens, veluti
splendor quidam et lux, quae animas pulchriores et splen-
didiores reddit. » {Catech. Rom., part. II. c. n, n. 5o.)
4. S. Th., V II", q. ex, a. 3, ad 2.
5. « Maxima et pretiosa nobis promissa donavit, ut per
haec efiBciamini divin» consortes naturae. » (II Petr., i, 4.)
286 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
l'homme se détourne du mal, accomplit fidèle-
ment les commandements diyins, et mène une
conduite droite, juste et sainte, de même que
Dieu est saint dans toutes ses voies?
S'il en était ainsi, notre déification serait pure-
ment nominale, et nous ne serions les enfants de
Dieu que d'une manière métaphorique, comme
on appelle fils d'Abraham ceux qui imitent la
foi de ce patriarche sans cependant descendre
de lui, et fils de Satan, les imitateurs de sa ma-
lice. Aussi d'autres théologiens — et ce sont
tout à la fois les plus nombreux et les plus
recommandables par le savoir et par la vertu, —
considérant d'une part que, loin de surfaire ses
dons et d'employer, quand il en parle, un lan-
gage hyperbolique, à l'instar des hommes qui
exaltent en termes magnifiques des présents sou-
vent chétifs, Dieu reste toujours au-dessous de
la réalité; et se rappelant, d'autre part, les
témoignages si formels par lesquels l'Esprit-
Saint déclare, ici, par la bouche de saint Pierre,
que la grâce est un don très grand et très pré-
cieux, maxima et pretiosa nobis promissa, qui nous
rend participants de la nature divine, ut per hœc
efficiamini divinœ consories nalarœ^ \ là, par l'or-
gane de saint Jean, que nous sommes les enfants
5e Dieu, non pas seulement de nom, mais en
réalité : fili'i Del nominamur et sumas\ éXaid nés
de lui : ex Deo naii surd'^, croient à une comniu-
I. II Petr.,i, 4.
7. I Joan., III, I
,H. Joan., I, i3.
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 287
nication réelle, physique, formelle de la nature
divine ; non pas sans doute à une communica-
tion semblable à celle par laquelle Dieu le Père
transmet à son Fils unique sa propre substance,
mais à une communication analogique de la
nature divine par une certaine participation de
ressemblance, qui consiste dans un don créé,
distinct de cette nalîire, dont il est cependant la
vivante imagée
Telle est également la doctrine des Pères, o 11
est faux, dit saint Cyrille d'Alexandrie, que nous
ne puissions être un avec Dieu sinon par un
accord de volonté. Car, au-dessus de cette union,
il en est une autre plus sublime et de beaucoup
supérieure, qui s'opère par une communication
de la divinité à l'homme, lequel, tout en conser-
vant sa propre nature, est transformé pour ainsi
dire en Dieu ; de même que le fer plongé dans
le feu devient igniforme, et, tout en demeurant
du fer, semble changé en feu. Voilà le mode
d'union à Dieu par la réception en eux et la par-
ticipation de la divinité que Notre-Seigneur
demande pour ses disciples. » — « Par là Dieu
transforme en quelque sorte en lui-même les
âmes humaines, en imprimant, en gravant en
elles une image et une ressemblance de sa subs-
tance'^. »
1 . « Gratia quse est accidens, est qugedam similituda
diviiiitatis participata in homioe. » (S. Th., 111, q. n, a.
lo,
ad 1. — Cf. etiam I* II*«, q. cxii, a. i.)
2. « Falsum est discipulos non posse esse unum cum Deo,
nisi voluntatis concordia. Nam supra illa, est unitas
illorum
cuni Deo per quamdam Deitatis conformitatem, qtia parti-
288 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
Cette comparaison du fer incandescent revêtu
des propriétés du feu, celle également du cristal
éclairé par un rayon de soleil et changé soudain
en un foyer lumineux dont on a peine à soute-
nir l'éclat, se retrouvent fréquemment sur les
lèvres des Pères, lorsqu'ils exposent aux fidèles
le mystère de notre déification surnaturelle. Ce
qu'ils se proposent en recourant à ces analogies,
c'est de nous donner à entendre que la grâce
nous rend vraiment déiformes, qu'elle embellit
et transforme les âmes d'une façon non moins
merveilleuse et non moins profonde que ne le
font la lumière et le feu pour les corps sur les-
quels s'exerce leur activité ; mais ils ne préten-
dent point que le mode d'opération soit identique
de part et d'autre. Car il y a un rayonnement
véritable du feu au fer ; le premier communique
au second une partie de sa chaleur et de
son éclat, tandis que Dieu ne communique
rien de lui-même, de sa substance ou de ses
cipatione divinitatis eis communicata, in Deum (utita dixe-
rim) transeunt atque transferunlur, servata suae naturae
veritate : perinde alque ferrum ignitum et candens, per
ignls communionem fit igniforme, videturque, sablata
ferri substantia, omnino esse ignis. Et hujusmodi unione,
petit Domirius no^ter discipulos esse unum in Deo, ut sci-
licet ei inserantur et intime conjungantur, per Deitatis in
se susceptionem atque participationem. » — « Unio cum
Deo non aliter in quoquam esse potest quam per Spiritus
sancti participationem, propriam nobis sanctificationem
inserentis... Idcirco transformans in seipsum quodammodo
hominum animas, divinam eis similitudinem imprimit, et
5upremae omnium substantiae eflîgiem insculpit. » (S. Cyr.
Alex., in Joan., 1. xi.)
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 289
perfections aux créatures, pas plus dans l'ordre
surnaturel que dans celui de la nature.
iV
Mais alors, en quoi consiste donc cette parti-
cipation à la nature divine, ce consoviiam naturae
divinae qui est la grâce?
Pour saisir parfaitement cette réponse, que le
lecteur A^euille bien se reporter par la pensée
à ce qui a été dit dans un chapitre précédent ^
pour montrer comment tout être créé est une
participation de l'être incréé, toute perfection
créée une participation de la perfection infinie,
non pas une émanation, non pas un écou-
lement d'une réalité existant en Dieu et qui
passerait partiellement au dehors, mais une
reproduction par mode de similitude ou d'image
de ce qui est en Dieu. Puis donc que la grâce
est une entité réelle et physique, et non une
simple dénomination extérieure ou une faveur
extrinsèque de Dieu, comme le prétendaient les
protestants, dont l'assertion a été frappée d'ana-
thème par le concile de Trente, il en résulte
qu'elle est, comme toute autre perfection véri-
table, une participation réelle, disons, pour plus
de clarté, une imitation physique mais finie
d'une perfection qui se trouve en Dieu à l'état
infini.
s. Ch. Il, p. 35. et ss.
HAB. 8AINT-MPRIT. — IQ
290 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
Elle en est m^me une participation formelle.
Pour bien comprendre le sens de cette expres-
sion, il faut se rappeler la manière dont les
perfections créées existent en Dieu. Comme il
ne peut rien y avoir de bon dans un effet qui ne
se retrouve dans sa cause, et que Dieu est la
cause efficiente universelle de tout ce qui existe,
il est manifeste que les perfections des :oréatures
doivent toutes préexister en lui. Mais toutes ne
s'y trouvent pas de la même façon.
11 est, €n effet, certaines perfactions dont le
concept n'implique aucun défaut : telle la science,
qui est une connaissance des choses par ;le«rs
causes ; la justice, qui rend à chacun ce qui lui
est dû, etc., etc. ; il en est d'^autres, au contraire^
comme la vie organique, la faculté de raison-
ner, etc., qui sont essen-tiellement mêlées d'im-
perfection :; iîar, si c'est chose excellente de pos-
séder en soi le principe de ses mouvements^ en
revanche, dépendre nécessairement de la malière
daas l'exercice de son activité est uae grjive
défectuosité; de même, si c'est le privilège fort
appréciable de l'être raisonnahle de pouvoir
atteindre la vérité,, par contre, m'y arriver que
par de longs circuits^ à l'aide de déductions
pénibles et multipliées, est Uin signe d'imperfec-
tion. Aussi l'ange, plus parfait que nous, ne
raisonne pas ; il voit, il lit dans le principe tou-
tes les conclusions qui y sont contenues. Ainsi
en est-il, à plus forte raison, de Dieu.
Les perfections de cette seconde catégorie,
appelées mixtes par les philosophes, ne sauraient
exister formellement en Dieu, c'est-à-dire suivant
leur raison spécilique, mais seulement d'une
LA GRACE ET LA NATURE DIVIKD 2^1
façon plus éminente. Ains-i la raison n'existe pas
en Dieu comme, faculté; discursive, elle ne s'y ren-
contre qui^à l'état plus parfait de pure intelli-
gence.
Quant aux perfections proprement et stricte-
ment dites, rien ne s'oippose à ce qu'elles soient
formellement en Dieu. Or, la grâce est de ce
nombre, car elle n'implique aucune imperfec-
tion : nullanv in sui ratione imper f ce tionem impor-
tât^. Donc la grâce est une participation d'une
perfection qui se trouve formellement en Dieu ;
non pas de quelqu'une de ces perfections qui
peuvent être naturellement communiquées aux
créatures, comme l'être, la vie, Tintelligence,
mais d'une perfection surnaturelle et propre à
Dieu en tant qu'élevé au dessus, de toute créa-
ture existante ou possible; nan pas même d*une
perfection surnaturelle quelconque, par exemple
de la connaissance que Dieu a de lui-même et
de l'amour qu'il se porte — c'es;t le propre de
la; foi et de la charité, — - mais mne participatiîon,
une iîîiitati'oe de cette perfection primtordiale
et foncière qui, suivant notre manière de con-
cevoir, est la racipe, la source, le principe
des opérations et des attributs divins; bref, elle
est une participation formelle de la nature divine
elle-même*.
1. S. Th., I'' U", q. CXI, a. a, ad 3.,
2. « Sicut per potentiam intellecUvam îiomo participât
cognltionem. diviaana per virtutem fidei^ et secundum
potentiam voluntatis amorem divinum per virtutem ehari-
tatis ; ita etiam per naturam animae participât secmndum
2g 2 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
Et il faut bien qu'il en soit ainsi; car, dit
saint Thomas en s'appuyant sur l'autorité de
saint Denys, si, pour être en état de produire
des opérations spirituelles , il est nécessaire
d'avoir une nature spirituelle ; et, à parler uni-
versellement, si l'on ne peut exercer les opéra-
tions d'une nature sans participer à cette
nature, comment agir divinement sinon à la
condition de posséder, au moins par participa-
tion, la nature divine'? Or, la grâce a précisé-
ment pour effet d'élever notre âme à un être
divin qui la rend apte aux opérations propres à
Dieu- : opérations qui consistent à se connaître,
à se voir tel qu'il est en lui-même, à s'aimer
d'un amour béatifique.
Si donc Dieu veut, dans sa bonté infinie, nous
mettre en état d'exercer d'une manière con natu-
relle de semblables opérations, s'il veut que nous
puissions un .jour le voir, l'aimer, comme il se
voit et s'aime lui-même, le posséder, jouir de lui,
et trouver dans cette possession et cette jouis-
sance notre suprême félicité, il faut qu'il nous
communique une participation de sa propre
quamdam similitudinem naturam divinam per quamdam
regenerationem, sive recreationem. » (S. Th., I' II",
q. ex,
a. 4.)
I. « Non polest aliquis habere spiritualem operationem,
nisi prius esse spirituale accipiat ; sicut nec operationem
ali-
cujus naturae nisi prius habeat esse in nalura illa. » (S.
Th.,
De Verit., q. xxvii, a. 2.)
3. « Ipsam essentiam animas in quoddam divinum esse
elevans, ut idonea sit ad divinas operationes. » (S. Th.,
Sent., 1. II, dist. xxvi, q. i, a. 5.)
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 298
nature. De là ces paroles de saint Cyrille : « Puis-
que nous avons une même opération avec Dieu,
c'est une nécessité que nous participions à sa
nature : Eamdem opcrationem connaturaliter ha-
bentes, necesse est ejusdrm esse naturœK »
Voilà ce qu'est en elle-même la grâce qui nous
sanctifie, une participation réelle, physique, for-
melle, de la nature de Dieu ; c'est sa vie intime
gratuitement communiquée aux créatures raison-
nables ; c'est le commencement, l'ébauche, l'au-
rore de la vie éternelle : quœdam inchoatio gloriœ
in nobisK En parlant de la sorte, saint Thomas
n'était que l'écho du grand Apôtre, qai avait dit
depuis longtemps : « La grâce de Dieu, c'est la
vie éternelle, ici-bas dans son germe, là-haut
dans son plein épanouissement : Gratia Dei vita
œierna^. »
Ce germe peut sembler petit, cette ébauche
imparfaite, cette aurore bien peu lumineuse;
cependant, c'est la vérité que la grâce de la voie
contient virtuellement tout le bonheur du ciel,
qu'elle nous communique la substance des biens
que nous espérons, qu'avec elle, en un mot, et
par elle, le ciel est déjà dans nos cœurs. La
gloire, en effet, ne sera pas un état substantiel-
lement différent de celui de la grâce ; il n'en
sera que l'apogée, la consommation, le plein
développement. « Ce sera le chêne au lieu du gland,
la moisson au lieu de la semence, le plein midi
1. S. Cyril. Alex., Thesaur., 1. II, c. n.
2. S. Th., Il- II*% q. XXIV, a. 3, ad 2.
3. Rom., VI, 23.
5 9.4 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACB
au lieu de? L'auhei- » ; mai5, dès cette' vie;, l'œuvre
de notre déification est commencée, et nous pos-
sédons avec l'Esprit-Saint les arrhes de notre
béatitude.
Ah ! si nous savions le don de Dieu ! si nous
comprenions le prix de la grâce! avec quelles
ardentes supplications nous redirions, nous
aussi, la parole de la Samaritaine : « Seigneur,
donnez-moi de cette eau! Dontine, da miki kanc
aqaam * / » Et parce que nous portons ce trésor
dans des vases Iragiles' et, qu'il suffît d'un faux
pas pour tout compromettre, avec quelle sollici-
tude nous éviterions tout ce qui pourrait nous
exposer à le perdre ! Avec quel empressement
nous nous hâterions de le recouvrer après l'avoir
perdu ! Comme nous nous efîorcerions de l'aug-
menter par nos mérites ! Comme elle nous pa-
raîtrait simple, évidente, lumineuse, la parole de
l'angélique Docteur affirmant que le plus petit
atome de grâce vaut plus que l'univers entier '^ 1
Et pourtant nous n avons paas encore dit com-
piètement,. — qui pourrait le faire? — à peine
I. M«f' Gay, Sermons d'Avent.
a. Joan., iv, i5.
3. « Habemus thesaurum istum in vasîs fictilibus. » (II
'^or.,iv, 7.)
4. « Bonum gratiae unius majusesl qiiatmborium; nalurae
iotius universi. » (S. Th., l' II", q. cxiii, a. 9, ad
2.). i
liA GflACE ET LA. NATURE DITINE »9^5
avons-nous effleure ce que l'Apôtre appelle les
insondables ridiesses du Cîirist : investigabiles
divitias Chri»ti^. Cette grâce, qui paraît une fin si
précieuse, n'est qu*un moyen ; ce but n'est qu'un
point de départ. En A^ersanl dans T'âme du chré-
tien ce don merveilleux qui le puTifie, le justifie,
le change en une nouvelle créature, «n un être
déiforme objet des divines complaisances. Dieu
ne fait que le préparer à un don plus sublime
encore, à une déification plus complète.
Si grand, en effet, si suréminent que soit en
lui-ïnême le bien de la grâce, il n'est cependant
pas le dernier terme de l'amour divin ici-^bas, ni
la plus haute effusion du cœur de Dîeu ; <ie n'est
qu'une préparation au bien «uprème, un ache-
minement au don par excellence, une disposition
préalable K la commbunication de l'Esprit-Saint
venant en personne dans l'âme juste en compa-
gnie du Père et du Fils, et s'unissant à elle d'une
manière ineffable comme objet de sa connais-
sance et de son amour. Nous mettre en posses-
sion de 'Dieu, ici-bas d'une manière réelle <juoi-
que obscure, en attendant l'heure on nous pour-
rons ^le contempler face à face, voilà >le dernier
fond de la grâce et ce qui en fait en définitive
tout le prix.
L'œuvre de notre déification comprend donc
un double élément : l'un créé, servant en quelque
sorte de lien, de trait d'auiion entre Dieu et l'âme,
et disposant celle-ci à la possession des personnes^
I. Ephes., III, «8.
296 NOTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE
divines, c'est le rôle de la grâce M l'autre incréé,
constituant comme le couronnement de notre
perfection, le terme de nos aspirations, le bien
dont la jouissance même initiale est déjà un
avant-goût du ciel : et c'est Dieu lui-même se
donnant à nous, s'unissant à nous, venant habi-
ter dans nos cœurs, suivant la parole du divin
Maître : « Si quelqu'un m'aime... mon Père
l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous établi-
rons en lui notre séjour*. »
Aussi les théologiens distinguent-ils deux sortes
de participation à la nature divine — duplex na-
turœ divinœ consortium : — l'une, formelle et ana-
logique, par laquelle Dieu nous fait communier
à sa nature par une certaine participation de res-
semblance avec lui, per quamdam similitadinis
paiiicipalionem* \ l'autre, terme et but de la pre-
mière, consistant dans une intime union de nos
âmes avec Dieu. Saint Denys a résumé cet ensei-
gnement dans une formule aussi brève qu'expres-
sive : « Notre déification, dit-il, consiste dans
une assimilation et une union à Dieu aussi par-
faite que possible : Est autem hœc deificatio, ad
Deum, quanta fier i potest, assimilatio et unio^. »
Cette union, comparée dans la sainte Écriture
I. « Gratia gratum faciens disponit animam ad habendam
divinam personam. » (S. Th., I, q. xliii, a. 3, ad a.)
a. Joan., xiv, aS.
3. « Necesse est quod solus Deus deificet, communicando
consortium divinae naturse per qaamdam similitudinis par-
ticipa tionem, sicut impossibile est quod aliquid igniat
nisi
solus ignis. » (S. Th., !• II*^, q. cxii, a. i.)
4. S. Dionys., Hierarch. eccles., c. i, n. 3.
LA GRACE ET LA NATURE DIVINE 297
à celle de l'époux et de l'épouse, est désignée
par les mystiques sous le nom de mariage spiri-
tuel. C'est dire combien elle est étroite, douce et
féconde.
Union étroite, intime, profonde, dépassant
inexprimablement celle qui existe entre l'homme
et la femme, car la nature n'est que l'ombre de
la grâce. D'une part, en effet, il n'y a que rap-
prochement des corps ; de l'autre, il y a compé-
nétration de l'âme par Dieu. Et s'il est vrai de
dire des époux humains qu'ils sont deux dans
une même chair, erunt duo in carne una^, l'Apôtre
déclare qu'en adhérant à Dieu par l'amour, l'âme
juste devient un même esprit avec lui : Qui adliœ-
rei Domino, unus spiritus ejjîciiur^.
Union pleine de douceur et de suavité. Com-
parée à cette union sainte, l'union matrimoniale
n'est que froideur et amertume. Ici, le contente-
ment est court, le plaisir bas et grossier; là, tout
est grand, élevé, durable : c'est la gloire, c'est la
pureté, c'est la tendresse, ce sont d'ineffables
délices que la langue humaine est incapable
d'exprimer, et le cœur de l'homme trop étroit
pour les contenir.
Enfin union féconde, d'où naissent les saintes
pensées, les affections généreuses, les entreprises
hardies, et tout cet ensemble d'œuvres parfaites
désignées sous le nom de béatitudes et de fruits du
Saint-Esprit.
Commencée sur la terre, cette union bénie ne
I. Gen.. II, 24.
a. I Cor., VI. 17.
298 NOTRE JUSTIFICA.TIQN PAR h\ CUBAGE
ge consommera qu'au ciel. Déjà san-s doute, sui-
vant la parole de l'Apôtre, l'âme sainte est fiancée
au Christ' ; déjà elle est l'épouse de T Esprit-Saint,
qui lui a donné la foi comme un anneau sym-
bole de leur alliance 2, l'a revêtue de la grâce et
de la charité comme d'une robe brochée d'or 3,
l'a ornée de ses dons et des vertus infuses en
guise de pierres précieuses *, et s'es4i donné lui-
même, quoique d'une manière obscure, comme
gage de l'éternelle félicité. Reste maintenant que
l'Epoux divin achève son œuvre et concède à son
épouse cette dot ineffablement riche qui s'appelle
la vision, la compréhension, la fruition : la vision
qui doit succéder à la foi, la compréhension qui
lui fera saisir ce bien souverain qu'elle poursui-
vait ici-bas avec de si ardents désirs, la fruition
enfin qui consommera sa béatitude^.
Alors prendra fin ce travail de transforiïiatioin
surnaturelle qui constitue comme la trame de la
vie du chrétien en ce monde, l'assimilation divine
étant désormais parfaite. Déifiée dans son essence
par la grâce, dans son intelligence par la lumière
de gloire, dans sa volonté par la charité con-
sommée, l'âme contemplera sans voiles, et pos-
sédera daus la plénitude de la joie Celui qui est
la vérité subsistante et le bien souverain. C'est
1. « Despondi vos uni viro virginem casCam exhibera
Christo. » «'Il Cor., xi, 2.)
2. « Ann.ilo suo subarrhavit me. » (Ex ofïîc. S. Agnetis.)
3. « Induit me Dominas cyrlade auro conlexta. > (Ibid.)
4. « Circumdedit me vernoiitibus et coriiscantibus gem-
«nis. » (Ibid.)
5. S. Th., I, q. x«, a. 7, ad i. — Supplem., q. xcv, a. 6.
LA GRACE ET LA NATURE DIYINE 299
au moment où Dieu nous apparaîtra ainsi dans
tout l'éclat de sa gloire que nous lui serons plei-
nement semblables, parce que nous le verrons
tel qu'il est : Sciinus quoniam, cum apparuerit,
similes ei erimus : quoniam videbimus eum sicuti
est^. Nous vivrons de sa vie, nous partagerons
.sa béatitude^ car la vie de Dieu consiste à se
«connaître et à s'aimer, sa béatitude à jouir de lui-
même. Alors sera réalisé le souhait que formait
l'Apôtre, quand il écrivait aux Ephésiens : « Je
fléchis les genoux devant le Père de Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ... afin que vous soyez remplis
de toute la plénitude de Dieu : Ut impleamini in
omnem plenitudinem Dei^. »
1. IJoan., in, 2.
a. Ephes., m, M9.
CHAPITRE m
Notre filiation divine adoptive. — Analo-
gies et dissemblances entre l'adoption
divine et les adoptions humaines. —
Incomparable grandeur et dignité du
chrétien.
Devenus par la grâce sanctifiante participants
de la nature divine, divinœ consortes naturœ^,
nous sommes, par le fait même, élevés à la di-
gnité incomparable de fils adoptifs de Dieu avec
droit à l'héritage paternel *. Cette vérité, que
tout chrétien devrait avoir sans cesse devant les
yeux et qu'il ne saurait trop approfondir, parce
que là sont nos titres de noblesse dans le présent,
et nos gages de félicité pour l'avenir, se trouve
consignée à toutes les pages du Nouveau Testa-
ment. « C'est pour nous racheter de la servitude
I. II Petr., I. 4.
a. « Per gratiam homo consors factus naturae divinae
adoptatur in filium Dei, cui debetur haereditas ex ipso jure
cdoptionis, secundum illud (Rom., vui, 17) : Si filii et hœ-
redes. » (S. Th., I' II", q. cxiv, a. 3.)
GRANDEUR ET DIGNITÉ DU CHRÉTIEN 3oi
delà loi, dit l'Apôtre, et pour nous communiquer
l'adoption des enfants, que Dieu a envoyé son
Fils, né de la femme sous le règne de la loi'. »
— (( Et parce que nous sommes ses enfanîs, il a
envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils pour
nous inspirer des sentiments de filiale confiance
envers le Père céleste*. » Aussi « ce divin Esprit
rend-il lui-même témoignage à notre esprit que
nous sommes enfants de Dieu s. »
Pour bien nous convaincre qu'il ne s'agit point
ici d'une simple dénomination extérieure, d'un
titre purement honorifique, mais d'une filiation
très réelle, qui est une participation à la filiation
même du Christ, l'apôtre saint Jean n'hésite pas
à dire : « Voyez quel amour le Père nous a témoi-
gné en nous accordant non seulement le titre,
mais encore la qualité véritable d'enfants de
Dieu : Videte qaalem caritatem dédit nobis Pater,
ut filii Dei nominemur et simus^. » Et comme ravi
d'admiration en présence de tant de grandeur :
v< Oui, mes bien-aimés, répète-t-il, nous sommes
dès à présent les enfants de Dieu ; mais ce que
nous serons un jour ne paraît pas encore. Nous
savons que quand Dieu se montrera, nous serons
semblables à lui, parce que nous le verrons tel
1. « Misit Deus Filium suum, factum ex muliere, factura
sub lege, ut eos qui sub lege erant redimeret, ut adoptionem
filiorum reciperemus. » (Gai., iv, 4-5.)
2. « Quoniam autem estis filii, misit Deus Spiritum Filii
sui in corda vestra clamantem : Abba, Pater. » (Ibid., 6.)
3. « Ipse enim Spiritus testimonium reddit spiritui nos-
tro, quod sumus filii Dei. » (Rom., vra, i6.)
4- I Joan., m. i.
3o2 NOTRE FlUA.TïO^' DIVIKE AJDOPTIVE
qu'il est. Quiconque a cette espérance se sanxîtÉfiev
comme il est saint lui-même i. »
Les saints Pères célèbrent à Fenvi ce glorieux
titre d'enfants de Dieu, ils en exaltent les préro-
gatives, ils en redisent avec foi et amour les
précieux avantages. Ecoutez le grand évêque
d'Hippone : << Quelle ne serait pas, dit-il, la joie
d'un étranger, de quelqu'un qui ne connaîtrait
pas ses parents, et qui serait dans la misère, la
peine et les labeurs, si ^n venait lui dire t-out à
coup : Vous êtes fils d'un sénateur, votre pèr^
jouit d'une immense fortune qui vous est desti-
née, et je viens vous ramener à lui. Quels trans-
ports d'allégresse n'éprouverait-il pas s'il pouvait
croire à la réalité de ces promesses? Eh bien,
voici qu'un apôtre de Jésus-Christ, dont la parole
mérite toute créance, est venu nous dire : Pour-
quoi vous désespérer? Pourquoi vous affliger et
vous consumer de chagrin? Pourquoi vous aban-
donner à vos convoitises et croupir dans l'indi-
gence que produisent ces voluptés ? Vous avez un
père, vous avez une patrie, vous avez un patri-
moine. Quel est ce père? Mes bien-aimés, nous
sommes les eafants de Dieu 2. »
I. « Gharissimi, nunc filii Dei sumus, et nondum appa-
ruit quid erimus. Scimusquoniam, cum apparuerit, similes
ei erimus : quoniam videbimus eum sicuti est. Et omnis, qui
habet hanc spem in eo, sanctificat se, sicut et iUe sanctus
e&t. » (Ibid., 8-3.)
a. « Quis non ex^ultet, si nescio oui peregrinanti et igno-
rant! genns suum, patienti aliquam <?gestatem, et in
a'.rumna et labore constituto diceretur : Filius senatoris
es;
pater tuus amplo patrlmonio gaudet in re vestra ; revoco te
GHANIMBUR EX DIGNITE BU CHR!ÉT1EN 3o5
Aux yeux de saimii Léon, tout autre bienfait
s'éclipse devant la grandeur de cette filiation
divine. « Que Dieu, dit-il^ appelfe Thomme son
fils, que l'homme donne à Dieu le nom de Père,
et que cette appellation réciproq^ie soit l'expres-
sion de la réalité, voilà le don qui surpasse tous
les dons'. » 11 faut entendre saint Pierre Ghryso^
lo^ue exposant aux néophytes ïa. suréminente
digjnité da chrétien : « Si grande, dit-il, est
pour nous la bonté divinte, que la créature ne
sait qu'admirer davantage : ou des abaissements
d'un Dieu descendant jusqu'à notre servitude, ou
de la dignité à laquelle il nous élève en nous
faisant part de sa divinité. Notre Père qui êtes aux
deux... homme,, jusqu'où t'a soudain élevé la
giîâee? Où t'a emporté ta céleste nature? Quoique
vivant encore dans la chair et sur la terre, tu ne
connais plus ni la terre ni la chiair, qu^ind tu dis :
Notre Père qui êtes aux ciewc. Que celui-là donc
q^i croit et confesse qu'il est fils d'un tel Père,
mène une vie en rapport avec son origine, con-
forme à celle de son Père; qm'il affiriïïe dans sa
ad patrem tuum. Quali; gauddo exsultaret, si hoc non faîlax
promissor diceret? Venit ergo non lallax apostolus Christi,
et ait : Quid est qiiod de Tobis d^peratis ? quid est quod
vos affligitis, et mœrore conteritis ? quid est quod
concupis-
centias vestraa seqiaendjQ, in egestate istarum voîtiptatum
conteri vultis ? Habetis patrem, habetia patrîam, habetife
patrimonium. Quia est iste pater? Dileetisàmi, filii Dei
sumus. » (S. Aug,, Enarrat. in Ps. lxxxiv, n. g.)
I. « Omnia dona excedit hoc donum, ut Deus' hominem
vocet. filium, et honao Deum nominet- Patrem. » (S. Léo,
M., serm. VI de Naiiv.)
3o4 NOTRE FILIATION DIVINE ADOPTIVE
pensée et dans ses actes ce qu'il a obtenu par son
origine céleste'. »
Pour bien mettre en lumière la nature de noire
adoption divine, il ne sera pas hors de propos
de la comparer avec l'adoption humaine et d'en
étudier successivement les analogies et les dis-
semblances.
Ici-bas, adopter un enfant, c'est le faire entrer
dans sa famille, c'est lui conférer librement,
gratuitement, le titre et les prérogatives de fils
qui ne lui appartenaient pas en vertu de sa nais-
sance, notamment le droit à l'héritage de soit
père adoptif. On peut inférer de là qu'une triple
condition est requise pour une véritable adop-
tion : il faut tout d'abord que l'adopté soit étran-
ger par son origine à la famille qui l'introduit
dans son sein, et n'en fasse pas naturellement
partie; il faut, en second lieu, que son entrée
dans sa nouvelle famille soit le résultat d'un
choix libre et gratuit ; enfin il est nécessaire
qu'avec le titre de fils, l'adopté reçoive un droit
strict et légal à l'héritage de qui l'adopte.
I. « Et quidem Deitatis erga nos dignatio tanta est ut
scire nequcat quid potissimum mirari debeat creatura :
utrum quod se Deus ad nostram deposuit servitulem, an
quod nos ad divinitatis suae rapuit dignitatem. Pater noster
qui es in cœlis... Qao te, homo, repente provexiigratia? quo
te rapuit cœlestis natura? Ut in carne et in terra positus
adhuc, et carnem jam nescias et terram, dicendo : Pater
noster, qui es in cœlis. Qui ergo se tanti Patris filium
crédit
et confitetur, respondcat >1ta generi, moribus Patri, et
mente alque actu asserat quod cœlestem consecutus est
per naturam. » (S. Petr. Ghrysol., serm. lxxii in Orat^
DonJn.)
GRANDEUR ET DIGNITÉ DU CHRETIEN 3o5
Ces diverses conditions sont faciles à établir.
Ainsi, qu'un étranger soit seul susceptible d'adop-
tion, c'est chose manifeste; il y aurait contradic-
tion à adopter son propre fils. Comment, en
effet, dire du fils légitime, du fils par nature,
qu'il a été introduit gratuitement dans une
famille à laquelle il n'appartenait point par sa
naissance, qu'il a reçu par libre choix le nom el
le droit à l'héritage de son père? Mais tout cela
lui revient naturellement, en verlu même de
son origine. Le fils légitime peut, il est vrai,
démériter; il peut être chassé du toit paternel
pour son inconduite et à cause des désordres de
sa vie ; il peut même, dans certaines circons-
tances exceptionnelles, être légitimement déshé-
rite ; mais quand, instruit par le malheur et
repentant, ce nouveau prodigue rentre à la mai-
son paternelle, il reprend sa place au foyer de
la famille et n'est pas adopté. Le lien du sang
est indestructible, et il restera toujours une pro-
fonde différence entre le fils par nature, quels
que soient ses torts, et celui qui n'est entré
dans la famille que par le bon plaisir de son
chef.
En outre, l'adoption est essentiellement volon-
taire et gratuite : volontaire tant de la part de
l'adoptant que de l'adopté; gratuite, parce qu'elle
n'est fondée sur aucun droit naturel ou acquis.
C'est un contrat par lequel deux personnes natu-
reHement indépendantes et libres de disposer
l'une de son nom et de sa fortune, l'autre de sa
personne, s'engagent réciproquement : la pre-
mière, à conférer à la seconde tous les droits
d'un fils légitime, et celle-ci, à reconnaître l'au-
HAB. lAIMT-BSPMT. — 90
3bb^ IfOTRE PILIA/nON DIVINE ADOPTTVB
torité du père adoptif dont elle accepte les libé-
ralités.
Une dernière condition de l'adoption, que les
jurisconsultes s'accordent à regarder comme
fondamentale, c'est le droit légal qui en résulte
pour l'adopté de recueillir un jour la. succession
de l'adoptant.
Il
Si donc notre adoption par la grâce n*est pas
un vain mot, elle doit réaliser cette triple condi-
tion qui, provenant de la nature même des choses,
se rencontre nécessairement dans toute adoption
véritable. Qu'il en soit réellement ainsi, c'est ce
qu'il est facile de prouver.
En effet, ce sont bien des étrangers que Dieu
introduit dans sa race, quand il daigne accorder
à des êtres raisonnables la grâce sanctifiante, et
leur communiquer par là une participation de sa
nature et de sa vie. Sans doute, « considéré dans
sa nature et quant aux biens de l'ordre naturel',
l'homme n'est pas étranger à Dieu, puisqu'il
tient de lui tout ce qull possède ; mais quant
aux biens de la grâce et de la gloire, il lui est
étranger ; et c'est en cela justemerit qu'il est
adoptée » L'homme de la nature, l'homme priviâ
I. « Homo, in sua natura consîdcratus non est extraneus
a Dec quantum ad bona naturalia quae recepit ; e^t tamen
extraneus quantum ad bona gratite et glorias : et secun»
<iïLDi.hoc adoptatur. w (S. Th.. HI,. q. xxtii^a. d,
adi.)
GRAJVDBUR ET DIGNITÉ DU CHRÉTIEN 8^07
de la gTâc€ ne saurait donc être considéré comme
étant du nombre de ceux auxquels il a été dit :
* Vous êtes des dieux et les fils du Très-Haut^ » ;
U ne fait point partie de la famille divine, il n'a
aucun droit à la possession des biens propres à
Dieu ; c'est vraiment un étranger. Les rapports
qui l'unissent à l'auteur de son être, ce sont les
rapports de l'effet à la <;ause„ de l'ouvrage à l'ou-
vrier, et nullement ceux du fils au père, attendu
qa'il existe paj: voie de création et non par voie
de génération, qu'il procède du néant et non du
sein .de Dieu. S'il a, comme tout effet, une cea--
taiiie ressemblance avec sa cause, il ne participe
^dépendant pas à la nature «de son principe ; s'il
a (été fait à l'image de Dieu, il ne vit pas de la
vie -divine ; il n'a, dans ses éléments constitutifs,
rien de vraiment .divin,, ni par esîsence, ni par
paaiicipation.
Saes doulie, dans ce sens large et très impro-
p^re, suivant lequel tout ouvrier peut se dire,
d'une certaine façon, le père de son oeuvre. Dieu
peut être appelé notxre Père dans l'ordre naturel
et toutes les créatures, surtout les créatures
intelligeEntes, qui portent d'une manière plus sai-
sissante l'empr-einte de la divinité, peuvent être
dénomnaées les filles de Dieu*; mais, à parler
nigoureu&ement» elks ne le sont point par défaut
1. « Ego dixi : Dii estis, et filii Excelsi omnes. » (Ps.
lxxxt,
6.)
2. « Numquid non ipae est pater tuu§, qui possedit te,
et fecit, et crea\'it te ? » ('Deut.,, xxxii^ 6. — ■«
Quis est
pluvise pater? vel quis genuitistillastoris?
»^0b.,xxjXYiii,.28.)
3o8 NOTRE FILIATION DIVI>E ADOPTIVE
de cette similitude de nature qui doit exister entre
le père et les enfants.
Aussi la tradition catholique a-t-elle toujours
considéré l'adoption divine comme un appel fait
par Dieu à des êtres qui lui sont étrangers par
nature, et qui, par suite de leur condition native,
sont vis-à-vis de lui des serviteurs, non des
enfants. Voici comment s'en explique saint
Cyrille d'Alexandrie : « Nous qui, par nature,
sommes des créatures produites et de condition
servile, nous obtenons par grâce et au-dessus
des exigences de notre nature la dignité d'enfants
de Dieu : Nos qui natura censemur effecta serva-
qae creatura, iidem supra naturam et per gratiam
nanciscimur prœstantiamJîliorumDei^. » Saint Atha-
nase exprime la même pensée dans les termes
suivants : « Les hommes étant, par leur nature,
des créatures, ne p.^uvent devenir fils de Dieu
qu'en recevant l'Esprit de celui qui est le vrai
Fils de Dieu par nature : Nec alio modo possurd
filii fieri cam ex natura sua sint creati, nisi Spiri-
tum ejus, qui est naturalis et verus Filius, accepe-
rint*. »
Le Souverain Pontife Léon XIII n'était donc
que l'écho de la doctrine traditionnelle lorsque,
dans sa belle Encyclique sur le Saint-Esprit, il
disait : « La nature humaine est nécessairement
servante de Dieu : Par nature , nous sommes
les serviteurs de Dieu'. En outre, à cause de la
I. S. Cyr. Alex., In Joan. lib. I.
a. S. Athan., Orat. 2 contra Arian.
3, S. Cyr. Alex., Thesaar., 1. V, c.5.
GRANDEUR ET DIGNITÉ DU CHRETIEN SoQ
faute commune, notre nature est tombée dans
un tel abîme de vice et de honte que nous étions
devenus les ennemis de Dieu. Nulle puissance
n'était capable de nous arracher à cette ruine et
de nous sauver de la perte éternelle. Cette tâche,
Dieu, créateur de l'homme, l'a accomplie dans
sa souveraine miséricorde par son Fils unique,
grâce auquel nous avons été rétablis avec une
plus grande abondance de dons dans la dignité
et la noblesse que nous avions perdues. Dire
quelle a été cette œuvre accomplie par la grâce
divine dans l'âme humaine est chose impossible ;
aussi les Livres saints et les Pères de l'Église
nous appellent-ils des êtres régénérés, des créa-
tures nouvelles admises à la participation de la
nature divine, des fils de Dieu, des êtres déifiés
et autres titres analogues'. »
Ainsi, au moment même où nous recevons la
I. « Natura humana necessario serva est Del : Creaiura
serva est, servi nos Dei samus secundam naturam : quin etiam
ob communem noxam natura nostra omnis in id vitium
dedecusque prolapsa est, ut prœterea infensi Deo extiteri-
mus : Eramas natura filii irœ (Eph., n, 3). Tali nos a ruina
exitioque sempiterno nuUa usquain vis tanta erat quœ pos-
set erigere et vindicare. Id vero Deus, humanœ naturse con-
ditor, summe misericors, praestitit per Unigenitum suum :
cujus beneficio factum, ut homo in gradum nobilitatem-
que, unde exciderat, cum donorum locupletiore ornatu sit
resti tutus. Eloqui nemo potest, quale sit opus istud
divinse
gratiae in animis hominum ; qui propterea luculenter tum
in sacris Litteris tum apud Ecclesiae Patres, et regenerati
et
creaturae novae et consortes divinae naturœ et filii Dei et
deifici similibusque laudibus appellanlur. » (Fx Epist. En-
cyci. Divinum Uiad munus Léon. Papae XIII.)
3 10 NOTRE FILIATIOTV TJIVINE ADOPTIVE
grâce, un dhangement profond s'opère en nous;
de BervT^teurs que nous étions en vertu de notre
création, nous devenons soudain les enfants de
Dieu; de fils du premier Adam, héritiers de sa
nature et de sa faute, nous dcTenons les frères
du second Adam, Jésus-Christ notre béni Sau-
veur, qui ne croit pas déroger en nous donnant
cette glorieuse qualification 1 ; et nous entendons
l'Apôtre nous adresser ces paroles significatives :
u Vous n'êtes plus maintenant des étrangers et
des hôtes, mais vous êtes les concitoyens des
saints et de la maison de Dieu : Jam non estis
hospHcs et advenœ, sed estis cives sanctorum et do-
mesticiDei'^: »
^'on content de détruire en nous Le vice de
notre première origine, Dieu nous communique
un nouvel être, une nouvelle vie, une nature
nouvelle-; il nous engendre spirituellement, non
pas sans doute de la même manière, ni au même
titre que le Verbe divin, mais à sa ressemblance.
Lui est consubstantiel au Père, qui lui commu-
nique sa propre nature dans toute sa plénitude;
nous n'avons, nous, qu'une participation îfinie,
une imitation analogique de cette même nature.
Lui est Dieu, nous sommes simplement déifiés.
Sa génération est éternelle et nécessaire.; notre
régénération, qui s'accomplit dans le ieaorips, est
gratuite et volontaire. Volaniarie gênait nos verho
veritatis 3. Bref, le Verbe «st fils par nature ; nous
I. « PiTopter qaam causam -non conïiinditur fralres eos
vocare. » ;(iHebr., ii, n.)
u. Ephes.^ u. 19.
3. Jac, I, 18.
GBL\NI>E.UR ET DIGNITE I>U CHRÉTIEN 3lT
ne le sommes que par bienveillance et adoption,
ayant été déifiés par la grâce, sans être nés de
la substance divine : Hommes dmii deos, ex gra-
tta sua deificatos, non de subsiantia sua naiosi^.
Mais pour n'être que des fils adoplifs, nous
n'en avons pas moins droit à l'héritage de notre
Père céleste. « Si nous sommes enfants, dit saint
Paul, nous sommes également héritiers : héri-
tiers de Dieu et cohéritiers de Jésus-Christ : Si
autemfilii, et hœredes : hœredes quidem Dei, coJiœ-
redes auiem Ghrisii 2. »
Ce droit à l'héritage paternel est ce qu'il y a
de plus essentiel dans l'adoption ; c'en est le but
et la fin, de même que Famoui* en est le prin-
cipe. Aussi, (c dès. là que, par un effet de sa
bonté imfinie,. Dieu appelle les hommes à hériter
de sa propre béaititnde, on dit qu'il les adopte ^ )>.
Grande et sublime vocation, bienfait inappré)-
ciable, qui arrachait à l'Apôtre saint Paul ce cri
de reconnaissance et d'amiOiur : « Béni soit Dieu,
et le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui
nous a comblésr en Jésus-Christ de toutes sortes
de hénédicitons spirituelles et célestes, nous-
ayant élus en lui a\^dnt la constitution du
monde, afin que nous fussions saints et imma-
culés devant lui dans la charité. Car, par une fa-
veur toute gratuite, il nous a prédestinés à deve-
lu &. AiUg.^ in Ps. XEEC, rt. a
2. Rom., vin, 17.
3.. « In qucuattuna Deus ex sua bonitate admittit hornine»
adbeatitudmisbiaeieditatem» dicitup eas adoptare. » (S. Th.„
ni, q. xxni, a. i.)
3l2 NOTRE FILIATION DIVINE ADOPTIVE
nir ses fils adoptifs par Jésus-Christ, pour la
gloire et le triomphe de sa grâce, par laquelle il
nous a rendus agréables à ses yeux en son Fils
bien-aimé^. »
III
La grâce réalise donc toutes les conditions
d'une véritable adoption, puisque par elle des
étrangers sont introduits gratuitement dans la
famille de Dieu, dont ils deviennent les héri-
tiers. Mais que cette adoption diffère des adop-
tions humaines ! S'il y a entre elles certaines
analogies, quelques traits de similitude, combien,
par ailleurs, les dissemblances en sont profondes
et accusées!
Parmi les hommes, l'adoption n'a lieu que
pour suppléer, dans une certaine mesure, à l'ab-
sence d'enfants légitimes et peupler un foyer que
la nature avait laissé désert. Quand deux époux,
privés du bienfait de la fécondité, craignent de
voir s'éteindre un grand nom et se disperser
I. « Benedictus Deus et Pater Domini nostri Jesu
Christi, qui benedixit nos in omni benedictionespirituali in
cœlestibus in Christo. Sicut elegit nos in ipso ante mundi
constitutionem, ut essemus sancti et immaculati in con-
spectu ejus in charitate. Qui praedestinavit nos in adop-
tionem filiorum per Jesum Ghristum in ipsum, secun-
dum propositum voluntatis suae : in laudem gloriae gra-
tifie fcuae, in qua gratificavit nos in dilecto Filio sue. »
(Eph.,
1, 3-6.)
GRANDEUR ET DIGNITÉ DU CHRETIEN 3l3
une brillante fortune, ils font choix d'un étran-
ger, ils l'introduisent à titre de fils dans leur de-
meure, et, en lui passant leur nom et leur héri-
tage, ils se consolent dans la pensée qu'ils ne
mourront pas entièrement. Mais si les époux ont
un fils, ils se gardent bien d'amoindrir son
patrimoine en lui donnant des cohéritiers.
« Voilà, dit saint Augustin, ce que font les hom-
mes ; Dieu agit différemment : Hoc faciunt homi-
nés... Non sic Deus^. »
Ce n'est point par indigence, à défaut de fils,
que Dieu nous adopte ; c'est uniquement par
amour, dans le dessein de répandre sur, d'autres
êtres l'abondance de ses perfections. En effet, il
possède un Fils égal à lui-même, souveraine-
ment parfait, immortel, héritier de tous ses
biens2; mais, pressé par sa bonté, il veut élargir
le cercle de la famille divine, admettre au par-
tage de ses biens les créatures qui n'y avaient
aucun droit, et leur conférer, en les adoptant,
une sorte de filiation qui est une image de celle
du Verbe, de même que, par l'acte créateur, il
avait communiqué à tous les êtres sortis de ses
I. « Multi homînes cum filîos non habuerînt, peracta
«etate adoptant sibi ; et voluntate faciunt quod natura non
potuerunt : hoc faciunt homines. Si autem aliquis habeat
filium unicum, gaudet ad illum magis ; quia solus omnia
possessurus est, et non habebit qui cum eo dividat haeredi-
tatem, ut pauperibr remaneat. Non sic Deus. » (S. Aug., in
Joan.y tract. 2, n. i3.)
a. « Quem constituit haeredem universorum. » (Hebr.,
i.a.)
3l4 NOTRE FILIATION DITINE A-DOPTIVE
mains une similitude de sa peffeetion ^ De là ces
paroles de l'Apôtre : « Ceux -que Dieu a connus
dans sa prescience, il les a prédestinés à êtr-e
conformes à l'image de son Fils 2. »
11 fallait effectivement que, avant de n-o-us ad.op-
ter, Dieu commençât par nous conférer une par-
ticipation à sa nature en nous engendrant spiri-
tuellement.; car la conformité de nature entre
l'adoptant et l'adopté s'impose si m.aiiifestement
qu'il ne vient pas à l'idée qu'un homme puisse
prendre pour fils une créatur>e autr-e qu'un être
humain. Or, tandis que l'adoption humaine sup-
pose cette co-mmunauté de natuire, l'adoption
divine doit la créer, car la divinité n'appartient
naturellement qu'à Dieu. Aussi, pendant que
l'homme choisit à son gré parmi ses semblables
celui dont il veuît faire son fils adoplif et son hé-
ritier^ Dieu ne peut adopter un être raisonnable
qu'à la condition de le déifier au préalable en
lui faisant part de sa nature.
De plus, parmi les hommes, l'étranger que
l'on adopte est apte par lui-mêdffie à recueillir
Théritage qui lui est dévolu ; s'il n'y peut pré-
I. « Hominis est operari ad supplendam suam indigen-
tiam ; non autem Del, cui convenit operari ad communi-
candam suae perfiectioiiis abundaiibiain. Ëit jdeso siciit
per
actum creationiB ooannuuiïijcatur boni las divina omnibus
creaturis seciandum quamdain simiMtodinjem, âtaperacturn
adoptionis communicatur srmiMiado naturalisfiliationiB im-
minibus, «ecundum illad (Rom., vifli, 29) : Quos prœscJAjU
conformas fieri imagmis Filii eui. » (S. Tih., lll, iq.
kxiil»
a. I, ad 2.)
a. (( Quos prtescLvit let praBde9iinav.R comforoies fiteri
una-
ginis Filii sui. » (Rom., vin, 29.)
GBANDEUR ET DIGNITE DU CHRÉTIEN 3x5
tendre en vertu, de sa naissance,, une simple for-
malité juridique, suffît, pour lui constituer uai
droit et L'envoyer en possession des biens qui lui
ont été légués. II. nen va point ainsi dans
l'adoption divine. Au lieu de se borner à dési-
gner la personne appelée à recueillir l'héritage
céleste, Dieu doit d'abord créer,, dans l'élu de
son choix., l'aptitude, à entrer en possession et à
jouir des biens divins; car nul être créé, laissé
à lui-même et abandonné à ses seules forces,
n'est capable d'atteindre, à de telles hauteurs ;
il y faut l'appoint de la grâce et de la. gloire i.
Sans doute,, dès là qu'il a été fait à l'image de
Dieu et qu'il possède une nature intelligente,
l'homme a la puissance radicale di'être- éle^é à la ,
vision béatifîque et à la participation de la béa-
titude divine, qui consiste ii jouir de Dieu'^;
mais, pour obtenir la. jouissance efTective de
cette félicité suprême, il a besoin de forces sur-
naturelles qui perfectionnent, son intelligeu^e et
dilatent son cœur.
Comme on le voit, l'adoption humaine est uai
acte purement extérieur, une fiction! légale, qui
I. « Woc autem plus habet adopta tîo divina quam hu-
mama, qjuia Deias hominem' ^em» adeptat, ixloneum fâciV
per gratiae muQus ad) hœreditatein coelesfeem percipfen-
dam; homo auiem non facit idQUÊum eum quem adoptât
sed potins eum jam idoneum eligit adoptando. » (S. Th.,
ni; q. xxHi, a. I.;
2t, « Deus est mûniùas' boniitatis : ex qoa contingit quod
ad participatlonem bonorum suorum suas creaturas aJ-
mittit, et praecipue rationales creaturas, quae in quantum
sunt ad imaginera Dei factse, sunt capaces beatitudinis
divinse : quaequidem consistit in fruitione^Dei. » (Ibid.)
Ol6 NOTRE FILIATION DIVINE ADOPTIVE
peut bien changer la situation sociale de l'adopté^
lui inspirer des sentiments nouveaux, établir
entre lui et celui qui l'adopte des relations d'in-
timité et d'affection, mais qui ne peut rien sur
la nature. Le père adoptif a livré tout ce qu'il
peut transmettre, quand il a donné son nom,
son héritage et son cœur. « Celui qui prend
désormais le nom n'appartient pas pour cela à la
race. S'il porte un cœur noble et reconnaissant,
il épousera les sentiments, les pensées, les tradi-
tions de sa famille adoptive ; il lui vouera amour
et obéissance ; mais à cette filiation factice et
conventionnelle il manquera toujours le lien
d'origine, le cri du sang. 11 n'en va pas ainsi
dans l'ordre de notre filiation surnaturelle. Le
jour où nous devenons chrétiens, notre initiation
ne nous confère pas seulement le nom, elle ne
nous agrège pas seulement à la maison, elle ne
nous engage pas seulement envers la doctrine
de Jésus-Christ : elle imprime dans notre âme
un sceau de ressemblance, un caractère indélé-
bile ; elle nous communique intérieurement
c( l'esprit d'adoption des enfants dans lequel
nous crions : Père^ » ; enfin, par l'action sacra-
mentelle du baptême et des autres signes, et
mieux encore par la liqueur eucharistique, elle
insinue au plus intime de notre être le sang de
celui en qui nous sommes adoptés. Par là, nous
entrons authentiquement dans sa race : ipsias
enim et gênas sumus'-. El parce que nous sommes
1. Rom., VIII, i5.
2. Act., XVII. a8.
GRANDEUR ET DIGNITÉ DU CHRÉTIEN 'Ôl'J
de la race de Dieu : genus ergo cum simus
Dei\ parce que notre filiation n'est pas pure-
ment nominale, mais rigoureusement vraie et
réelle, nous devenons héritiers de plein droit et
à titre de stricte justice, héritiers du Père com-
mun que nous aAons avec Jésus-Christ, cohéri-
tiers par conséquent de l'aîné de notre race * : Si
filii, et hœredes : hœredes qu'idem Dei, cohœredcs
aiitem Christi^. »
IV
Que sont, à côté de cette qualité d'enfants de
Dieu et de frères de Jésus-Christ, les titres les
plus fastueux dont la vanité humaine aime à se
parer comme d'une auréole? Qu'est-ce qu'un
prince de la terre, un chef d'Etat, un monarque
si puissant qu'on le suppose, à côté d'un héri-
tier de la couronne céleste? C'est ce qu'avait par-
faitement compris notre grand saint Louis ; aussi
préférait-il au nom si justement célèbre de roi de
France l'humble dénomination de Louis de
Poissy, du lieu où il avait reçu le sacrement de
la régénération.
Que d'autres se glorifient, s'ils le veulent, de
la noblesse de leur origine, de l'étendue et de la
profondeur de leur savoir, de l'abondance de
1. Ibid., ag.
2. Rom., VIII, 17.
3. Gard. Pie, 3* Instrud. synod. sur les principales erreurs
du temps présent, S xvi.
3>r8 NOTRE FILIATION DTTINE AI>OPTiyB
leurs richesses, de Téclat de leurs honneurs ; aux
yeux de la foi, et par conséquent au jugement de
Dieu, rien de tout cela n'est comparaMe à la di-
gnité d'un chrétien en étjat de grâce. Ce juste
n'est peut-être qu'un pauvre artisan, vivant péni-
blement du travail de ses mains, une humble fem-
me sans influence comme sans notoriété, moins
encore, un mendiant méconnu et méprisé, pos-
séda nt à peine quelques haillons sordides pouT
«ouvrir sa nudité. Mais pendant que les heureux
de la terre passent à ses côtés sans daigner lui
jeter un regard, le ciel entier a les yeux sur lui ;
Dieu le contemple avec amour, prêt à redire de
lui les paroles qu'il laissa tomber un jour de ses
lèvres à la louange du Sauveur Jésus : « Celui-
ci est mon fils bieuraimé, en qui j'ai mis toutes
mes complaisaneeâ^ » ; les anges l'entourent d'un
religieux respect et le couvrent de leur protec-
tion, car ils voient en lui un frère et un cohéri-
tier de la gloire céleste.
Yoilà ce qu'il iaut enseig^ier et redire fré-
quemment aux hommes de la génération con-
temporaine ù froidement indiflerents pour les
choses du salut, si ingrats envers Dieu, si dédai-
gneux des biens de la grâce. A ces baptisés fai-
sant si bon marché de leur titre de chrétiëfls,
quand ils ne s'en montrent pas ouvertement
humiliés devant les enfants du siècle, il faut
rappeler l'éclat de leur naissance spirituelle, la
dignité de leur baptême, l'incomparable gran-
I. « Hic est Filiusrmeus dilectus, in qtw mibi bene com-
placui. n (Matth., xvii, 5.)
GRANDEUR ET DIGNITÉ DU CHRETIEN Sl^
deur de leurs destinées; il £aut leur apprendre à
ne i>as rougir de ce qui fait leur gloire. Est-^ce
qu'un fils de famille, un jeune homme de noble
extraction, rougit du nom de ses ancêtres? Est-ce
qu'il cache ou dissimule son blason? Il fait, au
contraire, sonner l'un bien haut, et s'ingénie à
mettre l'autre en évidence. Eh bien, nous tous.
qui avons été baptiser, nous sommios de la
plus grande race du inonde, nous sommes de
race divine, nous sommes enfants de Dieu.
« Apprenez, disait jadis saint Jérôme à la
vierge Eustochium, en l'invitant à ne pas fré-
quenter les matrones superbes enflées de l'im-
portance de leurs maris, apprenez à concevoir
ici un saint orgueil ; sachez que vous valez
mieux qu'elles : Bisce sanctam superhiam ; scïta
te lilis majorem^. » Si l'humilité oiiré tienne nous
sied en tant que créatures, et surtout en tant
que péchetirs, il ne nous convient pas d'avoir,
touchant les <>hoses de la grâoe^ des pensées mé-
diocres ou de bas sentiments. Une sainte fierté
paraît ici tout à fait de mise, celle qui respecte
les dons de Dieu et refuse de déroger. Que des
hommes étrangers à notre foi réservent leuT
estime pour les biens et les avantages de l'ordre
naturel, qu'ils exalterst plus que de raison les
conquêtes de la science , cela se conçoit ; car-
« l'homme animal, suivant d'énergique expres-
sion de saint Paul, ne connaît pas les choses qui
sont de l'Esprit de Dieu' m ; quant au dirétien.
I. S. Hieron., Epist. ix.
3. « Animalis homo non percipit ea quae sunt Spiritus^
Dei. » (I Cor., ii, i4.)
320 NOTRE FILIATION DIVINE ADOPTIVE
s'il ne le cède à personne dans l'estime et la cul-
ture des sciences naturelles et humaines — car
loin d'être une dépression de la nature, la grâce
en est, au contraire, la plus splendide exaltation,
— il fait par ailleurs profession de croire à une
science plus haute et plus nécessaire, la science
du salut.
Aussi écoutez avec quels nohles accents saint
Cyprien répond à tous ces preneurs de la nature
qui ont sans cesse à la bouche les grands mots
de progrès, de civilisation, de découvertes mo-
dernes, et qui, non contents de s'extasier eux-
mêmes devant ce qu'ils appellent les chefs-d'œu-
vre de la pensée et les conquêtes de la science,
semblent vouloir imposer leur admiration aux
autres : « Jamais il n'admirera les œuvres hu-
maines, celui qui se sait fils de Dieu. C'est dé-
choir du faîte de la grandeur que d'admirer
quelque chose après Dieu. Nanquam humana
opéra mirabitur, quisqais se cognoverit filium Dei.
Dejicit se de culmine generosiialis, qui admirari
aliquid post Dominum prAest^. >^
Et pour exciter le chrétien à repousser coura>
geusement la tentation, l'illustre évêque de Car-
thage ne trouve pas de motif plus puissant que
celui de sa filiation divine. « Lors donc que la
chair te sollicite à des plaisirs honteux, réponds :
Je suis fils de Dieu, appelé à de trop hautes
destinées pour me faire l'esclave de viles pas-
sions. Quand le monde te tente, réponds-lui : Je
suis fils de Dieu ; des richesses célestes me sont
1. S. Cyp., lih. de Spectac., n. ix.
GRANDEUR ET DIGNITE DU CHRÉTIEN 321
réservées, il est indigne de moi que je m'attache
à une motte de terre. Quand le démon cherche
à t'attaquer et te promet des honneurs, dis-lui :
Je suis fils de Dieu, né pour un royaume éter-
nel ; retire-toi, Satan. — Ne déchois jamais des
hautes pensées qui siéent à des enfants de
Dieu*. » — « chrétien, ajoute saint Léon, re-
connais ta dignité et, devenu participant de la
nature divine, ne va pas retourner par une con-
duite indigne de ta céleste origine à ton ancienne
bassesse*. »
1. « Cum ergo te sollicitât caro ad turpia, responde :
Filius Dei sum ; ad majora natus sum, quam ut me ventris
mancipium effîciam. Cum te mundus tentât, responde :
Filius Dei sum, cœlestibus opibus destinatus ; indignum est
ut terrœ punctum consecter. Cum te dœmon invadit, cura
honores promittit, responde : Dei filius sum regno aeterno
natus ; vade rétro, Satana. Noli ergo degenerare a praecel-
sis flliorum Dei cogitationibus. »
2. « Agnosce, o christiane, dignitatem tuam, et divinae
consors factus naturœ, noli in veterem vilitatem degeneri
conversatioae redire. » (S. Léo, serm. i de Nativ, Do-
mini.)
■AB.
tAIRT-ISPRIT.
CHAPITRE IV
Droit à l'héritage céleste, conséquence
de notre adoption. — Quel est cet
héritage?
I
La grâce, qui fait de nous des enfants de Dieu,
nous constitue pareillement ses héritiers- : Si JîliU
et hœredes. C'est le raisonnement de FApdtre»
c'est la conséquence nécessaire de notre adop-
tion. Il n'y a pas, en effet, il ne peut pas y
avoir d'adoption véritable sans un droit conféré
au fils adoptif sur l'héritage de l'adoptant.
D'ordinaire, il est vrai, ce n'est qu'à défaut de
fils légitime et seulement à la mort du testateur,
qu'un étranger est appelé à recueillir sa succes-
sion en qualité de fils adoptif. Or, Dieu ne
meurt pas, et il possède un Fils unique qui est
son légataire universel', un Fils auquel il a tout
remise, auquel tout appartient au ciel et sur la
terre 3. Mais, observe saint Augustin, « si grande
1. « Quem constituit hœredem universorum. » (Hebr.,
1,2.)
2. « Omnia mihi tradita sunt a Pâtre meo. » (Matlh., xi»
37.)
3. « Omnia quaecumque habet Pater, mea sunt. » (Joan..
xvi, i5.)
QUEI. EST CET HERITAGE? 323
est la charité de cet héritier, qu'il a voulu avoir
des cohéritiers. Quel homme avare voudrait avoir
des cohéritiers? Si par hasard il s'en trouvait
un, il devrait partager l'héritage et se trouverait
par là moins riche que s'il l'avait gardé intégra-
lement pour lui. Rien à craindre de semblable
par rapport à Théritage pour lequel nous som-
mes cohéritiers du Christ ; il ne diminue point
avec la multitude des copartageants , il n'est
point amoindri en proportion du nombre des
héritiers ; mais il est aussi considérable pour
beaucoup que pour un petit nombre, pour
chacun en particulier que pour tous ensem-
ble i. »
Il n'en est pas effectivement des biens spiri-
tuels comme des biens matériels. Ceux-ci ne
pouvant appartenir intégralement à plusieurs à
la fois, leur possesseur ne saurait, sans se dé-
pouiller lui-même de tout ce qu'il donne, appe-
ler quelqu'un à partager avec lui son patrimoine.
Les biens spirituels, au contraire, peuvent être
possédés simultanément par plusieurs. Est-ce
que le docteur se dépouille et se prive de la
science qu'il a acquise, quand il la communique
à la foule des disciples qui se pressent autour de
i . « Tanta charitas est in illo haerede, ut voluerît habere
cohaeredes. Quis hoc avarus homo velit, habere cohsere-
4es ? Sed et qui invenifur velle, di\idet cum eis haeredita-
tem, minus habens ipse dividens quam si solus possideret.
Haereditas autera in gua cohaeredes Ghristi sumus, non
minuitur copia possessorum, nec fit angustior numerosi-
tate hœredum; sed tanta est multis quanta paucis, tanta
«ngulis quanta omnibus. « (S. Aug., in Ps. xux, n. 2.)
324 DROIT A l'héritage CÉLESTE
sa chaire? Le Christ peut donc, sans crainte de
s'appauvrir lui-même, et sans aucun détriment
pour le Père céleste toujours vivant, nous appe-
ler à recueillir avec lui l'héritage de notre com-
mun Père'.
Quel est cet héritage? Suivant la judicieuse
observation du Docteur angélique, l'héritage de
quelqu'un, c'est ce qui constitue sa fortune ou
sa richesse : Hoc autem dicitar hœr éditas alicajus,
ex quo ipse est dives^.
Il ne suffît donc pas, pour mériter ajuste titre
le nom d'héritier, de recevoir un legs quelconque,
un cadeau même important, c'est la majeure
partie sinon la totalité de l'avoir du testateur,
c'est-à-dire ce qui constitue substantiellement sa
richesse qu'il faut être appelé à recueillir*. Or la
richesse de Dieu ne consiste pas, comme celle de
l'homme, dans les biens extérieurs : l'or, l'ar-
1 . « Bona spiritualia possunt sîmul a pluribus possîderi,
non autem bona corporalia ; et ideo haereditatem corpora-
lem nullus potest percipere nisi succedens decedenti :
haere-
ditatem autem spiritualem simul omnes ex integro acci-
piunt sine detrimento patris semper viventis. » (S. Th.,
III,
q. xxm, a. i, ad 3.)
2. S. Th., III, q. xxiii, a. i.
3. « Dicitur aliquis haeres alicujus existera qui principa-
lia ejus bona percipit seu adipiscitur, non autem qui ali-
qua munuscula recipit ; sicut legitur (Gen., xxv, 5) : Qaod
Abraham dédit cancta quœ possedit, Isaac ; filiis autem
conçu-
binarum largitus est munera. Bonum autem principale quo
Deus dives est, est ipsemet : est enim dives per seipsum,
et non per aliquid aliud : quia extrinsecorum bonorum non
indiget, ut dicitur in Ps. xv. Unde ipsum Deum adipis-
cuntur ûlii Del pro hœreditate. » (S. Th., in Rom., vni. 17,
lect. 3.)
QUEL EST CET HERITAGE? 325
gent, les produits de la terre, les champs, les
édifices. Tout cela lui appartient n anifestement,
car il n'est rien dans l'univers créé qui échappe
à sa souveraineté : la terre, dans toute son éten-
due, est à lui : Domini est terra et plenitudo ejus^;
la mer et tout ce qu'elle renferme est sa pro-
priété, car c'est lui qui a tout fait : Ipsius est mare
et ipse fecit illud^. Mais tous ces biens matériels,
si ardemment convoités par la créature, parce
qu'elle y trouve le moyen de pourvoir à ses be-
soins, de satisfaire ses plaisirs, de combler son
indigence, ne sauraient être considérés comme la
fortune da Créateur. Aussi les abandonne-t-il indis-
tinctement aux bons et aux méchants, souvent
même les pécheurs semblent favorisés sur ce point.
Quant à ses biens proprement dits, ils sont l'apa-
nage exclusif des enfants d'adoption , et l'on
peut appliquer ici la parole de l'Ecriture :
« Chassez l'esclave et son fils ; car le fils de la
servante ne sera point héritier avec celui de la
femme libre : Ejice ancillam et Jilium ejus :
non enim hœres erit Jilius ancillœ cum Jilio libe-
rœ\ » Les biens de Dieu, sa richesse, c'est lui-
même, c'est sa propre perfection; étant le bien
infini, principe et exemplaire de tout bien, il se
suffit pleinement et trouve dans la possession et
la jouissance de lui-même sa parfaite félicité : In
se et ex se beatissimus*.
1. P8. xxm, I,
2. Ps. XCIV., 5.
3. Gai., IV, 3o.
i. Ex Conc. Vatic, Const. Deî Filias, cap. i,
■326
DROIT A l'héritage CELESTE
Mais, dans sa bonté infinie, il n'a pas voulu
être seul à jouir de son bonheur; et sans autre
intérêt que celui de faire des heureux, il a daigné
appeler les créatures raisonnables à partager ces
biens divins qui surpassent absolument tout ce
que Fintelligence humaine et même angélique
3st capable de concevoir ; car « l'œil de l'homme
n'a point vu, son oreille n'a point entendu, son
cœur n'a pu même pressentir ce que Dieu tient
«n réserve pour ceux qui l'aiment ^ )). En nous
appelant à l'ordre surnaturel, il nous offre et
nous confère les moyens de parvenir à cette béati-
tude ; en nous adoptant par la grâce, il nous y
donne un véritable droit.
Ainsi donc la vision de la beauté infinie,
l'amour et la jouissance du souverain bien, la
participation du bonheur même de Dieu, voilà
l'héritage souverainement précieux, le patri-
moine incomparable qui est destiné à ses enfants
adoptifs2. Gomment ne pas chanter avec le Psal-
miste : a L'héritage qui m'est échu est vraiment
magnifique ; splendide et enivrante est la part
qui me revient : Fanes ceciderant mihi in prœcla-
1. « Oculus non vidît, nec auris audivît, necin cor homi-
riris ascendit, quae prseparavit Deus iis qui diligunt
illum. »
(I Cor., n, 9.)
2. « Ad participationem bonorum suorum creaturas
admittit (Deus), et praecipue rationales creaturas, quae in
quantum sunt ad imaginem Dei factae, sunt capaces beati-
tudinis divinae : quaB quidem consistit in fruilione Dei,
per quam ipse Deus beatus est, et per seipsum dives,
in quantum scilicet seipso fruitur. » (S. Th., III, q.
xxiii,
a. I.)
QUEL EST CET HÉRITAGE? 33 ^T
riSr eterdm hœreditas mea prœclara est mihi. Le
Seigneur lui-même doit être mon partage : Domir-
nus pars hœrediiatis meœ, et calicis mei. Aussi mont
cœur est dans l'allégresse, et ma langue tres-
saille; ma chair elle-même reposera en paix, car
vous ne m'abandonnerez pas dans le tombeau,
et vous ne laisserez pas voire saint la proie per-
pétuelle de la corruption. Vous m'avez fait con-
naître les voies de la vie, a^ous me re-nplirez d&
joie en me montrant votre visage, et mes déli-^
ces n'auront point de fin^. » — « Qu'y a-t-îB
pour moi au ciel, et que désiré-je sur la terre,,
sinon vous, o Dieu de mon cœur et mon partage
pour réternité? Mon cœur et ma chair défaillent.
dans cette attente *. »
II
Que Fapôtre saint Paul avait donc raison de
nous parler « des richesses de gloire qui forment
l'héritage des saints ! Divitiœ gloriœ hœrediia-
tis ejus in sanctis^. » Les richesses de notre héri-
1. « Propter hoc laetatum lest cor meum, et exsultavit
lingua mea : insuper et caro mea requiescet in spe. Quo-
nîam non derelînques animam meam in înferno : nec
dabts sanctum tuum videre corruptionem. Notas mihi
fecisti vias vitae, adimplebis me laetitia cum vultu tuo :
delectationes in dextera tua usque in finem. » (Ps. xv,
5-II.)
2. « Quid mihi est in cœlo, et a te quM Tohii super
terram? Defecit caro mea, et cor meum : Deiis cordis
mei, et pars mea Deus in aeternum. » (Ps. VLiii, 25-26.)
8. Ephes., 1, 18.
328 DROIT A l'héritage CELESTE
lage ! Qui pourrait en concevoir l'étendue, puis-
que ce sont les biens mêmes de Dieu qui nous
sont réservés? Credo videre bona Domini in terra
viventiumK
Moïse, à qui le Seigneur parlait jadis comme
à un ami, formula un jour dans un élan de
confiance la prière suivante : « Mon Dieu, si j'ai
trouvé grâce en votre présence, montrez-moi
votre face, afin que je vous connaisse : Si ego in-
veni gratiam in conspectu tuo, ostende mihi faciem
tuant, ut sciam te... Moutrez-moi votre gloire :
Ostende mihi gloriam iuam. » Et le Seigneur, exau-
çant en partie sa requête, lui répondit : « Je te
montrerai tout bien : Ego ostendani omne bonum
tibi. Cependant tu ne pourras pas contempler
mon visage, car nul ne peut me voir dans cette
vie mortelle. Mais tu te tiendras sur le rocher, et
lorsque ma gloire passera , je te couvrirai
de ma main jusqu'à ce que je sois passé.
J'ôterai ensuite ma main et tu me verras par der-
rière; mais, quant à mon visage, tu ne pourras
le voir 2. »
Eh bien, ce Dieu que Moïse désirait si ardem-
ment de pouvoir contempler, ce Dieu naturelle-
ment invisible, « qui habite une lumière inacces-
sible, que nul n'a vu, que nul ne peut voir sans
la lumière de gloire ^ », doit se montrer un jour
à découvert ; car c'est dans cette connaissance,
1. Pi. xxTi, i3.
s. Exod., xxxiii, i3-a3.
3. « Qui lucem inhabitat inaccessîbilem, quem nullus
hominum vidit, sed nec videre potest. » (I Tim., vi, i6.)
QUEL EST CET HÉRITAGE? SsQ
dans cette vision, que consiste la vie éternelle
promise à nos mérites : Hœc est vita œterna : ut
cognoscant te solum Deum verum et quem misisti
Jesum Chrisium^.
Un jour les élus verront le Roi éternel des
siècles dans tout l'éclat de sa gloire et de sa
majesté : Regem in décore suo videbant^\ ils le
verront, non plus seulement par reflet, dans le
miroir des créatures, per spéculum; non plus au
travers d'un voile et dans l'obscurité de la foi, in
œnigmate; non plus par derrière comme Moïse,
mais face à Î3Lce,facie adfaciem, directement, im-
médiatement, tel qu'il est, sicuti est, comme il
se voit et se connaît lui-même, cognoscam sicul
et cognitus sum^; ils contempleront éternelle-
ment d'un regard toujours avide quoique perpé-
tuellement rassasié cette beauté infinie, source
féconde, idéal souverainement parfait de toute
beauté, de toute bonté, de toute perfection. Et
comme Dieu est un bien infini, le bien universel,
honum universale^, suivant l'expression de saint
Thomas, le bien de tout bien, honum omnis boni^,
l'océan, la plénitude de la bonté, en se faisant
voir aux bienheureux, il leur montrera vérita-
blement tout bien : Ego ostendam omne honum
tibi^.
I. Joan., XVII, 3.
a. Is., XXXIII, 17.
3. I Cor., XIII, la.
4. S. Th., MI", q. n, a. 8.
5. S. Aug., de Trin., 1. VIII, cap. S.
6. Exod., XXXIII, 19.
33o DROIT A l'héritage gklestb
Si les Apôtres, admis sur le Thabor à voir la
-gloire de la sainte âme de Notre-Seigneur rayon-
naût à travers son corps mortel, s'écriaient, dans
un saint transport mêlé de crainte et d'allégresse
et sans savoir ce qu'ils disaient * : « Seigneur, il
fait bon ici : Domine, bonum est nos hic esse * » ;
que sera-ce quand, fortifié par la lumière de
g-loire, notre esprit pourra contempler à loisir
non seulement l'Humanité transfigurée du Verbe
liait chair, mais la Divinité elle-même dans toute
sa splendeur; quand, embrassant d'un seul coup
d'oeil toutes et chacune des perfections divines
que nous sommes obligés maintenant d'étudier
séparément pour les mieux connaître, il les verra
se fondre dans une simple €t unique perfection
infinie : spectacle enivrant et vraiment ineffable,
dont rien ici-bas ne peut nous donner une idée ?
Que sera-ce quand son regard, devenu plus
ferme et plus perçant que celui de l'aigle, pourra
scruter les mystères de la vie intime de Dieu,
sonder les abîmes de sa sagesse et de sa justice,
considérer les richesses incompréhensibles de
son amour, les excès de sa miséricorde, la pro-
fondeur de ses décrets, les naerveilleuses opéra-
tions de sa grâce, les voies secrètes et admira-
bles par lesquelles il conduit chacun de nous au
terme de sa destinée?
Là, notre intelligence, si avide de savoir, si
affamée de vérité, trouvera dans la claire vue du
I. « Non enim sciebat quid diceret; erant enim timoré
-3xterriti. » (Marc, ix, 5.)
a. Matth., xvii, 4.
QUEL EST CET HERITAGE? 35t
Verbe son plein rassasiement : Satiahor cttm ap-
paruerit gloria tua^ \ car le Verbe, c'est la vérité,
non la vérité amoindrie, partielle, fragmentaire,
mais la vérité pleine, totale, substantielle. Et,
comme le remarque saint Grégoire : a Que peut-
on ignorer quand on connaît celui qui sait tout,
qui a tout fait, par qui tout existe? Quid est quod
ihi nesciant, abi scientem omnia sciant*? » Là,
notre volonté, que rien ici-bas ne peut satisfaire,
lors même que nous réaliserions l'irréalisable
conquête du monde entier, trouA'era dans la pos
session du souverain bien la plus entière satis-
faction de tous ses désirs : Qui replet in bonis
desiderium tuum '. Là, notre cœur, toujours in-
quiet durant cette vie, parce qu'en nous faisant
pour lui-même et en nous créant capables de
le posséder, Dieu y a creusé des abîmes que
lui seul peut combler, trouvera son parfaii-
repos *.
111
Tenterons-nous de faire connaître plus à fond'
l'héritage des enfants de Dieu? Mais il faudrait
pour cela dire ce qu'est le ciel. Or, n'y aurait-il
pas témérité de notre part à vouloir décrire ce
que l'apôtre saint Paul lui-même, quoique élevé
I. Ps. XYI, l5.
a. S. Greg. M., Dial, 1. iv, n. a4.
S. Pg. en, 5.
4. « Capacem Del, quidquid Deo minus est, non împle-
bit. » (S. Bern.)
332 DROIT A l'héritage CELESTE
au troisième cieP, se déclare impuissant à expri-
mer? Assurément, ce serait une intolérable pré-
somption, si, pour parler d'une chose si fort au-
dessus de nos conceptions, nous en étions réduits
à nos seules lumières. Mais « l'Esprit-Saint, qui
scrute tout, même les profondeurs de Dieu^ », a
daigné nous fournir sur ce point des données
précieuses, qu'il importe de ne pas laisser dans
l'ombre.
Afin de nous aider à concevoir quelque peu
les ineffables délices du ciel, il nous l'a repré-
senté sous des noms multiples et des figures
variées : tantôt comme un royaume, tantôt
comme la maison du Père céleste et la vraie
patrie des âmes. Ici, c'est un banquet, un festin
de noces ; là un torrent de délices ; puis, c'est le
repos, la paix, la vie, la vie sans terme et sans
limite, la vie éternelle. Parcourons brièvement
ces diverses appellations, pour essayer d'en péné-
trer quelque peu la profonde signification.
Et d'abord, le ciel nous est représenté sous le
nom et la figure d'un royaume, le royaume de
Dieu promis à ceux qui l'aiment s. « Venez, dira
un jour Notre-Seigneur aux élus, venez, les bénis
de mon Père, prenez possession du royaume qui
vous a été préparé dès le commencement du
monde : Venite benedicti Patris mei, possidete para-
tum vobis regnam a consiituiione mandi^. »
1. n Cor., xn, a.
2. I Cor., II, 10.
3. « Haeredes regni quod repromisit diligentibus
f.Iac., II, 5.)
't. Matth.. XXV, 34.
QUEL EST CET HERITAGE? 333
Qui dit royaume, dit richesses, puissance,
honneurs, gloire, affluence de tous les biens. Or,
tel est précisément le ciel, cette demeure opu-
lente, habitationem opulentam^, comme parle le
prophète, oii se trouvent réunis tous les biens
désirables du corps et de l'esprit, a Quelle féli-
cité, s'écrie saint Augustin, quand, tout mal ces-
sant, tout t)ien sortant de l'obscurité, on ne se
livrera plus qu'aux louanges de Dieu, qui sera
tout en tous!... C'est là que résidera la vraie
gloire, qui ne sera donnée ni par l'erreur, ni
par la flatterie. Là, le véritable honneur, qui ne
sera refusé à qui le mérite, ni déféré à Tindigne;
et il ne saurait y avoir de candidat indigne, là
où nul ne saurait être, s'il n'est digne. Là enfin,
la véritable paix, où l'on ne souffrira rien de con-
traire ni de soi ni des autres. L'auteur même de
la vertu en sera la récompense, et cette récom-
pense qu'il lui a promise, la plus grande et la
meilleure de toutes, c'est lui-même. Et quel autre
sens, en effet, peut avoir cette parole du pro-
phète : Je serai leur Dieu, et ils seront mon
peuple, sinon je serai ce dont ils pourront se ras-
sasier; je serai tout ce que les hommes peuvent
légitimement espérer : vie, santé, nourriture,
abondance et gloire, honneur et paix, tous biens
en un mot ! Et tel est le sens véritable de ce
mot de l'Apôtre : Afin que Dieu soit tout en
tous'^, »
1. Is., xxxm, 20.
2. « Quanta erit îlla félicitas, ubi nullum erit malum»
niillum latebit bonum, vacabitur Dei laudibus, qui erit
334 DROIT A l'héritage CÉLESTE
Si déjà dans cette vallée de larmes et pour
l'usage commun des bons et des méchants Dieu
fait non seulement luire son soleil, mais produit
des oeuvres^ vraiment admirables, semant avec
une sorte de profusion les fleurs et les fruits,
donnant aux vallées leur fraîcheur, aux plaines
leur fécondité, leur majesté aurx montagnes, aux
cieux leur harmonie, quelles merveilles tient-il
donc en réserve pour le paradis, puisque, au dire
du prophète, c'est là seulement qu'il est vrai-
ment magnifique? Solummodo ibi magniflcus est
Dominas^.
Si, dans l'ordre purement naturel, il se mon-
tre si large et si libéral, ouvrant sa main pour
emplir de ses bienfaits tout être vivant 2, que ne
fera-t-il pas, au grand jour des rétributions, en
omnia in omnibus... Vera îbî glofîâ efît, ubî laudantîs nec
errore quisquam, nec adulatione laudabitur. Verus honor,
qui nulli negabitur digno, nuUi deferetur Indigno : sed nec
ad eum ambiet uUus indignus, ubi nullus permittetup esse
nisi dignus. Vera pax, ubi nihil adversi, nec a seipso, nec
ab alio quisquam patietur. Praemiuni virtutis erit ipse qui
virtutem dédît, eique se Ipsum, quo melius et majus nihil
possit esse, promisit. Quid est enim alîud quod per Pro-
phetam dixit (Levit., xxti, 12) ; Ero illoram Deus, et ipsi
erunt mihi plebs , nisi : Ego ero unde satientur f ego ero
quaecumque ab hominibus honeste desiderantur, et vita,
et salas, et \ictus, et copia, et gloria, et honor, et pax,
et
omnia bona? Sic enim et illud recte intelligitur, quod ait
Apostolus (I Cor., xv, 28) : Ut sit Deus omnia in omnibus. »
(S. Aug., De Civit. Dei, 1. XXII, cap. xxx, n. i, trad. Mo-
reau.)
I. Is., ixxni, ai.
?. « Ape^ tu mdfnini' tfiatt, et bnptés ottne atiimal be»
nedictione. » (?», cxuv, 16.)
QUEL EST CET HERITAGE? 335
faveur de ceux qui l'auront fidèlement servi et
persévéramment aimé ici-bas, de ces fils très
chers qui, après aAoir été humiliés, méprisés,
persécutés à cause de sou nom, se présenteront
enfin devant lui, les mains pleines de bonnes
œuvres, pour recevoir leur récompense ? Avec
quelle tendresse il les accueillera, les comblant
de caresses et de témoignages d'amour ! Avec
quelle joie il les introduira dans son royaume, et
les fera asseoir près de lui «ur des trônes où ils
régneront éternellement ! Et regnabunt in sœcula
sœculoram ' .
Qu'est-ce encore que le ciel? C'est Idi patrie, la
maison de famille, le rendez-vous de tous les
enfants de Dieu !
La patrie ! Quel doux nom ! quelle plus douce
chose I Comme son souvenir fait battre le cœur I
Comme on est heureux d'y revenir après une
^absence plus ou moins longue ! C'est là que se
trouve tout ce qu'on a aimé, tout ce qu'on aime
encore : parents, amis, connaissances, le toit pa-
ternel, la cendre des aïeux. Là, l'air est plus
pur, le soleil plus joyeux, la campagne plus
jiante, les fleurs plus belles, les fruits plus sa-
voureux. Là, au lieu d'être seul, inconnu, ou-
blié, on se voit entouré, on se sent aimé, on est
heureux.
Et pourtant, t;e que nous appelons présente-
ment notre patrie, n'est en réalité qu'un lieu de
passage; c'est l'hôtellerie où l'on va demander
mm gîte pour la nuit et que l'on abandonne le
I. Apoc, XXII, 5.
336 DROIT A l'héritage céleste
lendemain; c'est la tente du nomade, qui se
dresse le soir pour être repliée au matin. La pa-
trie véritable, c'est celle que les anciens patriar-
ches considéraient et saluaient de loin et qu'ils
faisaient profession de chercher , s'appelant
volontiers des exilés et des voyageurs' ; celle
après laquelle nous devons soupirer nous-mêmes,
car nous n'avons pas ici-bas de demeure perma-
nente : Non habemus hic manentem civitatem, sed
fuiuram inquirimus^', a c'est la cité du Dieu
vivant, la Jérusalem céleste, l'innombrable so-
ciété des anges, l'assemblée des premiers-nés
dont le nom est inscrit au livre de vie ' » . Quelle
incomparable famille ! quelle délicieuse société I
Là, nous trouverons l'aine de notre race, celui
qui a daigné nous adopter pour ses frères, et nous
appeler à partager avec lui son héritage, Notre-
Seigneur Jésus-Christ, dont les anges ne se las-
sent pas do contempler la beauté : In quem desi-
derant Angeli prospicere^. Nous pourrons, nous
aussi, considérer à loisir cette face adorable em-
preinte d'une si douce majesté, reposer notre tête
sur ce Cœur qui nous a tant aimés, coller nos
lèvres émues sur ces plaies trois fois saintes que
1. « A. longe aspicientes... et confltentes quia peregrini
et
hospites sunt super terram. Qui enim haec dicunt, signiû-
cant se patriam inquirere. » (Hebr., xi, i3-i4.)
2. Hebr., xiii, i4.
3. « Accessistis ad Sion montem, et civilatem Dei viventîs^
Jérusalem cœlestem, et multorum millium Angelorum
frequentiam, et ecclesiam primitivorum, qui conscripti
sunt in cœlis. » (Hebr., xn, aa-a3./
4. I Petr., I, la.
QUEL EST CET HERITAGE 7 ZZ'J
nos péchés ont creusées dans les mains et les
pieds du Sauveur. Gomme les apôtres sur le
Thabor, nous entendrons le divin Maître nous
redire les excès auxquels il s*est livré pour
nous* : excès d'humiliations et de souffrances,
endurés pour notre salut pendant sa sainte pas-
sion, ou plutôt pendant sa vie tout entière ; excès
de miséricorde, pour pardonner des fautes sans
cesse renaissantes ; excès de charité, que rien n'a
pu lasser : ni oublis, ni ingratitudes, ni trahi-
sons. Et notre âme se fondra de reconnaissance
et d'amour en entendant ce très doux Sauveur
nous faire le récit des merveilles opérées en
notre faveur, nous raconter les saintes indus-
tries de sa tendresse pour nous ramener à lui et
nous conserver dans l'état de grâce.
Là, nous verrons, nous aimerons, nous béni-
rons la très douce, très pure, très sainte Mère
de Dieu, la bienheureuse Vierge Marie, cette gra-
cieuse souveraine dont la beauté virginale ravira
les saints, cette mère très aimante et si digne
d'être aimée, dont la tendresse se traduira par
des témoignages capables d'enivrer le cœur de
ses enfants.
Là, nous jouirons de la société des anges,
contemplant d'un œil ravi ces hiérarchies céles-
tes qui forment un monde infiniment supérieur
en nombre et en beauté au monde matériel et
sensible.
Là enfin, tout ce qu'il y a eu sur la terre de
grandes âmes, d'âmes saintes, d'âmes virginales,
1. « Dicebant excessum ejus. » (Luc, ix, 3i.)
HAB. SAINT-KIPRIT. — 33
3.58 DROIT A l'héritage céleste
d'ârabs héroïques, sera notre société. Les patriar-
ches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, les
confesseurs, les vierges, ne formeront plus qu'une
immense famille, dont tous les membres s'aime-
ront, se féliciteront mutuellement de leur bon-
heur, jouiront ensemble. Et point de voix discor-
dante, point de procédés pénibles ou indélicats,
point de spectacle attristant; une joie toujours
jeune, une allégresse que rien ne trouble, des
cantiques sans fin. Les pécheurs, les indignes
sont bannis de ce royaume, oii l'on ne voit que
des saints, louant d'une commune voix leur Créa-
teur et leur Rédempteur. beau ciel, éternelle
patrie, quand pourrons-nous te voir? On nous
raconte de toi des choses si glorieuses et si
belles I Gloriosa dicta sunt de te, civitas Dei^.
ly
Mais qu'est-ce encore que le ciel? C'est un
hanquet, un festin, donné par le Père de famille
à l'immense multitude de ses enfants réunis au-
tour de lui.
« T^'avez vous jamais réfléchi à l'importance
que les hommes ont toujours attachée aux repas
pris en commun?... Point de traités, point d'ac-
cords, point de fêtes, point de cérémonies d'au-
cune espèce sans repas... Les hommes n'ont pu
trouver de signe d'union et de joie plus expressif
I. Ps., LXXXT^, 3.
QUEL EST CET HÉRITAGE? 889
que de se rassembler pour prendre, ainsi rappro-
chés, une nourriture commune*. » Aussi, quand,
dans certaines circonstances solennelles, tous les
membres d'une même famille, convoqués au
foyer paternel, peuvent s'asseoir à la même table
et s'entretenir quelques instants ensemble, on
regarde ces réunions d'un jour comme une des
plus douces jouissances de la vie.
Et que se dit-on, que se eommunique-t-on mu-
tuellement dans ces sortes de rencontres? Ses
espérances et ses craintes, ses joies et ses peines,
ses peines surtout, car c'est là une plante qui
abonde sin* notre terre d'exil. Mais il est rare
qu'il ne se trouve pas là quelque membre de la
famille dont l'inconduite ou les malheurs font la
désolation des autres. Et puis, que de places
vides ! que d'absents qui ne paraîtront plus ï
Enfin, après de trop courtes heures d'un bon-
heur qui est loin d'être sans mélange, il faut se
séparer de nouveau. Là-haut, se fera la grande
réunion des enfants de Dieu. Nul des iuA^ités ne
manquera à Fappel, nul ne sera pour les autres
une source ou une occasion de tristesse, et la
perspective d'une prochaine séparation ne vien-
dra point assombrir la fête.
Mais de tous les festins, ïe plus splendide, le
plus solennel, et en même temps le plus joyeux,
c'est celui des noces. Or la béatitude céleste,
c^est le festin des noces de TAgneau. « Bienheu-
reux, est-îl dit dans FApocalypse,. ceux qui ont
r. De MAr^TR», Soirées de Saint-Pétersbourg, i(j« entre-
tien.
3^0 DROIT A l'héritage CELESTE
été invités au festin nuptial de l'Agneau : Beati
qui ad cœnam naptiarum Agni vocati sunt ^
Déjà, sur cette terre, Notre-Seigneur a dressé
pour ses fidèles une table somptueuse, la table
eucharistique, où il sert un pain vivant et vivi-
fiant, descendu des cieux et souverainement
délectable 2 ; mais s'il daigne se donner à nous
présentement, ce n'est que d'une manière impar-
faite; s'il se fait l'aliment de nos âmes, il ne les
rassasie cependant pas pleinement : Hic pascis,
sed non in saturitate^. « Je possède le Verbe, dit
saint Bernard, mais dans la chair; la vérité m'est
servie, mais dans le sacrement. Pendant que
l'ange se nourrit de la fleur du froment, je dois
me contenter présentement de l'écorce du sacre-
ment, du son de la chair, de la paille de la
lettre, du voile delà foi ^. »
Voilà pourquoi, avant de monter au cieî, le
Sauveur annonçait à ses apôtres qu'il allait leur
préparer un autre banquet dans son royaume,
011 il les inviterait à sa table ^. Inutile de faire
observer que le divin Maître n'entendait point
I. Apocal,, XIX, 9.
3. « Ego sum panis vivus, qui de caelo descendi. » (Joan.,
VI, 4i.)
3. S. Bern., in Cant., serm. xxxiii, n. 7.
4. « Habeo et ego Verbum, sed in carne; et mihi apponi-
tur Veritas, sed in sacramento. Angélus ex adipe frumenti
saginatur, et nudo saturatur grano ; me oportet intérim
quodam sacramenti cortice esse contentum, carnis furfure,
litterae palea, velamine fidei. » (S. Bern., ibid., n. 3.)
5. « Et ego dispono vobis, sicut disposuit mihi Pater
mtus, regnum, ut edatis et bibatis super mensam njeam
In regno meo. » (Luc, xxn, ag-So.)
QUEL EST CET HERITAGE? 34 1
parler de mets grossiers destinés à rentretien de
la vie corporelle; car dans le ciel nos corps
n'auront plus besoin de nourriture. Lors donc
qu'on dit des élus qu'ils mangent et boivent à la
table de Dieu, c'est pour signifier qu'ils jouissent
de la félicité même de Dieu, le voyant comme
il se voit lui-même 1. Voilà le grand banquet de
Dieu, auquel tous les élus sont invités. Venite, et
congregamini ad cœnam magnam Dei^. Là, ce ne
sera plus la chair et le sang du Christ qui nous
seront donnés en nourriture, mais la Divinité
elle-même se fera notre aliment. Quelle fête que
de voir Dieu, d'être avec Dieu, de vivre de Dieu^I
C'est alors que se consommera l'union très sainte
commencée ici-bas par la grâce entre Dieu et
les âmes; car le possédant parfaitement en tant
que vérité plénière et bien souverain, elles s'uni-
ront à lui d'une manière ineffable et jouiront
pour toujours de ses chastes embrassements.
« Bienheureux donc ceux qui sont invités aux
noces de l'Agneau : Beati, qui ad cœnam nuptia-
rum Agni vocati sunt^, » A tous, l'Epoux céleste
dira : « Mangez, mes amis, et buvez : buvez à
longs traits le vin de la sainte charité, et enivrez-
vous, mes très chers : Comedite, amicU et bibite,
I. « Super mensam Dei manducant et bibunt, quia
eadem felicitate fruuntur qua Deus felix est, videntes eum
illo modo quo ipse videt seipsum. » (S. Th., Contra Gent.,
1. m, cap. Li.)
a. Apocal., xix, 17.
3. « Praemium nostrum est videre Deum, esse cum Deo,
▼îvere de Deo. » (S. Bern.)
4. Apocal., XIX, 9.
3^2 DROIT A l'héritage CÉLESTE
et inebriamini, chartssimi^. » Il n'en est pas de la
béatitude comme d'nne lîgneur précieuse conte-
nue dans un vase et s'épuîsant rapidement; c'est
un fleuve inépuisable et qui ne tarit jamais,
c'est un torrent de délices, de gloire et de paix,
auquel les élus s'abreuveront éternellement jus-
qu'au plein rassasiement, jusqu'à l'ivresse. Ine-
briabuntur ab uhertate domus (uœ, et torrente volup-
tatis tuse potabis eos^. Et qu*on ne s'offense pas
de cette expression dictée par l'Esprit-Saint lui-
même. S'il est une ivresse honteuse et indigne
d'un être raisonnable, il en est ime autre légi-
time et sainte : il y a l'ivresse de la joie, l'ivresse
de l'amour. N'était-elle pas enivrée de l'amour
divin, cette bonne sainte Marie-Madeleine de
Pazzi, quand elle s'en allait jetant à tous les
échos de son monasfère ce cri passionné :
(( L'amour n'est pas connu, l'amour n'est pas
aimé » ? N'était-il pas, lui aussi, enivré de déli-
ces, l'illustre saint François Xavier, quand, au
milieu de ses labeurs apostoliques, écrasé pour
ainsi dire sous le poids des consolations célestes
qui inondaient son âme, il s'écriait : « Assez,
Seigneur, assez; épargnez mon pauvre cœur, je
n'en puis pas supporter davantage o ? Si, au sein
même de l'exil, l'homme est capable de goûter
de pareilles joies, que sera-ce dans la patrie?
I. Cant., V, I.
a. Ps., XXXV, 9.
43IJEL JEST CET HERITAGE? 343
Il est encore d'autres appellations riches de
promesses, pleines de mystères, qui achèveront
de nous édifier sur la grandeur de la félicité
future, et partant de l'héritage réservé aux
saints. Le ciel, c'est le repos, c'est la paix, c'est
la vie : le repos après le travail, la paix succé-
dant à la guerre, la vie sans fin. Qui n'aspire au
repos? qui ne souhaite la paix? qui ne désire la
vie? Mais le repos ne s'acquiert régulièrement
que par le travail; la guerre est souvent néces-
saire pour arriver à la paix; et l'apôtre saint
Paul nous invite « à porter constamment la mor-
tification de Jésus dans notre corps, si nous
voulons que la vie divine se manifeste dans
notre chair mortelle i ».
La vie présente est le temps du travail, des
labeurs féconds, de l'ensemencement spirituel 2.
Comme le laboureur obligé de porter le poids
du jour et de la chaleur, de subir les intempé-
ries des saisons, de fatiguer ses bras robustes à
déchirer le sein de la terre avant de lui confier
la semence, espoir de la future récolte, le chré-
1. « Semper mortifîeationem Jesu in corpore nostro cir-
cumferentes, ut et vita Jesu manifestetur in corporibus
nostris. » (Il Cor., iv, 10.)
a. « Quœ seminaverit homo, haec et metet. «(Gai., vi, 8.)
— « Qui parce seminat, parce et metet ; et qui seminat in
benedictionibus, de benedictionibus et metet. » (H Cor., ix»
6.)
344 DROIT A l'héritage CELESTE
tien doit, lui aussi, vaquer sans défaillance aux
œuvres qui constituent sa tâche de chaque jour;
il doit se livrer à la prière, se plier à l'obéis-
sance, courber ses épaules sous le joug de la
croix, supporter, sans se plaindre, les ennuis,
les tristesses, les tribulations qui sont le pain
quotidien de l'exil. Ajoutez à cela les privations,
les souffrances, la pauvreté, les contradictions,
les froissements douloureux, les ingratitudes,
tant de blessures secrètes du cœur, tant de dou-
leurs intimes d'autant plus amères et pénibles à
porter quelles sont souvent sans témoins et sans
consolateurs. Bref, suivant la parole de nos
saints Livres, le chrétien doit semer dans les lar-
mes : Euntes, ibant etflebant, mittentes semina sua^.
Et comme si tout cela n'était point assez pour
sa faiblesse , d'autres épreuves l'attendent
encore : c'est la maladie qui le guette, la mort
qui fauche impitoyablement autour de lui des
existences souvent bien chères ; c'est le spectacle
de l'injustice triomphante, la persécution organi-
sée contre quiconque veut être fidèle à son
devoir; ce sont les tentations qui l'assiègent, les
attaques incessantes des ennemis de son salut;
c'est le combat toujours renaissant contre les
mauvais instincts de la nature, la lutte de cha-
que jour contre ses passions ; combat si acharné,
lutte parfois si terrible, que le grand Apôtre lui-
même s'écriait : « Qui me délivrera de ce corps
de mort? Quis me liber abit de cor pore mortis
hajus^, »
I. Ps., cxxv, 6.
a. Rom., VII, a4.
QUEL EST CET HERITAGE? 3^5
Mais aussi quelle joie! quel bonheur! quels
transports d'allégresse! quand, délivrée de la
prison du corps, soustraite pour toujours aux
attaques de ses ennemis et pleinement purifiée,
son âme sera introduite dans le ciel et verra
Notre-Seigneur accourir à sa rencontre avec un
visage souriant et lui ouvrir ses bras ; quand elle
entendra tomber de ses lèvres ces consolantes
paroles : « Lève-toi, ma bien-aimée, viens sans
retard te reposer de tes fatigues. Surge, propera,
arnica mea... et veni. Déjà l'hiver, cette saison de
tristesse et de souffrance, est passé : Jam enim
hiems iransiit; le temps des larmes n'est plus, il
a fui pour toujours : imber ahiit et recessit. Les
fleurs, ces fleurs du ciel qui ne se fanent jamais,
se sont montrées dans notre terre : flores appa-
ruerunt in terra nostra. Plus douce que celle de
la tourterelle, la voix de Marie s'unissant à celle
des anges et des bienheureux va désormais ré-
sonner à ton oreille : vox turtaris audita est in
terra nostra^... Viens recevoir la couronne qui
t'est destinée : veni, coronaberis^. »
Alors, suivant la parole de nos saints Livres,
« Dieu lui-même essuiera toute larme sur le
visage des élus, et il n'y aura plus ni mort, ni
deuil, ni cri, ni douleur, car tout cela appartient
à un passé à jamais disparu. Absterget Deus
omnem lacrymam ab ocalis eorum; et mors ultra
non erit,^ neque luctus, neque clamor, neque dolor
erit ultra, quia prima abierunt^. » L'auteur sacré ne
I. Gant., II, lo-ia.
a. Gant., iv, 8.
3. À^pocal., XXI, 4.
346 DROIT À l'héritage céleste
dit pas simpïemenf que toute hrme sera s^chée,
ou que les élus essuieront eux-mêmes leur
visage; non, c'est Dieu, Dieu en personne, qui
se réserve cet office : Ahsterget Deus omnem la-
crymam. « C'est moi, dit-il ailleurs par son
prophète, c'est moi-même qui vous consolerai :
Ego, ego ipse consolahor vos^. Gomme une mère
qui caresse son enfant, je a^ous consolerai, et
vous serez consolés : Qaomodo si cui mater blan-
dîatur, ita ego consolahor vos, et in Jérusalem con-
solabiriini^ . » S'il est doux pour un malade de
sentir une main amie, la main d'une mère ou
d'une épouse, essuyer la sueur ou les larmes qui
inondent son visage, que sera-ce de sentir sur
son front la main d'un Dieu, main plus douce
et plus caressante mille fois que celle d'une
mère ?
Voilà ce qui soutient les justes au milieu de
leurs épreuves et les réconforte dans leurs afflic-
tions. Ils savent, à n'en pouvoir douter, que leurs
peines n'auront qu^un temps, tandis que la ré-
compense sera éternelle; et, en entendant l'Apô-
tre leur dire a qu'il n'y a aucune proportion
entre les souffrances de la vie présente et la
gloire future qui doit un jour leur être révélée^ »,
car « des tribulations légères et momentanées
opéreront en eux un poids immense et éternel
1. IS., LI, 13.
2. IS., LXVI, l3
3. « Existimo quod non sunt condignae passîones hujus
temporis ad futuram gloriam, quae revelabitur in nobis. »
(Rom., VIII, i8.)
QUEL EST CET HERITAGE? 347
de gloire! », ils se consolent dans cette espé-
rance; et, loin de se laisser abattre par les misè-
res de cette vie, ils s^en réjouissent plutôt, bien
convaincus que, s'ils souffrent ici-bas avec Jésus-
Christ, ils seront un jour associés à son triom-
plie *, et qu'après avoir été avec lui à la peine,
ils seront admis à partager son repos.
Mais quel sera ce repos? L'inaction? Timmo-
bilité? l'arrêt de la vie? un sommeil éternel?
Tîon, certes. Le repos qui nous est promis est
un repos animé, fécond, opulent, suivant la
parole du prophète : Sedebit popuîas meus... in
requie opalenta^. C'est un repos plein d'opéra-
tions merveilleuses, qu'aucune fatigue n'accom-
pagne, qu'aucune nécessité ne vient interrom-
pre, et qui procurent d'ineffables jouissances.
C'est l'activité généreuse, incessante, conti-
nuelle; l'activité, portée à sa plus haute puis-
sance, d'une âme arrivée à son terme et se repo-
sant en Dieu comme Dieu se repose en lui-même "i.
En cessant de créer. Dieu ne cesse pas d'agir^;
mais c'est au dedans principalement que se dé-
I. « Id cnîm qpuod in prœsenti est momentaneum et levt
tribulationis noslree, supra modum in sublimitate seternum
gloriae pondus operatur in nobis. » (II Cor., iv, 17.)
3. « Si tamen compatimur, ut et conglorifioemur. »
(Rom., vm, 17.)
3. Is., xxxn, 18.
4. « Relinquitur sabbatismus populo Dei. Qui enim in-
gressus est in requiem ejus, etiam ipse requievit ab operi-
bus suis, sicut a suis Deus. » (Hebr., iv, 9-10.)
5. « Pater meus usque modo operatur, et ego operor. »
(Joan., V, 17.)
348 DROIT A l'héritage CELESTE
ploie son activité : il se contemple, il s'aime, il
jouit de lui-même, il est heureux, il est la béati
tude subsistante. Or, dans le ciel, nous lui
serons semblables, le voyant et l'aimant comme
il se voit et s'aime lui-même, nous partagerons
sa félicité, nous vivrons de sa vie.
Et rien ne viendra troubler ou interrompre
notre contemplation : ni les occupations maté-
rielles qui absorbent une si grande partie de
notre existence terrestre, ni les œuvres de misé-
ricorde qui n'auront plus à s'exercer là où toute
misère est absente, ni la nécessité actuellement
si impérieuse du sommeil. Plus de combats au
dedans, plus de luttes au dehors contre les enne-
mis de notre salut; toutes nos frontières seront
désormais à l'abri de leurs incursions. La paix,
une paix glorieuse, une paix inaltérable, sera
désormais notre partage. Le peuple entier des
élus, n'ayant plus rien à craindre, se reposera,
suivant le mot du prophète, dans la beauté de
la paix. Sedebit popalus meus in pulchriiudine
pacis... et in requie opalenta ^ . Oh! le doux repos!
Oh ! les heureuses vacances, consacrées tout
entières au plus beau spectacle qui puisse être
offert à une créature raisonnable, puisqu'il cons-
titue le bonheur même de Dieu. Ibi vacabimus et
videbimus.
L'intelligence, la plus noble de nos facultés,
sera donc de la fête; mais le cœur y aura, lui
aussi, sa grande part, car la vision engendrera
I. Is., XXXII, il
QUEL EST CET HERITAGE? 3^9
l'amour. Videhimus et amabimus. C'est même
alors, et alors seulement, que le précepte de la
sainte charité sera accompli pleinement, car nous
aimerons Dieu de tout notre cœur, de toute notre
âme, de toutes nos forces, de tout notre esprit* ;
nous l'aimerons sans relâche, sans interruption,
sans défaillance, sans ces alternatives d'ardeur et
de refroidissement si humiliantes pour les âmes
saintes dont elles font la désolation ; nous l'aime-
rons, et l'amour débordant de notre cœur et
montant jusqu'à nos lèvres éclatera en actions
de grâces et en louanges : Amabimus et laudabi-
mus^. Au lieu de se traduire comme ici-bas par
des désirs'^, des gémissements^, des langueurs 5,
il s'épanchera sous forme de cantiques de joie
et de chants d'allégresse 6. « Bienheureux, dit le
Psalmiste, ceux qui habitent dans votre maison,
ô Seigneur, ils vous loueront dans les siècles
des siècles : Beati qui habitant in domo tua, Do-
mine : in sœcula sœculorum laudabunt te'^, »
1. « Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo, et
ex tota anima tua, et ex omnibus Airibus tuis, et ex omni
mente tua. » (Luc, x, 27.)
2. S. Aug., De Civit. Dei. 1. XXII, cap. xxx, n. 5.
3. « Sitivit anima mea ad Deum fortem vivum. Quando
veniam et apparebo ante faciem Dei ? » (Ps. xli, 3.)
4. « Ipsi intra nos gemimus adoptionem ûliorum Dei
expectantes. » (Rom., vni, 23.)
5. « Adjuro vos, filiae Jérusalem, si inveneritîs dilectum
meum, ut nuntietis ei quia amore langueo. » (Gant., v, 8.)
6. « Gaudium et laetitia invenietur in ea, gratiarum ac-
tio et vox laudis. » (Is., li, 3.)
7. Ps., Lxxxm, 5.
35© DROIT A l'héritage CELESTE
Mais n'€st-il pas à craimire que le repos n'en-
gendre l'ennui et que la louange perpétuelle ne
tourne en dégoût ? « Si vous cessez d'aimer,
répond saint Augustin, vous cesserez de louer.
Mais votre amour n'aura point de cesse, parce que
celui que vous contemplerez est une beauté si
^ande, qu'elle est incapable de produire la
«atiété et le dégoût i. » Si un simple rayon de la
-beauté divine tombant sur le front d'une créature
la rend tellement aimable qu'elle entraine et
captive les cœurs ; si plus on la contemple, plus on
en est épris, quel invincible attrait n'exercera pas
sur les élus la vue claire, la contemplation pro-
longée de la beauté infinie? S'il est si doux
daimer ou d'être aimé par une simple créature,
pauvre et chétive comme nous, quelle joie, quel
bonheur, quelle ivresse n'éprouvera pas une
âme qui se sentira incessamment aimée de toute
la puissance de la Trinité sainte ? Que pourrai1>-
elle souhaiter encore^ sinon la prolongation d'un
tel bonheur? et le sachant éternel, comment ne
serait-elle pas pleinement rassasiée? « Dieu sera
donc la fin de nos désirs, lui qu'on verra sans
fin, que l'on aimera sans dégoût, et qu'on glori-
fiera sans lassitude 2. »
Voilà, autant du moins qu'il nou€ a été possi-
1. « Desines laudare, si desines amare. Non aixtem desi-
nes amare, quia talis est quem M'des, qui nuilo te offendat
fastidio. » S. Aug., in Ps. lxxxv, n. 24.
2. « Ipse finis erit desideriorum nostrorum.fqui aiae jBne
videbitur, sine fastidio amabitur,
sinefatigatioBelaudabitur. »
(S. Aug., De Civit. Dei, 1. XXII, c. xxx, n. i )
QUEL EST CET HERITAGE? 35 1
ble de le balbutier, en quoi consiste ITiéritage
des enfants de Dieu ; voilà ce que sera la béati-
tude promise par Notre-Seigneur, sous le nom
de vie éternelle, à ceux qu'il appelle ses brebis* :
la contemplation directe et immédiate de la
beauté infinie, une perpétuelle extase d'amour,
une louange incessante. « Voilà ce qui sera à la
fin sans fin : Ecce quod erit in fine sine fine*. » Si,
au jugement du Psalmiste ou plutôt de l'Esprit-
Saint qui l'a inspiré, « un seul jour passé ici-
bas dans la maison de Dieu vaut mieux que
mille parmi les plaisirs mondains^», que penser,
que dire de la vie qui nous attend au ciel, vie si
pleine, si sainte, si débordante d'allégresse, vie
qui n'est plus sujette aux alternances du jour et
de la nuit, ni aux vicissitudes de la tristesse et
de la joie, surtout quand on réfléchit qu'elle
n'aura point de terme? Mais ce n'est pas assez
dire que de la proclamer interminable ; comme
l'éternité divine, dont elle est une participation,
elle ne connaît ni chang^ement, ni succession, ni
passé, ni avenir, et consiste dans un indivisible
et immuable présent, dans la possession pleine,
parfaite et immuable du bien souverain*.
1. « Oves mese vocem meam audîunt... et sequnntur
me : et ego vitam aeternam do eis. » (Joan., x, 38.)
2. S. A.ug , loô. cit. n. 6.
3. « Melior est dies una in atriis tuis super millia. » (Ps.
LXXIlIl, II.)
4. <« iEternitas vereet proprie ia solo Deo est, quia
»ter-
nitas immutabilitatem consequitur. Solus autem Deus est
omnino immutabilis. Secundum taïuen quod aiiqua ab
352 DROIT A l'héritage CELESTE
Comment, en songeant à un pareil bonheur,
l'âme sainte encore exilée sur la terre, ne s'é-
crierait-elle pas avec l'épouse des Cantiques :
(' mon bien-aimé, apprenez-moi oii vous
menez paître votre troupeau, où vous reposez à
l'heure de midi : Indica mihi, quem diligit anima
mea, ubi pascas, ubi cubes in mendie^. » — « Midi I
c'est la A^ue, c'est la contemplation de votre
visage. Valias tuus meridies est^... Ici-bas, hélas I
ni la lumière n'est limpide, ni la réfection com-
plète, et la sécurité n'existe nulle part; c'est
pourquoi je vous prie de m'indiquer le lieu où
vous reposez à l'heure de midi... midi véri-
table, ô plénitude d'ardeur et de lumière, où
tout est stable, où le soleil ne décline jamais, où
les ombres sont inconnues, l'eau bourbeuse de
la terre desséchée, et les exhalaisons fétides du
monde pleinement dissipées ! lumière du midi,
douceur du printemps, beauté de l'été, fécondité
de l'automne, et, pour ne rien omettre, ô repos
de l'hiver ! à moins que l'on ne préfère dire
qu'il n'y aura point d'hiver. Indiquez-moi, ô mon
ipso immutabilitatem percipiunt, secundum hoc aliqua
ej us ae terni tatem participant... Quaedam autem
participant
de ratione aeternitatis, in quantum habent intransmutabi-
litatem vel secundum esse, vel ulterius secundum opera-
tionem, sicut Angeli, et Beati, qui Verbo fruuntur, quia
quantum ad illam visionem Verbi, non sunt in sanctis volubi-
les cogitationes, ut dicit Augustinus (xv de Trin., c. i6).
Unde et videntes Deum dicuntur habere vitam aeternam. »
(S. Tb., Summa TheoL, I, q. x, a. 3.)
1. Gant., I, 6.
2. S. Bern., in Cant., serm. xxxiii, n -
QUEL EST CET HÉRITAGE? 353
bien-aimé, ce lieu de clarté, de paix, de pléni-
tude, afin que, nrioi aussi, je mérite de vous y
contempler dans votre lumière et votre beautés »
I. « Heu 1 nec clara lux, nec plena refectio, nec mansio
tuta : et ideo indica mihi ubi pascas, ubi cubes in
meridie...
Vultus tuus meridies est... vere meridies, plénitude fer-
voris et lucis, solis statio, umbrarum exterminatio,
desicca-
tio paludum, fetorum depulsio 1 pereiwie solstitium,
quando jam non inclinabitur dies ! O lumen meridianum,
o vernalis temperies, o aestiva venustas, o autumnalis uber-
tas ; et, ne quid videar praeteriisse, o quies et feriatio
hiema-
lis ! aut certe, si hoc magis probas, sola tune hiems abiit
et recessit. Hune locum, inquit, tantae claritatis et pacis
et
plenitudinis indica mihi, ut... ego quoque te in luminetuo
et in décore tuo per mentis excessum merear conteraplari. »
(S. Bern., loc cit., n. 6-7.)
■A». SAINT-ESriIT. — M
CHAPITRE V
Effets de l'habitation du Saint-Esprit
LES VERTUS INFUSES THÉOLOGALES ET MORALES
Si la béatitude se donnait uniquement à titre
d'héritage, nous n'aurions pas à nous préoccu-
per du soin de la mériter par nos œuvres ; il
suffirait pour l'obtenir de posséder, avec la grâce
sanctifiante et par elle, le titre et la qualité de
fils adoptif de Dieu. Tel est précisément le cas
des enfants baptisés, tant qu'ils n'ont pas atteint
l'âge de discrétion. Pour les adultes, il en va
autrement ; car, suivant la parole de saint
Augustin, celui qui nous a créés sans nous n'a
pas jugé bon de nous justifier et de nous sauver
sans nous ^
Il était, en effet, à tout le moins fort conve-
nable qu'après avoir été déifié, et élevé par un
don très sublime, jusqu'à la participation de
I. « Qui creavit te sine te, non justificabit te sine te. •»
|S. Aug., De Verbis Apost., serm xv, cap. xi.)
LES VERTUS THÉOLOGALES 355
l'être et de la vie de Dieu, l'homme fût mis en
demeure d'agir divinement, d'exercer les fonc-
tions de sa YÀe nouvelle et de devenir par là le
coopérateur de Dieu et Tartisan secondaire de
son propre salut. Aussi bien, le Concile de
Trente, interprète infaillible de la vérité révélée,
déclare-t-il ouvertement que « la vie éternelle
doit être proposée aux justifiés, non seulement
comme une grâce miséricoi^dieusement promise
aux enfants de Dieu par Notre-Seigneur, mais
^sicore comme la récompense de leurs bonnes
oeuvres et le salaire de leurs mérites, comme
mie couronne de justice que le juste juge tient
en réserve pour quiconque aura légitimement
combattu 1. »
C'est pourquoi l'apôtre saint Paul nous exhorte
à abonder en toute sorte d'actions saintes, avec
la ferme persuasion que, loin d'être stérile dans
le Seigneur, notre labeur doit au contraire rece-
voir une magnifique récompense '. Et pour
stimuler notre zèle et secouer notre apathie,
il nous rappelle que nous ne sommes sauvés
1 . « Proponenda est vita aeterna, et tanquam gratia filiis
Del per Christum Jesum misericorditer promissa; et tan-
quam merces ex ipsius Dei promissione bonis ipsorum
operibus et meritis fideliter reddenda. Hœc est enim illa
corona justitiae.quam post suum certamen et cursum repo-
sitam sibi esse aiebat Apostolus, a justo judice sibi
redden-
dam : non solum autem sibi, sed et omnibus qui diligunt
adventum ejus. » {Conc. Trid., sess. vi, c. xvi.)
2. « Abundantes in opère Domini semper, scientes quod
labor vester non est inanis in Domino. » (I Cor., xv, 58.) —
« Nolite amittere confidentiam vestram, quay magnam
habet remunerationem. » (Hebr., x, 35.)
\
356 EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
qu'en espérance, spe salvi facti samus^, et que
pouvant toujours, hélas ! perdre la grâce reçue,
nous devons opérer notre salut avec crainte et
tremblement*. Unissant sa grande voix à celle
de saint Paul, le chef du collège apostolique
nous crie de son côté : « Efforcez vous, mes
frères, d'assurer par les bonnes œuvres votre
vocation et votre élection. En agissant de la
sorte vous ne pécherez pas, et vous vous ména-
gerez une heureuse entrée dans le royaume
éternel de notre Seigneur et Sauveur Jésus-
Christ'. ))
Mais pour mériter, pour produire des actes en
rapport avec notre élévation surnaturelle, pour
être en état de nous acheminer vers cette fin
d'ordre supérieur qui nous a été assignée par la
divine miséricorde et que la nature est incapable
d'atteindre par elle-même, pour agir divinement,
en un mot, des forces, des puissances, des éner-
gies divines, des secours spéciaux nous sont
nécessaires. Dieu ne nous les a point refusés; il
nous les accorde même avec une variété et une
surabondance vraiment merveilleuses. De même,
en effet, que dans l'ordre naturel nous possé-
dons tout un ensemble de facultés, intellectuelles
1. Rom., VIII, 24.
2. « Cum metu et tremore vestram salutem operamini. »
(Philip., II, 12.)
3. « Quapropter, fratres, magis satagite, ut per bona
opéra certain vestram vocationem et electionera faciatis;
hsec enim facientes, non peccabitis aliquando. Sic enim mi-
nistrabitur vobis introitus in seternum regnum Dei nostri
et Salvatoris Jesu Ghristi. » (II Petr., i, lo-ii.)
LES VERTUS THEOLOGALES Sbj
et sensibles, qui dérivent de l'essence de l'âme
et constituent autant de principes prochains
d'opération ; ainsi, dans Tordre surnaturel, nous
recevons avec l'être spirituel toute une série de
puissances nouvelles, qui découlent de la grâce
comme ses propriétés, perfectionnent, ennoblis-
sent, élèvent nos facultés au-dessus d'elles-mêmes
et les rendent capables de poser des actes supé-
rieurs aux forces de la nature i. Sans doute, la
grâce actuelle suffîriit à la rigueur pour ces
sortes d'opérations ; et, de fait, c'est par des
secours de ce genre, passagers et transitoires,
que Dieu vient en aide au pécheur non régénéré,
pour le mettre à même d'accomplir les actes pré-
paratoires à la justification.
Mais quand la vie surnaturelle est parvenue
dans une âme à l'état parfait, quand elle lui a
été communiquée d'une façon stable par le don
de la grâce sanctifiante, ce n'est plus seulement
par des secours transitoires que Dieu pourvoit à
ce que cette âme puisse exercer les fonctions de
sa nouvelle vie ; il lui infuse des principes d'acti-
vité proportionnés aux opérations qu'elle doit
émettre, il lui donne des forces, des qualités sur-
naturelles permanentes, tranchons le mot, des
habitudes, qui la mettent en état d'exercer d'une
manière comme naturelle, connaturaliier . des
I. « Sicut ab essentia animae effluunt ejus potentiae, quae
sunt ejus operumprincipia; ita etiam ab ipsa gratis effluunt
virtutes in potentias animae, par quas potentiae moventur
ad actus. » (S. Th., Summa TheoL, la II-, q. ex, a. 4, ad
x.)
358 EFFETS DE l'haBITATION DU SAINI-ESPRIT
œuvres surnaturelles. Ces habitudes soiat les
vertus infuses et les dons du Saint-Esprit.
Cet organisme surnaturel a été admirablement
décrit, dans une page que nous nous reproche-
rions de ne pas mettre sous les yeux de nos
lecteurs. « C'est quelque chose d'ineffable, dit
Mg' Gay, que ce rayonnement actif et bienfaisant
de Dieu dans la créature qu'il habite... Avant
tout, Dieu rayonne et opère dans l'essence de
l'âme. 11 y verse cette grâce radicale qu'on appelle
sanctifiante, et qui, étant à la fois la condition
et l'effet premier de sa présence surnaturelle,
devient en nous un titre et comme un passage à
ses autres bienfaits, et livre l'âme tout entière à
ses opérations, du moins en droit, en puissance
et en principe. C'est par cette grâce qu'il la
délivre, qu'il l'innocente, qu'il la fait neuve,
jeune, candide, ouverte à toutes les influences
auxquelles il la soumet, docile à toutes les impul-
sions qu'il lui donne. C'est par cette grâce qu'il
tient, pour ainsi dire, les racines de cette âme,
et, la greffant sur lui, fait qu'elle boit sa sève
trois fois sainte, et devient capable de la projeter
dans toutes ces magnifiques puissances par les-
quelles elle s'étend elle-même comme l'arbre par
ses rameaux. Ces puissances naturelles, si nom-
breuses, si variées et déjà ii admirables, sont
divinement perfectionnées par cette diffusion
intérieure, chacune selon son ordre, sa fonction
et sa fin. Toutes en reçoivent des qualités nou-
velles, supérieures, essentiellement surnaturelles,
qui sont tout à la fois des souplesses et des
énergies, des docilités et des forces, des transpa-
rences et des foyers, rendant l'âme plus passive
LES VERTUS THÉOLOGiSLES 35g
SOUS la main de Dieu et en même temps plus
active à le servir et à faire ses œuvres. Ce sont
d'abord ces vertus souveraines qu'on nomme
théologales, la foi, l'espérance et la charité.
L'expérience nous fait voir que l'unique lumière
du soleil s'épanouit en plusieurs couleurs, et
d'abord en trois principales. Il semble que ces
trois grandes vertus soient l'épanouissement
immédiat de la grâce sanctifiante. Ce sont ensuite
les vertus infuses, soit intellectuelles, soit mora-
les. Ce sont les dons du Saint-Esprit qui ,
dérivant des trois vertus théologales comme de
leur source, mettent l'âme en état d'exercer divi-
nement les vertus secondaires et deviennent les
germes féconds des fruits que Dieu veut récolter
en nous. Sans doute le seul sacrement de la
confirmation donne d'office l'abondance de ces
dons sacrés; mais le simple état de grâce en
implicfue la présence dans l'âme, et il n'y a pas
un seul juste qui ne les possède tous dans telle ou
telle mesure ^ » L'enfant lui-même, baptisé à
l'aurore de la vie et incapable à cet âge d'acte
bon ou mauvais, reçoit néanmoins avec la grâce
tout cet ensemble de vertus surnaturelles, comme
autant de semences que TEsprit-Saint jette dans
son âme, afin que, au premier éveil de la raison,
elles soient là, prêtes à entrer en exercice et à
donner leurs fruit .
I. Mgr Gay, De la vie et des vertus chrclicnnes i*'^ traité.
36o EFFETS DE l'haBITATION DU SAINT-ESPRIT
II
On peut déjà voir par ce qui vient d'être dit qu'un
quadruple élément constitue la vie surnaturelle
du juste : la grâce habituelle ou sanctifiante, les
vertus théologales, les vertus morales infuses et
les dons du Saint-Esprit. Il ne sera pas hors de
propos de consacrer ici quelques pages à l'expo-
sition sommaire de la nature, du rôle, du fonc-
tionnement de ces divers éléments. Si l'étude de
la vie organique et rationnelle offre au physio-
logiste et au philosophe an attrait non médiocre,
quel intérêt puissant ne doit pas avoir pour un
chrétien la connaissance des organes, des fonc-
tions, des phénomènes de la vie surnaturelle,
bref des moyens employés par l'Esprit-Saint
pour causer et promouvoir la sanctification de
son âme ? Nous ne dirons qu'un mot du rôle de
la grâce, dont nous avons suffisamment exposé
plus haut la nature et les effets.
Pour mettre l'homme en état d'exercer les
actes qui doivent le conduire à la vision béati-
fique, terme final de ses destinées, Dieu verse
d'abord en lui la grâce sanctifiante qui joue dans
Tordre surnaturel le rôle de l'âme dans celui de
la nature. De même, en effet, que par son union
avec le corps l'âme fait d'une matière vile et
inerte un être vivant et humain, ainsi la grâce,
véritable forme d'un ordre supérieur, commu-
nique à qui la reçoit un être nouveau, un être
spirituel et divin, qui fait de l'homme un chré-
LES VERTUS THÉOLOGALES 301
tien et un enfant de Dieu*. Et parce que l'être
est la perfection propre de l'essence, tout ainsi
que l'opération est celle des puissances, la grâce
est reçue dans l'essence même de l'âme qu'elle
rend participante de la nature divine, tandis que
les vertus qui l'accompagnent ont pour sujet les
diverses facultés humaines qu'elles élèvent et
perfectionnent en ajoutant à leurs forces nati-
ves une énergie de surcroît, plus haute et plus
puissante 2.
Nul ne doit donc s'étonner que, à l'instar de
l'âme qui n'agit pas directement par sa sub-
stance, mais par l'intermédiaire de ses facultés,
la grâce sanctifiante n'opère pas non plus immé-
diatement par elle-même, mais par l'entremise
des vertus infuses et des dons qui lui tiennent
lieu de puissances 3. Elle est bien, il est vrai, un
principe de vie et d'opération, mais c'est un
I. « Infunditur divinitus homini ad peragendas actiones
ordinatas in finem vitae aeternae primo quidem gratia, per
quam habet anima quoddam spirituale esse. » (S. Th., De
virt. in comm., q. un., a. lo.)
a. « Oportet dicere quod gratia sit in essentia animae,
perficiens ipsam, in quantum dat ei quoddam esse spiri-
tuale, et facit eam per quamdam assimilationem consortem
naturae divinee, ut habetur a Petr., i, 4. sicut virtutes
per-
ficiunt potentias ad recte operandum. » ( S. Th, De Verit.,
q. xxvn, a. 6 )
3. « Sicut essentia animse immédiate est essendi princi-
pium, opéra tionis vero principium est mediantibus poten-
tiis, ita immediatus effectus gratiae est conferre esse
spiri-
tuale, quod pertinet ad informationem subjecti... Sed effec-
tus gratiae mediantibus virtutibus et donis est elicere
actus
meritorios. » (S. Th., De Verit., q. xxvn, a. 5, ad 17.)
362 EFFETS DE l' HABITATION DU SALNT-ESPRIT
principe radical et éloigné, non un principe im-
médiat et prochain ; c'est la racine ou le tronc
de l'arbre, les vertus surnaturelles en sont les
branches ; or, comme chacun sait, ce sont les
branches qui d'ordinaire portent les fleurs et les
fruits.
Nous avons nommé les vertus surnaturelles et
infuses. On les appelle surnaturelles, parce
qu'elles surpassent la portée et les exigences de
la nature ; infuses, parce que, à l'inverse des ver-
tus naturelles ou acquises qui sont le résultat de
l'activité humaine et s'acquièrent par la répéti-
tion fréquente des mêmes actes i, elles ne peu-
vent provenir que de Dieu, qui les cause lui-
même en nous sans notre coopération effective,
mais non cependant sans notre consentement 2.
On les désigne encore sous le vocable de vertus
chrétiennes, parce qu'elles sont l'apanage exclusif
du parfait chrétien, c'est-à-dire du membre
1 . Les vertus naturelles s'acquièrent ordinairement par
la répétition fréquente des mêmes actes. Sans doute, Dieu
pourrait, s'il le jugeait bon, conférer à quelqu'un ces ver-
tus sans qu'il lui en coûtât ni peine ni effort, comme il
conféra aux apôtres le don des langues, dont ils auraient pu
acquérir la connaissance par l'étude; mais alors même
elles ne seraient infuses qu'accidentellement, per accidens,
comme dit l'Ecole, et demeureraient des vertus naturelles,
spécifiquement différentes des vertus chrétiennes, qui ne
peuvent s'acquérir que par infusion. — (Ad rem cf. S. Th.,
I' II", q. Li, a. II.)
2. « Virtus infusa causatur in nobis a Deo sine nobia
agentibus, non tamen sine nobis consentientibus; et sic est
întelligendum quod dicitur : Quam Deus in nobis sine nobis
operatur. » (S. Th., I»II", q. lv, a. 4, ad 6.)
LEB VERTUS THÉOLOGALES 365
vivant de Jésus-Christ ; venues avec laf grâce,
elles croissent, se développent et disparaissent
avec elle, sauf la foi et l'espérance, qui persévè-
rent dans le pécheur et ne sont détruites que
par une faute grave en opposition avec elles.
Les vertus infuses sont donc implantées en nous
pour élever et transformer les énergies de la
nature et les rendre capables d'opérations méri-
toires de la vie éternelle, comme on greffe sur
un sauvageon les rameaux d'une espèce plus
excellente et plus noble, et la sève naturelle de
l'arbuste, en passant à travers la greffe, se cor-
rige et s'épure au point de produire des fruits
qui ne sont plus comme auparavant âpres et
sauvages, mais doux et exquis.
Au nombre des vertus infuses il faut mettre
en première ligne les trois vertus théologales,
ainsi nommées parce qu'elles ont Dieu même
pour objet, que lui seul peut les répandre dans
les cœurs, et que c'est à la révélation divine que
nous sommes redevables de leur connaissance^.
Impossible de révoquer en doute l'existence de
ces vertus, dont saint Paul fait une mention
expresse dans sa première épître aux Corin-
thiens : « Maintenant, dit-il, demeurent ces
trois vertus, la foi, l'espérance et la charité;
mais la plus excellente des trois est la charité.
Nunc autem marient fides, spes, charitas : tria
hœc; major autem horum est charitas^. » Le Concile
de Trente n'est pas moins formel. Il enseigne^
I. S. Th., lallae, q. lxii, a. i.
9. I Cor., XIII, i'6.
364 EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
en effet, que « dans la justification l'homme
reçoit, avec la rémission des péchés, les trois
vertus de foi, d'espérance et de charité, infuses
en même temps dans son âme par Jésus-Christ,
sur lequel il est greffé ^ ».
Ces preuves d'autorité deviennent encore plus
convaincantes quand on considère la fin vers
laquelle nous devons tendre et nous acheaiiner
par nos actes. Si cette fin n'était autre que la
béatitude proportionnée à la nature, les forces
naturelles, aidées du secours divin, nous suffi-
raient pour y parvenir. Mais parce que, dans sa
bonté infinie, Dieu a daigné nous appeler à une
fin surnaturelle, à la participation de sa propre
béatitude, à la possession de biens qui dépassent
absolument la portée de nos facultés, il est de
toute nécessité qu'il surajoute à nos forces nati-
ves d'autres principes d'agir plus puissants, des
énergies d'ordre divin en rapport avec le but
qu'il s'agit de poursuivre et d'atteindre. Ces
principes supérieurs sont, tout d'abord, les trois
vertus théologales de foi, d'espérance et de cha-
rité, qui nous ordonnent vers la fin dernière qui
est Dieu 2.
1. « In ipsa justificatione cum remissione peccatorum
haec omnia simul infusa accipit homo per Jesum Christum,
cui inseritur, fidem, spem et charitatem. » {Conc. Trid.y
sess. VI, c. 7.)
2. « Per virtutem perficitur homo ad actus quibus in
beatitudinem ordinatur. Est autem duplex hominis beati-
todo, sive félicitas. Una quidem proportionata humanae
naturae, ad quam scilicet homo pervenire potest per prin-
dpia suae naturae. Alia autem est beatitudo naturam ho-
LES VERTUS THÉOLOGALES 365
Que faut-il, en efîet, pour qu'un être raison-
nable soit en mesure de tendre d'une manière
droite et régulière à une fin déterminée? Qu'il
en ait la connaissance et le désir. La connais-
sance : comment s'y acheminer sans cela? Le
désir : autrement il ne se mettrait point en peine
de l'obtenir. Mais le désir efficace d'un bien
suppose la confiance qu'on pourra l'acquérir,
car le sage ne se met point en mouvement vers
un but qu'il estime hors d'atteinte; puis l'amour,
car on ne désire que ce qu'on aime. De là, pour
disposer notre âme et la rendre apte à s'achemi-
ner librement vers le terme de ses destinées sur-
naturelles, la nécessité des vertus théologales :
de la foi, qui nous montre en Dieu, vu et pos-
sédé tel qu'il est en lui-même, la fin suprême à
laquelle nous sommes appelés; de l'espéranr ,
par laquelle, confiants dans le secours qui nous
a été promis, nous attendons du Père céleste et
la béatitude éternelle et les moyens nécessaires
ou utiles pour y parvenir; de la charité enfin,
minis excedens, ad quam homo sola divina virtute perve-
nire potest secundum quamdam Divinitatis participatio-
nem. . . Et quia hujusmodi béatitude proportionem humanœ
naturae excedit, principia naturalia hominis, ex quibus
procedit ad bene agendum secundum suam proportionem,
non sufficiunt ad ordinandum hominem in beatitudinem
praedictam; unde oportet quod superaddantur homini
divinitus aliqua principia per quae ita ordinetur ad
beatitu-
dinem supernaturalem, sicut per principia naturalia ordi-
natur ad flnem connaturalem ; non tamen absque adjutorio
divino : et hujusmodi principia, virtutes dicuntur theolo-
gicae. » (S. Th., l'U". q. Lxn, a. i.)
qui nous fait aimer par-dessus toutes choses
Celui qui est la bonté infinie i.
Telles sont les trois vertus maîtresses qui doi-
vent donner à notre vie sa véritable orientation
et exercer sur toute notre conduite leur salutaire
influence : la foi, que le Concile de Trente
appelle a le commencement du salut, le fonde-
ment et la racine de toute justification ; sans
laquelle il est impossible de plaire à Dieu et
d'arriver à la société de ses enfants 2 » ; l'espé-
rance, cette ancre solide et ferme que nous
jetons au ciel 3, afin que ni les orages ni les tem-
pêtes de la vie présente ne soient capables de
nous détacher de Dieu et de jeter loin du port
notre fragile nacelle ; la charité enfin, la plus
noble et la plus excellente des trois ; la charité,
cette reine incomparable qui donne aux autres
vertus leur forme et leur perfection dernière, en
I. « Ad hoc quod moveamur recte in finem, oportet
finem esse et cognitum et desideratum. Desiderium autem
finis duo exigit : scilicet fiduciam de fine obtinendo, quia
nullus sapiens movetur ad id quod consequi non potest :
et amorem finis, quia non desideratur nisi amatum. Et
ideo victutes theologicae sunt très : scilicet fides, qua
Deum
cognoscimus ; spes, qua ipsum nos obtenturos esse spera-
mus; et charitas, qua eum diligimus. » (S. Th., De Virt. in
comm., q. un., a. 12.)
3. « Fides est humanse salutis initium, fundamentum,
et radix omnîs justificationis : shie qua impossibile est
pla-
cere Deo, et ad filiorum ejus consortium pervenire. » (Conc,
Trid., sess. vi, c. 8.)
3. <( Spem, quam slcut anchoram habemus animae tutam»
cafirmam, et incedentem usque ad interiora velaminis.
(Hebr., vi, 19.)
DES VERTUS MORALES INFUSES 867
faisant converger leurs actes vers son objet
propre, Dieu la bonté suprême, et en les rendant
méritoires de la vie éternelle.
111
Si précieuses et excellentes que soient les vertus
théologales, elles ne suffisent cependant pas pour
régler, à elles seules, toute la vie du chrétien;
d'autres vertus doivent prêter leur appoint et leur
concours à cette œuvre complexe ; nous avons
nommé les vertus morales. Sans doute, la pre-
mière et la plus indispensable condition du salut
consiste à être bien ordonné par rapport à la fin
dernière ; mais encore faut-il que cette bonne
disposition s'étende jusqu'aux moyens qui doi-
vent nous conduire au terme. Au surplus, ce
n'est pas seulement envers Dieu que nous avons
des devoirs à remplir, d'autres nous incombent
encore à l'égard du prochain et vis-à-vis de
nous-mêmes. Si donc pour incliner notre intel-
ligence à adhérer à Dieu comme à la vérité pre-
mière, si pour disposer notre volonté à se porter
vers lui en tant qu'objet de notre félicité suprême
et à l'aimer comme bonté infinie, nous avons
besoin des vertus théologales, pour l'accom-
plissement fidèle, prompt et facile de nos obli-
gations morales, d'autres vertus nous sont éga-
lement nécessaires : la prudence, pour éclairer
et diriger notre conduite, et nous apprendre à
discerner ce que nous devons faire et ce qu'il
faut éviter ; la justice, pour nous préparer à
368 EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
rendre à chacun ce qui lui est dû ; la force, pour
nous faire triompher des difficultés qui se ren-
contrent dans la pratique du bien ; la tempé-
rance, enfin, pour modérer les plaisirs des sens
et les maintenir dans de justes limites.
A ces quatre vertus principales, communément
appelées cardinales, parce quelles sont comme
l'axe autour duquel roule toute notre vie morale,
se rattache une multitude de vertus secondaires
et annexes, qui toutes ont leur objet et leur fin
propres et contribuent, chacune dans sa sphère,
à Tordonnance et à la sanctification de notre
existence terrestre jusque dans ses moindres
détails.
Mais en est-il des vertus morales comme de la
foi, de l'espérance et de la charité ? Sont-elles
divinement infuses pour être les organes et les
instruments de la vie surnaturelle, ou devons-
nous les acquérir par nos actes? Sont-elles un
don de l'Esprit-Saint ou un produit de la nature?
Faut-il, en un mot, admettre dans le juste, en
outre des vertus morales naturelles qui consti-
tuent l'honnête homme et s'acquièrent par la
répétition fréquente des mêmes actes, d'autres
vertus analogues d'un ordre supérieur, des ver-
tus morales chrétiennes ou surnaturelles que
Dieu produirait directement et répandrait dans
les âmes avec la grâce et qui seraient l'apanage
exclusif de ses enfants adoptifs? Question vive-
ment débattue jadis, et oii la diversité des opi-
nions peut encore se donner libre carrière.
Un certain nombre de théologiens médiévistes,
considérant d'une part que l'influence de la
charité est suffisante pour rendre méritoires de
LES VERTUS MORALES INFUSES 869
la vie éternelle des actes émanés de principes
naturels, ne voyaient pas la nécessité de ces
vertus infuses ; et, d'autre part, ils en contes-
taient l'existence comme contraire à l'expé-
rience, sous le prétexte qu'après leur justifica-
tion les hommes éprouvent les me; nés difficultés
peur le bien qu'auparavant. Or, le propre de la
vertu est d'incliner au bien qui la possède et de
lui en rendre la pratique facile.
Nonobstant ces raisons, plus spécieuses que
convaincantes, la grande majorité des docteurs a
toujours tenu et enseigné comme plus probable
l'opinion qui admet l'existence des vertus mora-
les infuses. Nous ne pouvons pas, il est vrai,
apporter ici en faveur de ce sentiment, comme
nous l'avons fait plus haut pour les vertus théolo-
gales, l'autorité du Concile de Trente; car il ne
fait aucune mention des vertus morales. Mais ce
serait se tromper étrangement que de vouloir
arguer de ce silence pour combattre un enseigne-
ment commun dans l'Ecole. Si le saint Concile
ne parle pas des vertus morales infuses, la raison
en est facile à donner ; c'est pour demeurer fidèle
à son programme et à la résolution prise dès le
principe de concentrer tous ses efforts sur les
vérités niées par l'hérésie et de ne pas dirimer
les questions controversées entre catholiques.
Et pour qu'on ne se méprît pas sur sa véri-
table pensée, le Catéchisme officiel entrepris par
ses ordres et approuvé par le grand pape saint
Pie Y énumère parmi les effets du baptême, a le
très noble cortège de toutes les vertus qui sont
divinement infusées dans l'âme avec la grâce :
Huic autem additur nobilissimus omnium virtutum
HA». lAiiiT-KsrRiT. — a4
370 EFFETS DE l'haBITATION DU SAli'» i -KhPRIT .
comiiatas, qaœ in animam cam graiia divinitas
infundanUir^. » Expressions bien singulières, si ce
cortège se composait uniquement des trois vertus
théologales.
Ce n'est pas la seule circonstance où l'Eglise
ait manifesté son sentiment sur le point qui nous
occupe. Déjà, au XIII^ siècle, à propos d'une
controverse relative aux effets du baptême dans
les enfants, question sur laquelle les théologiens
étaient partagés en deux camps, les uns soute-
nant que la vertu du sacrement remet simple-
ment aux enfants la faute originelle, sans leur
conférer ni la grâce, ni les vertus infuses, dont
ils ne voyaient pas la nécessité tant que Tenfant
est incapable d'en faire les actes, les autres étant
d'un a\is contraire, un illustre Pontife, Inno-
<ïent 111, sans se prononcer sur le fond du débat,
faisait pourtant remarquer que l'assertion de
ceux qui prétendent que « ni la foi, ni la cha-
rité, ni les autres vertus, ne sont conférées aux
enfants, faute de consentement, n'est pas admise
absolument par le plus grand nombre 2 ».
En effet, la majorité des théologiens tenaient
pour l'infusion de la grâce et des vertus à l'état
d'habitudes, non seulement dans les adultes,
mais dans les enfants eux-mêmes. Et de quelles
vertus s'agissait-il? Des vertus théologales? Sans
I. Catech. Conc, part. 11, de Baptismo, n. 5i.
a. <( Illud vero, quod opponentes inducunt, fidem aui
caritatem aliasque virtutes parvulis, utpote non consentien-
tibus, non infundi, a plerisque non conceditur absolute. n
(Innoc. III, e. Majores, de Baptismo.)
LES VERTUS MORALES INFUSES 87 1
doute, mais aussi des autres, suivant l'expression
d'Innocent IIL Or, si les premières avaient été
seules en cause, quoi de plus simple et de plus
naturel que de compléter l'énumération en ajou-
tant l'espérance à la foi et à la charité déjà
nommées? Et pourquoi ce pluriel, les autre€ ver-
tus, pour n'en désigner qu'une seule?
IV
Un siècle plus tard, en i3i2, dans le Concile
œcuménique de Vienne, un autre Pontife, dé-
nient V, reprenant cette même question toujours
débattue entre scotistes et thomistes, se pronon-
çait cette fois nettement pour le sentiment de
saint Thomas, et, sans faire une définition de foi,
déclarait adopter, avec l'approbation du Concile,
a comme plus probable et plus conforme aux
enseignements des saints et des théologiens
modernes, l'opinion d'après laquelle la grâce
informante et les vertus sont conférées à tous
les baptisés, enfants où adultes' ».
I. « Nos autem attendentes generalem efficaciam mortis
Ghristi, quae per baptisma applicatur pariter omnibus bap-
tizatis, opinionem secundam, quae dicit tam parvulis quam
adultis conferri in baptismo informantem gratiam et vir-
tutes, tanquam probabiliorem, et dictis sanctorum et
doctorum modernorum theologiœ magis consonam et
concordem, sacro approbante concilio duximus eligen-
dam. )) (Clemens V, in Gonc. Vienn., De samma Trinit., et
CathoL Fide.)
372 EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
En présence d'une telle autorité, les théolo-
giens se sont depuis communément rangés à
Topinion qui admet l'existence des vertus mora-
les infuses. Et l'Ecriture, ainsi que la Tradition,
viennent à l'appui de ce sentiment. Les saintes
Lettres nous parlent, en effet, de vertus cardi-
nales qui sont, non le résultat du travail humain,
mais le fruit de la sagesse divine. « Car c'est
elle qui enseigne la tempérance, la prudence, la
justice et la force, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus
utile en cette viei. » Saint Augustin déclare
pareillement que « les vertus qui doivent diriger
notre vie sont au nombre de quatre, selon la
doctrine des sages et les enseignements de l'Ecri-
ture. La première s'appelle la prudence ; elle
nous fait discerner le bien d'avec le mal. La
seconde est la justice, par laquelle nous rendons
à chacun ce qui lui appartient. La troisième est
la tempérance, au moyen de laquelle nous refré-
nons nos passions. La quatrième est la force, qui
nous rend capables de supporter tout ce qui est
pénible. Ces vertus nous son! données de Dieu
avec la grâce dans cette vallée de larmes : Isiœ
vir tûtes nunc in convalle plorationis per gratiam
Dei dantur nobis ». »
A l'appui de cette doctrine, saint Thomas
apporte une raison théologique de grand poids.
Il faut, dit-il, que les effets correspondent et
soient proportionnés à leurs causes ou principes.
Or toutes les vertus, tant intellectuelles que
I. Sap., VIII, 7.
a. S. Aug., in Ps. lxxiitt. n. 11.
LES VERTUS MORAI.ES INFUSES 378
morales, que nous pouvons acquérir par nos
actes, procèdent de certains principes déposés
dans le fond de notre être, de certains germes
naturels dont elles sont l'épanouissement. Au
lieu et place de ces principes. Dieu nous confère,
dans l'ordre de la grâce, les vertus théologales,
qui nous ordonnent vers notre fin surnaturelle,
n faut donc, pour qu'il y ait harmonie dans le
plan divin, qu'à ces vertus théologales divine-
ment infuses correspondent d'autres habitudes
surnaturelles, de même origine et du même
ordre qu'elles, qui aient pour but de surnatura-
liser notre vie morale et d'en rendre les actes
méritoires de la vie éternelle ; des habitudes qui
soient aux vertus théologales ce que les vertus
humaines, intellectuelles ou morales, sont aux
principes naturels d'où elles procèdent*.
Car, il ne faut pas se le dissimuler, les vertus
acquises ne sont pas proportionnées aux vertus
théologales : non sujit proportionatœ virtatibus
iheologicis^ ; issues de principes naturels, elles
ne sauraient étendre leur activité au delà des
bornes de la nature. Sans doute, en opérant sous
l'influence et l'empire de la charité, elles peuvent
accomplir des œuvres méritoires ; mais toute la
valeur de ces œuvres provient en définitive du
principe qui les inspire, et l'acte émané d'une
vertu naturelle demeure intrinsèquement un
acte naturel, sans proportion par lui-même avec
la récompense céleste.
I. S. Th., MI*% q.Lxm, a. 3.
a. Ibid., ad i.
3 74 EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
Le chrétien peut donc posséder deux sortes de
vertus morales, spécifiquement différentes, les
unes naturelles et acquises, les autres surnatu-
relles et infuses : une prudence naturelle et
une prudence infuse, une justice naturelle et
une justice infuse, etc., ayant un même objet
matériel, mais se distinguant entre elles non
seulement par leur origine et leur mode d'ac-
croissement S mais encore par leur objet formel
et par leur règle. Ainsi, pendant que la tempé-
rance naturelle nous fait garder, dans l'usage
des aliments, une juste mesure fixée par la raison
et consistant à éviter tout excès capable de nuire
à la santé du corps ou d'entraver les opérations
de rinteliigence, la tempérance infuse ou chré-
tienne, s'élevant plus haut, nous incline, sous la
direction de la foi, à châtier notre corps et à le
réduire en servitude par le jeûne, l'abstinence,
I. Les vertus naturelles se développent, comme elles
s'engendrent, par la réitération fréquente des mêmes actes^
qui deviennent ainsi la cause efficiente de ces habitudes.
Quant aux vertus surnaturelles, par le fait même qu'elles
sont supérieures aux forces de la nature, leur infusion,
comme leur accroissement, est l'œuvre directe et immé-
diate de Dieu. Par conséquent, les actes même surna-
turels produits sous l'influence de la grâce actuelle avant
la justification, loin d'en être la cause efficiente, sont
sim-
plement une disposition préalablement requise dans les
adultes à la réception de la grâce sanctifiante et des
vertus
qui l'accompagnent. Après la justification, nos actes surna-
turels peuvent bien être et sont effectivement une cause
morale ou méritoire de l'accroissement de la grâce et des
vertus infuses, mais ils n'en sont point la cause physique
ou efficiente.
LES VERTUS MORALES INFUSES S'jb
les veilles, et autxes mortifications K On voit par
là combien diffèrent entre elles la tempérance
acquise et la tempérance infuse ; et il en est de
même des autres vertus morales, suivant qu'elles
sont un produit de la nature ou un don de Dieu.
Les unes peuvent se rencontrer dans le pécheur,
les autres sont le privilège exclusif des justes.
Mais alors, d'oii peuvent donc provenir les
difficultés et les répugnances qu'éprouvent dans
la pratique de certaines vertus des hommes pour-
tant justifiés, et qui devraient par conséquent
les posséder toutes ? Car enfin la meilleure
marque, le signe le plus authentique de la pré-
sence d'une habitude, c'est la facilité et le plaisir
qu'on éprouve à en faire les actes.
Saint Thomas, à qui nous avons emprunté
l'objection, nous fournira de même la réponse.
« Il n'est pas rare, dit-il, de trouver quelqu'un
possédant une habitude intellectuelle ou morale
et éprouvant . néanmoins de la difficulté à en
faire les actes, et n'y ressentant ni plaisir ni
satisfaction par suite de certains obstacles extrin-
I. « Manifestum est quod alterius rationis est modus qui
împonitur in hujusmodi concupiscentiis secundum regii-
lam rationis humanae, et secundum regulam divinam :
puta in sumptione ciborum ratione humana modus statui-
tur ut non noceat valetudini corporis, nec impediat rationis
actuni ; secundum autem regulam legis divinae requiritur
quod homo casiiget corpus suum et in servitutem redigat per
abstinentiam cibi et potus, et aliorum hujusmodi. Unde
manifestum est quod temperantia infusa et acquisita diffe-
runt specie ; et eadem ratio est de aliis virtutibus. » (S.
Th.,
I* II", q. Lxni, a. 4.)
376 EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
sèques qui viennent se mettre à la traverse.
Ainsi, un savant rencontre parfois une vraie
difficulté à s'occuper de la science qu'il a acquise,
quand le sommeil ou quelque autre indisposi-
tion vient entraver l'exercice de ses facultés.
Pareillement, quelqu'un qui possède les vertus
morales infuses pourra à l'occasion éprouver
une certaine difficulté dans la pratique des bonnes
œuvres, par suite d'une inclination mauvaise
contractée antérieurement et que ces vertus n'ont
point fait disparaître, parce qu'elles ne lui sont
pas directement opposées. 11 en va autrement
des vertus acquises ; car les actes qui les
engendrent, en se renouvelant fréquemment,
détruisent par le fait même les dispositions con
traires ^ . »
Ajoutons, pour être complet, qu'il n'est pas
universellement vrai que le pécheur justifié
ressente, après une sincère et généreuse conver-
sion, les mêmes répugnances pour le bien qu'au-
paravant. Combien de difficultés, qui semblaient
d'abord insurmontables, se trouvent soudaine-
ment aplanies par l'action de la grâce et dispa-
raissent comme par enchantement! Témoin
saint Augustin qui raconte de lui-même : « Que
soudain il me parut doux de renoncer aux
douceurs des vains amusements ! J'avais craint
de les perdre, ma joie était maintenant de les
quitter. Car vous les chassiez loin de moi ces
douceurs, vous, la véritable et souveraine dou-
I. S Th.. I' II", q. Lxv. a. 3. ad 2.
LES VERTUS MORALES INFUSES 877
ceur ; vous les chassiez et vous entriez à leur
place, VOUS qui êtes plus doux que toute volupté,
mais d'une douceur inconnue à la chair et au
sang... Déjà mon âme était libre des soins
cuisants qu'excitaient en moi l'ambition, la
cupidité, l'amour des voluptés grossières ; et
mon plaisir était de m'entretenir avec vous,
Seigneur mon Dieu, qui étiez désormais ma
gloire, mes richesses et mon salut i. »
I. « Quam suave mihi subito factum est carere suavita-
tibus nugarum 1 et quas amittere metus fuerat, jam dimit-
tere gaudium erat. Ejiciebas enim eas a me, vera tu et
summa suavitas : ejiciebas, et intrabas pro eis omni volup-
tate dulcior, sed non carni et sanguini... Jam liber erat
ànimus meus a curis mordacibus ambiendi, et acquirendi,
et Yolutandi atque scalpendi scabiem libidinum : et garde-
bam tibi claritati meae, et di\itiis meis, et saluti mes
Domino Dec meo. » (S. Aue.. Conf.^ 1. IX, c. i.)
CHAPITRE VI
Effets de l'habitation du Saint-Esprit
(Suite)
LES DONS DU SAINT-ESPRIT
Avec la grâce et les vertus chrétiennes, TEs-
prit-Saint apporte encore dams l'âme où il vient
fixer sa demeure les dons divers qui portent
son nom, le h septénaire sacré », comme s'ex-
prime l'Eglise, sacram septenariarn. Que faut-il
entendre par ces dons ? Quel est leur rôle, leur
fonction, leur but, dans la vie surnaturelle?
Sont-ils réellement distincts des vertus infuses,
et faut-il les considérer comme nécessaires au
salut? Autant de questions qui sollicitent une
réponse.
Et d'abord, quelle est au juste la nature des
dons du Saint-Esprit? Ce sont, avant tout, des
bienfaits gratuits, comme l'indique le nom de
dons : appellation qui leur est commune avec les
autres biens de la grâce. Mais ce terme gêné-
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 679
rique a reçu dans le langage chrétien une signi-
fication précise, un sens parfaitement déterminé
et restreint à certaines perfections très relevées
que Dieu communique gratuitement à l'âme
juste dans le but de la rendre souple et docile à
ses inspirations 1.
Gomme la grâce sanctifiante, comme les ver-
tus infuses, avec lesquelles ils présentent beau-
coup d'analogies , les dons sont des habitudes ,
des dispositions au bien qui existent en nous à
l'état de qualités fixes et permanentes. Ce ne
sont donc pas des actes, mais des principes
d'opération ; ce ne sont pas davantage des mo-
tions actuelles, des secours passagers de la grâce
destinés à mettre en jeu nos facultés, mais bien
des qualités, des forces conférées à l'âme en vue
de certaines opérations surnaturelles.
L'Ecriture elle-même, parlant de ces dons,
nous les représente comme existant d'une ma-
nière stable, comme reposant dans le juste. Isaïe
dit du Verbe fait chair : « L'Esprit du Seigneur
se reposera sur lui : l'esprit de sagesse et d'in-
telligence, l'esprit de conseil et de force, l'esprit
de science et de piété ; et l'esprit de crainte du
Seigneur le remplira 2. » Et les docteurs ont ap-
1. « Istae perfectiones vocantur dona, non solum quia
infunduntur a Deo, sed quia secundum ea homo disponitur
ut effîciatur prompte mobilis ab inspiratione divina. » (S.
Th., M^^ q. Lxvm, a. i.)
2. « Et requiescet super eum Splritus Domini : spiritus
sapientiœ et intellectus, spiritus consilii et fortitudinis
,
spiritus scientiae et pietatis ; et replebit eum spiritus
timoris
Domini. » (Is., m, 3-3.)
38o EFFETS DE l'haBITATION DU SAINT-ESPRIT
pliqué ces paroles aux membres vivants du
corps mystique de Notre-Seigneur, qui doivent
participer aux privilèges de leur chef.
Saint Grégoire le Grand nous dit également
que « par les dons, sans lesquels on ne peut arri-
ver à la vie, l'Esprit-Saint réside d'une façon
stable dans les élus, tandis que par la prophétie,
le don des miracles et autres grâces gratuites, il
ne s'établit pas à demeure en ceux auxquels il
les communique : In his igitur donis, sine qulbus
ad vitam perveniri non potest, Spirilas Sanctus in
electis omnibus semper manet ; sed in aliis non sem-
per manet^. » On pourrait, avec l'angélique Doc-
teur, définir les dons du Saint-Esprit : « des ha-
bitudes ou qualités permanentes essentiellement
surnaturelles, qui perfectionnent l'homme et le
disposent à obéir avec promptitude aux mouve-
ments de l'Esprit-Saint : Dona Spiritus Sancti
safd quidam habitus quibus homo perficitur ad
prompte obediendum Spiritui Sancio^. »
Il ne faudrait pas conclure de ces paroles que
les dons sont des dispositions purement passives,
une sorte d'onction spirituelle destinée exclusi-
vement à assouplir nos facultés pour qu'elles
n'opposent aucune résistance à l'action du céleste
moteur. « Ce sont tout à la fois des souplesses et
des énergies, des docilités et des forces, rendant
l'âme plus passive sous la main de Dieu et en
même temps plus active à le servir et à faire ses
I. S. Greg. M., 1. II, Moral, cap. ixviu,
a. S. Th., I' II", q. lxviii, a. 3.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 38 1
œuvres ^ » A l'instar des vertus morales, qui ont
pour but de soumettre et d'assujettir nos facultés
appétitives à l'empire de la raison, de les rendre
dociles à ses prescriptions, et qui n'en sont pas
moins des sources d'activité, les dons sont, eux
aussi, des énergies surnaturelles, des principes
d'opération. Témoin ces œuvres excellentes
connues sous le nom de béatitudes, qui, en rai-
son même de leur perfection, doivent être attri-
buées aux dons plutôt qu'aux vertus* et qui en
émanent comme l'opération procède de l'habi-
tude 3.
S'il en est ainsi, en quoi les dons diffèrent-ils
des vertus? Certains théologiens pensent qu'ils ne
s'en, distinguent pas réellement, et que dons et
vertus désignent, sous des noms différents, une
seule et même chose. Si l'on considère, disent-
ils, les habitudes surnaturelles comme des bien-
faits gratuits qui nous viennent de la divine
bonté, on les appelle dons ; si on les envisage
comme des principes d'opération, on les nomme
vertus.
Cette explication fort simple en apparence a le
grave inconvénient de se concilier difficilement
avec des vérités incontestables. Et de vrai, si les
dons s'identifient avec les vertus, comment se
1. Mgr Gat, De la Vie et des Vertus chrétiennes, i*' Traité.
2. « Beatitudines dicuntur solum perfecta opéra, quae
etiam ratione suae perfectionis magis attribuuntur donis
quam virtutibus. » (S. Th.. 1» II", q. lxx, a. 2.)
3. « Beatitudines sunt actiis donorum ; et ideo respondent
donis sicut opéra tiones habitibus. » (S. Th., Sent., III.
d.
XXXIV, q. I, a. 4, ad i.)
382 EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
fait-il que Notre-Seigneur, qui a certainement
possédé tous les dons, comme nous l'apprend
clairement Isaïe, n'ait pas eu de mêr^ic toutes les
vertus infuses : ni la foi, incompatible avec la
vision immédiate de l'essence divine, dont l'hu-
manité sainte du Sauveur n'a cessé de jouir ; ni
l'espérance, qu'excluaient son état et sa perfec-
tion de compréhenseur ; ni la pénitence, qui ne
va pas avec l'impeccabilité? De plus, si les dons
et les vertus ne sont pas choses distinctes, il reste-
rait à expliquer pourquoi certains dons, comme
la crainte, ne figurent pas au nombre des vertus,
et pourquoi certaines vertus ne sont point comp-
tées parmi les dons. Aussi, l'immense majorité
des théologiens tient-elle, avec saint Thomas,
pour la distinction réelle entre les dons et les
vertus, distinction fondée sur la diversité des
moteurs auxquels l'homme obéit dans la pratique
du bien.
Si Ion veut, dit l'angélique Docteur, distin-
guer nettement les dons d'avec les vertus, il faut
s'en tenir au langage de l'Ecriture, qui désigne
les premiers non sous l'appellation de dons, mais
sous le vocable d'esprits — l'esprit de sagesse et
d'intelligence, V esprit de conseil et de force, etc. —
nous donnant à entendre par là que, venus du
<iehors et infusés dans notre âme avec la grâce,
ils ont pour but et pour effet d'assouplir nos
puissances et de les disposer à suivre docilement
l'inspiration divine. Or, qui dit inspiration dit
motion venant du dehors, par opposition à la
motion provenant du moteur interne qui est la
raison.
11 y a effectivement en nous deux principes
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 383»
moteurs sous l'impulsion desquels s'accomplis-
sent les actes qui doivent nous conduire au salut :
l'un intérieur, qui est la raison, l'autre extérieur,
qui est Dieu. Pour mettre l'homme en état de
bien recevoir cette double impulsion, il lui faut
deux sortes de perfections : les unes plus hum-
bles, qui le disposent à suivre sans résistance,
dans toutes ses actions intérieures et extérieures,
le mouvement et la direction de la raison, c'est
le rôle des vertus; les autres plus hautes, et dis-
tinctes conséquemment des précédentes, ayant
pour but de le rendre souple et docile aux
inspirations de l'Esprit-Saint, c'est la fonction
des dons^.
I. « Ad distinguendum dona a virtutibus debemus sequi
modum loquendi Scripturae, in qua nobis traduntur, non
quidem sub nomine donorum, sed magis sub nomine spi-
rituum. Sic enim dicitur Is., xi, 2 : Reqaiescet saper eam
spiritus sapientiœ et intellectus, etc. Ex quibus verbis
mani-
feste datur intelligi quod ista septem enumerantur ibi,
secundum quod sunt in nobis ab inspiratione divina. Inspi-
ratio autem significat quamdam motionem ab exteriori.
« Est enim considerandum quod in horaine est duplex
principium movens : unum quidem interius, quod est
ratio; aliud autem exterius, quod est Deus... Manifestum
est autem quod omne quod movetur, necesse est propor-
tionatum esse motori ; et haec est perfectio mobilis, in
quantum est mobile, dispositio qua disponitur ad hoc quod
bene moveatur a suo motore. Quanto igitur movens est
altior, tanto necesse est quod mobile perfection disposi-
tione ei proportionetur : sicut videmus quod perfectius
oportet esse discipulum dispositum ad hoc quod altiorem
doctrinam capiat a doctorç, Manifestum est autem quod
\irtutes humanae perficiunt hominem, secundum quod
homo natus est moveri per rationem in his quae interius
384 EFFETS DE l'haBITATION DU SMNT-ESPRIT
Mettons ces vérités dans tout leur jour. Et
d'abord, que Thomme possède en lui-même,
dans sa raison, laissée à ses propres lumières ou
éclairée par la foi, un principe d'activité par
lequel il se meut, il se détermine à faire ceci ou
cela, c'est chose manifeste. Dès là qu'il est un
être intelligent et libre, et partant maître de ses
actes, il peut, dans sa sphère propre, comme
agent secondaire et prochain — in sao ordine,
scilicet sicut agens proximum^, — se porter à telle
ou telle opération de son choix. Mais, pour que
les facultés humaines susceptibles d'émettre un
acte moral soient inclinées habituellement au
bien et disposées à le faire avec facilité, promp-
titude et constance, elles ont besoin d'être per-
fectionnées par certaines qualités ou habitudes,
ayant pour effet de les rendre dociles à la direc-
tion et à l'empire de la raison. Dans l'ordre na-
turel, ce rôle appartient aux vertus humaines ou
acquises; dans l'ordre surnaturel, cette fonction
revient aux vertus chrétiennes. Ainsi doté,
l'homme est en état d'agir, de faire le bien, d'ac-
complir des œuvres salutaires et méritoires,
celles du moins qui ne dépassent pas le niveau
ordinaire et commun.
Mais la raison n'est pas l'unique moteur, ni
le seul principe déterminant de nos actes ; elle
vel exterius agit. Oportet igitur inesse homîni altiores
perfectiones, secundum quas sit dispositus ad hoc quod
divinitus moveatur ; et istae perfectiones vocantur dona. »
(S. Th., I' II'% q. Lxvni, a. i.^
I. S. Th., 1' U«. q. IX, a. 4, ad 3.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 385
n'est même qu'un moteur subordonné et secon-
daire. Le moteur premier et principal est hors
de nous et n'est autre que Dieu. Or, c'est une
vérité confirmée par une expérience journalière
que, plus le moteur est élevé, plus parfaites doi-
vent être les dispositions qui préparent le mo-
bile à recevoir son action i. Ainsi, tandis qu'un
enfant est capable de comprendre et de suivre les
leçons d'un maître de grammaire élémentaire, il
faut, pour mettre un adulte même cultivé en état
de suivre le cours d'un professeur d'enseigne-
ment supérieur, une longue préparation, qui n'est
même pas à la portée de toutes les intelli-
gences.
Si donc, pour disposer nos puissances appéti-
tives à obéir avec promptitude aux injonctions
de la raison éclairée de sa propre lumière ou de
celle de la foi, nous avons besoin de toute une
série d'habitudes, acquises ou infuses, suivant
que le bien qu'il s'agit d'opérer est naturel ou
surnaturel; comment ne pas conclure, avec saint
Thomas, que pour nous mettre en état de rece-
voir fructueusement et de suivre avec docilité
les inspirations et la direction de l'Esprit-Saint,
moteur si fort élevé au-dessus de la raison
même habituellement illuminée par la foi, d'au-
tres perfections, d'autres habitudes supérieures
I. « Quanto movens est allior, tanto necesse est quod
mobile perfectiori dispositione ei proportionetur : siciit
videmus quod perfectius oportet esse discipulum disposi-
tum ad hoc quod altiorem doctrinam capiat a doctore. »
(S. Th., !• II'% q. Lxviu, a. i.)
BAB. lAINT-SSPKIT
386 EFFETS DE l' HABITATION DU SAINT-ESPRIT
aux vertus rao^rales, acquises ou infuses, sont ici
vraiment laécessaires' ? Nqu'S' avon-s nommé les
don&i, qud sont à Fhomme dans ses rapports à
l'Esprit-Saint ce que les vertus morales sont à
la volonté comparativement à la raison. Celles-
ci disposent ks puissances appétitives à obéir
avec pramptitfuclie à la raison ; eeux-là préparent
rbomme à se montrer diocile aux in^tincts^ de
l'Esprit-Saint 2'.
m
L'argument que nous venons de développer
prouve bien, il est vrai, que les dons et les ver-
tus^ sont des habitudes réellement distinctes;
mais il n'indique pas, au moins d'une façon
expresse, en quoi consiste cette différence. Aussi ^
!.. « Manifestum est autem quod >'irtutes humanœ perfi-
ciunt hominem, secundum quod homo natus est moveri
per rationem in his qi3s& înterius vel exterius a^t.
Opor-
tet igitur inesse homàni altiores perfectiones, secundam
quas sit dispositus ad hoc q.uod divinitu^ naoveatur ; et
istae perfeetiones vocantur dona. » (S. Th., I* II", q.
lxviii,
a. I.)
2. (( Dona Spiritus Sancti se habent ad homines in com-
paratione ad Spiritum Sanctum sicut virtutes morales se
habent ad vim appetitivam in comparati:)ne ad rationem.
Virtutes. autem moiraies habitas (jnidam simt, quibus vires
appetitivae dlsponiantuE ad prompte obediendum rationi.
Ijndei et dona SpirituS' Sanctii sunt quidam habitus quibus
homo perficitur ad prompte obediendum Spiritui Sancto. »
^;blid., a. 3.)
XES DONS DU SAINT-ESPRIT 887
«qnaand sawii Thomas se propose imniquement
d'établir comme 'toas la I^ Ilae, q. Lxvin, a. i,
— «qme les âma.s sont des perfectiouïs autres que
ies vertus, la raisoia qu'il met en avant, c'est la
diialité des moteurs auxquels rhomioae obéit
dans la pratique -du M'en : raisoofi .excelleaile, car
des moitescLTS formeUlenient différents supposent,
requièrent, exigent des dispositions diiTéa^entes
de la part d'u mobile, pour qu'il -soit &r état de
receroir connatuneUeaïieaflit des imptuisions doaat
les iMiies peuvent .être si fort élevées au-dessus
des autres : Mamfesiam e&t quod ad alliorem m&to-
rein oportet maj&ri perfectione mobile esse dhsposi-
tum^. Mais quaund le saint D-ooteur veut montrer
€« quai dons et vertus se différenoient, tout autre
-est sa réponse ; il en appelle alors à la diver-
gence dans le mode d'agir qui caractérise ces
deux sortes d'habiîtTaid'es, ©t à la diversité de règle
qui sert de ntesMre à leurs actes : DoFia a virtuti-
^U6 idisiinguuitiur in hoc quod mrtates perficiant
ad acÎMS modo huihano, sed dona iultra humanïum
MOIKIM^.
Le premier élément caractéristiqtue des dons,
celui par lequel ils se distinguent netteioaent des
vertus ; c'est îeizr mode d'agir.
Les vertus, en effet, 'quelles qu'elles soient,
naturelles ou surnaburelles, acquises mi infuses,
dispasen.t l'ibosmane à une a?ation de foime ration-
neile et tamaine : virtutes perjlcmnt ad actas
MODO HUMANO *, Ics dous , au contraire, le met-
I. S. Th., P 11'% q. Lxvm, a. 8.
a. S. Th.- Sent., III, di^. ntxxiv, q. î, a. 1.
388 EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
tent en situation d'opérer d'une façon surhu-
maine et en quelque sorte divine : sed dona ultra
HUMANUM MODUM. G'est là leuF raison propre :
Donorum propria est ratio, ut per ea quis super
humanum modum opereiur^ : c'est ce qui consti-
tue leur supériorité sur les vertus : Donum in hoc
transcenda virtutem quod supra humanarn modum
operetur ^.
Laissons saint Thomas nous expliquer lui-
même, avec sa lucidité ordinaire, ce qu'il faut
entendre par le mode humain d'agir propre aux
vertus, et en quoi consiste le procédé supérieur
qui caractérise les dons. Dans ce but, il met en
parallèle la vertu de foi et le don d'intelligence
qui lui correspond, et montre par un exemple
qu'il déclare lui-même évident, la divergence de
leurs procédés.
Notre mode naturel de connaître les choses spi-
rituelles et divines, dit-il, consiste à nous élever
de ce monde matériel et visible jusqu'au monde
invisible par le miroir des créatures et Ténigme
des analogies, c'est-à-dire par des concepts im-
propres empruntés à Tordre sensible et partant
nécessairement imparfaits. Connaturalis enim mo-
dus hamanœ naturae est ut divina non nisiper spéculum
creaturarum et œnigmate similitudinum percipiat^.
Aussi la foi, qui est une vertu, a-t-elle recours à
ces mêmes notions pour nous initier aux vérités
surnaturelles. Et ad sic percipienda divina perficit
i. S. Th., Sent., Ul, dist. xxxv, q. ii, a. 3.
3. S. Th., Sent., III, dist. xxxvi, q. i, a. 3.
3. Ibid., dist., xxxiv, q. i, a. i.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 889
fîdes, qusB virtv^ diciliirK Sans cloute, elle élargit
le cercle de nos connaissances, elle nous fait
pénétrer jusque dans le sanctuaire de la Divinité
et nous révèle des mystères dont la contempla-
tion de Tunivers ne nous aurait jamais manifesté
l'existence ; mais elle ne change pas notre mode
naturel de connaître, aussi est-elle essentielle-
ment obscure. Vienne maintenant le don d^intel-
ligence ; au lieu du simple assentiment aux
dogmes révélés qu'implique la foi, il nous com-
munique une certaine perception de la vérité ~ ;
il nous fait saisir, pour ainsi dire à découvert, les
choses divines, nous élève au-dessus de notre mode
naturel de connaître, et, sans faire disparaître tous
les voiles, nous donne dès cette vie comme un
avant-goût des manifestations et des clartés
futures 5.
Quel sens profond des vérités de la foi ne ren-
contre-t-on pas de temps en temps dans certains
hommes sans culture et sans lettres, mais dociles
aux inspirations de TEsprit-Saint, parfois même
en de simples enfants ! Quelle perspicacité pour
I. S. Th., III, Sent., disl., xxxiv, q. i, a. i.
a. « Fides importât solum assensum ad ea quse propo-
nuntur; sed intellectus importât quamdam perceptionem
veritatis. » (S. Th., II' II", q. vm, a. 5, ad 3.)
3. « Sed intellectus donum, ut Gregoriusdicit, de audîtii
mentem illustrât, ut homo etiam in hac vita praelibationera
futurae manifestationis accipiat. » (S. Th., III Sent., dist
XXXIV, q. I, a. i.) — Et encore : « In his quae supra ratio-
nem sunt perficit fides quae est inspectio divinorum in spe-
culo et in aenigmate. Quod autem spiritualia quasi nuda
veritate capiantur, supra humanum modum est; et hoc facit
donum intellectus. » (Ibid., a. a.)
390 EFFETS DE l'hABITATïON DU SAIKT-ESPRIT
découvrir le venin de l'erreur I Peut-être seront-
ils incapables de réfuter, d'après les règles d;e la
dialectique, les sophismes de l'hérésie ou de
l'incrédulité; mais coMime ils sont pénétrés de
la vérité de renseignement catholique ! comme
ils comprennent qu'il ne faut s'en écarter en
rien 1 1 Doù provient en eux une telle certitude
sur les choses de la îoi ? Des moyens de connaî-
tre naturels à l'homme : l'étude, la réflexion?
Non, mais dn don d'intelligence.
On lit dans la vie de sainte Chantai qu'un jour,
à peine âgée de cinq ans, elle s'amusait dans le
cabinet de son père, lorsqu'une discussion s'en-
gagea entre le président Frémiot et un gen-
tilhomme protestant qui lui était venu faire
visite. Il s'agissait de la sainte Eucharistie. Le
seigneur protestant disait que ce qui lui plaisait
surtout dans la religion réformée, c'est qu'on y
niait la présence réelle de Notre-Seigneur au
Saint-Sacrement. A ces mots, la sainte enfant
n'y peut tenir: elle s'approche vivement du. pro-
testant, et arrêtant sur lui un regard ému :
u Monseigneur, lui dit-elle, il faut croire que
Jésus-Christ est au Saint-Sacrement parce qu'il
l'a dit ; quand vous ne le croyez pas, vous le faites
menteur. » Le ton avec lequel elle parlait étonna
le protestant, qui entreprit de discuter avec
elle; mais elle l'arrêta court par la sagesse de
I, « Etsi iKm omnes habentes fidem plene intelligant et
quae proponuntur credenda, inlelligunt tamen ea esse cre-
deoda, et quod ab eis nullo modo est dieviandum. » (S. Th.,
lia iiae, q. ym, a. 4, ad a.)
LUS DO]?PS IW SAÏKT-ESPRIT 3g P
ses réponses, en même terïïps que par rarrderar
de sa foi elle enchantait tous les^ assistants. Em-
barrassé de ses vives reparties-, le seigneur pro-
testant voulut teïTTïiner la discussion comme on»
termine tout avec les enfants : il lui présenta»
des dragées. Aussitôt elle les prend dans son
tablier, et, sans y toucher, les va jeter au feu en^
disant : a Voyez-vous, Mofiseigneur, voilà eom-
ment brûleront dans le fond de Fenfer tous les
hérétiques, parce qu'ils ne croient pas ce ques
Notre-Seigneur a dit i. m
m
Si maintenant passant à l'ordre pratique nous
demandons à Fangélique Docteur en quoi con-
siste le mode humain d'agir propre aux A^ertus^
par exemple à la prudence, et en quoi il se dis-
tingue du procédé surhumain qui caractérise les-
dons correspondants, ici le don de conseils
sa réponse ne sera ni moins nette ni moins pré»-
cise.
Qu'il s'agisse du choix d'^un état de vie ou de^
toute autre détermination importante à prendre,
voici comment procède la prudence. Elle s'en-
quiert des voies et moyens convenables pour
obtenir la fin proposée, elle juge quels sont les
meilleurs et en prescrit l'application. En fait
I. BouGAUD; Histoire de sainte Chantai, %. I, e. i.
Bga EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
d'enquête, le mode humain consiste à examiner
toutes choses à la lumière de la raison ou de la
foi, à peser le pour et le contre, à étudier ses
aptitudes, ses attraits, ses dispositions, à prévoir
l'avenir d'après ce qui arrive ordinairement en
semblables occurrences, à consulter des personnes
prudentes, à prier. In inventione, modus humanus
est quod procedatar inquirendo et conjecturando ex
his quae soient accidere^. Vient ensuite le tour du
jugement, et enfin celui du commandement qui
est l'acte principal de la prudence.
Mais il n'est pas rare que, par suite de cir-
constances exceptionnelles ou particulièrement
difficiles, la prudence humaine se trouve à court.
On a beau réfléchir, consulter, étudier la ques-
tion sous toutes ses faces, on ne parvient pas à
tirer la chose au clair, ni à pouvoir formuler une
réso' lion ferme et précise. Que faire en de telles
conjonctures, lorsque là prudence est muette et la
raison aux abois? Ce que fît le saint roi Josa-
phat quand, dans une circonstance analogue, se
trouvant en face d'une multitude de Moabites,
d'Ammonites et de Syriens coalisés contre lui,
et ne sachant quel parti prendre, il se tourna
vers le ciel et fît cette prière : « Seigneur, ne
sachant ce que nous devons faire, il ne nous
reste qu'à diriger nos regards vers vous : Cum
ignoremus quid agere debeamus, hoc solum habe-
mus résidai ut oculos nostros dirigamus ad te^, » Et
I. S. Th., m Sent., dist. xxxiv, q. i, a. a.
a. II Paralip., xx, la.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT SgS
voici que l'Esprit du Seigneur fondit soudain
sur un prophète qui vint dire au roi et à son
peuple de la part de Jéhovah : « Soyez sang
crainte et ne redoutez pas cette multitude ; le
combat n'est pas votre affaire, mais celle de
Dieu... Demain vous marcherez contre eux et le
Seigneur sera avec vous . Nolite timere, ne pa-
veaiis hanc multitudinem; non est enim vestra pugna,
sed Dei. . . Cras egrediemini contra eos, et Dominas
erit vobiscum * . »
Or, qu'en pareille rencontre un chrétien
recoure, lui aussi, avec confiance à Celui qui ne
refuse jamais son secours dans les choses néces-
saires ou utiles au salut, et qu'il en reçoive une
inspiration mettant fin à ses perplexités et lui
apprenant avec une sorte de certitude ce qu'il
doit faire, voiià qui est au-dessus du mode humain
et l'effet du don de conseil. Sed quod homo acci-
piat hoc quod agendam est, quasi per certitudinem a
SpiriVd Sancto edoctus, supra humanum modum
est; et ad hoc perjîcit donum consilii^.
Ainsi, dans les choses qui ne dépassent pas la
portée de la raison, c'est à la prudence acquise
ou infuse qu'il appartient de diriger l'homme
dans le choix et l'emploi des moyens 3. Négliger
alors d'examiner par soi-même ce qu'il est
opportun de dire ou de faire, sous prétexte
I. II Paralip., xx, 15-17.
a. S. Th., III Sent., dist. xxxiv, q. i, a. a.
3. « Prudentia vel eubulia, sive sit acquisita, sivc sit in-
fusa, dirigit hominem in inquisitione consilii, secundum
ea qu» ratio comprehendere potest. » (S. Th., II* II**, q.
lu,
a. I. ad. I.
Sg^ EFFETS IXE l'hABITATIOIV DU SAIKT-ESPRIT
d^abândon à la PivoYideiice,'ce serait tenter Dieia^.
Mais, parce que la raison humaine est incapable
de comprcTidre tous les cas particuliers et con-
tingents qui peaiT^nt se présenlier, — d'où vient
que (( les pensées des mortels Bont timides et
leurs prévoyances incertaines « — pour n etr«
pas privé de conseil dans les choses relatives au
salut où la prudence ne suffît plus, l'homme a
besoin d'être guidé et dirigé par Celui qui sait
tout; de même que dans les choses humaines,
quand on n'a pas assez de lumières poui- Imiter
une affaire, on a recours au conseil de gens plus
éclairés 2.
Cette direction supérieure dans l'ordre du salut
s'accomplit par l'intermédiaire du don de con-
seil : de là cette parole du Psalmiste : « Le Sei-
gneur est mon guide, rien ne me manquera :
Dominas régit me, einihilmiki deeriP. » Mais dans
.1. a Dicendo Nolite eogitare quomodo aut quid loquamini,
Dominus non prohibet considerare ea quœ sunt agenda,
vel dicenda, quando homo habet opportunitatem... Alio-
quin si homo praeleimittat facere quod potest, solum
divinum auxilium expectans, viâetur tentare Deum. » (S.
Th., IMI", q.xiii, a. 4, ad i.)
2. <c Sed quia humana ratio non potest comprehendere
-singularia et contingenta, quse occurrere possunt, fit quod
cogitatlones mortaliiim sint timidœ, et incertœ providentiœ
noslrœ, ut dicitur Sap., ix, i/i. Et ideo indiget homo in
inquisitione consilii dirigi a Deo, qui omnia comprehendit ;
quod fit per donem eonsilii per quod homo dirigitur quasi
consilio a Deo acceprto; sicut etiam in rébus humanis, qui
sfbi ipsis non sufficiunt in inquisitione consilii, a
sapientio-
Tibus consïlium requrrurtt. » (S. Th., II' n««, q. un, a.
i.)
3. Ps., XXII, I.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 3 9 5^
ce cas, l'homme n'^a point à examiner et à juger
par lui-même ce qu'il est opportun de faire,
î'Esprit-Saint se charge de ce soin, et l'homme
n'a qu'à se prêter docilement à ses inspirations ;
car, suivant la remarque de saint Thomas, c'est
au moteur, non à l'instrument, qu'il appartient
de juger et de commander. Or, en matière de
dons, c'est l'Esprit-Saint, non la raison humaine,
qui est le moteur, l'homme étant plutôt passif
qu*actif\ instrument et non cause principale :
instrument, toutefois, qu'ion ne saurait considé-
rer comme inerte, car il est actif et libre, actif
en tant que 14bre, coopérant librement à la mo-
tion divine ^.
La différence dans le mode d'agir que nous
venons de constater entre la prudence et le don
de conseil, se retrouve pareillement entre les
autres vertus et les dons qu'ils perfectionnent ;
car à toute vertu correspond un don particulier
qui lui vient en aide et la fait opérer à l'occasion
d'une façon surhumaine. Ainsi en va-t-il notam-
ment pour la force et le don de même nom.
Le propre de la vertu de force est d'affermir
l'âme et de lui faire surmonter tous les obstacles
I. « Judicare et praecipere non est moti sed moventis. Et
quia in donis Spiritus Sancti mens humana non se habet
ut movens, sed magis ut mota, ut supra dictum est (art.
prrtic., et I' 2'*, q. lxviii, a. i.) înde est quod non fuit
con-
veniens quod donum correspondens prudentiae prseceptum
dîceretur \eljudiciam, sed consilium; per quod potest signi-
fîcari motio mentis consillataî abalio consiliante. » (S.
Th.,
II'-II»«, q. LU, a. 2, ad. t.)
a. S. Th., I* II", q. lxvui, a. 3, ad 2.
SgÔ EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
qui se rencontrent dans la pratique du bien, en
dépit des dangers et de la mort même. Si vous
me demandez quel est son mode naturel d'agir, je
vous répondrai avec saint Thomas qu'il consiste
à affronter les difficultés dans la mesure des
forces humaines, pensatis viribus propriis et
secundum earum mensuram^ ; aller au delà, entre-
prendre de son propre mouvement une œuvre
qui surpasse ses forces, ce ne serait plus de la
vertu, mais de la témérité, de même que rester
en deçà par défaut de courage serait un signe de
pusillanimité. Mais que, dans une rencontre par-
ticulière, poussé par un instinct supérieur,
l'homme prenne pour mesure de ses actes, non
plus ses propres forces, mais la puissance divine,
qu'il se porte à des choses manifestement supé-
rieures à ses énergies natives, qu'il affronte des
dangers qu'il n'est pas en son pouvoir de sur-
monter, en comptant sur le secours divin, vpilà
qui est au-dessus du mode humain et l'effet du don
de force '.
Il serait facile de poursuivre ce parallèle et de
montrer en détail ce qu'est le mode humain
d'agir propre aux différentes vertus, et en quoi
il se distingue de la façon d'opérer spéciale aux
dons ; mais peut-être vaudra-t-il mieux nous
1. S. Th., m Sent.., dist. xxxiv, q. i, a. a.
2. « Sed quod homo in omnibus hispro mensura accipiat
divinam \1rtutem, ut scilicet ad ardua virtulis opéra se
extendat, ad quae scit se suis viribus non sufflcere, et
peri-
Gula quae >1res suas excédant, non formidel dinno auxilio
mnixus... sapra humanum modam est : et hoc totum efïîcitur
per donum fortitudinis. » (Ibid.)
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 897
borner à signaler en caractères généraux ce qui
constitue la divergence de procédé des unes et
des autres.
Dans les actes qui émanent des vertus, acquises
ou infuses, l'homme agit d'une manière con-
forme à sa condition humaine, c'est-à-dire de
son propre mouvement, en vertu de son initia-
tive personnelle. Après avoir réfléchi, délibéré,
et, au besoin, pris conseil, il se porte au bien par
son libre choix, par sa propre détermination,
sans exclure, bien entendu, la motion ordinaire
de Dieu qui opère intérieurement dans tout agent
libre ou naturel en qualité de cause première :
non tamen exclusa operatione Dei, qui in omni
naiura et voluniaie interius operaturK Agit-il, au
contraire, sous l'influence des dons, ce n'est plus
de lui-même qu'il opère, mais une impulsion
intérieure toute- puissante, à laquelle il se prête
néanmoins volontairement, le pousse à faire telle
ou telle chose dont la pensée lui a été soudaine-
ment inspirée. Ici l'homme est plutôt passif
qu'actif, bien que son activité personnelle, sous
forme de consentement et -de libre coopération,
ne soit point absente, car Dieu meut chaque être
d'une manière conforme à sa nature 2.
Saint Augustin a fort bien décrit ce second
mode d'agir quand, à propos des paroles de
l'Apôtre : « Tous ceux qui sont mus par l'Esprit
1. S. Th., !• Ilae, q. lxviii, a. a.
2. « In donis Spiritus Sancti mens humana non se habet
ut movens, sed magis ut mota. » (S. Th., II* Ilae, q. lu,
a. a, ad i.)
3g8 EFFETS ©"B I'haB-ÏTI^ïTIO'V DTJ ^AIWT-ESPRIT
de Diieu, ceiix-îà sont les enfamts die- Di^iï : Qai-
cumque Spirita Dei aguniur^ ix simt ftUi Dei i ))\ il £aèt
observer quel'Esprit-Saint u les meut poi^r les faire
agir, non pour qu'ils demieuTeirt inertes et pure-
ment passifs- : Agunlar enim> ut agard, non ut
ipsinihil agmtt^. » Ils agissent donc, mais pour bien
faire ressortiir rinstinct spécial qui les fait agir,
Tapôtre saint Paul dit quih sont mms ou action;-
nés par l'Esprit de Dieu. Or, (f être mû ou
actionné, c'est plus q^oie d'êtFe simplement con-
duit ou dirigé ; car celui que Fon dirige fait
quelque chose; ii est précisément dirig-é pour
qu'il agisse correctement. Mais celTad; qui est mû
ou actionna semble à pein>e fai^e quelque chose
de lui-même ; et cependant la grâce du Sauveu^r
agit si efficacement sur notre volonté que FApôtre
ne craint pas die dire : Tous ceax qui sont mus par
l'Esprit de Dieu, ceux-là soM les enfants de Dieu.
(Rom., vni, i4)'. E^ notre volonté ne saujrait faire
un meilleur usage de sa liberté qfu'en Tabandon-
nant à l'impulsion de Celui qui ne peut faire le
mais... »
1. Rom., VIII, i4.
2. S. AuG., De Corrept. et grat., c, ii, n. 4- — Saint Tho-
mas dit, lui aussi : « Quœ vero per nos aguntur, Deus in
nobis causât, non sine nobis agentibas : ipse enim operattir
in omni voluntate et natura. » (S. Th., I* II'", q. lv,
a. 4>
ad 6.)
3. <( Procul dubio plus est agi, quam rcgi : qui enim
rcgitur aliquid agit; et ideo regitur. ut recte agaf; qui
autem agitur, agere aliquid vfas Intelhgitur : et tamen tan-
tum praeatat voluntatibus nostris gratia Salvatoris, ut non
dubitet A.postolus dicere : Quotquot Spiritu Dei aguntur, hi
LES DOMS 1>U SA'INJ-iESPIVIT .Sg^
L'Écrituce e* la «vie des Saints ccwa/tieiMient uan
gxand i40.mi)re de faits où l'on Yoit en exercice
cette imjpulsioa divime. C'est ainsi qu'il est dit
fdaas saiait Lue que « Jésus fut poussé au désept
.par l'Esjprit-Saint : Agehatur a S^piriiu in deser-
ium^. » De même le vieiUard Siméon, qui avait
jepu du Saint-vEsprit la proœaes&e qu'il ne mour-
soà^ point sans avoir vu le CJtirist du Seigneur,
se sentit inspiré de venir au Temple, n>eml m
Spirita ài -iemplam*, au aai ornent où Marie et
Joseph s'y présentaient pour accomplir dans la
personne de l'Enfant Jésus les prescriptions de
la loi.
Un fait va nous mon^trer d'une façon saisis-
sante la différence du mode d'agir qui distingue
les veiltis et les dons. Sous la persécution de
Septime- Sévère, une jeune esclave xiu nom.de
Félicité venait d'hêtre condamnée aux JDêtes avec
dlauties chrétiens. Elle était sur le point de
devenir mère. Mais comme le jour du supplice
approcliait, Félicité .se désolait à la pensée que
son état de grossesse ferait différer son supplice :
car la loi défendait l'exécution d'uaie fenxme
enceinte. Les autres martyrs s'affligeaient égale-
ment de la laisser en arrière. Trois jours avant
la date fixée pour le comhat, tous se mirent en
l>rière pour obtenir .sa prompte délivrance. A
Jilii sunt Dei. (Rom., viii, i4.) Nec aliquid in nobis
libéra
voluntas melius agere potest, quam ut illi se agendam
coniaieiidet, qui maie agere non potest. » (S. Aug., De
Gestis
Pelag., c. m, n. 5.)
1. Luc, IV, I.
a. Luc, II, 25.
400 EFFETS DE l' HABITATION DU SAINT-ESPRIT
peine avaient-ils achevé, que les douleurs la pri-
rent. Comme elle poussait des gémissements, un
des geôliers lui dit : « Si tu ne peux en ce mo-
ment supporter la souffrance, que sera-ce quand
tu seras déchirée par les bêtes ? Il eût donc bien
mieux valu sacrifier aux dieux. » A quoi cette
généreuse femme fit cette belle réponse : « Au-
jourd'hui, c'est moi qui souffre; mais alors il y
en aura un autre en moi qui souffrira pour moi,
parce que moi aussi je souffrirai pour lui. »
IV
Distincts des vertus par leur mode d'agir, les
dons le sont encore par la règle qui sert de mesure
à leurs actes.
La règle des vertus acquises, c'est l'humaine
raison perfectionnée par la prudence naturelle ;
celle des vertus infuses, la raison éclairée par la
foi et dirigée par la prudence surnaturelle ; voilà
pourquoi la vertu est définie : une habitude qui
nous incline à vivre avec droiture suivant la règle
de la raison : qua recte vivitur secundum régulant
raiionis^. Quant aux dons du Saint-Esprit, ces
perfections plus hautes, alliores perfecliones^, que
Dieu nous donne en vue de sa motion, in ordine
ad motionem ipsius', leurs actes n'ont d'autre
1. S. Th., I' Uae, q. lxtiii, a. i» ad 3.
2. Ibid., in corp. art.
3. Ibid.. ad 3.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 4oi
règle que l'inspiration divine et la sagesse de
Celui qui est l'Esprit de vérité i.
Aussi n'est-il pas rare « que l'inspiration divine
pousse l'homme à des œuvres qui dépassent les
limites ordinaires de la raison, même éclairée
par la foi. Ces œuvres sont bonnes d'une bonté
supérieure ; elles ne sont pas téméraires parce
qu'elles ont Dieu lui-même pour conseiller et
pour soutien; elles sont justifiées par cette raison
supérieure que Dieu, quand il agit ainsi, n'est
pas obligé de se tenir dans les limites que l'im-
perfection naturelle de l'homme oblige celui-ci
à respecter. Par toutes ces raisons elles satisfont
plus qu'il n'est absolument nécessaire aux don-
nées de la prudence. Néanmoins la prudence
ordinaire, même chrétienne, n'autoriserait pas à
les entreprendre ni à les conseiller. C'est dans
ces œuvres surtout que les dons du Saint-Esprit
sont mis enjeu». »
Ainsi quand sainte Dorothée, conduite au sup-
plice et interpellée par un avocat du nom de
Théophile qui, l'ayant entendue parler du para-
dis de son époux, lui dit par raillerie : o Allons,
épouse du Christ, envoie-moi du paradis de ton
époux des fleurs ou des roses » , répondit à l'ins-
tant : « Certainement je le ferai », d'où lui
I. « Cum dona sint ad operandum supra humanum mo-
dum, oportet quod donorum operationes mensurentur ex
altéra régula humanae virtutis, quae est ipsa Divinitas ab
homine participata suo modo, ut jam non humanitus, sed
quasi Deus factus participatione, operetur. » (S. Th., 111
Sent., dist. xxxiv, q. i, a. 3.)
a. L'Ami da Clergé, an. 1893, p. 891.
lAB. SAINT-BSPRIT.
402 EFFETS ©E L'haBITATION IW SAJNl-ESPllIT
venait une pareille assurance? Aurait-elle pEiPlé
de la sorte, en se conformant aux lois de la ,pru-
denoe chrétienne? Ne s'exposait-elle pajs ou à
tenter Dieu en comptant sur u© Miiracle qu'il
n'était pas tenu d'opérer, ou à jeter le discrédit
sur la religion cla<rétienne, si la prcMnesse qu'elle
venait de faire ne se réalisait pas? Et pour.taiut
la jeune vierge répond sans hésitation : « Certai-
nement je le ferai : Plane hoc faoiam. » Et l'évé-
nement lui donne promptement oraison. C'est
que l'Esprit-Saint lui avait suggéré sa réponse,
^t, sans hésiter, sans réfléekir davantage, elle
avait obéi docilement à l'inspiratkm divine, selon
ceftte parole du prophète : (( Le SeÂgneur m'a
ouvert l'oreille pour me faire entendre sa voix ;
quoi qu'il !!^e dise, je ne résiste point; quelque
-difficulté qui se présente^ je ne retourne pas en
arrière i. »
De même, quand le bienheurenax Henri Suso,
de l'Ordre de Saint-Dominique, gravait profon-
dément sur sa poitriine le nom de Jésfus ^t se
livrait à des macérations qui révoltent notre déli-
catesse; quand sainte ApoUonie, menacée paj
les païens d'être brûlée vive si eile ne renonçait
à Jésus-Christ, prévenait ses bofurreaux et se
}€^tait elle-même dans les flaratmes ; quand les
stylites et tant d'autres saints embrassaient un
genre de vie qui semblait un perpétuel défi jeté à
la nature, se oonduisaient^ls sekm les régies de
I . « Dominas Deus aperuit mihi auarem, ego autem non
•contradico : retrorsum non abii. » (Ts., l, 5.)
EEs. DOKs DU SitiWTHESPmarr 4o3
fe pmdeTiee' ckréfcnnie? Evideirmient non. Et
pourtamlj les' nMra(5l»es opérés en Gonfirmation dé
leur sainteté sonit là poiïr nsous; prouver ^'ils
avaient, en agissant die- la sortevobéi à une impul-
sion divine. Tous ces héroïsnnes die foi, de dou;-
ceur, de force, de patience, de chairité, domt
l'hagiographie chrétienne' contieiat l'émouvant
réerb ; les œuvres extraoaîdinaires enifereprises poxiT
la gloire de Diieu ou le salut, du piochain ; les
manifestations les plus, hautes et les plms exeelt-
len^es de k vi^e spirituelle, n-e sont autre chiose
que les effëfe des dons dju Safet-Espirit. Paartant
d'un principe supérieur aux vertlus, quoi dj'éton"-
nant qu'ils en dépassent lîa mesure ?
Voilà pourquoi certains théologiens disent que
les dons sont des perfections qui disposent
l'hoMiime à des a^ctes plus relevés, plus excellients,
que ne le sont général^ement les actes des vertus :
Ei hoc est quod quidam diemni quod doua perfi-
eiuùnt hominem ad aitiores mcias qaam sint actus
mrtutum^. Et, loin d'improtjver cette opinion,
sain* Thoîna^is déclare, dans; un autre; passage,
que c'est celle qui paraît la plus conforme à la
vérité : Et hœc opinic inier omnves ver a videtur^.
Est-ce à èire que tes donsr aisent un objet dis-
tiiict de celui des vertus, et qu'ils n^enlrent en
e>tercice que lorsqu'il s'agit d'œuvres héroïques
ou ext^^ao^dîn^ires? S'il en était ainsi, ils ne
con-Adendraient pour ainisi dire qu'aux grands?
saints, aux apôtres, aux martyrs, auit âmes géni-
I. S. Th., I' Ilae, q. lxviii, a. i.
a. S. Th., III Sent., ô.\?,i. îxxiv, q. i,. a. r*
Ixolx EFFETS DE l'haBITATION DU SAJNT-ESPRIT
reuses prêtes à tous les sacrifices pour avancer
dans le chemin de la perfection, tandis qu'ils
seraient à peu près inutiles à l'immense multi-
tude des chrétiens qui vivent dans la justice
sans faire une action éclatante. Combien, en
effet, se sauvent par la simple pratique des com-
mandements et par les œuvres ordinaires de la
vie chrétienne ! A quoi bon dès lors des habitas
n'ayant à s'exercer que rarement, dans des cas
exceptionnels, et qui demeureraient le plus sou-
vent à l'état de forces dormantes et oisives?
Or, c'est l'enseignement unanime des Docteurs
et des maîtres de la vie spirituelle que les dons
du Saint-Esprit sont le lot commun de tous les
justes, sans en excepter les plus humbles ; et
saint Thomas les déclare nécessaires au salut ^
Comment, dès lors, ne pas reconnaître que si
les actes héroïques et les œuvres éminentes de
la sainteté parfaite constituent le domaine prin-
cipal des dons, ils ne sauraient cependant être
considérés comme leur objet adéquat et comme la
limite extrême de leur sphère d'influence? Aussi,
tout en concédant que « les dons surpassent la
perfection commune des vertus, le saint Doc-
teur fait observer que ce n'est point quant au
genre des oeuvres, à la façon dont les conseils
l'emportent sur les préceptes, mais quant au
mode d'opérer, en ce qu'ils disposent l'homme à
recevoir la motion d'un agent supérieur : Dona
excédant commanem perfectionem virtatam, non
qaantam ad gênas operum, eo modo quo consilia
I. S. Th., I' II", q. Lxviii. a. a.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 4o5
praecedunt prsecepta, sed quantum ad modum ope-
randi, secundum quod movetur homo ah altiori prin-
cipio*. »
On ne pourrait donc, sans s'écarter de la pen-
sée du prince de la théologie, assigner aux vertus
et aux dons des domaines complètement séparés,
réserver à ceux-ci un genre d'oeuvres spéciales
qui surpasseraient en perfection l'objet matériel
de celles-là.. 11 n'est, au contraire, aucune ma-
tière des vertus sur laquelle l'un ou l'autre don
ne puisse être appelé à exercer à un moment
donné son mode suréminent d'opération ', de
même qu'il n'est pas de forces ou facultés humaines
susceptibles d'être le principe d'actes humains,
qui ne soient aptes à être actionnées par l'Esprit-
Saint et perfectionnées par ses dons 3. Bref, le
champ d'opération des dons s'étend aussi loin
que celui des vertus ; mais si les uns et les
autres ont une même matière, ils se différencient
néanmoins, comme nous l'avons dit, et par leur
mode d'agir et par la règle qui sert de mesure
à leurs actes ; c'est j>ourquoi leur objet formel
n'est pas le même.
1. S. Th., l' II", q. Lxvin, a. 2, ad i.
a. « Cum donum elevet ad operationem quae est supra
humanum modum, oportet quod circa materias omnium
virtutum sit aliquod donum quod habeat aliquem mo
dum excellentem in materia illa. » (S. Th., III Sent., dist.
XXXIV, q. I, a. a.)
3. « In omnibus viribus hominis, quae possunt esse
principia humanorum actuum, sicut sunt virtutes, ita
etiam sunt dona, scilicet in ratione pt in vi appetitiva. »
(S. Th., I" Ilae, q. Lxvin, a. 4.)
4o6 EFFETS DE l'haBITATION DU SAINT-ESPRIT
Les considérations qui précèdent sur la nature
et fei distinction des dons et des vertus ont déjà
fait clairement pressentir leur rôle respectif dans
réconomie surnaturelle. La question toutefois
n'avait pas été jusqu'ici abordée directement ; le
moment est venu de le faire et de rechercher
quel est ce rôle. Au jugement de Tangélique
Docteur, il consisterait pour l'es vertus à iTiettre
nos puissances appétitîves en état d^obéir promp-
tement à la raison, et pour les dons à disposer
le juste à suivre docilement les inspirations de
TEsprit-Saint : Virlafes morales habitas quidam
sani, quitus vires appetilivae disponuntur ad prompte
ohediendum rationî. . . Dona Spirilus Sancti sunl qui-
dam habitus quibus homo perficitur ad prompte
obediendiim Splrllui Sancio^.
Réduite à ces termes et envisagée seulement
dans ses grandes lignes, la doctrine relative aux
fonctions particulières des vertus et des dons
rallie facilement tous les suffrages ; mais sitôt
qu'il s'agit de préciser davantage, l'accord s'éva-
nouit et les opinions appraraissent.
Ainsi certains théologiens prétendent que les
vertus disposent uniquement à obéir à la raison,
« à a^ir en conformité avec elle, et non à suivre
I. S. Th., !• Ilae, q. lxviii, a. 3
iLBS B0fiS DU SAINT-EEPBIT I^OJ
i'inspiratioja divine i » ; le rôle >des 4Gns serait de
perfectionner rhomme « en .tocBt ce qoa'.il doit
ffaire sous l'impulsion, sons rdnspii\ation de
l'Esprit-Saint ' ». Et ^comniîe il n'iest aucune
raction de la crëasture (m la naotion .divine ne soit
associée à l'aotivité humaine, ils eu €on€luen<t
que vertus et dons ^întrent en exercice chez les
justes dans tous et chacun des actes de leur vie
surnaturelle. Voici conament ils raisonnent .:
M Les vertus di6»j>osejQ't l'iiomme à suivre l'im-
pulsion de la droite raison ; les dons le dispo-
iseBbt à suivre celle de Dieu ou de i'Esprit-Saint.
Or cette double impulsion est néoessaire dans les
aotes orrdio>aires >des vertus, depms les plus éle-
vés jusqu'aux plus infimes 3. » Il faut doûc
reconnaitre en tout acie surnaturel même faoile
l'exercice des vertus et des dons.
Saint Thomas entend les choses différem.ment.
A' son avis, >tout (en .ayant pour oiïîae de pirépa-
rer l'âme à suivre sans résistance le mouvement
«t la direcitioia de la raison, les vertus la dispo-
sent encore, par voie de conséquence, à suivre
l'impulsion divine, au moins cette impulsion
Ki^rdinaire et commune que Dieu ne refuse à
aucune créature désireuse d'utiliser et de mettre
.en oeuvre les principes d'activité résidant en elle.
Car, suivant la remarque du saint Docteur, par
le fait même qiue Thomme est bien disposé au
regard de sa propre raison, il l'est également par
1. L'Ami du Clergé, n. dia ag décembre «ïSgS, p.. ii64.
2. Ibid., p. 1 166.
3. L'Ami du CHergé, n. du i*' septemTare 1898 , p. 774.
4o8 EFFETS DE l'haBITATION DU SAINT-ESPRIT
rapport à Dieu : Quia per hoc quod komo bene se
habei circa rationem propriam, disponitur ad hoc
qaod se bene habeat in ordine ad Deum ' . Quant
aux dons, leur fonction propre, leur rôle parti-
culier est de préparer celui qui les possède à
recevoir d'une façon connaturelle non pas toute
espèce de motion divine, mais seulement cer-
taines impulsions spéciales désignées sous le
nom d'inspirations, d'instincts de l'Esprit-Saint,
et de faire accomplir à l'homme des actes qui
sortent de l'ordinaire, sinon par leur objet ma-
tériel, au moins par leur mode de production et
par la norme qui leur sert de mesure : Dona sunt
qusedam perfectiones hominis, quibus homo dispo-
nitur ad hoc quod bene sequatur instinctum Spiritus
Sancii^. — Cum dona sinl ad operandum supra
HUMANUM MODUM, oportct quod donorum operationes
mensurentur ex altéra régula quam sit régula
humanas virtutis, quae est ipsa Divinitas participata
suo modo^.
Pour mettre cette vérité dans tout son jour, il
ne sera pas hors de propos de rappeler qu'on
peut distinguer une triple motion divine : la pre-
mière, proportionnée à la nature, et donnée en
vue d'opérations naturelles ; c'est la motion par
laquelle Dieu opère en tout agent naturel ou
libre, qua Deus operatur in omni opérante, en qua-
lité de cause première, et dont saint Thomas
I. S. Th., !• II", q. XXXIV, a. 8, ad a.
a. S. Th., I' II", q. lxviii, a. 3.
3. S. Th., III Sent., dist. xxxiv, q. i, a. 3.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT ^0^
prouve la nécessité dans la Somme théologique
(I p., q. io5, a. 5).
La seconde, d'ordre surnaturel et proportionnée
à la grâce, nous est octroyée par Dieu pour nous
faire accomplir des œuvres salutaires; car, si
parfaite que soit ou que l'on suppose une créa-
ture, quand même elle posséderait à un degré
éminent la grâce sanctifiante et les vertus infuses,
elle est incapable de passer de la puissance à
l'acte, sinon par la vertu de la motion divine,
motion qui ne se distingue pas ici de la grâce
actuelle : Nulla res creata potest in quemcumque
actum prodire, nisi virfate motionis divinae^.
La troisième enfin est une motion toute spéciale
sous rinfluence de laquelle l'homme est plutôt
passif qu'actif, magis agitur quam agaty suivant
cette parole de l'Apôtre : « Tous ceux qui sont
mus et actionnés par l'Esprit-Saint, ceux-là sont
les enfants de Dieu : Quicumque Spirita Dei agun-
tur, a sunt filii Dei^. » Sur quoi saint Thomas fait
observer que, « être mû ou actionné, c'est être
mis en mouvement par une sorte d'instinct supé-
rieur : nia enim agi dicuniur, quse quodam saperiori
instinctu moveniar. Aussi dit-on des animaux non
pas qu'ils agissent, comme s'ils se portaient à
Faction de leur propre mouvement, mais qu'ils
y sont poussés par l'instinct de la nature : Unde
de brûlis dicimus quod non agunt, sed aguntur, quia
a natura moveniur, et non ex proprio motu, ad suas
actiones agendas. Or, quelque chose d'analogue se
I. S. Th., !• n*% q. cix, a. 9.
9. Rom., Yiii, i4.
4lO EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
passe dans rhomme spirituel qui est irrcKné à'
certains actes non par le mouvement de so-n libre
arbitre principalemeni, mais par rEsprit-Saint :
Simiîiter autem homo spirituails non quasi ex mota
propriœ volantatis principaliter, sed ex instinctu
Spiriius Sanctï incUnaiur ad aliquid^. »
Et de peur qn^^on abusai: de la comparaison
qu'il' vient d'apporter, l'angéTique Docteur s'em-
presse d^ ajouter que cette impul'sion de TEsprit-
Saint n'exclut nullement dans fes justes la spon-
tanéité, voire même la liberté de leurs a«tesv
mais elle est Tindice que Te mouvement même de-
leur volonté et de leur libre arbitre est carrsépar
le Saint-Esprit, suivant cette parole de TApôtre :
Cest Dieu qui opère en nous le vouloir et le parfaire.
— Non^ iamen per hoc exchiditnv quin viri spirili^eh
les per volantaiem et liberum arhïirium operentar,
quia ipsum niotum voluntrttis et Uberi arbitrii Spiri-
ius Sanctus in eis causât, seaundum illuê PhMip,
II, i3 r Deus est qui operaiur in nobis veïïe et per^
ftcere^.
Le premier genre de motion divine acl^onne
nos forces naturelles, soil setrles, soit perfection-
nées par l'es vertus acquises', et devient avec elles
le principe d'actes moralement bons. Le second
met en exercice fes vertus iTafuaes, et nows fait
accompKr des actes sumatharePs, ceux dui m'oins
où se conserse notre mode naturel d'agir. Quant
au troisième, il est propre aux dons, et c'est tou-
jours une impulsion spéciale ayant pour term^^
S. Th., in Rom. viii, i4, lèct. 3.
Ibid
LES DO^^S DU SAJNT-ESPHIT 4ll
4des œuvres suréminentes par quelque ,endroit,
cam donum elevet ad operaiionem quœ est supra
hunuinum modum V, des œuvres où l'âme humaine
opère comme instrument de l'Esprit-Saint, ^et se
trouve dès lors plutôt passive qu'active : In donis
Spirilus Sancti mens humananonse habetutmovens,
sedmagis ut mota^.
Dans les deux premiers cas, la motion divine
se dissimule en quelque sorte derrière nos facul-
tés, dont elle provoque l'exercice, tout en respec-
tant leur jeu normal. Suivant l'h-eureose expres-
sion du pape Pie VI dans la huMe Aixciorem fidei^
elle nous fait fair« les actes auxquels nous nous
sommes librement déterminas : facit ut facia-
mus^. G'es.t la motion ordinaire et commune sous
l'influence de laquelle s'accompli&sent les actes
émanés des vertus.
Très différente est la motion propre aux dons,.
Celle-ci, en effet, prévient nos délibérations,
devance nos jugements^ et nous porte d'une façon
pour ainsi dire instinctive à des œuvres aux-
quelles nous n'avions pas songé et que l'on peut
vraiment appeler surbupiaines^ soit parce qu'elles
dépassent nos forces, soit parce qu'elles se pro-
duisent en dehors du mode et des procédés ordi-
naires de la nature et de la grâce. C'est l'impul-
?ion venant de Dieu comme agent supérieur, .sic a^
a quadam superiori potentia^t et qui, pour être
1. S. Th., III Sent., dist. xxxiv, q. i, a. a.
2. S. Th., IV II-, q. LU, a. 2, ad i.
3. Bulle Auctorem fidei, prop. ai.
4. S. Th., I' II", q. Lxviii, a. 4.
4l2 EFFETS DE l' HABITATION DU SAINT-ESPRIT
bien reçue, exige des dispositions toutes spé-
ciales.
On comprend en effet que, pour préparer l'âme
à suivre promptement ces impulsions extraordi-
naires par lesquelles TEsprit-Saint pousse les
âmes à des actes qui relèvent de lui principale-
ment et qui se produisent en dehors des règles
communes, des perfections particulières, supé-
rieures aux vertus, aliiores perfectiones '^ , les dons,
en un mot, soient ici nécessaires. Ne faut-il pas
que le mobile se trouve dans un rapport harmo-
nieux avec son moteur? Manifestum est quod ad
altlorem motorem oportet majori perfectione mobile
esse dispositum^. Mais quand il s'agit d'œuvres
ordinaires et communes, auxquelles l'homme se
porte de lui-même, de son propre mouvement,
comment ne pas admettre avec saint Thomas que
la même habitude qui incline la volonté à suivre
l'impulsion de la droite raison la dispose pareil-
lement à recevoir la motion divine : par exemple,
que la même vertu de force ou de tempérance
qui assouplit notre volonté au joug et à l'empire
de la raison la rend en même temps docile à la
motion divine, Tinclinant à en faire les actes
dans les circonstances ordinaires de la vie?
N'est-ce pas de l'essence même de ïhabitus
opératif de disposer à l'acte la puissance qu'il
perfectionne, en sorte qu'il dépend de la volonté
d'en user à son gré, suivant cette parole de saint
Thomas : Habitas est quo guis atitur cum volae-
1. S. Th., 1» II", q. Lxviii, a. I.
a. [bid., a. 8.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 4l3
rit*? Aussi, quiconque possède une habitude
bonne, non seulement le juste en qui se rencon-
trent, avec les vertus infuses, les dons du Saint-
Esprit, mais le pécheur lui-même, celui du moins
qui a conservé la foi et l'espérance, peut en faire
les actes quand il le juge à propos, et d'une
façon connaturelle, même en l'absence des dons.
S'il en était autrement, si c'était pour préparer
Famé juste à recevoir fidèlement la motion divine
en tout ce qui est du domaine surnaturel que les
dons sont ordonnés, on ne voit pas pourquoi il
n'y aurait pas également, dans l'ordre purement
naturel, des perfections analogues aux dons du
Saint-Esprit et destinées à nous rendre dociles à
la motion divine, de même qu'il y a des vertus
acquises qui disposent les facultés appétitives à
obéir à la raison ; car enfin, dans l'ordre de la
nature comme dans celui de la grâce, nous obéis-
sons à un double moteur : la raison et Dieu. Or,
nul n'a jamais parlé, que nous sachions, de ces
sortes de perfections.
Concluons donc que Dieu nous meut et par les
vertus et par les dons, mais diversement : d'une
manière conforme à notre nature par les vertus,
d'une façon supérieure par les dons : Virtates
perficiunt ad actus modo humano, sed dona ultra
humanum modum*. Tant qu'il s'agit d'opérer le
bien d'une manière humaine, conformément aux
procédés et aux règles ordinaires de la nature et
de la grâce, l'action des dons n'est point requise.
1. S. Th., I' II-, q. L, a. 5.
a. S. Th., III Sent., dist. xxxiv, q. i. a. i.
4 14 EFFETS DE L HABITATION BU iSAlNff-ESPRIT
les vertus .suffisent : les yeilus acquises, s'il est
que&tion d'une œuvre rmoralement bonne de
l'ordre jntaturel ; les vertus chrétienneB ou infuses.,
s'il s'agit d'ujî acte salutaire. Ce n'est que dans
les (cas où riianime -doit se conduire d'une ffaooin
su^périeure .au mode ordinaire, pratiquer la vertu
à un degré héroïque ou dans des tconjoncLures
papticulièrement difficiles ; ou encore lorsqu'il
s'agit de correspondre comn^e u-q ijasftrument
libre mais docile à quelqu'une de oes imf>^ulsions
daisolites qui procèdent de Dieu en tanit.q.u' agent
supérieur, secundam quod movetur homo ab uUiori
principio'^, que les dons deviennedat néoessaii^es et
entrent en exercice.
Une comparaison achèvera d'éclaircir notre
pensée. Qu'un Lacojdaire ou ^u^n Montalembert,
se faisant maitres d'école^ s'abaissent jusqu'à
apprendre VA, 6, c à des enfants, faudra-t-il q^ue
ceux-ci ajient reçu une préparation spéciale pour
être en état de suivi'e leurs leçons? N^ullement.
Dès là que ces illustres maîtires., f&i fort au-dessus
d'un pédagogue ordinaire, fie bornent à enseigner
les rudiments de la laja^gue, tout le mtonde peut
les comprendre. Il en irait .autrement si, au lieu
de distribuer à leuir jeune .auditoire un enseigine-
•ment élémentaire., ces gjrands orateurs préten-
<iaient l'initier à tous les eeerets de l'éloqueflvoe 2.
1. S. Th., 1*11", q. Lxviii, a. a, ad i.
2. Voir sur cette question un article paru dans la Revue
thomiste, n° de novembre 1899, sous ce titre : Les dons du
Saint-Esprit, leur nature, leur rôle, leur -actiûn cUms da
vie
chrétienne.
LES BONS' DU SAEHTJ-SSPRBr' 4l5»
VI
Si tel est le rôle des dons, si leur but propre e*.
spécial est de nous préparer à suiATe docilement
les inspirations divines, les impulsions spéciales
et extraordiTiaires d'eFEsprit-Saint dans tes choses
oii la motion de la raison est in suffi sainte, com-
ment prétendre qu'ils sont nécessaires au salut ?^
CoQiment démontrer que Ites fidèles, dont la> vie
se meut dans l'orbitte' d'une vertu commune, owt
vraiment? besoin des dons pour atteindire leur te
dernière? Il semble que, avec les vertiïs théo]vi>-
gales qui les disposent bien paor rapport aux
choses divines, avec les> vertus morales infuses
qui prod'uisent un efifët semblable am regard des^
choses humaine», ils possèdent tout ce* qm est
requis pour parvenir au salut. Ils connaissent lie-
terme vers lequel ils doivent orienter leur vie,
ils ont des forces surnaturelles pouT y tendare,
que faut-il dfe plus ? La» motion speci^lfe' et la di-
rection de celui àa^mï parliait le Psatmiste quand
iî disait : « Votre Esprit qui est bon, ô Seigneurr,
me conduira dans la terre de la véritable recti-
tude 1 )) . Nul, en effet, ne peut parveiîDir à Théri-
tage de la patrie céleste &'il' n'est dî<rigé et
conxi^uiït:
par r Esprit-Saint : Qmœ saMicet irv kœredîtaiem Wmsr-
I . « Spiritus tuus bonus deducet me in terram reetam. )>■
(Ps. CXLTl, lO.)
4l6 EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
terrœ heatorum nullus potesi pervenire nisi moveaiur
et deducalur a Spiritu Sancto ' .
Si l'homme n'avait d'autre fin que celle qui
répond aux exigences de sa nature, il pourrait,
avec ses énergies natives et le secours ordinaire
que la Providence ne refuse jamais aux causes
secondes pour l'exercice de leur activité, s'ache-
miner de lui-même vers le terme de ses destinées.
Que si cependant Dieu daignait venir encore à
son aide par une motion et une impulsion spé-
ciale, per specialem insiincium 2, ce serait l'effet
d'une bonté vraiment surabondante qui va volon-
tiers au delà du nécessaire, et non le signe d'un
besoin auquel il est indispensable de pourvoir : Si
tamen etiam in hoc homo adjuvetur a Deo per spe-
cialem insiincium, hoc eril superabundantis bonila-
tis^. Mais parce qu'il a plu à Dieu de nous appeler
à une fin qui surpasse absolument les forces et
les exigences de la nature, et que la raison même
perfectionnée par la foi et les autres vertus théo-
logales est incapable de nous conduire à ce bien-
heureux terme, il nous faut la direction d'un
guide plus écJairé, l'assistance d'un moteur plus
puissant, et comme conséquence les dons divins
qui ont précisément pour but de nous rendre
souples et dociles aux inspirations d'en haut : Sed
in ordine ad finem ullimum supernaturalem... non
sufficil ipsa motio raiionis, nisi adsit inslinctus et
moiio Spiritus Sancti... El ideo ad illum finem con-
I. S. Th.. I* n-, q. XLViii, a. a.
«. Ibid.
3. Ibid.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT /jiy
sequendum necessarium est homini habere donum
Spiritas Sancti^.
D'où provient cette impuissance de la raison?
De la possession défectueuse des vertus théolo-
gales qui caractérise l'état de voie, et de l'insuffi-
sance des vertus morales pour résister en toute
occurrence aux attaques parfois si soudaines et si
vives du démon, du monde et de la chair.
Quiconque, en effet, remarque saint Thomas,
possède parfaitement une nature, une forme, une
vertu, bref, un principe quelconque d'opération,
peut, avec la motion ordinaire de Dieu qui opère
intérieurement en tout agent naturel ou libre,
agir par lui-même dans cette sphère ; mais celui
qui ne possède qu'imparfaitement une source
d'activité ne se suffit pas pour agir, il a besoin
d'un secours étranger, d'une direction, d'une
motion spéciale \ Ainsi un étudiant en médecine,
un interne des hôpitaux qui n'est pas encore
pleinement instruit, ne se hasarde point, s'il est
prudent, à entreprendre seul et sans l'assistance
de son maître une opération délicate et pouvant
entraîner de graves conséquences, tandis qu'un
médecin ou un chirurgien en titre, dès là qu'il
possède pleinement son art, peut opérer par lui-
1. S. Th., I" II", q. Lxvm, a. a. ,
2. « Manifestum est quod unumquodque quod perfecte
habet naturam, vel formam aliquam, aut virtutem, potest
per se secundum illam operari, non tamen exclusa opera-
tione Dei, qui in omni natura et voluntate interius opera-
lur ; sed id quod imperfecte habet naturam aUquam, vel
formam, aut virtutem, non potest per se operari, nisi ab
talero moveatur. » (S. Th., I» II**, q. lxvui, a. 2.)
HAB. SAIMT-StPIllT. — 93
4l8 EFFETS DE L'HABÎtAtlON DÛ SAINT-ESPRIT
même, sans avoir besoiù de direction ou d'assis-
tance i. Un capitaine de vaisseau, voyageant dans
des parages inconnus, ne s'aventure point à vou-
loir pénétrer de lui-même dans un port d'accès
difficile et dangereux, mais il fait monter à son
bord un pilote expérimenté et connaissant bien
les passes qui donnent etitrée dans la rade.
Or, telle est précisément la condition actuelle
de l'homme par rapport à sa fin ultime surnatu-
relle. Ne possédant qu'à l'état imparfait les prin-
cipes des opéraUjns surnaturelles, c'est-à-dire les
vertus chrétiennes, et notamment les trois vertus
théologales — car ce n'est qu'imparfaitement que
nous connaissons et que nous aimons Dieu — il
est hors d'état de pouvoir parvenir au port du
salut sans un secours spécial, sans une impulsion
et une assistance particulières de l'Esprit-Saint. In
ordine adfinem ulUmtimsupernataralem..., non saf-
ficii ipsà motio ralionis, nisi demper adsit inslinclus
et motio Spiritus Sancti. . ; quia scilicet in hœreditatem
illias terrœ beatôrutn nûllas potest pervenire nisi
moveatur et deducatur a Spirita Sancto. Et parce
que cette impulsion divine spéciale est néces-
saire, nécessaires conséquemment sont les dons
qui disposent à la recevoir. Et ideo ad illum jlnem
conseqaendum necessarium est homini liabere donum
Spiritus Sancti^,
1. « Medicus qui perfecte riovît artem medicinôe, pôlest
per se operari ; sed discipulus ejus, qui nondam est plene
instruclus, non potest per se operari, nisi ab eo instruatur.
»
(Ibid.)
a. S. Th., I' ÏI", q. Lxvni, a. a.
LES DONS DU, SAÏNT-ESPIUT ^IQ
Ce n'est pas que, même dans l'ordre de la
grâce, l'homme soit incapable d'agir par lui-
même et de son propre mouvement, en toute
rencontre. En tant qu'informée, quoique d'une
façon défeçtueu^^, par les vertus théologales, sa
raison peut bien, il est vrai, lui permettre d'ac-
complir, avec le secours ordinaire de la grâce,
plus d'un acte salutaire ; elle peut commencer à
l'acheminer vers les rivages éternels; mais parce
q,u'il n'est en son pouvoir ni de connaître tout
ce qu'il importerait de savoir, ni d'accomplir
tout ce qu'il serait utile ou nécessaire de faire ^ ;
parce qu'elle ne possède, dans les vertus acquises
ou infuses, qu'un remède insufii^ant contre l'igno-
rance, l'hébétude, la dureté de cœur et les autres
misères de notre nature, elle n'est pas en mesure
de surmonter efficacement tous les obstacles, de
vaincre toutes les difficultés qui peuvent sç ren-
contrer, et de nous conduire définitivement au
ciel sans une assistance spéciale, et partant sans
les dons du Saint-Esprit.
Que de fois, en effet, dans le cours de son exis-
tence, un chrétien se trouve en face de certaines
éventualités graves, de résolutions importantes à
prendre, d'un choix de vie à faire, de la conduite
à tenir en telle ou telle occurrence, sans qu'il
puisse savoir au juste ce qui est expédient pour
son éternité ! Il est donc nécessaire que celui qui
I. « Rationi humanse non sunt omnia cognita neque
omnia possibilia, sive accipiatur ut perfecta perfectione
naturaU, sive accipiatur ut perfecta theologici^ yirtutibus,
»
(U)ia.. ^d 3.)
420 EFFETS DE l'haBITATION DU SAINT-ESPRIT
sait tout et qui peut tout se charge lui-même de
nous diriger et de nous protéger i.
En outre, le salut exige parfois des œuvres dif-
ficiles. C'est un fonctionnaire qui ne peut rem-
plir ses devoirs religieux sans être mal vu de ses
chefs et s'exposer à encourir leur disgrâce. S'il
était seul, il affronterait plus courageusement le
danger ; mais il est chargé de famille, et sa
fonction est son unique ressource. Ce sont des
époux qui, pour ne pas se laisser aller à la dérive
et entraîner par le courant qui en emporte tant
d'autres, ont besoin d'une énergie peu commune
pour être fidèles jusqu'au bout aux graves devoirs
qu'impose le mariage. Même en supposant que
ces chrétiens possèdent avec la grâce, l'un la vertu
de force, les autres la chasteté conjugale, souvent
leur vertu est faible et leur force chancelante.
Où trouver le secours spécial, le surcroît d'éner-
gie nécessaire dans des conjonctures si critiques,
sinon dans une prière incessante et les dons du
Saint-Esprit? En effet, le don de force est là pour
perfectionner la vertu qui porte son nom ; et
celui de crainte viendra fort à propos au secours
de la chasteté conjugale pour lui faciliter son
triomphe en inspirant aux époux une sainte
horreur pour le péché. Voilà pourquoi saint Tho-
I. « Propter varios rerum eventus. et quia nos ipsos non
perfecte cognoscimus, non possumus ad plénum scire quid
nobis expédiât, secundum illud Sap. ix, i4 : Cogitationes
mortalium timidœ, et incertœ providentiœ nostrœ. Et ideo
necesse est nobis ut a Deo dirigamur et protegamur, qui
omnia novit et omnia potest. » (S. Th., I' U", q. cix,
a. 9 )
LES DONS DU SAINT-ESPRIT 421
mas nous dit, à la suite de saint Grégoire le
Grand, que les dons sont conférés pour venir en
aide aux vertus, in adjutorium virtutum^.
Quoique inférieurs en excellence aux vertus
théologales qui nous unissent directement à
Dieu, les dons leur prêtent néanmoins un utile
concours : ils avivent notre foi, animent notre
espérance, enflamment notre charité, nous don-
nent le goût de Dieu et des choses divines Ils
sont surtout les auxiliaires précieux des vertus
morales, dont ils perfectionnent l'action, sup-
pléant même au besoin à leur impuissance : Dona
dantur in adjutorium virtuium contra defectus ; et
sic videtur quod perjiciant illud quod virtutes per-
fîcere non possunt^, La prudence reçoit du don de
conseil les lumières qui lui manquent; la justice,
qui rend à chacun ce qui lui est dû, est perfec-
tionnée par le don de piété, qui nous inspire
des sentiments de tendresse filiale pour Dieu et
nous donne des entrailles de miséricorde pour
nos frères. Le don de force nous fait surmonter
avec intrépidité tous les obstacles qui pourraient
nous détourner du bien, il nous affermit contre
l'horreur des difficultés, et nous inspire le cou-
rage nécessaire pour entreprendre les plus rudes
travaux. Enfin, le don de crainte soutient la
vertu de tempérance contre les rudes assauts de
la chair révoltée. Une action plus énergique, de
plus héroïques efforts dans la pratique du bien,
I. S. Th., in Is. xi, a.
a. S. Th., I' II", q. lxviii, a. 8, arg. Sed contra.
42.2 EFFETS DE L HABITATION? DU SAINT-ESPRIT
ti'ls sont les effets des dons du Saint-Esprit. Par
eux, l'âme que les vertus infuses avaient déjà
mise en possession de la sainteté commune et
rendue capable d'accomplir les œuvres ordinaires
de la vie chrétienne, sélève facilement jusqu'aux
plus hautes cimes de la perfection. De là ces
paroles de Tangélique Docteur : « Les dons per-
fectionnent les vertus en les élevant au-dessus du
mode humain : Dona perficiunt virtates, elevando
eas supra inodum humanum^. » Aussi les maîtres
de la vie spirituelle les ont-ils comparés aux
ailes de l'oiseau ou aux voiles du navire. L'oiseau
vole plus vite qu'il ne marche; et tandis que le
navire muni de simples rames n'avance qu'avec
peine et lenteur, celui dont le vent enfle les
voiles ou dont la vapeur presse les flancs court
rapide sur les flots.
Ce qui ressort des explications précédentes,
ce qui en découle, nous semble-t-il, avec la
clarté de Tévidence, c'est que les dons du Saint-
Esprit sont vraiment nécessaires partout où la
motion de la raison même perfectionnée par les
vertus infuses étant insuffisante, une impulsion
divine spéciale s'impose. Or, c'est un fait que,
même avec l'appoint des vertus chrétiennes,
l'humaine raison est incapable de nous conduire
efficacement à notre fin dernière et de nous faire
surmonter tous les obstacles qui se rencontrent
sur la voie, si elle n'est aidée, secourue, assistée
par une inspiration particulière d'en haut, par
I, S. Th , De charit., q. unie, a. a. ad T7.
LES DONS DU SAINT-ESPRIT ^23
une sorte d'instinct supérieur de l'Esprit-Saint,
qiwdam superiori instincia Spiritus Sancti ^ .
Nous avons donc besoin de cette impulsion
divine spéciale, et par conséquent des dons, non
pas constamment, mais de temps en temps dans
le cours de notre existence, plus ou moins souvent
suivant les difficultés qui se présentent, les actes
éminents qu'il s'agit d'accomplir, le degré de per-
fection auquel nous sommes appelés, et aussi selon
le bon plaisir de Celui qui, maître de ses dons,
les distribue comme il lui plaît. Il n'est aucune
époque de la vie, aucun état, aucune condition
humaine qui puisse se passer des dons et de leur
divine influence.
Ils ne sont pourtant pas nécessaires pour tous
et chacun des actes surnaturels, mais seulement
pour les œuvres émanées du juste sous la pous-
sée de l'Esprit-Saint, et dans lesquelles l'homme
est plutôt passif qu'actif. In donis Spiritas Sancti
mens humana non se habet ut movens, sed magis ut
motà*. C'est avec cette restriction qu'il faut
entendre le toujours de la réponse opposée par
saint Thomas à l'objection suivante contre la
nécessité des dons : Il semble qu'avec les vertus
théologales et morales l'homme est suffisamment
outillé pour arriver au salut, même sans les
dons. A quoi le saint Docteur répond : « Les
vertus théologales et morales ne perfectionnent
pas tellement l'homme par rapport à la fin der-
1. S. Th., I* 11", q. Lxviii, a. 2, ad a.
2. S. Th., 11^ IP*^, q. LU, a. 2, ad i.
4 2 5 EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT
nière qu'il n'ait toujours besoin d'être mû par un
instinct supérieur de l'Esprit-Saint : Per virtutes
theologicas et morales non ita perficitur homo in
ordine ad ultimum Jinem, quin semper indigeat mo-
veri quodam superiori instinctu Spiritus Sancti,
raiione jam dicta in corpore articali^.
I. S, Th., I^ II", q. Lxviii, a. a ad a.
CHAPITRE VII
Derniers effets de Thabitation de Dieu
en nous :
LES FRUITS DU SAINT-ESPRIT ET LES BÉATITUDES.
Nous connaissons maintenant, sinon dans le
détail, au moins par une vue d'ensemble, les
principes d'activité conférés aux justes par l'Es-
prit-Saint, magnifique et complexe organisme de
sainteté qui, suivant la belle expression d'un Père
de l'Eglise, fait de l'homme un instrument de
musique admirablement disposé pour chanter la
gloire et la puissance divines : Instrumenium
musicam a Spiritu pulsalum, divinamque gloriam
et potentiam canens^. Et quand il a ainsi tout
préparé, l'Esprit-Saint, artiste incomparable, se
met lui-même au clavier, et pourvu qu'il ne
rencontre pas de résistance, il tire de cet instru-
ment spirituel des accords merveilleux qui ravis-
sent le cœur de Dieu et ne laissent pas que de
plaire au monde lui-même, captivé malgré lui
par cette sainte harmonie.
C'est la douce et chaste Agnès entonnant sur
1. S. Grec. Naz., Orat. ad popal., xim, n. 67.
^26 DERNIERS EFFETS DE l'iIABITATION DIVINE
la terre, pour le continuer au ciel, le cantique
des vierges : « J'aime le Christ, dont je vais
bientôt devenir l'épouse ; le Christ, dont la Mère
est vierge et que le Père céleste engendre sans
corruption... Je suis fiancé à celui que servent
les anges, et dont la beauté fait l'admiration du
soleil et de la lune ^ » C'est le martyr Ignace,
exposé dans l'amphithéâtre et qui, entendant les
rugissements des lions, s'écrie dans son impa-
tience de souffrir : « Je suis le froment du
Christ ; je serai moulu par la dent des bêtes pour
devenir un pain vraiment pur. » C'est le grand
apôtre Paul jetant à toutes les puissances enne-
mies ce fier défi : « Qui me séparera de l'amour
du Christ? La tribulation? l'angoisse? la faim?
la nudité? le péril? la persécution? le glaive?...
Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les
anges, ni les principautés, ni les vertus, ni
aucune autre créature ne pourra jamais me
séparer de l'amour de Dieu en Jésus-Christ
Notre-Seigneur2. »
C'est l'innombrable multitude des saints et
des saintes répandue sur la terre entière et for-
mant un concert immense, où chacun fait sa
partie et chante sur un mode spécial le triomphe
de la grâce sur la nature : symphonie ravissante,
où toutes les voix se réunissent et se fondent
I. « Amo Ghristum in cujus thalamum introibo, cujua
Mater virgo est, cujus Pater feminam nescit... Ipsi sum de-
sponsata, cui angeli serviunt, cujus pulchriludinem sol et
luna mirantur. » (Ex. offic. S. Agnetis.)
a. Rom., Tiii, 35*39.
LES FRUITS ET LES BÉATITUDES 4^7
dans un merveilleux accord. Voix d'enfants et
de vieillards, de vierges et d'adolescents, d'hom-
mes et de femmes, s'élevant de la terre au ciel.
Voix de l'innocence conservée ou laborieusement
reconquise. Voix de la charité miséricordieuse
faisant appel par la bouche de Vincent de Paul
à toutes les misères afin de les soulager. Voix
de la foi triomphante dans la personne de Pierre
de Vérone frappé à mort par l'hérésie, et trou-
vant encore la force de tracer avec la pourpre
de son sang ce mot sublime : Credo, Je crois.
Voix de Ihumilité proférant par l'organe de
Jean de la Croix une des paroles les plus belles
et les plus héroïques qui soient sorties d'une
bouche humaine, lorsque, interrogé par le
Christ : quelle récompense il demandait pour
tant de travaux, il fit cette réponse : « Seigneur,
souffrir et être méprisé pour vous. »
Quelle admirable floraison de vertus le souffle
de l'Esprit-Saint fait éclore dans les unies dociles
à son action! Ou plutôt quels fruits aussi déli-
cieux que variés il leur fait produire ! Ce sont
ceux dont parlait Notre-Seigneur, quand il disait
à ses apôtres : « Je vous ai choisis et vous ai
établis pour que aous alliez sans cesse de l'avant,
que vous portiez des fruits et que ces fruits demeu-
rent : Ego elegi vos, et posai vos ut eatis, etfruc-
tum ajferatis, et fructus vester maneat^. » Le juste,
en effet, est comparé, dans nos saints Livres, h
un arbre planté sur le bord des eaux et qui
I. Joan., XV, i6.
428 DERNIERS EFFETS DE l' HABITATION DIVINE
donne ses fruits en son temps i. Quels sont ces
fruits? L'apôtre saint Paul nous les fait connaître
dans cette belle énumération que nous lisons au
chapitre Y de l'Epître aux Galates : « Les fruits
de l'Esprit-Saint, dit-il, sont la charité, la joie,
la paix, la patience, la bénignité, la bonté, la
longanimité, la douceur, la foi, la modestie, la
continence et la chasteté 2. »
Que faut-il entendre par ces fruits du Saint-
Esprit? Pourquoi sont-ils ainsi nommés? En
quoi diffèrent-ils des vertus et des dons? Quel
est leur nombre?
Et d'abord, que faut-il entendre par les fruits
du Saint-Esprit? On entend par là, dit saint
Thomas, « tous les actes de vertu arrivés à une
certaine perfection et dans lesquels Thomme
se délecte : Suni enim fructus quœcumque virtuosa
opéra in quïbus homo deleclatur s. » On les
appelle fruits, dit saint Ambroise, parce qu'ils
remplissent l'âme d'une délectation pure et
sainte.
I. « Erit tanquam lignum, quod plantatum est secus
decursus aquarum, quod fructum suum dabit in tempore
suo. » (Ps., 1, 3.)
a. « Fructus autem Spiritus est, . charitas, gaudium, pax,
patientia, benignitas, bonitas, looganimitas, mansuetudo.
fides, modestia, continentia, castitas. » (Gai., v, aa-a3.)
3. S. Th., I' II'% q. Lxx, a. a.
LES FRUITS ET LES BEATITUDES l^2g
Pris dans son acception naturelle, le fruit
désigne le produit final et savoureux d'une
plante ou d'un arbre parvenu à la perfection qui
convient à son espèce i ; c'est le terme régulier
de la végétation, le résultat définitif de ce mer-
veilleux travail auquel s'emploie la vie de la
plante. Aussi variés que les arbres sur lesquels
ils ont été cueillis, les fruits ont cela de com-
mun qu'ils sont le dernier produit de la plante,
et qu'ils possèdent tous, une fois arrivés à matu-
rité, une certaine saveur, différente suivant les
espèces. Fractus sensibilis est id quod ultimum ex
arbore expeclatur, et cam quadam suavitate perci-
pitur^. Lors même qu'elles réjouissent la vue par
l'éclat de leurs couleurs et délectent l'odorat par
la douceur et la finesse de leur parfum, ni les
feuilles ni les fleurs ne méritent ce beau nom
de fruits ; car ce n'est pas ce qu'on attend défi-
nitivement de l'arbre : quod ultimum ex arbore
expectatur.
Le fruit n'est pas seulement l'ornement et la
perfection de l'arbre, il en est la raison d'être, le
but, la fin; c'est lui qui donne à l'arbre toute sa
valeur et qui dédommage du soin consacré à sa
culture. C'est pourquoi, parlant en parabole d'un
figuier qui avait cessé depuis plusieurs années
de donner des fruits, le Sauveur disait : « Cou-
pez-le ; pourquoi occupe -t- il inutilement la
ï. « Dicitur in corporalibus /rucf «s id quod ex planta
producitur, cum ad perfectionem pervenerit, et quamdam
in se suavitalem habet. >; (Ibid., a. i.)
a. S. Th., MI-, q. xi, a. i.
^3o DERNIERS EFFETS DE l'hABITATION DIVINE
place? Succide ergo illam; ut qaid etiam férram
occupât^? » Grande leçon pour le chrétien, qui,
sous peine d'être retranché comme un sarment
inutile et jeté au feu, ne doit point laisser inac-
tives les énergies divines qui lui ont été confé-
rées comme autant de germes destinés à éclore
sous le souffle de l'Esprit de Dieu et à produire
ces œuvres saintes et dignes de la vie éternelle
que l'Ecriture désigne sous le nom de fruits
du Saint-Esprit.
On donne, en effet, par analogie, dans l'ordre
spirituel, ce nom de fruits au produit final
de la grâce dans les âmes, c'est-à-dire aux
actes de vertu, sinon à tous indistinctement, au
moins à ceux qui possèdent un certain degré
de perfection et de saveur.
Les fruits du Saint-Esprit ne sont donc pas des
habitudes, des qualités permanentes, mais des
actes ; ils ne sauraient dès lors être confondus
avec les vertus et les dons, mais ils s'en distin-
guent comme l'effet se distingue de sa cause, le
ruisseau de sa source. Et bien que l'apôtre saint
Paul énumère parmi ces fruits la charité, la
patience, la douceur, etc., il ne faut point enten-
dre ces expressions des vertus elles-mêmes, mais
de leurs opérations ; car, si parfaites que puis-
sent être les vertus, elles ne sauraient être con-
sidérées comme le dernier produit de la grâce,
étant ordonnées elles-mêmes, en qualité de prin-
cipes, à des produits ultérieurs, c'est-à-dire à
leurs actes.
I. Luc, XIII, 7.
l.E^ FÇIUITS ET LES B^ATÏTUPES 43ï
Toutefois, pour mériter le nom de fruits, 1§8
actes des vertus doivent être accompagnés d'une
certaine suavité. Au commencement, ces actes
ne s'accomplissent qu'avec peine, ils exigent des
efforts, d'aucuns même sont âpres à la natura
comme un fruit qui n'est pa3 mur. Mais, observa
un pieux auteur, « quand on s'est longtemps
exercé avec ferveur dans la pratique des vertus,
l'on acquiert la facilité d'en produire les actes.
On ne sent plus les répugnances qu'on resseiitait
au commencement. Il ne faut plus comt)attre ni
se faire violence. On fait avec plaisir ce que l'on
ne faisait auparavant qu'avec peine, Il arriva
alors aux vertus ce qui arrive aux arbres. Gomma
ceux-ci portent des fruits qui, quand ils sont
venus à leur maturité, n'ont plus d'aigreur, mais
sont doux et d'une agréable saveur ; de même
quand les actes de vertu en sont venus à une
certaine maturité, ils se font avec plaisir, et l'on
y trouve un goût délicieux i. »
Le monde ne comprend rien à ces sortes de
délices ; car, suivant la remarque de saint Ber-
uard, il voit la croix, mais non l'onction : Çru-
cem qizidem vident, sed Jion etiam unctionem^\
les afflictions de la chair, la mortification des
sens, les labeurs de la pénitence ne frappent son
regard que par leur côté pénible, et il les a en
horreur, les consolatious de l'Esprit-Saint lui
échappent. Les âmes saintes, au contraire, disent
i.Lallemant, Doctrine spiriL
a. S. Bern., serra, i, de Dedicat.
432 DERNIERS EFFETS DE l'hABITATION DIVINE
volontiers avec l'épouse des Cantiques : « Je me
suis assise à l'ombre de celui que j'avais désiré,
et son fruit est doux à mon palais '. »
Les fruits de l'Esprit-Saint sont-ils nombreux?
Saint Paul en compte douze, comme nous l'avons
vu plus haut. Pourquoi ce nombre duodénaire ?
Il semble que l'on devrait en admettre autant
que d'actes vertueux. C'est, en effet, la conclu-
sion de saint Thomas : « Les fruits, dit-il, ce
sont tous les actes de vertu dans lesquels
l'homme trouve du plaisir : Sunt fructus quœ-
cumque virtuosa opéra in quibus homo delectatur^. »
L'Apôtre aurait donc pu en faire entrer un plus
ou moins grand nombre dans son énumération,
car il n'avait pas la prétention de les énoncer
tous. S'il s'est arrêté au nombre de douze, c'est
d'abord parce que ce nombre, dans le style de
TEcriture, désigne l'universalité ; puis, parce
que tous les actes de vertu peuvent assez conve-
nablement se ramener à ceux que nomme
l'Apôtre, attendu qu'ils embrassent la vie chré-
tienne tout entière ^.
Nous parlons de fruits ; nous pourrions tout
aussi bien les appeler des fleurs, si, au lieu de
considérer nos bonnes œuvres comme le dernier
produit de la grâce ici-bas, nous les envisagions
par rapport à la vie éternelle, dont ils sont
comme l'annonce et le gage. Car, de même
1 . « Sub umbra illius quem desideraverarn sedi, et fruc-
tus ejus dulcis gutturi meo. » (Gant., ii, 3.)
2. S. Th., I* II»% q. Lxx, a. a.
3. Ibid.. a. 3, ad 4.
LES FRUITS ET LES BEATITUDES 433
qu'en voyant apparaître la fleur, on conçoit
l'espoir de cueillir un fruit, jouer ainsi la pra-
tique des œuvres saintes et méritoires nous
donne l'espérance de parvenir à la vie et à la
béatitude éternelles i.
II
Au sommet de la vie spirituelle, au-dessus par
conséquent des actes de vertu ordinaire, au-
dessus des fruits du Saint-Esprit, se placent les
béatitudes, couronnement de l'œuvre divine en
nous, le dernier et le plus sublime effet de la
présence de celui que le Père a daigné nous en-
voyer pour notre sanctification, l'avant-goût du
bonheur céleste.
Que faut-il entendre par les béatitudes? Quel
en est le nombre? Se distinguent-elles des fruits,
des vertus et des dons?
On désigne sous le nom de béatitudes certains
actes de la vie présente qui, par suite de leur
I. « Opéra nostra, in quantum sunt effectus quidam Spi-
ritus Sancti in nobis operantis, habent rationem fructus ;
sed in quantum ordinantur ad finem vitae seternae, sic ma-
gis habent rationem florum ; unde dicitur (Eccli., xxiv,
23) : Flores mei fructus honoris et honestatis. » (Ibid., a.
i,
ad I.) — Et iterum : « Opéra virtutum dicuntur fructus...
Dicuntur etiam flores respectu futurse beatitudinis, quia
sicut ex floribus accipitur spes fructus, ita ex operibus
vir-
tutum habetur spes vitae œternae et beatitudinis. » (S. Th.,
.in Gai, v, lect6.)
HJLB.SAINT-K8PBIT. — sS
434 DERMER5 EFFETS DE Ih*HAPITATION DIVINE
perfection toute particulière, conduisent direc-
tement et sûrement à la félicité éternelle. On les
appelle par métonymie béatitudes, parce qu'ils
sont tout à la fois le gage, la cause méritoire,
et, dans une certaine mesure, les prémices de la
vraie et parfaite béatitude.
La béatitude proprement dite est essentielle-
ment une ; elle consiste dans la possession de
Dieu. Il est clair, en effet, que Dieu étant le
bien souverain, infmi, seul capable de rassasier
tous les désirs, nul n'est heureux que dans la
mesure où il le possède. Dès ce monde, il est
vrai, nous le possédons par la grâce, mais im-
parfaitement ; nous le portons en nous, mais
voilé aux regards; nous l'aimons, nous jouissons
de lui, mais avec la possibilité de le perdre.
(f Donc, s'il est question de béatitude ici-bas, on
ne le peut entendre évidemment que d'une
béatitude imparfaite, d'une béatitude espérée,
méritée, tout au plus commencée i. »
Les béatitudes dont il est fait mention dans le
saint Évangile et dont nous nous occupons pré-
sentement ne désignent donc pas le bonheur
absolu, la félicité proprement dite. N'est-il pas
manifeste que la pauvreté, les larmes, la faim
et la soif, fut-ce même de la justice, les persécu-
tions souffertes pour la cause de Dieu, ne sauraient
constituer la béatitude vraie et parfaite? Mais
Notre-Seigneur affirme que ce sont des moyens,
des degrés, des ascensions pour arriver à la
béatitude absolue : moyens si puissants, si efii-
Mk' Gat, Sermons d'Avent.
i
LES Fruits et les béatitudes 435
caces, si assurés, que quiconque les emploie per-
sévéramment peut répéter à la suite de TApôtre :
« Je suis sauvé en espérance ^ )> Ne dit-on pas
de quelqu'un qu'il est arrivé au terme de ses
vœux, lorsqu'il a l'espoir fondé d'y parvenir?
Or, comment ne pas concevoir l'espérance d'ob-
tenir une fin déterminée, quand on s'y achemine
d'une façon constante et régulière, qu'on en
approche, quand surtout on commence déjà à
goûter la douceur du bien attendu-? Lors donc
qu'un chrétien, docile aux inspirations de l'Es-
prit-Saint, avance chaque jour dans le sentier du
bien par les actes des vertus et des dons, lors-
qu'on le voit réaliser, peu à peu, ces ascensions
admirables dont parle le Psalmiste^, et se rap-
procher de plus en plus du terme, comment ne
pas éprouver la confiance qu'il parviendra à la
perfection de la voie et à celle de la patrie, et ne
pas le proclamer bienheureux par anticipation^?
1. « Spe salvifacti siimus. » (Rom., vrii, 3^.)
2. « Dicitur enim âliquis jam finem habere propterspem
finis obtinendi. Unde et Apostolus dicit :
Spesalvifacti&umus.
Spes autcm de fine consequendo insurgit ex hoc quod ali-
quid convenienter movetur ad finem^ et appropinquat ad
Ipsum; quod quidem fît per aliquam actionem. Ad finem
autem beatitudinis movetur aliquis, et appropinquat per
operationes virtutum, et preecipue per operationes dono-
rum, si loquamur de beatitudine aeterna, ad quam ratio
non sufflcit, sed in eum inducit Spiritus Sanctus. » (S.
Th.,
I* II", q. LXix, a. I.)
3. «. Ascensiones in corde suo disposuit. » {Ps. lxxxiii,
6.)
4. « Gum aliquis incipit proficere in actibus virtutum et
doTiOrum, potes t sperari de eo quod perveniet ad perfec-
tionem viae et ad perfectionem patriae. » (S. Th., 1*
11"%
q. Lxix, a. 2.)
436 DERNIERS EFFETS DE l'hABITATION DIVINE
Mais quels sont ces moyens qui conduisent si
sûrement au terme du salut éternel, ces actes
si pleins de suavité qu'on peut les considérer
comme un commencement de béatitude?
Le Sauveur lui-même nous les a fait connaître
dans ce fameux sermon de la montagne qui
ouvre la période de sa vie publique. « Bienheu-
reux, dit-il, les pauvres d'esprit, parce que le
royaume des cieux est à eux. Bienheureux les
doux, parce qu'ils posséderont la terre. Bienheu-
reux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront conso-
lés... » Huit fois de suite il répète, avec des
variantes, la même expression a Bienheureux »,
proclamant ainsi devant le monde étonné ce que
le langage chrétien a nommé les huit béatitudes.
Elles sont huit : la pauvreté d'esprit, la douceur,
les larmes, la faim et la soif de la justice, la
miséricorde, la pureté du cœur, l'amour de la
paix, les persécutions souffertes pour la cause
de Dieu; mais la huitième n'est que la confir-
mation et la manifestation des autres i. En effet,
du moment où l'homme est affermi dans la
pauvreté spirituelle, la douceur, et les autres
béatitudes, la persécution est impuissante à le
détacher de ces biens.
1. « Octava béatitude est quaedam conflrmatio et mani-
festatio omnium praecedentium. Ex hoc enim quod aliquis
est confirmatus in paupertate spiritus et mititate, et aliis
sequentibus, provenit quod ab bis bonis propter aliquam
persecutionem non recedit. Unde octava beatitudo quo-
dammodo ad septem prsecedentes pertinet. » (S. Th., I'
II", q. Lxrx, a. 3, ad 5.)
LES FRUITS ET LES BEATITUDES 437
Les béatitudes ne sont ni des vertus ni des
dons du Saint-Esprit, mais des actes que ces
habitudes nous amènent à produire ^ Toutefois,
€n raison même de leur excellence et de leur
perfection, ces actes doivent être considérés plu-
tôt comme un produit des dons que comme une
cmanation des vertus. En effet, la vertu de pau-
vreté peut bien inspirer ce détachement qui fait
user avec modération des biens terrestres, mais
c'est le don de crainte qui en inspire le mépris.
La vertu de douceur donne à l'homme l'énergie
nécessaire pour surmonter l'impétuosité de la
colère et se tenir dans les limites de la droite
raison ; mais c'est le don de piété qui lui assure
le calme, la sérénité de l'âme, la parfaite posses-
sion de soi-même et l'entière soumission à la
volonté de Dieu. La tempérance met un frein
aux passions qui se portent vers le plaisir sen-
sible et les maintient dans de justes bornes ; le
ion de science élève l'âme plus haut, et en
l'éclairant sur la fragilité, la vanité, le peu de
durée de ces plaisirs, lui apprend à les rejeter
entièrement, si c'est nécessaire, pour embrasser
volontairement le deuil et les larmes 2.
Les béatitudes se distinguent également des
fruits du Saint-Esprit ; car, tout en délectant
comme eux, elles ont de plus l'avantage de per-
1. « Beatitudines distinguuntur quîdem a virtutibus et
donis, non sicut habitus ab eis distincti, sed sicut actus
distinguuntur ab habitibus. » (Ibid., a. i.)
2. Ibid., a. 3.
438 DERIVIERS EFFETS DE "L'HABITATION DIVINE
fectionner qui les possède i. Ce sont, si l'on
veut, des fruits, mais les plus excellents, les plus
beaux, les plus exquis ; des fruits arrivés par les
dernières touches du Soleil divin à une maturité
parfaite ; aussi renferment-ils une suavité et une
perfection telles, qu'ils font pressentir et goûter
par avance quelque chose de la félicité céleste.
Ainsi se couronne par des œuvres parfaites,
signes précurseurs de la béatitude et de la pleine
possession de Dieu, cette série de merveilles que
l'Esprit-Saint accomplit dans les âmes où il a
fixé sa demeure.
m
Avant de clore cette étude déjà longue, jetons
un dernier et rapide regard sur les vérités qui
en ont fait l'objet, de même que, avant de fran-
chir le seuil d'un édifice parcouru et examiné en
détail, on l'embrasse d'un coup d'oeil d'ensem
ble pour en bien saisir les grandes lignes et en
admirer la savante harmonie.
I. <c Plus requiritur ad rationem beatitudinis quam ad
ralionem fructus. Nam ad rationem fructus suffîcit quod
sit aliquid habens rationem ultimi et delectabilis. Sed ad
ralionem beatitudinis ulterius requiritur quod sit aiiquid
{>eifectum et excellens. Unde omnes beatitudines possunt
dici fructus, sed non convertitur. Sunt enim fructus quae-
cumqiie virtuosa opéra in quibus homo delectatur ; sed
beatitudines dicuntur sokun pcrfecta opéra, qufs etiarr.
ratione suae perfectior^is magis attribuuntur donis quam
■virtutibus.
» (S. y^ ja jl", q- lxx, a. a.)
LES FRUITS ET LES BÉATITUDES 439
Dieu est partout, en tout être et en tout lieu,
comme cause immédiate de tout ce qui existe
hors de lui ; mais il n'habite que dans les justes,
auxquels il s'unit d'une façon singulière, comme
objet de connaissance et d'amour. Et ce n'est pas
seulement par son image, son souvenir, ou ses
dons, qu'il est ainsi présent en eux ; il y vient
lui-même personnellement, inaugurant dès ici-
bas cette vie d'union et de jouissance qui doit se
consommer au ciel. Sitôt, en effet, qu'une créa-
ture jusque-là pécheresse rentre en grâce avec
son Créateur, celui qui est en Dieu l'Amour sub-
sistant, l'Esprit-Saint, lui est envoyé pour sceller
en quelque sorte par sa présence le pacte de la
réconciliation, travailler au grand œuvre de sa
sanctification, et devenir en ell^- le principe effi-
cient d'une vie nouvelle, incomparablement
supérieure à celle de la nature. Aussi n'est-ce
point une visite passagère, si précieuse qu'elle
puisse être, qu'il daigne lui faire, mais il vient
s'établir dans son âme avec le Père et le Fils, et
y fixer sa demeure.
En y entrant, il se donne lui-même, et c'est là
son grand don. Il s'agit ensuite d'embellir et
d'orner le temple vivant où il lui plaît de résider.
Dans ce but, il y verse cette grâce d'un prix infini
qu'on appelle sanctifiante, et qui a pour effet de
purifier toute souillure, d'effacer le péché, de
justifier, de transformer, de déifier qui la reçoit,
d'en faire un enfant de Dieu et l'objet de ses com-
plaisances, avec droit à l'héritage céleste. Ce
n'est pas tout, car la grâce ne va jamais seule ;
toujours elle a pour cortège une foule de vertus
et de qualités suréminentes qui sont tout à la
k^O DERNIERS EFFETS DE l'hABITATION DIVINE
fois une parure pour nos puissances et une
source d'activité surnaturelle. Ce sont les vertus
théologales, la foi, l'espérance et la charité; les
vertus morales infuses et les dons du Saint-Es-
prit : germes féconds des fruits que Dieu veut
récolter en nous; énergies divines, source de ces
actes excellents qui portent le nom de béatitudes
parce qu'ils sont la cause méritoire et une sorte
d'avant-goût de la félicité que nous espérons.
Ainsi pourvus, nous pouvons aller de l'avant;
et, pour nous acheminer efficacement et sûre-
ment vers les rivages éternels, nous n'avons plus
qu'à recevoir cette impulsion de l'Esprit-Saint qui
est le partage des enfants de Dieu ^ Elle ne se
fait pas attendre. Du fond de l'âme où il réside,
ce divin Esprit éclaire notre intelligence, échauffe
notre cœur, nous excite et nous pousse au bien.
Qui comptera toutes les saintes pensées qu'il
suscite, les bons mouvements qu'il provoque,
les inspirations salutaires dont il est la source?
Pourquoi faut-il que de malheureuses et trop
fréquentes résistances viennent paralyser plus ou
moins son action bienfaisante et en entraver les
effets? C'est ce qui explique pourquoi tant de
chrétiens en possession habituelle de la grâce et
des énergies divines qui l'accompagnent, demeu-
rent néanmoins si faibles et si lâches dans le
service de Dieu, si peu zélés pour leur perfec-
tion, si inclinés vers la terre, si oublieux des
1. « Quicumque enim Spiritu Dei aguntur, ii sunt filii
Dei. » (Rom., viii, i4.)
LES FRUITS ET LES BEATITUDES 44 1
choses du ciel, si faciles à entraîner au mal. Aussi
l'Apôtre nous exhorte-t-il « à ne pas contrister
l'Esprit-Saint » par notre infidélité à la grâce :
Nolite contristare Spiritum sancium Dei^, et sur-
tout « à ne pas l'éteindre dans nos cœurs :
Spiritum nolite extinguere^. »
Il est une autre cause qui achève d'expliquer
pourquoi une semence si abondante de grâces ne
produit souvent qu'une si chétive moisson. C'est
que, ne connaissant que très imparfaitement le
trésor dont ils sont les dépositaires, nombre de
gens n'en ont qu'une faible estime et se mettent
peu en peine de le faire fructifier. Et pourtant,
quelle force, quelle générosité, quel respect
d'eux-mêmes, quelle vigilance, et aussi quelle
consolation et quelle joie ne leur inspirerait pas
cette pensée constamment entretenue et pieuse-
ment méditée : l'Esprit-Saint habite dans mon
cœur! Il est là, protecteur puissant, toujours
prêt à me défendre contre mes ennemis, à me
soutenir dans mes combats, à m'assurer la vic-
toire. Ami fidèle, toujours il est disposé à me
donner audience, et, « loin d'être une source
d'amertume et d'ennui, sa conversation apporte
Tallégresse et la joie : Non enim habet amaritu-
dinem conversalio illias, nec iœdium convictus illius,
sed lœtitiam et gaudium^. » Il est là, témoin tou-
jours veillant de mes efforts et de mes sacrifices,
comptant, pour les récompenser un jour, chacun
I. Ephes., IV, 3o.
a. I Thess., v, 19.
3. Sap., VIII, 16.
:U2 DERNIERS EFFETS DE l'hABITATION DIVINE
de mes pas, suivant toutes mes démarches, n'ou-
bliant rien de ce que je fais pour son amour et
sa gloire.
L'Esprit-Saint habite dans mon cœur ! Je suis
son temple, le temple de la sainteté par essence ;
il faut donc que je devienne saint moi-même, car
le premier caractère de la maison de Dieu, c'est
la sainteté. Domam taam, Domine, decet sancii-
tudo^. Je dirai donc avec le Psalmiste, par ma
conduite plus encore que par mes paroles : a O
Seigneur, j'ai aimé la beauté de votre maison et
le lieu oii habite votre gloire : Domine, dilexi
decorem domus iuœ, et locum hahitationis gioriœ
tuœ\ »
Quoi de plus efficace que ces réflexions pour
nous déterminer à vivre, suivant la parole de
saint Paul, « d'une manière digne de Dieu, nous
efforçant de lui plaire en toutes choses et de por-
ter toutes sortes de fruits de bonnes œuvres?
Ut amhuletis digne Deo per omnia placentes, inomni
opère bono Jruciificanies '^. » Travaillons donc à
croître dans la science de Dieu, crescentes in
scientia Dei'^, nous appliquant chaque jour à
mieux connaître, afin de les apprécier davan-
tage, les dons divins. Aimons, honorons, invo-
quons souvent l'Esprit-Saint, soyons dociles à ses
inspirations ; et si nous voulons occuper un jour
le trône de gloire qui nous a été préparé dans le
1. Ps., xcii, 5.
2. Ps., XXV, 8.
'6 Col., 1, lo.
k. ïbld.
LES FRUITS ET LES BEATITUDES 443
€iel, commençons par glorifier ici-bas et dans
notre âme et dans notre corps cette Trinité sainte
dont nous sommes le séjour et le temple. Glori-
Jîcate et porlate Deum in corpore vestro i.
I Cor., Ti, ao.
APPENDICE
APPENDICE
Exposition et réfutation de l'opinion de Petau
RELATIVE A
L'HABITATION DU SAINT-ESPRIT
dans les âmes justes
Petau n'a pas été le premier à soutenir que l'habitation
divine par la grâce est propre au Saint-Esprit, et à se
cons-
tituer le champion d'une union avec les âmes justes parti-
culière à la troisième personne de la sainte Trinité, et
ana-
logue à celle du Verbe avec l'humanité dans la personne de
Jésus-Christ. Déjà, au XIP siècle, Pierre Lombard, sur-
nommé le Maître des Sentences, croyant lui aussi pouvoir
s'appuyer sur l'autorité des Pères, avait enseigné une union
spéciale de l'Esprit-Saint avec nos âmes, sous le prétexte
que la charité par laquelle nous aimons Dieu et le pro-
chain n'est pas quelque chose de créé, mais la personne
même de ce divin Esprit habitant au fond de nos cœurs ^
Voici en quels termes il proposait son opinion sur ce
pbint : « Nous avons dit plus haut, et montré par l'autorité
des saints, que le Saint-Esprit est l'amour du Père et du
Fils, l'amour par lequel ils s'aiment mutuellement, et nous
1. a Magister poûit qnod chantas non est aliquid creatum in
anima, sed
e«t ipse Spiritus sanclns mentem inhabitàns. » (S. Tii., II-Il.
q \i\i,
a. 2.)
448 APPENDICS
avec eux. Il faut ajouter que ce même Esprit est aussi
l'amour, ou la charité par laquelle nous aimons Dieu et le
prochain K » Et pour qu'on ne se méprît pas sur sa pensée,
le Maître des Sentences avait soin de déclarer que ce n'est
point par métonymie, en mettant la cause pour l'effet, que
i'Esprit-Saint est appelé notre charité, comme lorsque
nous disons de Dieu qu'il est notre patience ou notre espé-
rance, c'est-à-dire l'auteur de ces vertus, mais dans le
sens
propre et réel, en sorte que nous aimons Dieu avec le cœur
même de Dieu.
Il ne prétend pas assurément que l'acte de charité émis
par la créature soit la personne de l'Esprit-Saint ; mais il
soutient que ce di\1n Esprit, habitant au fond de nos
cœurs, nous fait produire cet acte directement et par lui-
même, sans l'intermédiaire d'aucune habitude créée, tandis
que les actes des autres vertus, de la foi, par exemple, ou
de l'espérance, s'accomplissent bien aussi sous la motion du
Saint-Esprit, mais par le moyen de ces vertus*. C'est l'ex-
cellence de la charité qui portait le Maître des Sentences à
faire cette exception en sa faveur ' ; et il ne s'apercevait
pas
que sa doctrine tournait, en réalité, au détriment de la
plus éminente des vertus théologales ; car, pour produire
un acte d'amour d'une manière parfaite, promptement, fa-
cilement, avec plaisir, et d'une façon connaturelle, la vo-
lonté humaine a besoin, en outre de la motion divine,
d'une vertu surnaturelle et infuse qui perfectionne sa puis-
sance opérative*.
Des disciples de Pierre Lombard, théologiens sans noto-
1. P. Lomb., 1. 1 Sent., dist. xtii.
2. u Alios actus atque motus rirtntam operatnr charitas.id
est Spiritns tanc-
tas, medianlibug firtutibas, quaram actes sant, utpote actom
fidei, id est cre-
dere, fide média ; et actom spei, id est sperare, média spe.
Per fidem enim et
gpem praedictos operatur actus ; diligendi Tcro actum per se
tantum sine alicu-
jus virtutis mcdio operatur, id est, diligere. Aliter ergc
hune actum operatur
quam alios virlutum actus. » (Ibid.)
3. tt Et hoc dicebat propter excellentiam charitaiis. » (S.
Th., IMI,
q. XXIII, a. S.)
4. c Nullus autem actus perfecte prodacitur ab aiiqua
poteotia activa, oisi
tit ei conuatoraiis per aliquam formam, qnae sit priocipium
actionis... Unde
maxime necesse est quod ad actum cbaritatis io nobis existât
aiiqua habitualis
forma snperaddita potentiae naturali, inclioans ipsam ad
cbaritatis actum, «t
(aciens eam prompt« et delectabiiiter operari. » (S. Th.,
ibid.)
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE l'oPINION DE PETAU 449
riété, dont les théories sont parvenues jusqu'à nous grâce
aux commentateurs des Sentences, mais dont le nom n'a
point échappé à l'oubli, voulant mettre en lumière l'opi-
nion singulière de leur maître sur la nature de la charité,
disaient, au rapport de saint Bonaventure, que « le Saint-
Esprit peut être considéré sous un triple aspect : en lui-
même d'abord, et, à ce point de vue, il est l'amour du Père
et du Fils ; puis en tant qu'il habite en nous, et comme
tel il est désigné sous le nom de grâce ; enfin en tant
qu'il
est uni à notre volonté, et, dans ce cas, il est la charité
par
laquelle nous aimons Dieu. Ainsi, disaient-ils, l'Esprit-
Saint
est notre charité, non par appropriation, mais par son
union avec notre volonté. Car de même que le Fils seul
s'est incarné, s'est fait homme, et s'est uni à l'humaine
na-
ture, quoique toute la Trinité ait opéré le mystère de l'In-
carnation ; ainsi toute la Trinité opère l'union de
l'Esprit-
Saint avec notre volonté, mais ce divin Esprit est seul uni
à
elle; et c'est pourquoi lui seul est charité*. » Ce qui
avait
déterminé ces théologiens à proposer cette hypothèse,
c'était la parole de l'Apôtre : Celai qui est uni à Dieu ne
forme qu'an même esprit avec lui ^
Telle est bien, en substance, l'opinion ressuscitée par
Petau. Si le docte jésuite se sépare sur un point du Maître
des Sentences et de ses partisans, en admettant une grâce
et une charité créées, il est d'accord avec eux pour recon-
naître une union spéciale de l'Esprit-Saint avec les justes,
union qui lui est propre et personnelle, et où la substance
de ce divin Esprit est directement et sans intermédiaire
non pas la cause efficiente immédiate de nos actes
d'amour, comme le voulait Pierre Lombard, mais, ce
qui est plus grave, le principe formel de notre sanctifica-
tion.
Dans l'ordre actuel, dit-il, un double élément intervient
dans l'œuvre de notre justification : l'Esprit-Saint, qui
nous rend justes et enfants de Dieu par l'application de sa
propre substance ; et la charité ou la grâce, qui est le
lien
par lequel nous sommes unis à lui. Mais, lors même qu'au-
1. S. Bonav., in Sent., I, dist. xvii, p. 1, a. 1, q. i,
2. 1 Cor., Ti, 17.
HAB . SAINT-««PHIT. — 29
45o A?PÈHï>rCi«
ciine qualité créée ne sei*âH vôtsée dans notre âme, lâ
seule
présence de rE?prit sanctificateur et son union avec elle
suffiraient pour la rendre sainte ' . Proposition dangereuse
et diffîciiemefit conciliable avec la doctrine du Concile de
Trente, lequel a défini contre les novateurs que l'unique
cause formelle de la justification n'est autre que la
justice dfr
Dieu, non pas cette justice substantielle et incréée par
laquelle Dieu est juste, mais une justice accidentelle et
créée, inhérente à notre âme, la grâce sanctifiante en un
mot, qui, en renouvelant l'homme intérieur et en nous
purifiant de nos péchés, nous rend vraiment justes et
saints,
agtéables à Dieu et héritiers de la vie éternelle*. Si la
cause formelle de notre justification consiste dans un don
créé, comment la confondre avec la personne de l'Esprit-
Saint ? Et si, au jugement du concile, elle est unique,
de quel droit un simple théologien peut-il se permettre
d'en assigtier une seconde ? Le Saint-Esprit ne saurait
donc être considéré, à aucun titre, comme la cause for-
melle de notre justification et de notre adoption divine, il
en est simplement, de concert avec le Père et le Fils, la
cause efficiente.
1. « Quamobrem jure Patres eosdem asseverantes andivirnns,
cdfii nullo
inlerjeclo medio sanctos nos fieri per ipsam Spiritus
sobstantiam, tum nullam
id creaturam posse perficere ; tanietsi substanlia Dei, qua
saaclificamur, corne»
sit infusa qualitas, quara vel gratiara, vel charilalem
dicimas... Quamobrem
eatenus ille (Magister Senlentiaram) oobis audieudos est,
quoad Spiritum sanc-
tuin doceat, ipsom pe* sese comraunicari infufidique juglis,
ac veluli formam
esse, qua sancti Deoque grati, et adoptivi ftlii sunt ; quo
tit, ut « Deo nos
Denm diligere, » Fulgenlius affirmet ; quod aulem nullum
praeter (praeterea)
charitalis habitum in^sse putal, vehementer errât, et
communi theologornm,
imo vero fidei decreto nolalur. Utrumqne enim intervenu; et
Spiritus ipëe
sanctus, qui filios facit, adeo ut, si nuîla infunderetur
creata qualitas, sua nos
ippe substantia adopkivos filios efDceret; et charitalis
habitas ipse, sive
gratiae, quae est viaculum quoddam, sive nexus, quo cum
anirais nostri»
iila Spiritus sancU substantia copulalur. * (Petav., de
Trin., I. VIII, cap. ri,
n. 3.)
2. c Justifîcationis causse «ont : Snalis quidem, gloria
I>ei, et Cbristi, ae Ttta
aeterna; efficiens vero, misericors Deus; meritoria aulem,
dilectissimus unige-
nitns 8UU8, Dominus noster JesilsChriStns... ; demiMU unica
formalis causa est
jnstitia Dei : non qua ipse justus est, wi qua nos justos
facit; qua videlicet
ab eo donati, renovamur spiritu mentis noslrae ; et non modo
reputamur, sed
Tcre justi nominamur, et sumus, justitiam iu nobis
recipientes, unusquisque
(Dam secundum mensuram, qaam Spiritus sauctus partitur
singulis prout vult,
et secaudum propriam cujusque dispositionem, et
cooperationem. » (Trid., ses».
VI, cap. vil.)
EXPOSITION ET RÉFUTATÏO» DE L'oPINION DE PETAU 45 1
En laissant de côté, dans la théorie de Petau, ce qui est
relatif au principe formel de notre sainteté et de notre fi-
liation adoptive, ne pourrait-on pas du moin? admettre
avec lui que l'inUabitation di\ine par la grâfce est propre
au
Saint-Esprit, et qu'il existe çonséquemment entre la troi-
sième personne de la Trinité et les âmes justes des rap-
ports spéciaux, une union particulière, analogue à celle
du Verbe avec l'humanité dans la personne de Jésus-Christ ?
Le célèbre jésuite soutient que tel est le sentiment de
l'an-
tiquité, et il en appelle également aux Livres saints pour
établir et corroborer son opinion. Que faut-il penser de ces
prétentions ?
D'après le sentiment commun des Docteurs, loin d'être
l'expression fidèle de la vérité révélée, la doctrine de
l'inha
bitation personnelle de l'Esprit- Saint dans les justes est,
au
contraire, en opposition manifeste avec l'enseignement tra-
ditionnel, et ne repose que sur une interprétation erronée
de l'Ecriture et des Pères. On ne saurait, en effet,
attribuer
à la personne du Saint-Esprit, dans l'œuvre de notre sanc-
tification, le rôle du Verbe dans l'Incarnation, sans se
mettre en contradiction avec les principes théologiques les
plus incontestables, introduire une nouveauté, et affirmer,
bon gré mal gré, entre l'Esprit-Saint et chacune des
âmes justes, une sorte d'union hypostatique contraire à
toutes les données de la foi, Il suffît, pour s'en
convaincre,
de se rappeler que, en Dieu, tout est commun aux troia
personnes, la nature, les attributs, les opérations
extérieu-
res, les rapports qui en résultent, tout, hormis les
relations
opposées d'origine qui constituent et distinguent les per-
sonnes, et ce qui au dehors peut être qualifié de fonction
hypostatique K
Aussi, quand les partisans du Maître des Sentences, vou-
1. (( OmwA saut nnam, obi aon ol^mt r^1iK>ni« oppositio.
» (Ex. Cooc.
{Florent., D.e*retum pro Jacobitis,)
45a APPENDICE
lant expliquer comment, à leur avis, l'Esprit-Saînt était
personnellement, à l'exclusion du Père et du Fils, notre
charité, ou le principe de nos actes d'amour, en appelaient
au mystère de l'Incarnation, et disaient que l'union de
notre
volonté avec Dieu, quoique effectuée par la Trinité entière,
est néanmoins l'apanage exclusif de la troisième personne,
de même que, en Jésus-Christ, l'union des deux natures,
divine et humaine, quoique accomplie par toute la
Trinité, s'est faite cependant dans la seule personne du
Verbe, saint Thomas leur répondait sans hésitation qu'une
pareille théorie était insoutenable : Sed hoc non potest
stare.
Et il en administrait immédiatement la preuve. « En
Jésus-Christ, disait-il, l'union de la nature humaine s'est
terminée en l'unité de la personne divine... Mais la vo-
lonté des justes n'est pas élevée à l'unité de personne avec
le Saint-Esprit*. ^> C'était dire équivalemment ; Si er.
Notre-Seigneur, la nat'ir» humaine avec ses puissances, ses
actes, ses mérites, ses L^wsfactions. appartient uniquemenf
à la seconde personne i e ia Trinité, c'est que le Verbe
seul
s'est incarné et fait houme- Or. l'Esprit-Saînt n'a point
assumé la volonté hum^iTie. il ne s est point uni hyposta-
tiquement à elle ; comment dès lors lui attribuer en propre
les actes de cette faculté sans \1oler le dogme catholique,
d'après lequel toutes les œuvres produites en dehors de la
Trinité sont communes aux trois personnes? On ne peut
donc admettre une présence spéciale de l'Esprit-Saint, pas
plus qu'on ne peut regarder comme son œuvre personnelle
la motion divine exercée sur notre volonté en vue de lui
faire produire des actes d'amour ; le même dogme de l'unité
d'opération ad extra s'oppose à cette double prétention
Tout ce qu'une saine doctrine autorise ici, c'est
l'appropria-
tion faite à la troisième personne d'une œurre qui lui est
commune avec le Père et le Fils.
1. c Dicant qnod sicat Filias anivit «ibi n&tarAB
hnmanam solas, qnamvis
ibi sit operatio totius Trinitatis ; ita
Spiritussanctassolusunitsibi Toluotateni,
quamTig ibi sit operatio totio Triaitatit. Sed hoc dod
potest stare ; quia enio
humanae natarae in Christo tenniData ert ad uuam esïc
personae divinae... Sed
TûiiiDtas alicujus sancti non assomitor io unitatem
sappositi Spiritas sancti. s
(S. Th., lib. I, Sent., dist. xtrii, q. i, a. 1.)
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE l'oPINION DE PFTAU i^SS
Dans un autre passage, l'angélique Docteur se montre
l'adversaire sinon plus résolu, du moins plus formel encore,
de l'habitation personnelle du Saint-Esprit; car il y
déclare
en propres termes que la venue ou l'inhabitation divine par
la grâce convient à toute la Trinité : Et ideo adventus vel
inhabitatio convenit toti Trinitati^. Si elle est commune
aux
trois personnes, elle n'est donc pas la propriété, l'apanage
exclusif de l'Esprit-Saint.
Cette conclusion, dont la clarté ne laisse rien à désirer,
est formulée par le saint Docteur à propos de la question
suivante : Toutes les personnes divines sont-elles suscepti-
bles de mission? Ufrum mlssio conveniat omnibus personis.
La réponse de saint Thomas est négative, et la raison qu'il
donne péremptoire. Voici comment nous pouvons proposer
son raisonnement. La mission d'une personne divine sup-
pose deux choses : en premier lieu, son origine éternelle
d'-^iï. autre personne ; puis, un nouveau mode de présence
atî V^rme de sa mission, et, comme fondement de cette
Xirestiice, un effet produit, un don conféré à la créature à
1 '.«TOlie elle est envoyée '. Cet effet n'est autre que la
grâce
sanctifiante ; car seule, avec les dons qui l'accompagnent,
elle est capable de nous unir immédiatement à Dieu comme
à l'objet de notre connaissance et de notre amour.
La mission d'une personne divine est donc le signe au-
thentique, la preuve irrécusable que cette personne procède
d'une autre. Aussi le Fils et le Saint-Esprit peuvent bien
être envoyés, mais non le Père, ni la sainte Trinité ^ Il en
va autrement de l'inhabitation qui convient à toutes et à
chacune des personnes divines, voire à la Trinité elle-même;
1. S. Th., lib. I, Sent., dist. xv, q. ii, a. l, ad 4.
2. « In missiooe non tantum est effectus doni creati
creatarae collati, sed
eliam ponitur auctoritas alicujus principii respecta ipsius
missi. »
« In omni missione oportet quod ponatur aliqua auctoritas
alicujus ad
ipsum missura. In divinis aatem personis non est auctoritas
nisi secundum ori-
ginem; et ideo nulli peraonae divinœ convenit mitti, nisi ei
qui est ab alio,
respeclu cujus polest in alio designari auctoritas; et ideo
Spiritus Sanctus et
Filius dir:untur mitli, et non Pater vel Trinitas ipsa. »
(S. Th., lib. I, Sent.,
dist. XV, q. Il, a. 1.)
3. « Uude in missione peraonae coguoscitur persona ab alla
esse. Et quia
hoc non convenilr toti Trinitati nec ipsi Patri, ideo non
potest dici Pater vel
Trinitas mitti. » Ibid., ad i.
^54 APPENDICE
car si elle suppose un nouveau mode de présence, elle n'im-
plique pas nécessaii'ement mission.
m
Mais, objecte ici saint Thomas, puisque le Père se trouve
partout où est le Fils ou le Saint-Esprit, et qu'on dit de
ceux-ci qu'ils sont envoyés à cause du nouveau mode de
présence qu'ils ont dans la créature, il semble que le Père
est envoyé avec eux et comme eux, et que la mission con-
vient ainsi h toute la Trinité.
A. quoi il répond : 11 est très vrai que le Père est partout
où se trouvent le Fils et le Saint-Esprit ; car, à cause de
la
mutuelle existence des personnes divines les unes dans les
autres, chaque fois que le Fils est envoyé, qu'il s'agisse
de
son avènement dans la chair ou de sa venue spirituelle
dans les âmes, le Père vient également, ainsi que l'Esprit-
Saint. Et par conséquent la venue ou l'inhabitation con-
vient à la Trinité tout entière : Et idso adventas vel inha-
bitaiio convenu toti Trinitati. Mais comme la mission ajoute
à
cette présence particulière quelque chose de plus, savoir la
procession de la personne envoyée, elle ne peut convenir
qu'à celles des personnes divines qui tirent d'une autre
leur
origine. La mission n'apparti<înt donc qu'au Fils et au
Saint-Esprit et ne convient point au Père ui à la sainte
Trinité ; l'inhabitation, par contre, est commune aux trois
personnes *.
Et pour qu'on ne soit pas tenté de dire, avec Petau, que
si la grâce nous vaut la présence effective des trois per-
1. « Cum Paler sit ic F ilio, et Filius in Patra, et nterqne
in Spiritn sancto,
quandû Filius mitlitur, simul et venit Pater et Spiritus
sanclus. sive intelliga-
tur de advenlu Filii in carnem, cum ipse dicat (Joan., yiu,
16) ; Solus non
sum, sed ego, et qui misil me Pater ; sive intelligalur de
adveutu in men-
tem, cum ipse dioat (Joan, xiv, 23) : Ad eum veniemus, et
mansionem apud
eum faciemus. El ideo adventus vel iuliabitatio couvenii
toti ïrinilati... Sed
mifsio super hoc addit aucloritatem alicujus respectu
personae quœ lurtli dici-
lar ; et ideo non poLest convenire nisi persons quie e«t aL
alio principio. »
Ibid., ad 4.
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE L'OPINION DE PETAU 455
sonnes, seul pourtant le Saint-Esprit est le terme direct et
immédiat de l'union, le Père et le Fils n'étant en nous que
par concomitance et indirectement, saint Thomas se hâte de
faire observer que la venue et la présence en nous de l'hôte
divin s^ produisent en raison d'un effet qui nous unit non
pas au Saint-Esprit, ou à telle autre personne en parti-
culier, mais à la Trinité elle-même : Et ideo adventus vei
inhabitatio convenit toti Trinitati : quœ non dicuntur nisi
ra
tione ejfectus conjangentis ipsi Trinitati ^ .
Pour bien comprendre le sens de ces paroles, il faut se
rappeler que, d'après la doctrine de saint Thomas, la pré-
sence de Dieu dans les choses créées est fondée sur son opé-
ration, et suppose par conséquent dans la créature un effet
qui requiert pour sa production et sa conservation l'action
immédiate du Créateur, l'application de son activité, et
partant le contact de sa substance. Et s'il s'agit non pas
simplement de la présence ordinaire de Dieu à titre d'agent,
mais de sa présence spéciale comme objet de connaissance
et d'amour, en d'autres termes, de son inhabitation dans
une âme, aucune perfection créée autre que la grâce sanc-
tifiante avec les dons qui l'accompagnent n'est capable de
produire en elle un si précieux résultat. Or la grâce, comme
toute œuvre extérieure, procède de la Trinité tout entière,
de Dieu en tant qu'un, et c'est à Dieu un et trine, à Dieu
en tant que souverain bien et fin dernière de tout être
qu'elle nous unit : quœ non dicuntar nisi raiione effedus
conjangentis ipsi Trinitati. Que conclure de là, sinon que
l'union de Dieu avec nos âmes, qui est le fruit de la grâce,
l'inhabitation divine en un mot, appartient indistinctement
aux trois personnes, à la différence de Tunion opérée en
Jésus-Christ entre l'humanité et la divinité, union qui est
propre à la personne du Verbe ?
S'il en est ainsi, pourquoi attribuer à une personne
plutôt qu'à une autre certains effets de la grâce et la pré-
sence de la Divinité qui en est la conséquence ? Pourquoi,
par exemple, attribuer au Fils la collation des dons qui
perfectionnent l'intelligence et dire qu'il vient en nous
quand nous recevons le don de sagesse ? Pourquoi répéter,
1. Ibid., ad 4.
456 APPENDICE
à la suite de l'Apôtre, que la charité a été répandue dans
nos cœurs par le Saint-Esprit, et que le donateur accom-
pagne lui-même ses dons * ? Saint Thomas nous en donne
la raison. C'est, dit-il, parce que, en vertu de la loi
d'appro-
priation, ces différents effets sont de nature à nous amener
à la connaissance d'une personne plutôt que d'une autre,
par suite des rapports de similitude qui existent entre tel
don créé et les propriétés de telle personne : Qaamvis itle
effedus (conjungens toti Trinitati) ratione appropriationis
possit dacere magis in unam personam quam in aliam *.
Lors donc que l'Écriture ou les Pères nous représentent
l'Esprit- Saint comme l'auteur de la grâce et de la charité
et l'hôte de nos âmes, au lieu de vouloir trouver dans ces
expressions le signe manifeste d'une causalité particulière
à
ce divin Esprit, ou l'indice d'une union directe et immé-
diate avec nos âmes qui lui serait personnelle, il n'y faut
voir qu'une appropriation fondée sur le rapport d'analogie
qui existe entre les dons de la grâce et la caractéristique
de
l'Esprit-Saint. il est, en effet, tout naturel d'attrihuer
les
effets de l'amour, comme la grâce, la charité,
l'inhabitation
divine, à celle des personnes divines qui procède en qualité
d'amour.
Tel est l'enseignement de tous les scolastiques, telle l'in-
terprétation qu'ils ont constamment donnée aux textes mis
en avant par les tenants de l'habitation propre au Saint-
Esprit. Tous enseignent formellement qu'il n'y a pas d'union
plus réelle, plus immédiate avec la troisième personne de la
sainte Trinité qu'avec le Père et le Fils.
IV
Cette considération n'a point arrêté Petau. À l'encontre
de saint Thomas, à l'encontre des représentants les plus
autorisés de l'exégèse scripturaire et de la science théolo-
gique, il prétend que la loi d'appropriation est
insuffisante
i. Rom., y, 5.
2. S. Th., /^enr, dist. xt, q. ii, a. i, ad i.
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE l'oPINION DE PETAU 457
à expliquer les paroles de TEcriture et des Pères, et que,
pour conserver leur enseignement dans toute son intégrité,
il est nécessaire d'admettre un mode de présence divine,
dans les justes, qui soit vraiment personnel au
Saint-Esprit.
Ne lui demandez pas en quoi consiste cette présence par-
ticulière, il vous répondrait que sa pensée sur ce point
n'est pas encore définitivement arrêtée, que la nature de
cette union n'a pas été suffisamment explorée et mise en
lumière, et que les saints Pères n'en ont pas déterminé
clai-
rement les conditions ^ Ce n'est pas, en tout cas, une
union substantielle, ni hypostatique, aboutissant à une
unité
de nature ou de personne ^ Mais ce qui lui paraît certain,
c'est que la présence de la Divinité et son habitation dans
les âmes justes n'appartiennent pas également, et au même
titre, ex œquo, aux trois personnes ; et que l'union se fai-
sant non pas directement avec la nature divine, mais avec
la personne du Saint-Esprit, ou, pour employer ses expres-
sions, avec la nature divine en tant qu'elle subsiste dans
l'Esprit-Saint \ est en réalité l'apanage de ce divin
Esprit,
1. « Patrura illa leslimonia, qnae in antecedenti
capiledescripta8unt... pecu-
liarem esse sancto Spiritui modum illura nescio quem
ostendere videnlur; quo
justificando formatur a Dee j'usti mens, ut loquitur
Augustinus (I. III, de
Trin., cap. viii), et quo cum illis copulatur in iisque
rersatur, alque habilal,
non commun! illa ratione, qua creata omnia immensitate sua
permeat, sed
propria, necdam salis explorata ; qualem esse aliquam tanta
illa sacroruic
Toluminum, ac sanctorum Patrum auctoritas evincit ; non
tamen liquide nobis,
et aperte rim ejus, et condilionem edisseruut. » (Petav., de
Trin., 1. VIII,
cap. VI, n. 6.)
2. « Oslendimus non semel, conjunctionem i!lam Spiritus
sancti, nequ»
(puaixi|v, neque oiioCTaTixfjv esse, hoc est, neque
naturalem, neque
personalem : quasi una fiât ex ambobus natura vel persona. »
{Ibid. cap.
Tiii; n. 12.)
3. Dans le compte renda du présent oarrage, qu'il eut
l'obligeance de pu-
blier dans la Semaine religieuse de Nancy et Toul (n. du 28
janvier, 4,
11 et 18 février 1899), M. le chanoine Mangenol, professeur
d'Ecriture sainte
an grand séminaire de Nancy, crut devoir prendre la défense
de l'opinion de
Pelau — c'était son droit — et, pour en montrer la parfaite
orthodoxie, il
s'efforça d'établir que l'union de la Divinité avec l'âme
juste peut être propre
au Saint-Esprit sans être hypostatique. Voici ses paroles :
K Cette union de la Divinité avec l'âme juste n'est pas
substantielle, puis-
qu'elle survient à cette âme déjà constituée dans son
essence propre et que
tout ce qui se surajoute à une essence n'est qu'un accident.
Elle est encore
moins hypoëtatique, car ce n'est pas la personne du
Saint-Esprit dans ce
qn'elle a de propre et de distinctif, qui s'unit à l'âme
régénérée. Cependant
458 APPENDICE
auquel elle appartient en propre, tandis qu'elle ne convient
au Père et au Fils que d'une manière indirecte et par con-
c'est le Saint-Esprit qoi s'onil directement à e«tt« âme,
mais par Vessenee di-
vine, commune aux trois personnes, en tant qu'elle subsiste
en luL Seul, il
nous est ainsi uni physiquemeal, immédialemenl, quoique
accidentellement ;
et les deux antre» personnes de la sainte Trinité, le Père
et le Fils, ne sont
en nos âmes que médiatemenl, par concomitance, en vertu de
leur inséparabi-
lité d'avec l'Elsp rit-Saint. C'est pourquoi elles ne nous
sont pas unies ; elles
habitent seulement en nous. » (Semaine religieuse de Nancy,
a. da 4 fé-
vrier 1899, p. 115.)
M. Mangenot a parfaitement raison de déclarer, à la suite de
Petan, qne
l'union de la Divinité arec les âmes justes n'est pa» nnc
union substantielle,
ni hypostatique ; on ne pourrait, en effet, soutenir le
contraire sans tomber
dans nne grave erreur. Mais quand il prétend que cette union
est propre au
Saint-Esprit, à l'exclusion d«s antres personnes, sans être
néanmoins kypo-
siatigue, U affirme deux choses qui paraissent vraiment
contradictoires. En
eiiet, ou l'union se fait directement avec l'essence
commune, et dans ce cas
elle appartient indistinctement aux trois personnes ; ou
bien elle se fait dans
ce qui est propre à l'une d'entre elles, dans son hypostase,
et alors elle lui
appartient à un titre particulier, elle lui est personnelle,
mais elle est en
même temps bvpostaliqne.
Voilà pourquoi Petau, ne sachant comment expliquer ce mode
particulier de pré-
sence qu'il disait propre au Saint-Esprit, et non
hypotastique, se plaignait que
les Pères ne l'eussent pas suffisamment exploré et mis en
lumière et n'en eussent
pas clairement déterminé les conditions : Non tamen liquida
nobis, et aperte
vim ejus, et conditionem edisserunL (De Trin., 1. VIII, cap.
vi, n. 6.) Voilà
pourquoi il refusait, dans son embarras, de faire connaître
son propre senti-
ment, et qu'il en remettait à plus tard la manifestation, sa
pensée n'étant pas
encore, disait-il, assez fixée sur ce point : Nostram igitur
quœ privatim sit
opinio, vel non dico, quia rem nondum compertam salis habeo
; vel hoc
loco non dico. (îbid.) En même temps, il recommandait d'user
de prudence et
de circonspection, pour ne pas restreindre à l'excès ou
étendre outre mesure
la grandeur de ce bienfait.
M. Mangenot croit posséder la solution qui avait échappé à
calai dont il se
déclare le disciple fidèle. Voici l'explication qu'il nous
donne. L'union de la
Divinité avec l'âme juste est vraiment propre à la troisième
personne ; « car
c'est le Saint-Esprit qni s'unit directement à celte âme par
ressence divine,
commune aux trois personnes, en tant qu'elle subsiste en
lui. « Elle n'est
pas hypostatique, « car ce n'est pas la personne du
Saint-Esprit, dans et
qu'elle a de propre et de distinctif, qui l'rrait à l'âme
regénérée ».
Une simple observation. Comme en Dieu l'essence on la nature
ne se dis-
tingue pas réellement de la personne, on ne peut employer
l'expression rédu-
plicalive snivante : Vessenee divine, en tant qu'elle
subsiste dans le Saint-
Esprit, sans désigner par le fait même la subsistance on la
personne de ce
même Esprit. Par conséquent, dire que l'uoion se fait «
entre l'âme régénérée
et l'essence divine, commune aux trois personnes, mais en
tant qu'elle subsiste
dans le Saint-Esprit », c'est dire bon gré mal gré qu'elle
se fait dans ce que
ce divin Esprit a de propr* et de distinctif, en on mot dans
m personne ei
éans son hypo»tase.
Péthn l'avait bien compris. Aassi, aprè« aroir employé la
formule reprodait«
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE l'oPINION DE PETAU ^Sg
comitance *. Et pour doniier une certaine idée de ce qu'est,
à son avis, ce mode particulier d'union, il déclaTe que TEs-
prit-Saint informe en quelque sorte les âmes des fidèles,
les
par M. MaBfMiot, après atoir dédnré qae « ronron dn
Saint-fîgprit avec les
àmos justes convienl à l'essMic* divine commune ans trois
p*;rî;u^iu«s, mais en
tact qu'elle subsiste dans l'Esprit-Saint, en sorte qu'il y
a entre les justes et
l'Espnit-Saint une union qui ne convient pas de la même
manière aux autres
personnes », (De Trin., 1. VIII, c. n, n. 6) le docte
jésuite s'enipresse-t-il
d'ajouter, pour bien expliquer sa pensée ; « L'Esprit-Saint
est doue uni aux
justes par un mode d'union vraiment singulier et lui
appartenant en pj-opre :
Proprie ergo et singulari modo Spiritus sanetus cum iis quos
sanctos jacil,
conjungitur, et inest ipsis. Par conséquent, c'est suivant
ITiypostase, et non pas
genlement selon la nature que cela lui convient : Proinde
secundum hypo-
stasim, non secundum essentiam dumtaxat hoc illi convenit. n
Et il en
donne immédiatement une preuve péremploire, à savoir que «
tout ce qui est
propre à une personne lui convienl à raison de son hypostase
et non de
l'essence divine : Nam quidquid proprium est personœ
cujuspiam, hoc ra-
tionem hypostAsis, non essentUs sequitur. » (Ibid.)
M. Mangenot uous permettra de lui faire observer
respectueusement qu'en
parlant comme il l'a fait, en disant que l'union de la
DivlDité avec l'àme juste,
quoique propre au Saint-Esprit, n'est cependant pas
hypostalique, « car ce
n'est pas la personne du Saint-Esprit, dans ee qu'elle a de
proprs et de dis-
tinciif, qui s'unit à l'âme régénérée, c'<€st l'essence
divi7ie, commune aux trois
personnes, en tant qu'elle subsiste en lui » (Semaine
religieuse de Naiicy,
du 4 février), il s'est tout à la fois mis en contradiction
avec Petau, dont il
interprèle mal la pensée, et en apposition avec la Térité.
Et p^is, que peut bien être cette uuion accidentelle de la
Divinrié avec nés
imes que l'on attribue en propre à l'Esprit-Saint, et que
l'on oi>pose à la
simple habitation ? « Seul, dit-on, l'Esprit-Saint nous est
ainsi uni physique-
ment, immédiatement, quoique accidentellement ; et les deux
antres personnes
de la sainte Trinité, le Père et le Fi^s, ne sont en nos
imes qne médiatement,
par concomitance, en Terlu de leur iaséparabiliié d'avec
l'Esprit-Saïut, c'est
pourquoi elles ne nous sont pas unies, elles habitent
seulement en nous. »
(ibid.)
Mais dès lors qu'elles habitent en nous, elles nous sont
réellement unies
d'une union qui peut être, il est vrai, plus ou moins
intime, et qui comporte
bien des degrés, mais enfin d'une union véritable. Aussi
l'Ecriture et la Tradi-
tion se servent-elles indifféremment des termes d'union et
d' inhabitation, pour
désigner la présence de Dieu en nous par la grâce. Bien
plus, Léon XIII. dans
son Encyclique Divinum illud munus, va jusqu'à déclarer que
« cette admirable
union est appelée de son vrai nom inhabitation : ffœc autem
mira conjunctio,
qucB suo nomine inhabitatio dicitur... »
1. « Quod ex antiquorum... testimoniis sequi videtur, id est
ejnsmodi : Illam
cum justorum animis conjunctionem Spiritus sancli, sive
statum adoptivorum
filiorum. communi quidem personis tribus convenire
divinitali, sed quatenns in
h^po'stasi, sive persona inest Spiritus sancti adeo, ut
cerla quaedam ratio sit,
qua se Spiritus sancti persoaa sanctorum jastoruraque
mentibus applicat, quœ
céleris personis eodem modo non competit. » (Petav., de
Tinn., 1. VIJil, c. ti,
n. 6.)
460 APPENDICE
rendant justes, saints, enfants de Dieu, par l'application
de
sa substance.
Le docte jésuite n'ignore pas que, en parlant de la sorte,
il s'écarte du sentiment commun, il en fait même l'aveu
très loyal. « Les théologiens, dit-il, enseignent
généralement
que cette union ou habitation de Dieu dans les justes est
attribuée au Saint-Esprit par une sorte d'accommodation,
mais qu'elle con\1ent en réalité aux trois personnes, de
même
que la puissance est attribuée au Père, la sagesse au Fils,
la
sainteté et la charité à l'Esprit-Saint, bien que ces
attributs
appartiennent indistinctement aux trois personnes. Mais,
ajoute-t-il, les témoignages des Pères indiquent quelque
chose de plus, plus aliquid significant, et désignent je ne
sais
quel mode de présence personnel au Saint-Esprit, et distinct
de la présence d'immensité*. »
Qu'est-ce qui a pu entraîner un homme aussi éminent en
dehors des sentiers battus, et lui persuader qu'il ne
faisait
pas fausse route en abandonnant sur un point de cette im-
portance la doctrine traditionnelle? Serait-ce une étude
plus
approfondie des divines Écritures, ou une connaissance plus
ample, plus sérieuse, plus complète des enseignements des
saints Pères? Nous ne le pensons pas. Saint Thomas avait
étudié et scruté, lui aussi, nos saints Livres; il avait
com-
pulsé les écrits des Pères. Il suffît de jeter un coup d'œil
sur
sa Chaîne d'or pour se faire une idée de l'immense érudition
qu'il s'était acquise; et cependant, loin de trouver
insuffi-
sante l'interprétation commune, il l'avait non seulement
adoptée pour son propre compte, mais encore défendue,
avec les lumières de son génie, contre les innovations du
Maitre des Sentences et de ses partisans. Quelle est donc
alors l'origine véritable, la vraie cause de l'opinion
singulière
de Petau? Voici, sauf meilleur avis, ce qui nous paraît res-
sortir de ses propres paroles.
Petau avait doctement établi le fait de la présence subs-
1. (( Vulgo fere theologi qnad&m aeeommodatioDe pntant
illam ivcoçiv, et
babitationem in juslis assignari Spiritai sancto, eom rêvera
in omnes personas
compelat, sicut poteulia Patri, Filio sapientia, Spiritai
sancio saactitas et cha>
ritas allribuitur, cum haec omnia promiscoe ad très persooas
applicealur. Sed
enim Palrum illa teslimouia, quae in anteccdenti capile
descripla sunt, plu»
aliq lid significant. » (Petar., de Trin., 1. VIII, c. vi,
n. 5.)
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE L'OPINIOR DE PETAU 46 1
tantielle de l'Esprit-Saint dans l'âme juste; il avait
prouvé,
avec une érudition de bonaloi, que ce n'est point seulement
par son opération et par ses dons que ce divin Esprit réside
en ceux qui ont la grâce, mais qu'il habite réellement et
substantiellement en eux, et qu'il y possède un mode de
présence spéciale, absolument distincte de celle par
laquelle
il est en toutes choses. Il pouvait donc, sans crainte
d'être
démenti, déclarer que ceux-là seuls refusent d'admettre
cette vérité qui sont moins versés dans l'étude et la
connais-
sance de l'antiquité. Jusque-là il était dans le vrai.
Mais quand il est question d'expliquer ce mode particulier
de présence, et d'en bien préciser la nature, il hésite, il
se
trouble, e) , ne comprenant pas ce que peut bien être
l'inha-
bitation divine par la grâce, si c'est par cette même
substance
qui remplit tout, que Dieu se trouve dans les justes*, il
est
amené, en désespoir de cause, à préconiser une union qui
.se ferait non plus dans la nature commune aux trois per-
wnnes de l'adorable Trinité, mais dans la subsistance même,
dans l'hypostase du Saint-Esprit ; une union qui appartien-
drait par conséquent d'une manière spéciale à ce divin
Esprit et constituerait une propriété personnelle ^ Nous
osons croire que si Petau avait connu et compris l'ensei-
gnement de saint Thomas sur les différents modes de pré-
sence divine, il ne se serait pas jeté, sous le vain
prétexte
de revenir à l'antiquité, dans d'aussi malencontreuses inno-
vations. Mais nous avons eu beau parcourir les différents
chapitres relatifs à l'habitation du Saint-Esprit dans les
justes,
nous n'y avons pas trouvé la moindre allusion aux doctri-
nes de l'angélique Docteur sur cette question ; partout il
se
contente d'opposer son opinion personnelle, qu'il attribue
aux anciens Pères, au sentiment commun de l'École.
1. « ExplJcari aon potest, qaae sit illa tandem o\)Çi03hj\ç,
praesentia, vel
«xistentia propna jastornm, et ab natarali, commaniqae
diversa. Namsi jostos
istos eadem jam qui creatas res omaes occapat, snbstantia
sua Deus implet,
quae potest esse nova illa praesentiae altarias accessio? »
(Petav., de Trin.,
l. VIII, c. Y, n. 21.)
2. « Proprie ergo, et singulari modo Spiritas sanctus cum
iis qnos saoctos
faeit, conjuDgitur, et inest ipsis. Proinde secnndam
hypostasim, noD secnndam
essentiam damtaxat hoc illi conrenit. Nam qaidquid proprinm
est persons
«ajQspiam, hoc ratiooem hypostasis, aon essentiae seqoitar.
» (Ibid., c. ti, q. 6.)
kBr 4P^Nmcfi
Abordons maintenant les raisons sur lesquelles le célèbre
jésuite a basé sa théorie de l'union particulière de
l'Esprit-
Saint avec les justes, union propre a la troisième personne
et qui ne convient pas de la même manière aux deux au-
tres : qûdê ceteris personis eodem modo non competit^. Après
les avoir clairement et loyalement exposées, il sera plus
facile d'en montrer l'inanité et l'inconsistance.
Ces raisons peuvent se ramener à trois : à savoir, que
l'Esprit-Saint est personnellement le don de Dieu, la puis-
sance sanctificatrice, le lien entre la Trinité et nos âmes.
"Voici comment raisonne le docte théologien.
C'est une propriété personnelle du Saint-Esprit d'être
Don, c'est-à-dire, suivant l'explication de saint Augustin,
de pouvoir être donné. Si lui seul, à l'exclusion des autres
personnes, est susceptible de pouvoir être donné, lui seul
aussi sera effectivement donné. Or, en quoi consiste celte
donation, sinon à venir dans les âmes par suite de la mis-
sion invisible reçue du Père et du Fils, à habiter en elles,
à
les informer en quelque sorte par l'application de sa propre
substance et à les rendre par là justes et saintes? Donc ce
mode de présence est propre à l'Esprit- Saint, et ne saurait
être attribué à une autre personne*.
1. « Certa quaedam ratio est, qua se Spiritas saacti persona
eaDctorum jus-
tornmque mentibas applicat, qn» céleris personis eodem modo
ood compelit. »
(Pelav., de Trin., 1. VIII, c. ti, n. 6.)
2. u DoDum esse, personalis est Spiritas saocti proprietas,
id est, ut Âu^us*
tious explicat, donabile esse... Si dooari posse, singulare
est Spirilui sancio,
neque aîleri personae congruat; erit actu donari propiium
ejusdem. Hocautem
est iaformare veluti fidelium aaimos^ et sanctos justosque
facere. Pro-
prius est ergo saacti Spiritus iste ipse modus ; neque
persouae alteri potest
adscribi. Nam si eodem modo daH potest sâltem Filius, ut
oraittam modo
Patrem, période donabitis est Filins, ac Spiritus sanctiis,
et idciï'co non minus,
qaam hic, erit ille Spiritus sanctus, quoniam idem est
donabile esse, quod est
«ftse Spiritum sanctom. Hoc Tero falsum est, et impium
dicta. Igitur noii est
•olum donabile, sed etiam donum, vel potius daium, eo modo,
qûo non est
Pater, aut Filius. Porro datum esse, nihil aliud est, quam
missum et applica-
tam esse, et in justis habitare. Propfie ergo et singulari
modo Spiritus sanctus
cum iis quos sanctos facit, conjungitur, et inest ipsis.
y> (Petav., de Trin^
1. VIII. c. Tï, n. 6.)
EXPOSITION ET RÉFUTATIQK DE L'OPINION DE PETAU 463
Même concli^ision est tirée des paroles 4e quelques Pères
attribuant à l'Jîsprit- Saint la vertu sanctificatrice d«s
âmes.
Ce qui donne, dit Petau, à nos conjecture^ sur le sentiment
des anciens uji appui très solide, c'est qu'un certain
nombre
de Pèreg greç«, et les plus recommandables par l'autorité et
le savoir, saint Basile, saint Cyrille, Kuloge, saint Jean
Da-
mascène, considèrent cpramie une propriété personnelle du
Saint-Espdt la puissance qu'il ^ de sfti>ctiQ£r les
créatures.
Au jugement de saint Basile, cette vertu samctificatrice
serait un des caractères distinçtifs de I4 troisièrjoe
personne
et lui appartiendrait aussi spécialement que la paternité au
Père, et la fili^tiou au Fils. S'il en egt ainsi,
ajoute-t-il, que
conclure, sinon que, d'après la pensée de ces Pères, le
Saint-
Esprit doit avoir, dans l'oeuvre de notre sanctification, un
rôle particulier, une part spéciale, que l'on ne saurait
attri-
buer aux deux autres personnes? Et comme l'état de gr^ce
et d'union à Dieu est constitué non par up.e simple opéra-
tion, mais par une sorte d'application de la substance même
de l'Esprit-SaJi^t aux âmes justifiées, il est évident que
ce
divin JEsprit leur est Ufii non seulemcut par La nature
divine qui lui est commune avec Je Père et le Fils,
maisencor*
par ce qui lui appartient en propre, par sop hypostase • .
Vn dernier argument apporté par Petau, et sur lequel
certains théologiens modernes, Scbeeben entre autres,
insistent de préférence pour étabUr que l'inhabitatio»
divijie
1. « PrsBterea raliiTissiine ex ee nestra d« Teteram seasa
conjectara fulcitar,
quod.., Ç.rseci aliquot Patres, iique auctoritaste
acéactrioa primarii, utBasilina,
Cyrillus, Eulogias, Jpaonçâ D^wa^ceaus, pejrsofl^ilera S^ûus
sancti propjiei^r
tem..., qua videlicet ab duabus rel iquis discernitnr,
constituunt in sancti ficationt,
sive sanctificatrice ac perfectrice vi et virtute...,qn3i
angeli hominesque sancti
fiuntac justi. Basilius enim ibioojia Tf\(; à^\ac,x\'Kr\ç,
bvvàneai<i, proprietatem
virtutis sancti ficatricis, tam peculiarem personae dicit
esse Spirilas wncti,
qaam m p<ittemiUis Patrie, fiU&tas Fiiii... Q»oiù
vernm est, quid aliad con-
cludi potest, juisi id, quod suspicione nostE^ perMrjnxUnus,
e^ illorjuai, qui it*
locuti sunt, meate, Spifitvim sanctppi pwpriag qi^s^sd^jm
bfiere partes iû sano
Hficandi, çt âd<>pt4vi A>rwaodi status pegoti^,
qtise «etiquis duaiMis pe^onu
BeaU^uam triJ>u«Bltor, utpoie quajp illi pftrsonalaip
ejsse qatam existimant'?
Clam autem applicatione quadam Spiritas sancti, id est
«abstaotise ipàas, non
aal£(B «fficifiiiti» soiius coo^taw staitue» iïïxm
ja&tiliae, *c propinquitatis com
Deosaoetorum... ; eyidea» est «on naturae sdlufii diri»»
sjijfijlijs sancti, sed
«tiAm pflfsopae, yei nat^içae^ ut «si taU alfecta persouaU
proprietate, conjuuc-
tionem illam impatari ab antiquis Patribus. 9 (Ibid., n. 7.)
464 APPEISDiiVB
par la grâce est propre au Saint-Esprit, c'est que, au
témoi-
gnage d'un certain nombre de Pères, l'union de nos âmes
avec Dieu se fait par l'intermédiaire de ce divin Esprit.
Écoutons saint Cyrille d'Alexandrie, celui de tous les Pères
qui, au dire de Petau, a été le plus particulièrement
suscité
de Dieu pour développer ce grand mystère : « Jésus-Christ,
dit-il. nous a envoyé du ciel le Paraclet par lequel et dans
lequel il est avec nous et il habite en nous ' . » Et encore
:
« Comme le Sauveur habite en nous par l'Esprit-Saint, le
Père ne peut manquer d'être lui aussi avec nous ; car l'Es-
prit du Christ est en même temps celui du Père... .Te
poserai
donc à ceux qui après avoir, dans leur profonde ignorance»
embrassé l'hérésie, aiguisent leurs langues contre l'Esprit-
Saint, la question suivante : Si le Saint-Esprit est une
créa-
ture, comment se fait-il que ce soit par lui que Dieu habite
en nous? Quomodo habitat in nobis per ipsum Deus *? »
Ces paroles, et une multitude d'autres semblables qu'il
serait facile d'apporter, n'indiquent-elles pas clairement
que l'Esprit-Saint est, suivant une expression significative
employée par l'antiquité, le lien qui relie nos âmes à la
Tri-
nité sainte, et que notre union à Dieu s'opère directement
et immédiatement avec la troisième personne et, par elle,
en vertu de l'identité de nature, avec les deux autres?
Toute la Trinité habite donc en nous, grâce à la présence
de l'Esprit-Saint, de même qu'en Jésus-Christ habitent le
Père et le Saint-Esprit. Mais de même que, dans le mys-
tère de l'Incarnation, il y a une union propre au Verbe qui
seul s'est incarné; ainsi, dans l'œuvre de notre
sanctification,
il y a une union exclusivement propre au Saint-Esprit, car
c'est lui qui est la cause prochaine et pour ainsi dire for-
melle de l'habitation des deux autres personnes '.
1. S. Cyrill., Dialog., tii.
2. « Habitante in nobis Seryatore nostro Christo per
Spiritnm laactnm, erir
qnoque oranino nobiscum et Genitor ; nam SpiritasChristi
idem est et Palris...
Libenter autem interrogaverim eos, qui prae multa inscitia
hôeresim complexi
adversus glomm Spiritus lingnam armant... : Si creatus est
Spiritus et a Dei
•ubstantia, ut Tuilis, aliénas, quomodo habitat in nobis per
ipsum Deus? »
(S. Cynl., inJoan., xiv, 23.)
3. « Releganiur omnia veterum Patnum testimonia, qnae sopenns
exposit»
funt..., invcniemns eorum pleraqne teslari, per Spintura
sanctum hoc fieri,
telut proximam causam, et ut ita dixerim, formalem. »
(Petar., de Trin.y
l VIII, cap. Ti, n. 8.)
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE L'OPINION DE PETAU ^65
Voilà, brièvement mais fidèlement résumées, les preuves
sur lesquelles les tenants de l'inhabitation personnelle du
Saint-Esprit ont tenté d'étayer leur opinion. Voyons quelle
en OBt la valeur.
Yl
Et d'abord, de ce que le Saint-Esprit est, en vertu même
de son mode de procession, le don de Dieu — Altissimi
donam Dei, comme chante l'Eglise, — faut-il conclure avec
Petau qu'il soit seul donné et qu'il ait avec nos âmes un
mode d'union, de présence, d'habitation qui lui soit vrai-
ment personnel? ISullement.
Ce nom de don est du genre de ceux qui ont une double
signification : l'une, absolue et essentielle, par laquelle
il
convient aux trois personnes ; l'autre, relative et
notionnelle,
par laquelle il désigne une personne en particulier comme
ayant un titre spécial à cette dénomination. Pris dans son
acception absolue, il convient à Dieu considéré dans sa
nature et sans distinction de personnes ; car, suivant la
remarque de saint Thomas : « le don est, à proprement par-
ler, une donation faite par pure libéralité et sans
espérance
de retour, par conséquent une donation gratuite. Et comme
la raison d'une donation gratuite n'est autre que l'amour,
car, si nous donnons quelque chose à quelqu'un, c'est que
nous lui voulons du bien, il en résulte que l'amour par
lequel nous voulons du bien est la première chose que nous
donnons *. » Don et amour sont donc deux expressions cor-
rélatives et en quelque sorte synonymes. Or, Dieu est
amour, Deus charitas est^, c'est le fond de sa nature ;
est-il
étonnant qu'il nous aime et que, non content de déverser
en nous, comme autant de témoignages de dilection, des
1. « Sciendum est qnod donnm proprie estdatio irredibilis,
id est, qaod non
datur intentione retribntionis, et sic importât gratuitam
donationem. Ratio
autem gratuitae donationis est amor ; ideo enim damus gratis
alicui aliquid,
/^nia volumus ei bonum. Primum ergo qnod damus ei, est amor
quo volumuf-
«i bonum. » (S. Th., Summa theolog., 1, q. ixxyiii, a. 2.)
%. I Joaa., iT, 16.
HAB. SAINT-BSPRIT. — 3o
4fi6 APPENPICB
bienfaits sans nombre, il veuille être lui-niême notre bien,
le don p^v excellence, dont la pleine possession doit faire
un
jour notre béatitude, ego meroes tua magna nimis ^ et dont
la communication réelle, quoique imparfaite, constitue
dès ici-bas comme un avant-goùt de la félicité future?
Le Père, lui aussi, est amour, et, comme tel, suscep-
tible d'être donné ; et, de fait, en venant dans les âmes
jus-
tes, il se donne à elles comme objet de connaissance et de
fruition commencée. Le Fils est amour comme le Père, et,
après avoir été donné aux hommes dans l'incarnation, sui-
vant cette parole de saint Jean : « Dieu a tant aimé le
monde qu'il lui adonné son Fils unique' », il leur est
donné encore chaque jour dans la mission inAi^ible qui a
pour but l'illumination et la sanctification des âmes. Le
Saint-Esprit, ayant une seule et même nature avec le Père
et le Fils, est conjointement avec eux amour et don : il est
donné et il se donne aux justes.
Mais, en outre de cet amour essentiel et de cette aptitude
à être donné, qui lui sont communs avec les deux autres
personnes, l'Esprit-Saint est don â un titre spécial, qu'il
ne
partage ni avec le Père ni avec le Fils. La raison en est
que
procédant par amour, il procède en qualité de premier
don : Cum Spiritas Sondas procédât ut amor, procedit in
ratione primi dont ^; c'est là son caractère personnel et
dis-
tinctif. Si le Père peut être donné, non par un autre, il
est
vrai, car il ne procède de personne, mais par lui-même, ce
n'est point parce qu'il est don à un titre personnel, mais
parce qu'il s'appartient et peut, en conséquence, librement
disposer de soi. Quant au Fils, il peut être donné par le
Père,
parce qu'il tire de lui son origine, et il est effectivement
donné aussi réellement que l'Esprit- Saint ; mais, comme il
procède non par amour, à l'instar de la troisième personne,
mais par voie d'intelligence et de génération, il est, en
vertu
de son mode d'origine, "Y^ibe et Fils, et non amour ou
don.
1. Gen., XT, 1.
t. « Sic Dons dilexit mosdam,^t flthun sonm ntAieûiivm
dar(>U > ^0)n.
m. iB.
3. S, Th., I, q. ixmn, a. 1
EXPOSITION ET RÉFUTATlOÏT DÉ l'oPINION DE PETAU ^Qj'
Sèiilé là troisième personne, procédant des deux autres
par voie de volonté et comme terme de leur amour, procède
en qualité de don, c*est-à-dire comme apte à être donnée.
De là cette parole de saint Atigustin : (( L'Esprit-Saint
pro-
cède non comme né, mais comme donné, c'est pourquoi il
n'est pas Fils : Exiilnon quomodo natus, sed qnomodo datas:
et ideo non est Filins ^ . » Cette aptitude à être donné
constitue
la propriété particulière de l'Esprit-Saint, sa note
caractéris-
tique. Mais, si cette propriété est une raison qui autorise
les représentants de la science théologiqne à lui attribuer,
par une sorte d'accommodation, le grand don de Dieu aux
hommes et le principal effet de son amour, c'est-à-dire le
don de lui-même qui accompagne la grâce et qui en est
comme le couronnement, elle n'est point un motif suffisant
pour affirmer l'existence d'une union spéciale de ce divin
Esprit avec les justes, laquelle n'appartiendrait ni au Père
ni
au Fils; car, si la donabilité implique un mode de proces-
sion qui est l'apanage exclusif delà troisième personne,
elle
n'entraîne aucune relation spéciale, aucun rapport de par-
ticulière appartenance de TEsprit-Saint aux créatures. Quand
ce divin Esprit nous est donné avec la grâce et la charité,
le
Fils nous est également donné, et le Père se donne lui-
même; les trois personnes viennent en nous, habitent en
nous et nous appartiennent au même titre.
VU
Cen*est pareillement que par appropriation que les Pères
donnent à l'Esprit-Saint le nom de vertu sanctificatrice, et
l'Eglise celui d'Esprit viviflcateur : Credo in Spiritum
sanc-
tum, Dominum et vivificantem 'K Vouloir faire de la
puissance
de sanctifier et de vivifier les âmes une propriété person-
nelle de l'Esprit-Saint, ce serait s'écarter manifestement
de
l'enseignement catholique, qui ne reconnaît dans les trois
1. S. Aug., de Trin., 1. V, cap. xiT.
2. Êx Symb. Nicaeno-Conslant.
468 APPEXDICE
personnes de l'adorable Trinité qu'une seule nature, une
seule puissance, une seule opération *.
En vain, pour échapper à cette conséquence, Petau a-t-il
soin de déclarer que le Saint-Esprit est en nous non pas la
cause efficiente, mais la cause formelle de notre sainteté
et
de notre filiation adoptive ' ; en vain pour donner une idée
de ce qu'est, suivant lui, l'union particulière de ce divin
Esprit avec les justes, tente- t-il de l'assimilera celle du
Verbe
avec l'humanité en Jésus-Christ ^ ; en vain fait-il appel à
l'antiquité pour établir que, si l'Esprit-Saint ne vient pas
seul dans nos cœurs, seul du moins il est le terme direct et
immédiat de l'union*; l'antiquité lui répond, par l'organe
du Concile de Trente, que la cause formelle de notre justice
et de notre sainteté n'est point le Saint-Esprit, mais la
grâce sanctifiante ' ; elle lui déclare par la voix de saint
1. « Si qnis secundam sanctos Patres non eonfitetur... unam
Denm in tribus
subsistentiis consubstantialibus et aequalis gloriae, unam
eamdeoique trium dei-
tatem, naturam, substanliam, virtutem, potentiam...,
operationem, condemna-
tus sit. » (Es Conc Later., an. 649, sub Martino I, can. 1.)
2. « Persa=pe Deus cnm in nobis manere, et habitare dicitur,
peculiaris intel-
ligenda est persona Spiritus sancti, tanquam citima, ut sic
loquar, adoptionis
causa, et forma sanciificans. » (Petav., de Trin., i. VIII,
cap. vi, n. 9.)
3. « Pater ecce, atque Spiritus sanctus in horaine Christo
non minus manel,
qaam Verbum ; sed dissimilis est Tt\(; èvuTiàp^ecoç modns.
Verbum enim,
pr<eter commuoem ilîum, qnem cum reliquis eumdem habet,
peculiarem alte-
rum obtinel, ut sit forma iustar, divinum, vel Deum potius
facientii, et hune
Filiura. Sic in homine justo très utique person» habitant,
sed solus Spiritus
sanctus quasi forma est sanciificans, et adoplivum reddens
sui communicatione
filium. » (Ibid., n. 8.)
4. « Quod ex antiquornm... testimoniis sequi yidetur, id est
ejusmodi : Illam
^nm justorum animis conjunctionem Spiritus sancti... communi
quidem per-
•sonis tribus convenire divinitati, sed qnatenus in
hypostasi, sire persona inest
Spiritus sancti adeo, ut certa quaedam ratio sit, qua se
Spiritus sancti per-
sona sanctorum justorumqne mentibns applicat, qnae ceteris
personis eodem
modo non convenit. » (Ibid., n. 6.)
5. u Justifîcationis causse snnt : Qnalis quidem, gloria
Dei, et Christi, ac
vita seterna; effldens vero misericors Dens... Demum unica
causa formalis
«st jostitia Dei, non qua ipsejustus est. sed qua nos
j'ustos facit\ qna ride-
licet ab eo donati, renovamur spiritu mentis nostrae ; et
non modo reputamur
sed Tere josti nominamur, et sumns, jastitiam in nobis
recipientes, nnns-
qnisqne suam secundum mensnram, qnam Spiritus sanctus
parlitur singnlis
proot valt, et secundum propriam cujusqne dispositionem, et
cooperationem. »
{Conc. Trid.,sesi. VI, cap. vu. — Cf. etiam can.xi.)
Trois siècles avant le Concile de Trente, saint Thomas arait
formulé cette
même doctrine arec sa netteté ordinaire. A l'objection tirée
des saints Pères,
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE l'oPINION DE PETAU ^69
Thomas que, contrairement à ce qui se passe dans le mystère
de l'Incarnation, où le rapprochement des deux natures,
divine et humaine, quoique effectué par la Trinité entière,
se termine à la seule personne du Verbe, l'union établie par
la grâce entre Dieu et l'homme est commune aux trois per-
sonnes, non seulement dans son principe effectif, mais
encore dans son terme' ; et l'Ecole tout entière ajoute, par
la bouche de ses plus grands docteurs, qu'aucune union
réelle de la Divinité avec les créatures ne saurait appartenir
en propre à une personne divine sans être par le fait une
union hypostatique.
Car de deux choses l'une : ou l'union se fait directement
avec l'essence commune, et dans ce cas elle appartient éga-
lement aux trois personnes ; ou elle se fait dans ce qui est
propre à l'une d'entre elles, dans son hypostase, et alors
elle est hypostatique. Or, la doctrine catholique ne
connaît,
en fait, d'autre union hypostatique entre Dieu et la créa-
ture que celle du Verbe avec l'humanité dans la personne
de Jésus-Christ. Sans doute, TEsprit-Saint aurait pu s'in-
carner, lui aussi, il aurait pu s'unir personnellement à
toutes les âmes ornées de la grâce, mais alors les justes ne
seraient pas seulement des hommes spiritualisés et
divinisés,
ils seraient Dieu, ils seraient le Saint-Esprit. Concluons
donc que l'usage adopté par les Pères d'attribuer à la troi-
sième personne de la Trinité la vertu sanctificatrice est
uniquement basé sur la loi d'appropriation et ne suppose
ni propriété d'opération, ni propriété d'habitation, appar-
tenant exclusivement à l'Esprit-Saint.
d'après un certain nombre desquels Dieu sera il
spuiiueiiement la vie de notre
âme, comme l'âme elle-même est la vie du corps, le saint
Doctear répondait
que Dieu est, en effet, le principe de notre vie
surnaturelle, la source de
notre perfection, comme l'âme est la source de la rie
naturelle du corps, avec
cette différence toutefois, que l'âme est directement et par
elle-même la vie du
corps en qualité de cause formelle, tandis que Dieu est la
cause efficiente de la
rie surnaturelle dont la grâce et la charité sont le
principe formel : « Dens est
vita effective et anime per charitatem, et corporis per
animam ; sed formali-
ter charitas est vita animœ, sicutet anima vita corporis.
Unde per hoc potest
concludi quod sicut anima immédiate nnitur corpori, Ua
charitas anime. »
(II» n", q. XXIII, a. 2, ad 2.)
1. « Assumptio quae fit per gratiam adoptionis..., commonis
est tribus per-
sonis et ex parte principii, et ex parte termini. Sed
assumptio quae est per gra-
tiam unionis (hypostaticse), est communis ex parte
principii, non autem ex
parte termini. » (III, q. m, a. 4, ad 3.)
470 APPENDICE
Le Père Ramière n*est pourtant pas de cet avis. A l'en-
tendre, le Saint-Esprit aurait une part spéciale dans
l'œuvre
de notre sanctification, il posséderait avec notre âme un
mode d'union qui serait son apanage exclusif. « Il n'est,
dit*il, dans cette grande question qu'un seul point sur
lequel plane encore quelque obscurité. C'est la part spé-
ciale du Saint-Esprit dans cette œuvre de sanctification qui
lui est partout attribuée dans les saintes Ecritures.... Ce
n'est certainement pas sans motif que la mission qui a pour
objet la sanctification des âmes est attribuée au Saint-
Esprit et non au Fils. Si, dans cette mission, il n'y avait
rien de propre au Saint-Esprit, s'il ne faisait rien que le
Père et le Fils ne fissent également, il ne serait donc pa»
réellement envoyé par le Père et le Fils, et les assurances
si
positives que Jésus-Christ nous donne dans le discours après
la Gène, qu'il nous enverra ce divin Esprit..., ne seraient
que de vaines paroles. Il faut donc admettre nécessairement
qu'il y a entre l'âme juste et ITisprit-Saint une union qui
ne s'étend pas de la même manière aux autres personnes ^ »
Ce n'est effectivement pas sans motif que la mission invi -
sible qui a pour objet la sanctification des âmes et l'union
à Dieu par la charité est attribuée au Saint-Esprit. La rai-
son de cette attribution, c'est de nous faire connaître ce
qu'on pourrait appeler la caractéristique de la troisième
personne, sa notion distinctive, au moyen de l'analogie qui
existe entre ses propriétés personnelles et les noms, les
effets-
ou les œuvres qui lui sont appropriés. Or la sanctification
étant par excellence l'œuvre de Tamour et une émanation
de la sainteté substantielle, comment s'étonner de la voir
attribuée à celle des personnes divines qui, procédant par
mode d'amour, est, en vertu même de son origine, la cha-
rité subsistante ; à celle que l'usage de l'Ecriture et de
la
Tradition désigne sous le nom d'Esprit-Saint?
Mais partir de là pour affirmer une union stpéciale entre
ce divin Esprit et nos âmes, et surtout pour lui attribuer
en
propre la production d'un effet quelconque dans les créa-
tures, c'est se méprendre étrangement sur le sens et la
portée des paroles de l'Ecriture et des Pères, c'est scinder
Ramibre, Les espérances de l'Église, Append., n. xih
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE l'oPINION DE PETAU ^71
l'unité d'opération en Dieu, contrairement au dogme catho-
lique qui attribue toutes les œuvres extérieures à la
Trinité
entière ' . En subordonnant la mission du Saint-Esprit à la
production d'un effet dont il serait personnellement la
cause, en prétendant que, « s'il ne faisait rien que le Père
et le Fils ne fissent également, il ne serait pas réellement
■envoyé », le Père
Ramière s'est laissé
entraîner, à
son insu,
au delà des limites de l'orthodoxie. On ne peut, en effet,
sans s'écarter de la vérité catholique et sans aller contre
les
définitions des Conciles, attribuer une action extérieure
quelconque à l'une des personnes divines, sinon par appro-
priation ; car, suivant l'expression du Xle Concile de
Tolède, dans son symbole de la foi, les œuvres de la Trinité
«ont inséparables : Qaia inseparabilia sunt opéra
Trimtatis*.
Quoique réellement distincts, le Père, le Fils et le Saint-
Esprit ne constituent pas trois principes différents, mais
un
seul et unique principe de toutes choses, unum universorum
principiam^, à cause de l'unité de leur nature*. Et, de
même qu'ils n'ont qu'une seule déité et une seule sub-
stance, ils n'ont également qu'une seule vertu, une seule
puissance, une seule volonté, une seule opération : Unam
eamdemque trium deitatem, nataram, sabstaniiam, virtutenif
potentiam.,. voluntatem, operationem^.
4. f Cam eadem Tirtus sit Patris et Filii et SpiritHS
«ancti, sicnt et eadem
essenîia, oportet quod omne id quod Dexis in nobis efficit
sit, sieut a causa
efficiente, simul a Pâtre et Filio et Spiritu sancio. i>
(S. Th., Contr. Gent.,
I. IV, c, XXI.) — El iterum : « Facere quemcumque effecfum
in creaturis est com-
mmie toti Trinilati propter unitatem naturae, quia ubi est
nna natura, oportet
qaod sit una virtus et uaa operatio. Unde Dominus dicit
(Joaa., t, 19) : Qua-
^■omque
Pater facit, baee et Filins simiiiter facit. »
(S. Th., III, q, xxiii, a. 2.)
2. « IttcamatioDem quoque hujas Filii Dei tota Trinitas
opérasse credenda
, st, quia inseparabilia sunt opéra Trinilatis. Solus tamen
Filius formara lerTÎ
ccepit in singularitate personae, non ia nnitate dirinae
naturae, in id quod est
ropriam Filii, non quod commune Trinitati. » (Ex symbolo
fldei Conc. Tolet.,
I, an. 675.)
3. « Firmiter credimui et simpliciter confitemur, quod unus
solus est verui
Deus... Patei et Filius et Spiritus sanctus : très quidem
personae, sed una
«sentia... unum universorum principium. » (Conc. Later., it,
cap. Firmiter.)
4. a Hsd très personae sunt unus Deos et non très dii, quia
triam est uoa
substantia, una essentia... Omniague sunt unum, ubi non
obviât relationis
oppositio. Propter banc anitatem... Pater et Filius et
Spiritus sanctus non
tria principia creaturae, sed unum principium. n (Conc.
Florent., Ex décret*
pro Jacobitis.)
5. Ex Conc. Later., an, 649, sub Martino I, can. i.
473 APPENDICE
Ce qui a sans doute trompé le Père Ramière et induit en
erreur les autres partisans de l'habitation personnelle du
Saint-Esprit, c'est qu'ils n'ont pas pris en son véritable
sens
la loi de l'appropriation. Ils se sont imaginé qu'elle est
opposée à la présence vraie, réelle, substantielle de Dieu
en
nous, telle que l'enseignent l'Ecriture et la Tradition ;
qu'elle réduit l'effet de la mission invisible à des dons
créés,
et détruit par conséquent le principal titre de gloire du
chrétien justifié, la possession véritable et la fruition
com-
mencée du bien souverain. Or rien n'est moins exact, comme
il est facile au lecteur de s'en convaincre en se reportant
aux
preuves que nous avons données plus haut ' pour établir la
présence substantielle de Dieu dans les justes.
Vin
Il est un dernier argument, tiré de certaines locutions
employées par les Pères, sur lequel quelques théologiens
modernes paraissent faire grand fonds pour étayer leur
système d'une union propre à la troisième personne de la
sainte Trinité.
11 n'est pas rare, nous dit-on, de rencontrer dans les
écrits
des anciens les expressions suivantes : C'est par l'Esprit-
Saint que le Père et le Fils habitent en nous ; ce divin
Esprit
est le lien qui nous unit aux deux autres personnes. Or, de
telles expressions n'indiquent-elles pas ouvertement que
l'habitation de Dieu en nous se fait par l'intermédiaire du
Saint-Esprit, en qui et par qui nous possédons le Père et le
Fils? Si l'on refuse de voir dans ces paroles la preuve
d'une
union contractée directement avec la troisième personne,
et, par elle, avec les deux autres, quel autre sens peut-on
légitimement leur donner ?
Le sens que tout le monde s'accorde à attribuer à des
formules analogues employées fréquemment par l'Ecriture
1. Cf t* partie, c. n.
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE L'OPINION DE PETAU 478
OU les Pères. Ainsi, quand saint Jean nous dit, dans son
Evangile, que tout a été fait par le Verbe, Omnia per ipswn
fada sunt\ nul ne songe à voir dans cette expression
l'indice
d'une opération ou d'un mode d'agir exclusivement propre
au Verbe; nul ne prétend que le Verbe soit ou l'instrument
du Père dans la production du monde, ou la cause for-
melle par laquelle il agit, ou le principe direct et
immédiat
des choses à l'exclusion des autres personnes ; chacun com-
prend que la préposition dont se sert l'apôtre désigne sim-
plement l'ordre des personnes divines et la procession du
Fils ; chacun se rend facilement compte que cette façon de
parler a été employée pour nous faire entendre que la
puissance active par laquelle tout a été fait, quoique com-
mune aux trois personnes, leur appartient cependant,
comme la nature divine elle-même, dans un certain ordre :
au Père, comme à sa source primordiale, au Fils par com-
munication du Père, au Saint-Esprit comme à celui qui la
tient des deux autres personnes. L'unité d'opération n'est
donc pas détruite par cette formule qui semble rattacher le
monde à Dieu par l'intermédiaire du Verbe; il n'y a là
qu'une appropriation fondée sur la procession de la seconde
personne et sur la propriété qui lui appartient, en qualité
de Verbe, d'être l'expression, la cause, et, d'une manière
spéciale, le type et l'exemplaire de toutes choses * .
De même, quand nous lisons, dans les écrits des docteurs,
-que le Père et le Fils aiment par l'Esprit-Saint, nous nous
écarterions manifestement de la vérité en faisant du Saint-
Esprit le principe formel de l'amour du Père et du Fils, et
en lui attribuant en propre un acte qui est en réalité com-
mun aux trois personnes. A parler rigoureusement, le Père
et le Fils aiment formellement par la nature divine, ou
par la volonté qui s'identifie avec cette nature ; on peut
dire
néanmoins qu'ils aiment par l'Esprit-Saint, comme par le
terme intrinsèque de leur amour, parce que, en s'aimant
i. Joan., 1, 3.
2. c Verbum Dei, ejus quod in Deo Pâtre est, est expressimm
lantom, crea-
tnrarnm vero est expressivum et operativum ». (S. Th., I, q.
xxxiv, a. 3.) —
« Verbam Dei comparatnr ad rea alias intellectas a Deo sicut
exemplar, (et)
ad ipsam Deam, cujns est Verbum, sicut ejus imago. » S. Th.,
1. IV, Contra
■Gentes,
cap. h.)
474 APPENDICE
l'un l'autre, ils produisent le Saint-Esprit, et que, de
leur
mutuelle dilection, jaillit la charité personnelle, comme la
fleur de sa tige. Pater et Filius dicuntar diligentes
Spiritu
sancto, vel amore procedente, et se, et nosK
C'est dans le même sens qu'ils habitent en nous par
l'Esprit-Saint. Sans doute, l'inhabitation par la grâce
appar-
tient proprement à la Trinité entière : Inhabilatio convenit
loti Trinitati - : mais parce que, en nous aimant, en nous
voulant ce bien infiniment précieux qui est la possession
de Dieu même, le Père et le Fils produisent l'Esprit-Saint,
on peut dire qu'ils habitent en nous par le Saint-Esprit,
comme par le terme intrinsèque de leur dilection : Recte
Pater et Filais dicantar inhabitare nos Spirita sancto^.
Mais, ajoute-t-on, FEsprit-Saint est encore appelé le lien
qui nous unit au Père et au Fils; n'est-ce pas une preuve
manifeste que, dans la pensée de ceux qui parlent ainsi,
notre union à Dieu se fait d'abord avec la personne du
Saint-Esprit, et, par elle, avec les deux autres? Nullement.
Car il est appelé aussi le nœud qui rapproche le Père et le
Fils, nexus Patris et Filii*, leur baiser mutuel, leur
indivi-
1. c Sciendum est quod cnm res communiter denorainetnr a
suis formis...,
iitiid a quo aliquid deacminatur, q>jiantDm ad hoc habet
habiladinem
formae... Conlingil antem aliquid denominari per id quod ab
ipso procedit, noo
«oloin siciil agens actione, sed eliara sicot ipso leriaino
actionis, qui est effec-
lus, quando ipse effectus in inlellectu actionis
includitur.DicImaseDim quodigni»
est calcfaciens calefactione, quaniTis calefactio non sit
calor, qni est forma ignis,
led actio ab igné proceden» ; et dicimus quod arbor est
florens floribus, qnamvia
flores non sint forma arboris, sed quidam efTectus ab ipsa
procedentes. S«cuudum
hoc ergo dicendum quod cum diligere in divinis dnpiiciter
sumatur, esseniialiter
scilicet, et notionaliter : secundnm quod esseniialiter
sumitur, sic Pater et
Pilius non diligunt se Spiritu Sancto, sed est^eutia sua...;
secnndum TCro quod
oetionaliter sumitur, sic diligere nibil est aliud quam
spirare amorem, sicut
dicere est producere verbum et florere est producere ûores.
Sicut ergo dicitur
arbor florens floribus, ita dicitur Pater dicens Verbo vel
Filio, se et creatu-
ram; et Pater el Filius dicoiilur diligentes Spiritu sancto,
vel amore proce-
deute, el se, et nos. » (S. Th., I, q. xxxvii, a. 2.)
•2. S. Th. iû i Sent., dist. xv, q. ii, a. 1, ad 4.
3. « Pater et Filius... diligendo necessario producnnl
Spiritnm sanctom. Recte
igilur dicuntar... diligere Spirilu sancto. Cum aulem
inhabilatio sit opus dilec-
lionii, ergo recte Pater et Filius dicuntur inhabitare nos
Spiritu sancto...
Hoc lamen non sigiiiûcat Spiritom sanctum speciali modo nos
inhabitare pra&
ceteris personis. » (E. P. Pesch, S. J. Prœleet.dogwiat., de
Deo trioo, sect. t,
û. 689.)
4. S. Th., I, q. ixxvii, a. 1, ad 3.
EXPOSITION ET RÉFUTATION DE l'oPINION DE PETAU ^75
«ible unité*; ce qui semblerait, à première vue, indiquer
qu'il tient le milieu entre le Père et le Fils; et
cependant,
nul ne 83 base sur ces expressions pour soutenir que le
Saint-Esprit est la seconde personne de la sainte Trinité,
mais chacun comprend qu'il est ainsi nommé parce que,
«tant le terme de la dilection mutuelle du Père et du Fils,
il procède des deux comme d'un seul principe et d'un spi-
rateur unique, et qu'il les unit par l'amour-. De même,
quand les Pères le représentent comme le lien entre les deux
premières personnes et les âmes justes, leur but n'est autre
que d'indiquer sa subordination d'origine vis-à-vis du Père
et du Fils et son mode de procession par voie d'amour.
Tel est l'enseignement de toute la scolastique, telle l'in-
terprétation qu'elle a toujours donnée des textes de l'Ecri-
ture et des Pères mis en avant par les tenants de l'habita-
tion personnelle du Saint-Esprit. La conséquence qui en
découle, c'est que la grâce n'établit pas de rapports
spéciaux,
d'union particulière avec ce divin Esprit, et que l'habita-
tion, dont parlent si fréquemment les Livres saints, appar-
tient à toute la Trinité et n'est attribuée à la troisième
per-
sonne que par appropriation.
1. a Insufaavit Jésus apostolis>et dixit(Joan., xx, 22) :
Accipite Spiritum
sanctum... qui propterea in illo doininico flatu datus est,
ut per hoc iuteliige-
retur et ab i{>so î)anter lanquam a Paire procedere,
tanquam vere osculum,
quod osculauli osculaloque commune est... Si recte Pater
osculans, Filins
osculatus, non erit abs re osculum Spiritum sanctura
iuleiligi, utpotoqui Patris
Filiique iraperlurbabilis pax sit, gluten firmum, incUviduus
amor, indivisibilis
unitas. » (S. BfiaN., in Caiit. serm. viii, n. 3.)
2. « Spirilus sanctus dicitur esse nexus Patris et Filii, in
quantum est amor,
quia cum Pater amet unica dilectione se, et Fiiium, et e
converso; importatur
in Spiritu sancto, prout est amor, habitudo Patris ad
Filium, et e converso, al
amantis ad amatum. Sed ex hoc ipso quod Pater et Filius se
mutuo amant,
oportet quod mutuus amor, qui est Spiritus sanctus, ab
utroque procédât.
Secundura igitur originem Spiritus sanctus non est médius,
sed terlia in Trini-
tate persona; secuudum vero praediclam habitudinem est
médius nexus ab
ntroque procedens. » (S. Th., I, q. xixvu, a. i, ad 3.)
FIN
TABLE ANALYTIQUE
PREMIÈRE PARTIE
DE LA PRÉSENCE COMMUNE ET ORDINAIRE DE DIEU
EN TOUTE CRÉATURE.
CHAPITRE PREMIER
DE LA PRÉSENCE DE DIEU EN TOUTES CHOSES
EN QUALITÉ d'aGENT OU DE CAUSE EFFICIENTE.
Dieu est partout, en toutes choses et en tous lieux, par
puissance, par présence et par essence. — Gomment faut-il
entendre cette omniprésence ? — Ne pas la concevoir sous
forme de diffusion actuelle et d'expansion infinie de la
substance divine, comme un océan sans rivages. — Un con-
cept de l'immensité di%ine improuvé par saint Augustin. —
Vraie notion de l'immensité donnée par saint Thomas. —
D'après l'angélique Docteur, la raison fondamentale de la
présence substantielle de Dieu dans ses créatures n'est au-
tre que l'action immédiate qu'il exerce en toutes et cha-
cune d'elles pour produire et conserver leur être et les
mouvoir à leurs opérations. — Et de vrai, Dieu étant un
pur esprit, ne saurait être présent dans le lieu à la façon
des corps, per qaantitatem dimensivam, mais bien suivant le
mode propre aux esprits, c'est-à-dire en y exerçant son
activité, per contactum virtutis, comme disent les scolasti-
ques. — Pour bien caractériser ce premier mode de pré-
sence, saint Thomas l'appelle : présence à titre d'agent ou
par mode de cause efficiente, per modum causas agentis. 7
47^ TABLE ANALYTIQUE
CHAPITRE n
COMBIEN CBTTB PRÉSENCE EST ESTIME» PROFONDE, UNIVERSELLE.
— SES DIFFÉRENTS DEGRÉS.
Combien cette présence est intime, profonde, univer-
selle. — Quoique substantiellement la même partout, elle
comporte néanmoins bien des degrés, suivant que les
choses participent plus ou moins à la bonté divine. — Com-
ment concevoir ces divers degrés de présence? — Saint
Thomas donne la solution de ce problème quand il dit que
Dieu est en toutes choses comme la cause est dans les effets
qui participent à sa bonté. — En quoi consiste cette parti-
cipation des créatures à la bonté divine ? — Quoique Dieu
soit partout, et tout entier partout, il n'est cependant pas
également partout, mais il est plus ici que là. — Analogie
tirée de notre âme. — Il y a certains lieux où Dieu réside
d'une manière si particulière, qu'on peut les appeler la
demeure de Dieu. — Quels sont ces lieux? — Ceux où
l'opération divine est plus manifeste 3o
DEUXIÈME PARTIE
DE LA PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEU OU DE
l'habitation du saint-esprit dans les AMES JUSTES.
CHAPITRE PREMIER
'LE FAIT DE LA PRÉSENCE SPÉCIALE DE DIEU DANS LES JUSTES.
MISSION, DONATION, HABITATION DU SAINT-ESPRIT.
Réalité de cette présence spéciale ou de rhai>itation du
Saint-Esprit dans les âmes justes. — L'Ecriture déclare
fréquemment que l'Esprit-Saint est envoyé, donné aux
'àmcs av^ la grâce, qu'il habite en elles, conjointement
avec
TABLÉ AKALtTIQUÊ 479'
le Père et le Fils. — Or les concepts de mission, de
donation^
d'habitation, impliquent un mode particulier de présence,
distinct de la présence commune. — Aussi, d'après saint
Augustin, Dieu, qui est partout, n'habite cependant pas dans
tous les hommes, notamment dans les pécheurs. — Seuls,
les justes sont le temple de l'Esprit-Saint. — Ce nouveau
mode de présence divine n'exclut pas celui dont il a été
question au chapitre précédent, mais il s'y surajoute. —
11 n'emporte aucun changement en Dieu, mais il suppose
dans la créature un effet nouveau, la grâce sanctifiante,
qui
devient le principe de rapports nouveaux entre elle et Dieu
.
— Au lieu d'une vulgaire relation de causalité qu'il avait
auparavant avec sa créature. Dieu entre avec elle dans un
rapport d'appartenance et de possession ; il devient son
bien, l'objet de sa connaissance et de son amour . . 53-
CHAPITRE II
NATURE DE CETTE PRÉSENCE.
C'est une présence vraie, réelle, substantielle. — Ce n'est
donc pas seulement par ses effets et par ses dons que l'Es-
prit-Saint est dans les justes, il y vient en personne, en
sorte que nous possédons à la fois le don et le donateur. —
Témoignages de l'Ecriture et des Pères sur ce point. —
Belle réponse de sainte Lucie. — Il n'y a pourtant pas
union substantielle entre l'âme et le Saint-Esprit, mais une
union purement accidentelle 79.
CHAPITRE m
MODE DE CETTE PRÉSENCE.
Ce n'est plus seulement en qualité d'agent que Dieu est dans
l'âme juste, c'est à titre d'hôte et d'ami, comme objet de
con-
naissance et d'amoar.
L'Esprit-Saint, âvons-nous dit, habite dans les justes. —
Reîiè3 à expliquer le mode de cette présence spéciale. -«
/i8o TABLE ANALTTTQUB
Critérium pour discerner, entre les difFcrentes opinions
qui ont été émises sur ce point, celle qui est la plus plau-
sible. — Explications défectueuses ou insuffisantes appor-
tées par divers auteurs : le docteur Oberdoerffer, Verani,
Petau et Ramière, S. J. — Explication donnée par saint
Thomas. — D'après l'angélique Docteur, Dieu peut être
substantiellement présent à une créature de trois manières
différentes : i'* à titre d'agent ou de cause efficiente ;
c'est le
mode ordinaire commun à tous les êtres sans exception ;
3" comme objet de connaissance et d'amour; c'est la
présence
spéciale aux justes de la terre et aux saints du ciel ;
3" en
vertu d'une union hypostatique ; c'est ainsi que le Verbe
s'est
uni à notre humanité en N.-S. — Entre ces divers modes
de présence il n'y a pas une simple différence de degré, de
plus et de moins, mais une différence essentielle et vrai-
ment spécifique. — Ces trois sortes de présence se trouvent
réunies en N.-S. — Que faut-il pour qu'il y ait \Taiment
habitation du Saint-Esprit dans une âme? . . . . io4
CHAPITRE IV
EXPLICATION DU MODE DE PRÉSENCE DONT DIEU HONORE
LES JUSTES DE LA TERRE ET LES SAINTS DU CIEL.
Si. — Comment Dieu est présent par sa substance à l'intel-
ligence et à la volonté des bienheureux en tant que vérité
première et bien souverain.
L'admirable union de Dieu avec les justes, appelée inha-
bitation, ne diffère que par la condition ou l'état de celle
qui fait le bonheur des saints dans le ciel. — Pour avoir
une idée nette et précise de ce genre de présence et
d'union,
il faut la considérer non pas telle qu'elle s'offre à nous
dans
la personne des justes de la terre, où elle n'est encore
qu'à
l'état rudimentaire, mais telle qu'elle existe dans les
élus,
en qui elle est parvenue à son plein épanouissement. —
Or, dans le ciel, l'essence divine s'unit directement et im-
médiatement à l'intelligence des bienheureux, pour être,
avec elle, co-principe de la vision béatifique, de même
TABLE ANALYTIQUE 48 1
qu'elle en est l'objet et le terme. — Possibilité de cette
union. — Sa nécessité pour qu'une créature intelligente
soit capable de voir Dieu tel qu'il est en lui-même. — Con-
dition préalablement requise : la lumière de gloire.
Présent par sa substance à l'intelligence des bienheureux,
Dieu ne peut être absent de leur volonté. — Car la vision
de Dieu ne va pas sans l'amour, et l'amour est plus unitif
que la connaissance. — Et suivant que l'union est réelle
ou seulement affective, il y a deux manières d'aimer : l'une
de jouissance, l'autre de désir. r~ Or, c'est l'amour de
jouis-
sance qui règne au ciel. — 11 faut donc que Dieu soit pré-
sent par sa substance et uni effectivement à leur volonté,
pour que les élus puissent jouir pleinement de lui, en
tant que bien souverain, de même qu'il est uni à leur
intelligence comme vérité première et objet de leur
vision 187
CHAPITRE V
EXPLICATION DU MODE DE PRÉSENCE DONT DIEU HONORE
LES JUSTES DE LA TERRE ET LES SAINTS DU CIEL (sUITE).
S II. — Comment la grâce produit dans les justes de la terre
une présence de Dieu analogue à celle dont jouissent les
saints
du ciel.
Pouvons-nous en dire autant des saints d'ici-bas, et affir-
mer légitimement que la grâce produit en eux une pré-
sence, à la fois réelle et spéciale, de Dieu comme objet de
connaissance et d'amour ? — Assurément, l'essence divine
n'est point unie à leur intelligence en qualité de forme in-
telligible pour être le principe et le terme d'une connais-
sance intuitive ; car nous n'avons pas en ce monde la vue
de Dieu. — Mais pourtant, dès cette vie, le juste atteint,
par son opération, la substance divine, il entre en contact
avec elle par la connaissance et l'amour, et commence vrai-
ment à jouir de Dieu. — Comment cela ? — Par la con-
naissance expérimentale et savoureuse qui est le fruit du
don de sagesse, et surtout par l'amour de charité : connais-
<
BAB. SAIMT-BSPRIT. — 3l
48a iable analytique
«ance et amour qui supposent non pas la vue et la pleine
Jouissance, mais la présence réelle et sentie de l'objet
aimé.
Et d'abord, la charité demande la présence effective de
Dieu dans l'âme et une union de jouissance. — Car la cha-
rité réalise toutes les conditions d'une vraie et parfaite
ami-
tié entre Dieu et l'homme. — Or, ce que l'amitié désire,
convoite,, et effectue quand elle le peut, c'est l'union
réelle
et intime, c'est la vie en commun, c'est la jouissance réci-
proque des deux êtres qui s'aiment. Puis donc que rien n'est
impossible à Dieu, ne pouvons-nous pas légitimement
conclure que la dilection qu'il porte à l'âme juste lui ira-
pose une sorte de nécessité de venir personnellement en
elle, et de ne pas la priver de la consolation de sa
présence ?
— Au reste, la charité de la voie étant la même que celle
de la patrie, quoi d'étonnant qu'elle exige la présence du
bien-aimé, afin de commencer à jouir de lui ? — Dieu est
donc réellement présent dans les justes comme objet de
leur amour, sicut amatum in amante.
Il leur est aussi uni effectivement en tant qu'objet de
leur connaissance, sicat cognitum in cognoscente. — La con-
naissance de Dieu dont la nature est le principe, celle
même que donne la foi informe, ne suffisent pas pour le
faire habiter dans une âme. — Il faut pour cela une con-
naissance expérimentale, qui ne s'acquiert que par une
intime union avec Dieu. — Ce qu'est cette connaissance
expérimentale. — Analogie empruntée à la manière dont
nous connaissons notre âme. — A quels signes reconnaître
la présence de l'Esprit-Saint en nous ?
Dieu habite donc véritablemeni dans tonte àme qui a la
grâce ; il lui est uni non point d'une simple union objec-
tive et morale, mais d'une union effective et réelle. — Di-
vers degrés de cette union. — Toujours actuelle dans les
bienheureux, purement habitaelle dans les enfants baptisés
dont l'intelligence n'est point encore éveillée, elle tient
dans les adultes justifiés le milieu entre la perfection de
celle des premiers et l'imperfection de celle des seconds. —
L'union à Dieu, l'union actuelle par la contemplation et
l'amour, tel doit être l'objet de nos vœux, le but de nos
efforts ; car c'est en elle que consiste la perfection de la
voie et celle de la patrie, i5&
TABLE ANALYTIQUE 5SS
TROISIÈME PARTIE
l'iNHABITATION divine par la GRACE n'eST PAS LA
PROPRIÉTÉ PERSONNELLE DU SAINT-ESPRIT, MAIS LE
PATRIMOINE COMMUN DE TOUTE LA SAINTE TRINITÉ.
ELLE EST l'apanage DE TOUS LES JUSTES,
TANT DE l'ancien QUE DU NOUVEAU TESTAMENT.
CHAPITRE PREMIER
QUOIQUE ATTRIBUÉE ORDINAIREMENT A l'ESPRIT-SAINT, l'iNHA-
BITATION DIVINE PAR LA GRACE NE LUI EST PAS EXCLUSI-
VEMENT PROPRE, MAIS COMMUNE AUX TROIS PERSONNES.
L'habitation de Dieu dans les âmes justes est ordinaire-
ment attribuée à l'Esprit- Saint. — Pourquoi cela ? —
Serait-ce un signe que ce divin Esprit possède avec elles un
m.ode d'union qu'il ne partagerait pas avec les autres per-
sonnes ? — Quelques théologiens, Petau entre autres, l'ont
pensé. — D'après eux, la Trinité entière habite, il est
vrai,
dans le juste ; mais c'est le Saint-Esprit qui est le terme
direct et immédiat de l'union ; le Père et le Fils ne rési-
dent en lui que d'une manière indirecte, par concomitance,
en vertu de la communauté de nature qui les rend insépa-
rables. — L'union du Saint-Esprit avec nos âmes serait
donc analogue à celle du Verbe avec la nature humaine en
Jésus-Christ.
Suivant le sentiment commun de l'Ecole, il n'en est
point ainsi. Au lieu d'être une propriété personnelle du
Saint-Esprit, l'habitation divine par la grâce est le patri-
moine commun de toute la Trinité. — Si l'Ecriture et les
Pères l'attribuent fréquemment à la troisième i)ersonne,
c'«st uniquement en vertu de la loi d'appropriation. — Ce
que c'est que l'appropriation. — Pourquoi attribuer à une
personne en particulier ce qui appartient en commun
Si\i3L trois personnes ? — Réponse de saint Thomas : Pour
484 TABLE ANALYTIQUE
la manifestation de la foi, c'est-à-dire pour faire mieux
connaître le caractère propre de chaque personne. — Et
parce que le Saint-Esprit est en Dieu l'amour subsistant, il
est tout naturel de lui attribuer les œuvres de l'amour,
comme la grâce sanctifiante, les autres dons gratuits, et en
particulier l'habitation de Dieu en nous igS
CHAPITRE II
l'habitation de DIBU dans les AMES PAR LA «RACE H'BST
PAS l'apanage exclusif des saints de la nouvelle
ALLIANCE, MAIS LA DOT COMMUNE DES JUSTES DE TOUS LSI
TEMPS.
Non content de regarder l'habitation divine par la grâce
comme une propriété de l'Esprit-Saint, Petau prétendait
encore que la présence spéciale de Dieu dans les cœurs est
non pas la dot commune de tous les justes, mais Tapanage
exclusif des saints de la nouvelle Alliance. — A l'en
croire,
l'Esprit-Saint n'était dans les anciens justes que par son
opération et ses dons, et nullement par sa substance. — Ici
encore, tout en faisant appel à l'antiquité et à l'autorité
des
Ecritures, il se met en opposition manifeste avec elles. —
Il
est, en effet, hors de doute que le Saint-Esprit habitait
réelle-
ment dans les justes qui ont précédé Jésus-Christ. — S'il y
eut, relativement à l'inhabitation divine par la grâce, une
différence entre les saints de l'Ancien et du ^ouveau Testa-
ment, ce fut une simple différence de degré, de mesure et
de manifestation extérieure. — Les patriarches de l'anti-
quité possédaient le même genre de sainteté que nous ; la
grâce qui les justifiait les rendait comme nous enfants
de Dieu, héritiers de la vie éternelle, et les temples de
l'Es-
prit-Saint, — Ils ne vivaient cependant pas dans la condi-
tion de fils, mais plutôt dans celle de serviteurs ; et la
grâce ne leur était pas accordée par la vertu même de la
loi, vi legis, mais par la foi au Messie k venir. —
Etaient-ils
inférieurs en sainteté aux justes de la Loi nouvelle? — A
parler en général, il semble qu'il en ait été ainsi ; car
les
moyens de sanctification mis à leur disposition étaient
TABLE ANALYTIQUE 4S5
incomparablement moins puissants que les nôtres. — Rien
n'empêche cependant de croire que certains personnages
antiques se soient élevés à une perfection supérieure à
celle
d'un grand nombre de chrétiens de nos jours . • . aai
QUATRIÈME PARTIE
BUT ET EFFETS DE LA MISSION INVISIBLE DE LESPRIT-
SAINT ET DE SON HABITATION DANS LES AMES.
CHAPITRE PREMIER
BUT DE LA MISSION INVISIBLE DE l'ESPRIT-SAINT ET DE SA
VENUE DANS LES AMES : LA SANCTIFICATION DE LA CRÉATURE.
— PARDON DES PÉCHÉS, JUSTIFICATION.
Pourquoi le Saint-Esprit nous est envoyé et vient fixer en
nous sa demeure. — Importance d'une telle mission. —
Conséquences de cette habitation. — Loin d'être stérile et
infructueuse, la présence en nous de l'Esprit sanctificateur
est souverainement féconde. — Multiples effets de cette
présence. — Tous tendent à la sanctification de la créature.
Le pardon des péchés. Le premier fruit de la venue de
l'Esprit-Saint dans une âme où il ne résidait pas enccre.
c'est un entier et généreux pardon. — Grandeur de ce
bienfait. — En perdant la grâce, le pécheur avait tout
perdu et il avait encouru la cclè;e divine. — En recevant
le Saint-Esprit, il rentre en possession des biens dont il
avait été dépouillé ; Dieu lui rend ses bonnes grâces, lui
pardonne ses offenses, lui fait remise de la dette contrac-
tée envers la justice divine.
La justification. Là ne se bornent pas les largesses de
l'Hôte divin. — Non content d'apporter à l'âme qu'il dai-
gne honorer de sa visite une grâce de pardon, il s'empresse
de la purifier de ses fautes, de la guérir de ses plaies, de
la
revêtir d'une robe d'innocence, de lui accorder un don
souverainement précieux qui, en la justifiant, la rend toute
486 TABI^ ANALYTIQUE
beile, toute sainte, l'objet des divines complaisances, la
fîille adoptive de Dieu et l'héritière de ses promesses .
a45
CHAPITRE II
ROTRE JUSTIFICATION PAR LA GRACE EST UNE VÉRITABLE DÉI-
FICATION. — COMMENT LA. (JRA.CE SANCTIFIANTE EST UNB
PARTICIPATION PHYSIQUE ET FORMELLE DE LA NATURE DI-
VINE.
La déification de l'âme par la grâce. C'est là le chef-
d'œu^Te de la puissance di>ine. — Comment s'opère cette
déification. — En quoi consiste l'élément divin qui fait de
nous des êtres déiformes? Et puisque ce don n'est autre
que la grâce qui nous justifie, qu'est-ce que la grâce ? —
Kotre-Seigneur lui-même daigna s'en expliqiier un jowp
en faveur d'une pécheresse : « Si vous connaissiez, lui
dit-il, le don de Dieu !» — Et pour se mettre à sa portée,
il lui parle de la grâce sous l'emblème d'une eau vive qui
rejaillit jusqu'à la vie éternelle. — La grâce, en effet,
pro-
duit spirituelLeraent tous les effets de l'eau ; elle
purifie,
rafraîchit, désaltère et féconde. — Grâce médicinale, grâce
élevante.
Nature intrinsèque de la grâce. — Elle est un don surna-
turel permanent, une qualité d'ordre divin inhérente à
notre âme, une participation créée, physique et formelle
de la nature divine. Sens précis de cette formule. — Elle
est une disposition à une autre participation de la nature
divine, terme et but de la première, et qui consiste dans
une intime union de notre âme avec Dieu, union com-
parée dans rÉcriture à celle de l'époux et de l'épouse. 268
CHAPITRE m
NOTRE FILIATION DIVINE ADOPTIVE. — ANALOGIES ET DISSEM-
BLANCES ENTRE l'adoption DTVTNE ET LES ADOPTION!
HUMAINES. — INCOMPARABLE GRANDEUR ET DIGNITÉ DO
CHRÉTIEN.
L'adoption divine. — Devenus par la grâce participants
de la nature divine, novia sommes, par le fait même, élô-
TABLE ANALYTIQUE 4^7
vés à l« dignité de fils adoptifs de Dieu avec droit à
l'héri-
tage paternel. — Et il ne s'agit point ici d'une dénomina-
tion extrinsèque, d'un titre purement honorifique, mais
d'une filiation très réelle. — Les saints Pères célèbrent à
ren\i ce glorieux titre d'enfants de Dieu. Analogies et dis-
semblances entre l'adoption divine et les adoptions humai-
nes. — Triple condition de l'adoption réalisée par la grâce.
— Incomparable grandeur et dignité du chrétien . . 3oo
CHAPITRE rv
DROIT A L'HéftITAGB CÉLESTE, COMSÉQUEIfCE DE NOTBB
ADOPTION. — QfïBL EST CET HÉRITAGE?
Le droit à l'héritage céleste. Fils adoptifs de Dieu, nou»
sommes dès lors ses héritiers ; car le droit à l'héritage de
qui nous adopte est la conséquence nécessaire de notre
adoption. — Quel est cet héritage? Ce sont les biens noé-
mes de Dieu, biens infinis dont la possession et la jouis-
sance constituent sa propre béatitude. — Bref, c'est Dieu
lui-même vu face à face et aimé d'un amour béatifique. —
Richesses de cet héritage, c'est le plein rassasiement de
tous
les désirs. — Pour en donner une idée précise, il faudrait
dire ce qu'est le ciel. Mais qui oserait tenter une pareille
entreprise, pour laquelle saint Paul lui-même se déclare
impuissant? — Heureusement pour nous, l'Esprit- Saint &
daigné nous fournir sur ce point des données précieuses
qu'il importe de ne pas laisser dans l'ombre. — Afin' de
nous aider à concevoir quelque peu les ineffables délices du
ciel, il nous Ta représenté sous des noms multiples et des
figures variées. — Tantôt c'est un royaume, le royaume de
Dieu promis à ceux qui l'aiment. — Tantôt c'est la patrie^
la maison dti père de famille, le rendez -vous de tous le»
enfknts de Dieu. — Ici c'est un banquet, un festin donné
par le Père céleste à l'innombrable multitude de ses enfants
réunis autour de lui ; c'est le festin des noces de
l'Agneau.
— Là c'est un torrent de délices, où les élus s'abreuvent
jus-
qu'à Tivresse. — Qu'est-ce encore que le ciel? — C'est le
repos, la paix, la vie : le repos après le travail, la paix
suc-
cédant à la guerre, la vie sans limites et sans fin, la vie
éternelle 3.ia
488 TABLE ANALYTIQUE
CHAPITRE V
EFFETS DE L HABITATION DU SAINT-ESPRIT :
LES VERTUS INFUSES THÉOLOGALES ET MORALES.
La béatitude nous étant proposée à la fois comme un
héritage et comme la récompense de nos mérites, nous
devons travailler à nous en assurer la possession par nos
bonnes œuvres. — De là, la nécessité de forces, de puis-
sances, de principes d'activité surnaturelle, de tout un
ensemble de facultés nouvelles nous rendant capables de
poser des actes supérieurs aux forces de la nature et pro-
portionnés à la fin très sublime qu'il s'agit d'atteindre.
— Quadruple élément constituant la vie surnaturelle
du juste : i* la grâce sanctifiante; 2° les vertus théolo-
gales ; 3» les vertus morales infuses ; 4° les dons du
Saint-
Esprit.
1° La grâce sanctifiante. Pour mettre l'homme en état
d'exercer les actes qui doivent le conduire à la béatitude
suprême, Dieu verse d'abord en lui la grâce sanctifiante,
qui joue dans l'ordre surnaturel le rôle de l'âme dans celui
de la nature. — C'est elle qui donne l'être spirituel et la
vie di\1ne. — Reçue dans l'essence même de l'âme, la grâce
est comme celle-ci un principe de vie et d'opérations sur-
naturelles, mais un principe radical et éloigné, non un
principe immédiat et prochain. — De même que l'âme
agit non par sa substance, mais par ses facultés, ainsi la
grâce opère par l'entremise des vertus et des dons.
2° Les vertus théologales. Les vertus qui correspondent à
la grâce, devant être de même ordre qu'elle, c'est-à-dire
surnaturelles, ont aussi la même origine, et proviennent
immédiatement de Dieu, qui les cause en nous sans nous.
— Au nombre de ces vertus viennent en première ligne les
vertus théologales : la foi, l'espérance et la charité. —
Leur
existence prouvée par l'Écriture. — Leur nécessité pour
ordonner l'homme vers sa fin dernière.
3° Les vertus morales infuses. Pour excellentes que soient
les vertu: théologales, elles ne suffisent cependant pas
pour
régler, à elles seules, la vie du chrétien ; d'autres vertus
TABLE ANALYTIQUE ^89
doivent prêter leur concours à cette œuvre complexe. Ce
sont les vertus morales infuses. Existence et nécessité de
ces vertus. — Sentiment de l'Église et des théologiens sco-
lastiques sur ce point. Opinion contraire de quelques théo-
logiens médiévistes s'appuyant sur les répugnances qu'é-
prouvent les néo-convertis dans la pratique du bien, pour
nier l'existence des vertus morales infuses. — Explication
de ce phénomène. — Le chrétien peut donc posséder deux
sortes de vertus morales spécifiquement différentes : les
unes naturelles et acquises, les autres surnaturelles et
infuses 354
CHAPITRE VI
EFFETS DE l'hABITATION DU SAINT-ESPRIT (sUITE)
LES DONS DU SAINT-ESPRIT.
4° Les dons du Saint-Esprit. Avec la grâce et les vertus
infuses, le juste reçoit encore les dons du Saint-Esprit. —
Nature de ces dons. — Leur distinction d'avec les vertus.
— Ils en diffèrent à un double chef : i° par leur mode
d'agir ; 2® par la règle de leurs actes. — Rôle des dons :
mettre notre âme en état de recevoir avec promptitude et
docilité la motion spéciale et extraordinaire de l'Esprit-
Saint. — Leur nécessité 878
CHAPITRE VII
DERNIERS EFFETS DE l'HABITATION DU SAINT-ESPRIT :
LES FRUITS DU SAINT-ESPRIT ET LES BÉATITUDES.
Les fruits et les béatitudes. Après avoir ainsi doté l'âme
de ce magnifique et complexe organisme de sainteté qui
fait de l'homme un instrument de musique admirable-
ment disposé pour chanter la gloire et la puissance divines,
i'Esprit-Saint lui-même se met au clavier et tire de cet
ins-
trument vivant et docile de merveilleux accords. — Le
490 TABLE ANALYTIQUE
juste comparé encore à un arbre planté sur le bord des
eaux et qui donne des fruits en son temps. C'est ce que
l'apôtre saint Paul appelle les fruits da Saint-Esprit. —
Leur
nature. — Leur nombre.
Au-dessus des fruits se placent les béatitudes, couronne-
ment de l'œuvre di\ine en nous, le dernier et le plus
sublime effet de la présence de l'Esprit-Saint dans nos
âmes, l'avant-goût du bonheur céleste. — Nature des béati-
tudes. — Leur nombre. — Leur distinction d'avec les ver-
tus infuses, les dons et les fruits du Saint-Esprit. — Pour-
quoi tant de chrétiens, en possession habituelle de la grâce
et des énergies divines qui l'accompagnent, se montrent si
faibles et font si peu de progrès dans le bien. — Travailler
à mieux connaître l'Esprit-Saint, pour l'aimer davantage.
— Le prier souvent, se montrer docile à ses inspirations,
c'est le moyen infaillible pour arriver àu ciel. . . . 425
APPENDICE
EXPOSÏTIOM ET RÉFUTATICW
DE l'OPIUION de PETAU RELATIVE A l'haBITATION DO
BALST-ESPRrr DANS LES AMES JUSTES.
L'inhabitation divine par la grâce, au dire de Petau,
serait propre à la troisième personne de la sainte Trmité.
— Par conséquent l'union du Saint-Esprit avec les âmes
justes serait analogue à celle du Verbe avec la nature hu-
maine en Jésus-Christ. — Au Xll" siècle, le Maître des
Sen-
tences avait déjà enseigné, lui aussi, une union spéciale
de l'Esprit-Saint avec nos âmes, sous le prétexte que la
charité par laquelle nous aimons I>i€u et le prochain
n'est pas une vertu créée, mais la personne même dn Saint-
Esprit 447
TABLB ÀNALTEIQUE igi
11
D'après le sentiment commun des Docteurs, au lieu
d'être une propriété personnelle de l'Esprit- Saint,
Tinhabi-
tation divine par la grâce est le patrimoine commun de
tonte la Trinité. — Preuve de cette vérité donnée par saint
Thomas 45i
III
Comment, d'après l'angélique Docteur, l'inhabitatioii
divine convient au même titre aux trois personnes de la
sainte Trinité. — Si l'Écriture et les Pères l'attribuent
fré-
quemment au Saint-Esprit, c'est uniquement en vertu de
la loi d'appropriation 454
rv
A rencontre des représentants les plus autorisés de la
science théologique, Petau prétend que la loi d'appropria-
tion est insuffisante pour expliquer les paroles de
l'Ecriture
et des Pères, et que l'on ne peut, sans amoindrir leur en-
seignement, refuser d'admettre un mode de présence dans
les justes, qui soit >Taiment propre au Saint-Esprit. —
En quoi
consisterait alors cette présence particulière ? Petau
répond
que la question n'a pas été suffisamment élucidée par les
Pères. — Ce qui est certain, ajoute-t-il, c'est que l'union
du
Saint-Esprit et de l'âme juste n'aboutit ni à l'unité de
nature, ni à l'unité de personne. — Défense de la théorie
de Petau par M. Mangenot. — Réfutation de ce dernier. —
Origine de l'opinion singulière de Petau 456
Raisons sur lesquelles; se fonde Petau pour établir sa
théorie de l'habitation propre au Saint-Esprit. — Elles
492 TABLE ANALYTIQUE
peuvent se ramener à trois : l'Esprit-Saint est personnelle-
ment le don de Dieu, la puissance sanctificatrice, le lien
entre la Trinité et nos âmes.
Premier argument. L'Esprit-Saint est le don de Dieu,
c'est-à-dire que seul parmi les personnes divines, il est
sus-
ceptible d'être donné. — Or cette donation n'est autre
chose qu'une mission, une habitation dans les âmes aux-
quelles il est donné, et partant un mode de présence en
elles qui lui est propre.
a* Arg. De plus, la vertu sanctificatrice est, au jugement
des Pères grecs, un des caractères distinctifs de l'Esprit-
Saint ; elle lui appartient aussi spécialement que la pater-
nité à la première personne^ et la filiation à la seconde. —
Gomment dès lors ne pas conclure que le Saint-Esprit doit
avoir, dans l'œuvre de notre sanctification, une part spé-
ciale que Ton ne saurait attribuer ni au Père ni au Fils ?
— Et puisque l'état de grâce et d'union est constitué par
une sorte d'application de la substance divine aux âmes
justifiées, il faut en conclure que l'Esprit-Saint leur est
uni
non seulement par la nature divine qui lui est commune
avec le Père et le Fils, mais encore par ce qui lui est
propre,
par son hypostase.
3' Arg. Suivant une expression significative employée par
l'antiquité, l'Esprit-Saint est le lien qui relie nos âmes à
la
sainte Trinité. — N'est-ce pas dire clairement que notre
union à Dieu s'opère par l'intermédiaire de l'Esprit-Saint,
qu'elle se fait directement et immédiatement avec la troi-
sième personne, et, par elle, en vertu de l'identité ae na-
ture, avec les deux autres ? 462
VI
Réponse. Ad i". Il n'est pas exact de dire que le
Saint-
Esprit seul est donné, et qu'il a partant avec nos âmes un
mode d'union, de présence et d'habitation qui lui soit
vraiment personnel. — Le Fils est donné, lui aussi, par le
Père, et celui-ci se donne lui-même. — Toutefois, parce
que le Saint-Esprit procède comme amour, et en qualité de
premier don, on peut légitimement lui attribuer, par ap-
TABLE ANALYTIQUE ^gS
proprîation, le grand don de Dieu aux hommes, le don de
lui-même qui accompagne la grâce, et l'habitation di\ine
qui en est la suite 465
VII
Réponse Ad 2". C'est aussi uniquement par appropria-
tion que l'Esprit-Saint est appelé la vertu sanctificatrice.
—
On ne saurait, en effet, considérer la puissance de sancti-
fier et de vivifier les âmes comme une propriété de
l'Esprit-
Saint, sans s'écarter de l'enseignement catholique» qui ne
reconnaît dans les trois personnes divines qu'une seule
nature, une seule puissance, une seule opération. . . 467
VIII
Réponse Ad 3". En appelant l'Esprit-Saînt le lien qui
relie nos âmes à la sainte Trinité, en disant que c'est par
lui que les deux autres personnes habitent en nous, les
Pères ne prétendaient nullement faire du Saint-Esprit l'in-
termédiaire de notre union avec les autres personnes, mais
simplement indiquer sa subordination d'origine vis-à-vis
du Père et du Fils et son mode de procession en tant
qu'amour. Ce n'était encore qu'une appropriation. . 472
Société Nouvelle d Impressions, 9 et H, rue des Ursulines —
PARIS- V'
11)26
p. LETHIELLEUX. Éditeur, lo, rue Cassette. PARIS
LA GRACE ET LA GLOIRE, ou la Filiation adoptive
des enfants de Dieu étudiée dans sa réalité, ses
principes, son perfectionnement et son couron-
nement final, par le R. P. J.-B. Terrien, S. J., ancien
professeur de dogme à l'Institut Catholique de Paris. —
Deux volumes in-8° écu.
C'est tout plaisir pour nous de présenter aujourd'hui à nos
lecteurs dans un compte rendu détaillé le nouvel ouvrage du
Père Terrien : La Grâce et la Gloire.
Disons tout de suite que, s'il s'agit de la grâce, ce n'est
point,
Dieu merci 1 de la grâce actuelle 1 Qu'on nous pardonne ce
(( Dieu
merci I » : il échappe instinctivement à la plume du
critique qui a
tremblé, un instant, devant le spectre terrifiant des
éternelles
disputes sur la prédétermination physique et la science
moyenne,
la grâce efficace ab intrinseco des uns et la grâce plus ou
moins
« congrue » de leurs adversaires.
Le Père Terrien ne nous parle dans son œuvre x— car c'est là
une œuvre théologique nouvelle et de haute importance — que
de la grâce habituelle ou sanctifiante, ainsi que de son
prolon-
gement, disons de sa con«ommation céleste future, dans la
lumière de gloire.
Toute la théorie fondamentale du surnaturel est là, et
combien
ignorée ou superficiellement connue de nos catholiques
contem-
porains, voire même des prêtres 1
Méditations pieuses, rêveries ascétiques sur la transcendance
de
l'union mystique de l'âme avec Dieu?.,. Point! C'est de
bonne et
forte théologie, tout simplement, et delà meilleure, de la
mieux
fouillée, de la plus solidement établie et développée. Le
sujet était
difficile, et, en plus d'un point, malaisé à aborder, à
traiter surtout
en langage clair, tel que l'exige le tempérament de l'esprit
français.
Le Père Terrien a triomphé de toutes les difficultés. Il
fallait
jadis, pour les curieux de métaphysique surnaturelle,
chercher
loin dans nos bons vieux théologiens scolastiques, plus ou
moins
zélés et fidèles commentateurs de la Somme théologique, pour
arriver à pénétrer un peu les mystères de la sublime
participatio
naturx divinse, qui est proprement la source, la profonde et
der-
nière raison d'être actuelle, comme la consommation future
et
étemelle, de tout l'ordre surnaturel. Et encore ne
réussissaient-ils
qu'à soulever péniblement les premiers voiles, quand ils
soule-
vaient quelque chose, dans cette chasse à la lumière en
sujet si
profond.
Grâce au Père Terrien, nous avons, en bonne langue
française,
un traité suffisamment complet, très détaillé, subtil à
l'occasion
là où il doit l'être, toujours clair cependant et facile à
suivre,
fortement nourri dje bons textes et de solides arguments,
sur tout
ce que la théologie peut nous apprendre de la nature et des
propriétés de la grâce sanctifiante et de la gloire.
Concluons que ceux qui étudieront les deux volumes du Père
Terrien sauront certainement y trouver des sujets
d'excellentes
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(Ami du Clergé,)
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TRAITÉ DE LA VÉRITABLE ORAISON
D'APRÈS LES PRINCIPES DE SAINT-THOMAS
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LA DOCTRINE SPIRITUELLE
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1. La vie spirituelle. - II. L'union à Dieu ou la perfection
spirituelle
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