CHAPITRE III
Mode de cette présence Ce n'est plus seulement en qualité d'agent que Dieu est dans l'âme juste, c'est à titre d'hôte et d'ami, comme objet de connaissance et d'amour. C'est une vérité incontestable, hautement affirmée par la sainte Écriture, les Pères et les théologiens : en versant la grâce dans nos âmes, l'EspritrSaint y vient lui-même personnellement et s'y établit à demeure. Reste à déterminer le mode de cette présence particulière aux justes et à montrer comment Dieu est en eux, nor> plus seulement en qualité d'agent ou de cause efficiente, mais encore à un titre nouveau parfaitement distinct du premier. Quel est ce titre ? Tel est le problème dont il s'agit maintenant de donner la solution. Nous abordons la partie la plus délicate et la plus abstruse de la question que nous nous sommes proposé de traiter; et c'est tout particulièrement ici qu'un guide sûr et expérimenté est vraiment nécessaire. Grâce à Dieu, pas n'est besoin d'aller le chercher au loin, car nous avons la bonne fortune de le posséder en notre angélique Docteur saint Thomas, en qui l'esprit le plus pénétrant se trouvait allié à la plus haute sain teté. Il pourra donc parler d'expérience ; à nous de le suivre de très près et de ne le quitter point, si nous ne voulons nous exposer, comme tant d'autres, ou bien à rester en deçà de la vérité, en n'apportant qu'une explication défectueuse et insuffisante, ou bien à dépasser le but, en tombant dans l'exagération et l'erreur, et en faisant de l'habitation du Saint-Esprit une sorte d'union hypostatique : double écueil contre Jequel nombre d'écrivains sont venus se briser. Nul ne sera surpris de rencontrer sur cette question de l'union de notre âme avec Dieu, et surtout de la manière dont il faut la concevoir, une certaine diversité de sentiments entre les théologiens catholiques; le contraire serait plutôt assez étonnant dans une matière aussi ardue, où la révélation ne projette que de faibles et obliques rayons. La plupart des docteurs se sont rangés, il est vrai, à la suite de saint Thomas; mais quelques-uns l'ont fait en interprétant d'une façon peu correcte, pour ne pas dire complètement inexacte, la pensée du maître, qui leur paraissait manquer de clarté, non pas qu'elle fût obscure en réalité, mais ils la jugeaient ainsi parce qu'ils ne l'avaient pas considérée sous son véritable jour ; d'autres ont cru pouvoir s'émanciper d'une tutelle qui leur semblait gênante et qui n'était, en définitive, qu'une condition de sécurité, et ils ont tenté, à leur détriment, de se frayer une voie nouvelle; un petit nombre a poussé la témérité jusqu'à condamner ouvertement l'explication donnée par l'angéligue Docteur. Chemin faisant, nous examinerons les raisons des uns et des autres. Mais comment discerner, parmi les diverses opinions qui ont été soutenues et les explications variées qui ont été tentées, celle qui offre le plus de garanties de vérité et qui doit réunir tous les suffrages? À quels signes reconnaître le bien ou le mal fondé de tel ou tel sentiment? Nous avons pour cela un critérium excellent, une norme facile et sûre, prise des entrailles mêmes du sujet. Pour être plausible, l'explication de la présence spéciale de Dieu dans les justes doit réaliser tout ce que promet, tout ce que contient le concept de mission, de donation, d'habitation du Saint-Esprit; elle doit conséquemment impliquer une présence à la fois substantielle et spéciale de la Divinité. Si l'une ou l'autre de ces conditions fait défaut, si, par exemple, la manière d'entendre l'habitation du Saint-Esprit dans l'âme juste, proposée par tel ou tel théologien, suppose effectivement une présence substantielle de cette divine personne, mais uniquement à titre de cause efficiente, l'explication susdite est, par le fait même, convaincue de caducité-, et doit être rejetée sans plus ample examen ; car nous n'y retrouvons pas cette présence spéciale que suppose la mission invisible de l'Esprit-Saint. De même, si l'explication proposée entraîne une présence particulière, il est vrai, mais purement idéale, — les philosophes disent objective, —de la personne envoyée, elle est encore manifestement insuffisante; car l'habitation de Dieu en nous suppose une présence effective et réelle de la Divinité. Examinons, à la lumière de ces principes, les différentes solutions qui ont été données à Tinléressant problème de l'union de notre âme avec Dieu par la grâce. I Dans un opuscule en langue latine publié à Tournai en 1890, et contenant par ailleurs d'excellentes choses, un docteur en théologie du diocèse de Cologne, M. l'abbé Oberdoerffer, trouvant que la doctrine de saint Thomas sur l'inexistence substantielle de Dieu dans les justes était assez obscure, voire même incomplète, et contenait plutôt une indication du fruit et de l'effet de l'habitation divine qu'une explication proprement dite de ce mode particulier de présence, tentait de pénétrer plus avant dans l'intelligence de ce mystère, et d'en donner une explication plus claire, plus précise ^et plus complète l . Voici en résumé celle qu'il proposait. Par son opération et sa vertu toute-puissante,et conséquemment par sa substance qui s'identifie avec elles, Dieu est présent en toutes choses, comme auteur de la nature, pour les conserver dans l'existence, les mouvoir à l'action et les conduire à leur fin naturelle. Or, ce n'est pas seulement à ce titre qu'il est dans les justes, mais encore en qualité d'auteur surnaturel pour conserver en eux la grâce sanctifiante, ut sustineat gratiam, pour leur prêter son concours dans la production des actes salutaires et les amener finalement à la gloire, terme suprême de leurs destinées. « Nous avons donc ici, conclut le docte écrivain, en outre du mode ordinaire, un mode particulier de présence spécial à l'âme juste : Habemus igitur eliam sub kac ratione, prêter modum ordinarium prxsentix particularem quemdaml . » Est-ce que tel est bien le concept que nous devons nous faire de cette présence nouvelle et spéciale, de cette habitation de Dieu en nous qui e§t le fruit de la grâce sanctifiante et l'apanage exclusif des justes? Nous avons le regret de ne pouvoir partager sur ce point l'opinion du docteur allemand. En effet, dire que Dieu est dans les justes, non plus seulement pour conserver leur être et les mouvoir à leurs opérations naturelles, mais encore pour soutenir et conserver la grâce et les mouvoir à des actes surnaturels, qu'est-ce autre chose qu'affirmer sa présence en eux en qualité de cause efficiente? Or, ce n'est point là un mode de présence spécial aux justes, un mode formellement et spécifiquement distinct de celui qui appartient à tous les autres êtres; ce n'est que le mode ordinaire, élevé, si l'on veut, agrandi, perfectionné, plus large, plus étendu, mais au fond le même que dans Tordre naturel : c'est la présence de Dieu en qualité d'agent, per modum causx agentis1 . Le savant auteur Ta soupçonné, sinon clairement compris, car il se fait cette objection : (t Les pécheurs qui se préparent à la justification peuvent, avec le secours de la grâce actuelle, faire des actes surnaturels : pourquoi donc alors dit-on que Dieu n'habite pas en eux, mais seulement dans les justes * ? » Nous ajouterons, nous : Ce ne sont pas seulement des motions actuelles que l'Esprit-Saint opère dans les pécheurs, des grâces d'illumination et d'inspiration qu'il daigne leur accorder ; souvent encore il conserve dans leurs âmes les vertus théologales de foi et d'espérance. Or, si la présence spéciale de Dieu dans la créature raisonnable consiste à soutenir, à conserver les dons gratuits et infus, et à concourir avec elle à la production des actes surnaturels, pourquoi dit-on que Dieu n'habite pas dans les pécheurs ? Et il le faut bien dire, puisque telle est la doctrine unanime des théologiens, fondée sur les données de la révélation ; puisque tel est l'enseignement formel du saint concile de Trente, qui déclare, en termes d'une clarté parfaite, que toutes les bonnes œuvres pratiquées par un chrétien en état de péché, tous les actes de vertu qu'il peut faire, sous l'influence de la grâce actuelle, pour se préparer à la justification, ne sont point l'effet de la présence du Saint-Esprit au fond de son âme, mais la conséquence d'une simple impulsion de ce divin Esprit frappant à la porte d'un cœur qu'il n'habite pas encore : Spiritus Sancti Unpulsum, non adhuc quidem inhabitantis. sed tantum moventisl . Les vertus mêmes de foi et d'espérance, miséricordieusement conservées par la bonté divine, au milieu du cataclysme occasionné par le péché, comme une étincelle cachée sous la cendre et facile à rallumer, comme un germe de vie surnaturelle qui ne demande qu'à se développer, ne sont point le fruit de l'habitation du Saint-Esprit, puisque ce n'est que par la grâce sanctifiante que l'Esprit du Père et du Fils procède temporellement et vient habiter nos âmes*. Ce n'est donc point une opinion personnelle que défendait saint Thomas, mais la doctrine de l'Église qu'il formulait, quand il enseignait que la grâce sanctifiante seule est le principe d'un nouveau mode de présence divine en nous, et que nulle autre perfection surajoutée à la substance de notre âme n'est capable de lui rendre Dieu présent comme objet de connaissance et d'amour 1 . Or si, pour constituer cette présence spéciale, il suffisait que Dieu se trouvât quelque part comme auteur de la vie surnaturelle, à l'effet de conserver la grâce et de mouvoir la créature raisonnable à des actes surnaturels, nous le demandons derechef : pourquoi prétendre que Dieu n'habite pas dans les pécheurs ? Ne conserve-t-il pas en beaucoup d'enlre eux des principes de vie surnaturelle, la foi et l'espérance? Ne concourt-il pas avec eux, par l'influence de la grâce actuelle, à la production des actes préparatoires à la justification ? M. l'abbé Oberdoerffer répond : « Cette objection n'est pas dénuée de fondement. On peut dire que l'existence de Dieu dans les pécheurs par la grâce actuelle est une ombre de la présence qu'il a dans les justes. Mais la puissance opérative qui sanctifie la créature et l'élève jusqu'à la ressemblance divine établit en elle une présence de Dieu si singulière et si sublime, que la raison humaine est incapable de la concevoir et de la comprendre parfaitement. C'est donc avec raison que cette présence est appelée la présence et l'habitation de Dieu par excellence 1 . » Que la présence de Dieu dans les justes, auxquels il confère, avec la grâce qui les justifie, tout ce magnifique cortège de vertus infuses et de dons du Saint-Esprit qui accompagnent la grâce sanctifiante, puisse légitimement être appelée l'habitation de Dieu par excellence, du moins pendant l'état de voie, nous n'y contredirons pas. Mais si le mode spécial de présence, qui est le fruit et la conséquence de la mission invisible ou de la donation d'une personne divine, consiste essentiellement à soutenir la grâce, à conserver les dons gratuits qui sont en nous les principes de la vie divine, à nous faire accomplir des actes surnaturels, nous ne concevons plus pourquoi on ne peut pas dire, en rigueur de termes, que Dieu habite véritablement dans les pécheurs qui ont conservé la foi et l'espérance, et pourquoi cette présence n'est qu'une ombre de celle que possèdent'les justes. Qu'elle soit moins parfaite, d'accord; qu'elle soit d'une autre nature,.non seulement rien ne le prouve, mais tout, au contraire, nous autorise à le nier. Cette explication n'étant pas satisfaisante, il en faut chercher une autre plus plausible, n Un savant chanoine régulier qui enseignait la théologie à Munich au commencement du siècle dernier, Gaétan-Félix Verani, pensa l'avoir trouvée. Après avoir examiné avec soin l'explication thomiste, ne parvenant pas à comprendre comment la présence de Dieu dans les justes, en tant qu'objet de connaissance et d'amour, pouvait être une présence réelle et physique, puisqu'on peut connaître et aimer des choses absentes 1 — toujours la même objection, — il se tourna d'un autre côté. Volontiers, nous dit-il, il aurait adopté, par motif de piété, l'opinion qualifiée de pieuse par Suarez, d'après laquelle la grâce sanctifiante et la charité réclament par elles-mêmes, en vertu d'une exigence connaturelle, la présence intime, vraie, personnelle de Dieu dans l'âme sainte, si la raison avait pu également le lui persuader; mais, ajoute-t-il mélancoliquement, les fondements sur lesquels repose ce sentiment ne sont pas assez convaincants Et après s'être mis en quête d'une explication mieux fondée, voici celle qu'il propose : « Je pense, dit-il, que le mode nouveau et spécial suivant lequel la personne divine se trouve dans la créature raisonnable en raison de la grâce sanctifiante consiste en ce que Dieu est présent à Tâme comme un époux à son épouse, un ami à son ami intime, ou mieux encore comme un père est dans son fils tendrement aimé et l'objet constant de ses pensées, dç ses affections, de.sa sollicitude à lui créer une position brillante : car, en faisant de l'homme un ami et un fils adoptif de Dieu, la grâce sanctifiante exige que Dieu prenne de lui un soin tout spécial, qu'il l'entoure d'une providence particulière. « Par cette façon de parler, ajoute le docte chanoine, il est facile de comprendre que Dieu est dans les justes d'une manière tout à fait distincte de celle par. laquelle il se trouve en? toute chose par son essence, sa présence et sa puissance ; car si sa providence est universelle et s'étend à tous les êtres, elle est plus attentive à l'égard du juste, en raison même de l'amour dont il est l'objet. Aussi quand, par le don de la grâce sanctifiante, les personnes divines sont envoyées pour la première fois à une créature raisonnable, celle-ci commence d'être aimée par Dieu d'un amour spécial, d'être gouvernée d'une manière particulière; ot l'on comprend ainsi comment les personnes divines se trouvent, en vertu même de leur mission* invisible, présentes d'une nouvelle manière dans 4es justes. En effet, si l'on peut dire, conformément à l'adage bien connu, que l'âme se trouve plus dans l'objet qu'elle aime que dans le corps qu'elle anime, parce que toutes ses pensées, toutes ses sollicitudes se portent vers l'objet aimé, on peut affirmer également; avec non moins de vérité, que par la grâce sanctifiante les personnes divines se trouvent d'une manière nouvelle et spéciale dans les justes, en raison de la providence particulière dont ils sont l'objet 1 . » Nous admettons sans difficulté cette providence spéciale, cette sollicitude paternelle de Dieu à l'égard des justes ; et quand il s'agit de ceux qui possèdent la grâce non point seulement pour un temps, mais qui doivent la conserver jusqu'à la fin, ou dû moins la recouvrer un jour pour ne plus la perdre, c'est-à-dire des élus, cette providence a, en théologie, un nom particulier, elle s'appelle la prédestination. Mais cette sollicitude de Dieu pour ceux qui l'aiment et qui en sont aimés, si attentive qu'on la suppose, ne suffît point, par elle-même, pour leur procurer une présence à la fois substantielle et spéciale de la Divinité, comme le reconnaît du reste très loyalement l'ancien professeur de Munich*. Son explication n'entraîne point une véritable habitation, une présence effective et réelle de Dieu dans l'âme en état de grâce, distincte de la présence d'immensité, mais une simple union d'affection. Mais, se hâte-t-il d'ajouter : la grâce et l'amour d'amitié n'exigent point une présence physique et réelle de Dieu dans l'âme juste l . À rencontre de cette opinion, nous avons établi dans un précédent chapitre, et prouvé, croyons-nous, jusqu'à l'évidence, que la mission invisible ou la donation d'une personne divine, réalisée à chaque, collation ou accroissement de la grâce sanctifiante, implique au contraire une présence nouvelle et substantielle de là Divinité, par conséquent une présence vraie, réelle, physique, et non pas seulement objective et morale. Nous verrons plus loin que l'amour de charité exige, lui aussi, une présence effective de Dieu dans l'âme sanctifiée et ne saurait se contenter d'une simple union d'affection. m Pour compléter l'énumération des opinions plus ou moins défectueuses relatives à la manière d'entendre et d'expliquer l'habitation du SaintEsprit dans les justes, ce serait ici le lieu d'exa miner et de juger la célèbre théorie de Petau, d'après laquelle l'inhabitation divine par la grâce est propre à la personne du Saint-Esprit, au lieu d'être, suivant le sentiment général des théologiens, commune à toute la sainte Trinité et simplement appropriée à la troisième personne ; mais cette question demande une étude à part, que nous aborderons en son temps 1 . Mal accueillie à son apparition et jusqu'à notre époque par les écoles théologiques qui l'ont communément réprouvée, cette théorie a trouvé de nos jours une certaine faveur auprès de quelques individualités de France et d'Allemagne. Elle a eu notamment pour défenseur et pour patron un religieux français, prématurément enlevé à son Ordre, qu'il honorait par ses talents, et à l'Église, qu'il édifiait par son zèle, le R. P. Ramière, de la Compagnie de Jésus. Voici en quels termes il s'en expliquait dans un ouvrage intitulé : Les Espérances de l'Église. « Lessius donne comme parfaitement certaine la doctrine d'après laquelle le Saint-Esprit est présent dans l'âme juste, non seulement par ses dons, mais encore par sa substance. II en a le droit, puisque la doctrine opposée, manifestement contraire à l'Écriture et à la Tradition, est qualifiée d'erreur par les docteurs les plus autorisés. Il n'est dans cette grande question qu'un seul point sur lequel plane encore quelque obscurité. C'est la part spéciale du Saint-Esprit, dans cette œuvre de sanctification qui lui est partout attribuée dans les saintes Écritures. Deux choses sont indubitables : d'abord que le SaintEsprit ne saurait venir habiter dans l'âme juste sans que les autres divines personnes y habitent avec lui. Aussi Notre-Seigneur dit-il que si quelqu'un l'aime, il sera aimé de son Père, et que les trois divines personnes viendront en lui et feront en lui leur demeure 1 . D'un autre côté, ce n'est certainement pas sans motif que la mission qui a pour objet la sanctification des âmes est attribuée au Saint-Esprit, et non au Fils. Si dans cette mission il n'y avait rien de propre au Saint-Esprit, s'il ne faisait rien que le Père et le Fils ne fissent également, il ne serait donc pas réellement envoyé par le Père et le Fils, et les assurances si positives que Jésus-Christ nous donne dans le discours après le Cène, qu'il nous enverra ce divin Esprit et que son Père nous l'enverra en son nom, ne seraient que de vaines paroles. Il faut donc admettre nécessairement qu'il y a entre Pâme juste et VEsprit-Saint une union qui ne s'étend pas de la même manière aux autres personnes. Mais quelle est cette union? C'est ce que le Père Petau lui-même n'ose déterminer 2 ; on nous permettra de n'être pas plus hardi que lui*. » Ce n'est effectivement pas sans motif que la mission invisible qui a pour objet la sanctifica tion des âmes et l'union à Dieu par la charité est attribuée au Saint-Esprit. La raison de cette attribution, comme nous l'expliquerons plus au long dans un chapitre ultérieur, se trouve dans l'analogie frappante qui existe entre le caractère propre de la troisième personne, savoir la bonté et l'amour, et l'inhabitation divine par la grâce, cette effusion merveilleuse d'amour et de bonté. Aussi, quoique effectuée en réalité par' les trois personnes, quoique commune à la Trinité tout entière, cette admirable union de la créature et du Créateur est-elle attribuée au Saint-Esprit comme si elle lui appartenait en proprel . Et c'est à juste titre, observe Léon XIII, car « si des vestiges de la puissance et de la sagesse divine se manifestent même chez le pécheur, le juste seul participe à l'amour, qui est la caractéristique de l'Esprit-Saint. Ajoutez à cela que ce même Esprit est appelé saint, parce qu'étant le premier et suprême amour, il pousse les âmes à la sainteté, qui consiste en définitive dans l'amour de Dieu. Voilà pourquoi l'Apôtre, qui appelle les justes le temple de Dieu, ne les nomme pas expressément le temple du Père et du Fils, mais du Saint-Esprit (I Cor., vi. 19) : Ne savez-vous pas que vos membres sont le temple de l'Esprit Saint qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu1 ? » Lors donc que l'Écriture ou les Pères nous représentent l'Esprit-Saint comme l'hôte de nos âmes, il ne faut voir en cela qu'une simple appropriation fondée sur l'usage en vigueur dans l'Église, d'attribuer au Saint-Esprit les œuvres de la Divinité où domine l'amour. Mais partir de là pour affirmer entre ce divin Esprit et les âmes justes je ne sais quelle union particulière à la troisième personne et ne s'étendant pas de la même manière aux deux autres, et surtout pour lui attribuer en propre la production d'un effet quelconque dans les créatures, prétendre que « si dans la mission (invisible) il n'y avait rien de propre au Saint-Esprit, s'il ne faisait rien que le Père et le Fils ne fissent également, il ne serait pas réellement envoyé », c'est se méprendre étrangement sur le sens et la portée des paroles de l'Écriture et des Pères, c'est scinder l'unité d'opération en Dieu, contrairement au dogme catholique, d'après lequel toutes les œuvres extérieures sont communes aux trois per sonnes à cause de l'unité de leur nature ; car où il n'y a qu'une nature, il ne doit y avoir qu'une seule puissance et une seule opération IV Àpr?*s toutes ces tentatives infructueuses aboutissant invariablement, en dehors de l'opinion de Petau, la plus improbable de toutes, à l'une ou à l'autre de ces deux hypothèses : ou d'une présence substantielle de Dieu dans les justes, mais en qualité de cause efficiente, présence commune à tous les êtres et ne différant qu'accidentellement dans les maints de ce qu'elle est dans les pécheurs et même dans les êtres inanimés ; ou d'une présence spéciale aux êtres raisonnables doués de la grâce, mais purement objective ; il est temps de proposer enfin le vrai mode de cette présence de l'Esprit-Saint, à la fois substantielle et spéciale, que la grâce sanctifiante vaut à l'âme juste, sans sacrifier ni l'une ni l'autre de ces deux conditions, et sans introduire cette union propre et personnelle au Saint-Esprit, que préconisait le Père Ramière, à la suite de Petau. Il nous suffira pour cela d'exposer le sentiment de saint Thomas, non pas tel qu'il a été .compris par celui-ci ou celui là, mai» tel qu'il résulte des paroles mêmes et des textes comparés du saint Docteur. D'après renseignement de l'angélique maître, Dieu peut être substantiellement présent à une créature de trois manières différentes : d'abord à titre d'agent, ou de cause efficiente, c'est le mode ordinaire commun à tous les êtres sans exception ; en second lieu, comme objet de connaissance et d'amour, c'est la présence spéciale aux justes de la terre et aux saints du ciel ; enfin en vertu d'une union hypostalique, c'est ainsi que le Verbe s'est uni à notre humanité en NotreSeigneurl . Le premier mode de présence est universel ; il se rencontre partout où il existe un effet quel* conque de la puissance divine, naturel ou surnaturel ; car tout être créé, étant essentiellement dépendant vis-à-vis de Dieu, ne peut ni arriver à l'existence ni s'y maintenir sans l'action immédiate, et partant sans la présence intime de son Créateur. Nous avons suffisamment expliqué plus haut ce mode de présence pour être dispensé d'y revenir. La présence de Dieu comme objet de connaissance et d'amour n'appartient qu'aux créatures raisonnables, seules capables de le connaître et de l'aimer. Mais ce second mode de présence peut s'offrir à nous sous une double forme qu'il importe extrêmement de bien discerner, si nous voulons éviter la méprise dans laquelle sont tombés un certain nombre de théologiens, et prévenir l'objection que nous avons déjà rencontrée sur notre chemin, et qui revient sans cesse sous la plume des adversaires de la doctrine de saint Thomas. Ou bien, en effet, il s'agit d'une présence purement objective et morale, ou, au contraire, il est question d'une présence effective et réelle. Dans la première hypothèse', tous ceux qui connaissent et aiment Dieu, fût-ce par une connaissance et un amour purement naturels, jouissent d'une certaine présence de Dieu ; car il est dans leur intelligence par son image, son idée, sa similitude intellectuelle ; dans leur volonté par un attrait qui les porte vers lui, par un lien d'affection qui les unit à lui. Mais ce n'est point là une présence vraie et réelle ; et, lors même que, par impossible, Dieu résiderait exclusivement dans le ciel, il serait néanmoins présent, de cette présence idéale et affective, à quiconque fait de la Divinité l'objet de sa contemplation et de son amour. Dans la seconde hypothèse au contraire, c'est-à-dire, s'il s'agit d'une présence physique et substantielle, non seulement la connaissance et l'amour natu* rels ne sont pas capables de faire habiter Dieu dans une âme, mais ni la connaissance surnaturelle que donne la foi, ni l'amour de désir qu'engendre l'espérance, ne peuvent donner un tel résultat ; seule la grâce sanctifiante et la charité nous valent un si grand honneur 1 . Quant au troisième mode de présence substantielle, il ne se rencontre que dans le Christ, par suite de l'union hypostatique : union ineffable et incompréhensible, qui nous autorise à attribuer au Fils de Dieu tout ce que fait ou souffre la nature humaine par lui assumée; union admirable, qui donne un prix infini à chacune des actions et des souffrances de l'Homme-Dieu, et lui permet de satisfaire, d'une manière adéquate, à la justice de Dieu outragé par le péché. Ces trois modes de présence se trouvent réunis en Notre-Seigneur. En effet, Dieu est en lui, comme en toute créature, à titre d'agent, conservant l'humanité sainte du Sauveur qu'il a créée et unie au Verbe. Il y est encore, par la grâce sanctifiante, de cette présence qui est spéciale aux justes et aux saints; car depuis le premier instant de son existence, l'âme du Christ connaît et aime Dieu d'une connaissance surnaturelle accompagnée de charité ; elle le connaît, non à travers les ombres de la foi, mais dans les clartés de la vision béatifique ; elle le possède aussi parfaitement qu'il peut être possédé par une créature ; elle l'aime d'un amour de jouissance consommée, aussi est-elle vraiment bienheureuse. Enfin, comme couronnement de cette double union, déjà pourtant si parfaite, vient s'ajouter Y union hypostatique, par laquelle le Verbe communique à la nature humaine, qu'il a épousée dans le sein de la bienheureuse Vierge, sa propre subsistance, en sorte que, suivant la parole de l'Apôtre, la plénitude de la Divinité habite corporellement dans le Christ 1 , étant unie non seulement à son âme, mais encore à son corps'. Et qu'on ne dise pas que l'habitation de Dieu par la grâce est parfaitement inutile, sinon impossible, à une âme qui a l'incomparable avantage d'être unie personnellement au Verbe. Elle est si peu inutile que l'union hypostatique elle-même, sans la possession et la jouissance de Dieu par les actes de l'intelligence et de la volonté, ne suffirait pas pour béatifier cette âme. Dieu lui-même, la félicité subsistante, serait incapable de bonheur s'il ne se connaissait pas et ne s'aimait pas ; car il ne pourrait sans cela jouir du bien infini et trouver, dans la contemplation de sa divine essence, cette suprême délectation qui est requise pour la béatitude. Afin donc que l'âme du Christ soit bienheureuse, elle doit avoir, en outre de son union personnelle avec le Verbe, cette union à Dieu par l'opération qui consiste dans la vision de la divine essence et dans la fruition qui l'accompagne; et pour cela il lui faut une grâce créée qui la dispose et la rende apte à produire des actes si fort élevés au-dessus de toute puissance naturelle, et n'étant naturellement à la portée que de Dieu seul. V Cette doctrine de saint Thomas, sur le triple mode de présence substantielle que Dieu peut avoir dans les choses, se trouve reproduite en termes presque identiques à la question des missions divines 1 . Le saint Docteur y ajoute pourtant un trait particulier et de grande importance, sur lequel nous aurons à revenir ; il dit que par son opération, c'est-à-dire par ses actes d'intelligence et de volonté, la créature raisonnable atteint Dieu en lui-même : Sua operaiione attingit ad ipsum Deum. Nous indiquerons plus loin le sens et la portée de ces paroles. Mais nous ne saurions passer sous silence un article magistral où l'angélique Docteur donne à sa pensée des développements plus étendus, des explications qui la rendent plus accessible à notre intelligence, mais qu'il* n'a pas jugé à propos de reproduire plus tard dans les œuvres de sa maturité, où il condensait davantage la doctrine. Voici cet article. Après s'être demandé si Dieu est en toutes choses par sa puissance, sa présence et son essence, dans les saints par la grâce, et dans le Christ par son être, il répond de la manière suivante « La distinction de ces modes provient en partie de la créature, en partie de Dieu. Elle provient de la créature, en tant que celle-ci est diversement ordonnée et unie à Dieu, non par une simple diversité de raison, mais bien par une diversité réelle. En effet, comme on dit de Dieu qu'il est dans les choses suivant qu'il leur est uni et en quelque sorte appliqué, il en résulte que là où le mode d'union et d'application diffère, le mode de présence est lui-même différent. Or la créature est unie à Dieu de trois façons : d'abord, par une simple similitude, car tout être créé possède en lui-même une participation et. une ressemblance de la bonté divine, sans toutefois atteindre la. substance même de Dieu; c'est le mode ordinaire d'union, d'après lequel Dieu est en toutes choses par son essence, sa présence et sa puissance. n En second lieu, ce n'est plus par une simple similitude que la créature est unie à Dieu, mais elle l'atteint lui-même, considéré dans sa substance, au moyen de son opération : c'est ce qui a lieu quand elle adhère par la foi à la vérité première, et par la charité à la bonté souveraine; tel est le second mode, suivant lequel Dieu existe d'une manière spéciale dans les saints, en vertu de la grâce. « En troisième lieu, la créature atteint Dieu non plus seulement par son opération, mais par son être ; ce qu'il ne faut pas entendre de l'être qui est l'acte de l'essence, car nulle créature ne peut se changer en Dieu, mais de l'être qui est l'acte de l'hypostase ou de la personne, à l'union de laquelle la nature cr^ée a été élevée : tel est le dernier mode suivant lequel Dieu est dans le Christ par une union hypostatique. « Considérée du côté de Dieu, la diversité des modes d'union n'est pas réelle, mais seulement rationnelle ; elle provient de ce que l'on distingue en Dieu l'essence, la puissance et l'opération. Or l'essence divine, étant absolue et indépendante de toute créature, ne se trouve dans les êtres créés que parce qu'elle les rapproche d'elle-même par son opération ; et en tant qu'elle opère dans les choses, elle est en elles par présence, car il faut que l'agent soit présent de quelque manière à son œuvre ; et parce que l'opération divine ne se sépare pas de la vertu active d'où elle émane, on dit que Dieu est dans les choses par sa puissance ; enfin, comme la vertu et la puissance de Dieu est identique à. son essence, il en résulte que Dieu est dans les choses par son essence 1 . » Tels sont, d'après saint Thomas, les trois modes de présence substantielle que Dieu peut avoir dans une créature, les trois sortes de rapprochement et d'union qui peuvent exister entre le Créateur et l'œuvre de ses mains. Du côté de Dieu, union avec la créature, avec toute créature à titre d'agent, pour la conserver et kt mouvoir à ses différents actes ; union avec la créature raisonnable et sainte comme objet de sa connaissance et de son amour; enfin union avec la nature humaine par assomption de cette nature et son élévation jusqu'à la personnalité divine pour cons tiiuer ce composé admirable que nous appelons THomme-Dieu. Du côté de la créature, union avec Dieu par simple similitude, c'est-à-dire par les dons créés qui lui ont été départis comme autant de participations et d'imitations analogiques de la divine bonté ; union par l'opération, c'est-à-dire par les actes de l'intelligence et de la volonté, au moyen desquels l'être créé se porte vers Dieu, vérité première et souverain Bien, l'atteint en lui-même et le possède au point de pouvoir en jouir d'une manière initiale pendant l'état de voie, en attendant la jouissande consommée qui aura lieu dans le ciel ; union enfin dans l'unité de personne avec Dieu, que la foi nous montre réalisée en Jésus-Christ, dont l'humaine nature subsiste par la subsistance même du Verbe qui lui a été communiquée. Il est manifeste que ces divers modes de présence et d'union sont absolument irréductibles, et qu'il existe entre eux non pas une simple différence de degrés, une différence accidentelle ou de plus et de moins, mais une différence formelle, essentielle et vraiment spécifique. Autre chose, en effet, est d'avoir Dieu présent en nous en qualité de cause efficiente ; autre chose de le posséder comme notre fin dernière et lobjet de notre jouissance ; à plus forte raison, de ne former qu'une seule personne avec lui. Dans le premier cas, la créature n'atteint pas Dieu lui-même, bien qu'il lui soit intimement présent ; elle ne jouit pas de lui, souvent même elle en est incapable; si elle possède quelque chose de Dieu, ce n'est pas sa substance* ce n'est qu'une similitude, une participation analogique, une imitation lointaine de sa bonté. Conjungitur creatura Deo tripliciter. Primo modo secundum similitudinem tantum, in quantum invenitur in creatura aliqua similitude divinœ bonitatis, non quod attingat ipsum Deum secundum substantiam : et ista coiyunctio invenitur in omnibus creaturis per essentiam, prœsentiam et potentiam1 . Dans le second cas, au contraire, l'être raisonnable doué de la grâce possède réellement Dieu au fond de son cœur, il atteint la substance divine par les actes de ses facultés intellectuelles, il jouit de Dieu. Secundo creatura atiingit ad ipsum Deum secundum substantiam suam consideratum, et non secundum similitudinem tantum; et hoc est per operationem : scilicet qnando aliquis fuie adhseret ipsiprimse veritati, et charitate ipsi summee bonilati; et sic est alius modus quo Deus specialiter est in sanctis per gratiam*. Ce serait pourtant se tromper que de considérer ces divers modes de présence comme étant réellement distincts en Dieu; car, en dehors des relations opposées d'origine, aussi réellement distinctes entre elles que les personnes divines elles-mêmes qu'elles constituent, tout en Dieu est parfaitement un ; la substance, les facultés, les opérations, les perfections dont les concepts paraissent le plus opposés, se fondent en lui dans une unité et une simplicité parfaite, et ne se distinguent que virtuellement. ttardé sur ces notions, elles nous ont paru nécessaires pour préparer la voie et éclairer notre marche vers le but désiré; et quiconque sait qu'une question clairement posée, et dont tous les termes ont été bien élucidés, est à moitié résolue, reconnaîtra sans peine qu'elles ne sont ni un hors-d'œuvre, ni une superfétation.
ponto V
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